Traduction par Georges Seligmann.
La Sirène (p. 116-138).
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CHAPITRE SIXIÈME

Pourquoi nous allâmes à Hanovre. Quelque chose qu’on fait mieux sur le continent. L’art de se servir élégamment des langues étrangères, d’après les méthodes scolaires anglaises. Une histoire vraie, racontée ici pour la première fois. La farce française, pour l’amusement de la jeunesse britannique. Les instincts paternels de Harris. Le cantonnier considéré comme un artiste. Patriotisme de George. Ce que Harris aurait dû faire. Ce qu’il fit. Nous sauvons la vie de Harris. Une ville sans sommeil. Le cheval de fiacre critique.


Nous arrivâmes à Hambourg le vendredi après une traversée calme et sans événements ; et nous voyageâmes de Hambourg à Berlin en passant par Hanovre. Ce qui n’est pas la route la plus directe. Je peux seulement me justifier à la manière du nègre que le juge questionnait sur sa présence dans le poulailler du pasteur.

— Oui, monsieur, le garde-champêtre dit la vérité, j’y ai été, monsieur.

— Ah ! vous en convenez donc ? Et qu’aviez-vous à faire, avec un sac, dans le poulailler du pasteur Abraham à minuit, s’il vous plaît ?

— J’étais en train de vous le dire, monsieur, oui, monsieur. J’étais allé porter un sac de melons à massa Jordan. Oui, monsieur, et massa Jordan a été très aimable et m’a prié d’entrer chez lui.

— Et alors ?

— Oui, monsieur, un homme bien aimable que massa Jordan. Et nous sommes restés là à causer, à causer.

— C’est fort probable. Ce que nous voulons savoir, c’est ce que vous aviez à faire dans le poulailler du curé.

— Monsieur, j’allais y arriver. Il était très tard quand j’ai quitté massa Jordan, et alors je me suis dit : « S’agit de prendre tes jambes à ton cou, Ulysse », me suis-je dit, « pour ne pas avoir des embêtements avec la vieille. C’est une femme très bavarde, monsieur, oui, très. »

— Laissez-la de côté ; il y a d’autres personnes très bavardes dans cette ville. La maison du pasteur Abraham est à une demi-lieue de la route qui mène de massa Jordan chez vous. Comment y êtes-vous arrivé ?

— C’est ce que je m’en vais vous expliquer, monsieur.

— Cela me fera plaisir ; de quelle manière allez-vous vous y prendre ?

— Eh bien, monsieur, je pense que j’ai dû m’écarter de ma route.

J’admets que nous nous soyons un peu écartés de la nôtre.

Au premier abord, pour une raison ou pour une autre, Hanovre semble peu intéressante, mais elle gagne à être connue. Elle se compose de deux villes : l’une, aux belles rues larges et modernes et aux jardins tracés avec goût, s’adosse à une ville du XVIe siècle. Dans celle-ci, de vieilles maisons en bois surplombent d’étroites ruelles ; par des voûtes basses on aperçoit des cours à galeries. Jadis ces cours retentirent du sabot des chevaux caracolants, et je me représente un encombrement de lourds carrosses attelés à six qui attendaient leur riche propriétaire et sa placide et majestueuse épouse. Aujourd’hui des enfants et des poules trottinent là à leur guise, et du haut des galeries sculptées, de pauvres hardes pendent.

Une atmosphère étonnamment anglaise plane sur Hanovre, spécialement le dimanche, lorsque ses magasins fermés et ses sonneries de cloches évoquent un Londres plus ensoleillé. Je n’avais pas seul été frappé de cette atmosphère de dimanche anglais, sinon j’aurais pu mettre cette impression sur le compte de mon imagination. George aussi l’avait ressentie. Harris et moi, nos cigares à la bouche, revenant d’une courte promenade ce dimanche après déjeuner, le trouvâmes doucement endormi dans le meilleur fauteuil du fumoir.

— Après tout, dit Harris, quiconque a du sang anglais dans les veines conserve une impression durable de son dimanche britannique. Je regretterais de le voir disparaître complètement, quoi qu’en pense la nouvelle génération.

Et, prenant chacun possession d’un bout du long canapé, nous tînmes compagnie à George.

On dit qu’on peut apprendre au Hanovre l’allemand le plus pur ; soit, mais une fois sorti du Hanovre, qui n’est qu’une petite province, personne ne comprend cet allemand parfait. Dilemme : parler un bon allemand et rester au Hanovre, ou parler un mauvais allemand et voyager. L’Allemagne, divisée pendant tant de siècles en une douzaine de principautés, a le malheur de posséder un grand choix de dialectes. Les Allemands de Posen qui désirent converser avec les habitants du Wurtemberg sont souvent obligés d’avoir recours au français ou à l’anglais. Et les jeunes filles qui ont reçu une éducation coûteuse en Westphalie étonnent et désolent leurs parents en se montrant incapables de comprendre une parole dite dans le Mecklembourg. Il est vrai qu’un étranger qui parle anglais se trouvera non moins déconcerté dans la campagne du Yorkshire ou dans les parages de Whitechapel ; mais le cas n’est pas le même : vous constaterez en traversant l’Allemagne que les dialectes provinciaux ne sont pas uniquement parlés par les gens sans éducation ou par les campagnards. En fait, chaque province possède son idiome, dont elle est fière et auquel elle tient. Un Bavarois instruit admettra sans peine qu’au point de vue académique le dialecte allemand du nord est plus correct : il continuera néanmoins à parler celui du sud et l’enseignera à ses enfants.

Je suis porté à croire que l’Allemagne arrivera au courant des siècles à résoudre cette difficulté en parlant anglais. Paysans exceptés, tous les petits garçons, toutes les petites filles parlent anglais. L’anglais sans doute deviendrait en peu d’années la langue mondiale, si la prononciation en était moins arbitraire. Les étrangers s’accordent à dire que, grammaticalement, c’est la langue la plus facile. Un Allemand, la comparant à sa propre langue, où chaque mot de chaque phrase dépend d’au moins quatre règles, nous dira que l’anglais n’a pas de grammaire. Certes, pas mal d’Anglais paraissent être arrivés à la même conclusion ; mais ils ont tort. Il existe, en effet, une grammaire anglaise ; un de ces jours nos écoles vont se rendre à cette évidence et on l’enseignera à nos enfants : elle arrivera, qui sait ? à pénétrer même dans nos milieux littéraires et journalistiques. Mais pour le moment nous paraissons être de l’avis de l’étranger, qui la considère comme une quantité négligeable. La prononciation anglaise est la pierre d’achoppement de notre langue. On dirait que l’orthographe anglaise a surtout pour but de travestir la prononciation. Il semble que ce soit à dessein d’abattre la suffisance de l’étranger qui, sans cela, l’apprendrait en un an.

Car ils ont en Allemagne, pour enseigner les langues, une méthode qui n’est pas notre méthode ; le jeune Allemand ou la jeune Allemande sortant du lycée ou de l’école supérieure à quinze ans, « cela » (comme on peut dire en allemand pour les deux sexes) peut comprendre et parler la langue que « cela » a apprise. Nous avons en Angleterre une méthode pour obtenir le moins de résultat possible avec un maximum de temps et d’argent. Un jeune Anglais, ayant fait des études en Angleterre dans une bonne école moyenne, parvient, avec lenteur et difficulté, à parler à un Français de tantes et de jardiniers, conversation que celui qui ne possède ni les unes ni les autres risque de trouver insipide. Peut-être, s’il est une exception brillante, sera-t-il capable de dire l’heure ou de risquer timidement quelques observations au sujet du temps. Il pourra sans doute réciter de mémoire un assez grand nombre de verbes irréguliers ; mais le fait est qu’il existe peu d’étrangers avides d’écouter leurs propres verbes irréguliers conjugués par de jeunes Anglais. Il pourrait également rappeler un choix d’idiotismes grotesques de la langue française, qu’aucun Français actuel n’aurait jamais entendus et ne comprendrait, même en les entendant. Ceci s’explique par le fait qu’il a appris le français neuf fois sur dix dans l’« Ahn, cours élémentaire. » L’histoire de ce volume célèbre est curieuse et instructive. Il avait été rédigé par un Français spirituel qui avait habité l’Angleterre pendant quelques années et qui avait eu l’intention d’écrire un livre humoristique, une satire sur les ressources de conversation de la société britannique. Le sujet, à ce point de vue, était remarquablement traité. Il le proposa à une maison d’édition de Londres. Le directeur était un homme malin. Il parcourut le volume. Puis il envoya chercher l’auteur.

— Votre livre, lui dit-il, est pétillant d’esprit. Il m’a fait rire aux larmes.

— Je suis enchanté de l’apprendre, répondit le Français, flatté. J’ai essayé d’être véridique sans devenir inutilement agressif.

— Il est très amusant, poursuivit le directeur, et cependant j’ai le sentiment que ce sera un demi-succès si nous le publions comme une plaisanterie.

La figure de sauteur s’allongea.

— Son humour, continua le directeur, serait jugé extravagant et forcé. Les intellectuels et les penseurs en seraient amusés, mais au point de vue commercial, cette partie du public est négligeable. Or, j’ai une idée. (D’un rapide coup d’œil circulaire, il s’assura qu’ils étaient seuls, puis, se penchant vers l’auteur, et sa voix ne fut plus qu’un souffle :) J’ai l’intention de le publier comme ouvrage sérieux, à l’usage des écoles !

L’auteur le regarda, effaré.

— Je connais l’instituteur anglais, insista le directeur, ce livre aura son approbation. Il conviendra exactement à sa méthode. Notre instituteur ne saurait rien trouver de plus stupide, rien de moins opportun. Il s’en léchera les babines, comme une jeune chien qui lèche du cirage.

L’auteur acquiesça, sacrifiant l’art à l’intérêt. Ils changèrent le titre et ajoutèrent un vocabulaire, laissant, à part cela, le livre tel quel.

Le résultat en est connu de tous les élèves. « Ahn » est devenu le fondement de l’éducation philologique anglaise. S’il n’a pas conservé sa prépondérance, c’est qu’on a inventé depuis quelque chose d’encore moins adapté au but.

Au cas où l’écolier britannique tirerait de l’enseignement d’Ahn quelque faible connaissance du français, la méthode pédagogique anglaise réussirait à annuler ce résultat, grâce à ce qu’on appelle dans les prospectus « un professeur indigène ». Ce Français de naissance, entre parenthèses généralement un Belge, est sans aucun doute un personnage fort respectable, et certainement comprend et parle assez couramment sa propre langue. Mais là s’arrêtent ses facultés. C’est invariablement un monsieur remarquable par son incapacité à enseigner quoi que ce soit à qui que ce soit. Il semble, en effet, avoir été choisi plutôt pour amuser la jeunesse que pour l’instruire. C’est toujours un être comique. Nul Français d’apparence distinguée ne serait accepté dans aucune école anglaise. Il est d’autant plus estimé par ses chefs que la nature l’a gratifié de quelques particularités susceptibles de provoquer l’hilarité. La classe le considère naturellement comme un pantin. Les trois ou quatre heures hebdomadaires affectées à cette farce surannée sont attendues par les élèves comme un intermède amusant dans une existence monotone. Et quand, par la suite, les parents pleins d’orgueil emmènent leur fils et héritier à Dieppe pour découvrir que le jeune homme n’en sait pas assez pour héler un fiacre, ils ne blâment pas la méthode, mais sa victime innocente. Je borne ma critique au français, car c’est la seule langue que nous essayions d’enseigner à notre jeunesse. Un jeune Anglais qui saurait parler l’allemand serait considéré comme peu patriote. Je n’ai jamais pu comprendre pourquoi nous perdions notre temps à enseigner le français même d’après cette méthode. Il est respectable d’ignorer totalement une langue. Mais à part les journalistes humoristes et les dames romancières pour qui la nécessité en est évidente, cette connaissance superficielle du français, de laquelle nous sommes si fiers, ne sert qu’à nous rendre ridicules.

La méthode dans les écoles allemandes est tout autre. On consacre une heure par jour à la même langue avec l’intention de ne pas laisser aux élèves le temps d’oublier entre deux leçons ce qu’ils viennent d’apprendre. On ne leur procure pas des étrangers comiques pour les divertir. La langue choisie est enseignée par un professeur allemand, qui la connaît à fond, aussi complètement qu’il connaît la sienne. Ce système ne permettra peut-être pas au jouvenceau germanique de s’approprier cet accent parfait, grâce auquel le touriste britannique a acquis une renommée si méritée dans les pays étrangers, mais il présente d’autres avantages. Les élèves ne surnomment pas leur professeur « la Grenouille » ou bien « le Boudin », ni n’amassent en vue de cette leçon de français ou d’anglais des provisions de plaisanteries d’un goût calamiteux. Ils se contentent d’y assister et essaient de s’assimiler cette langue étrangère dans leur propre intérêt et au prix du moindre effort pour eux et le professeur. Sortant de l’école, ils seront à même de ne pas parler seulement de canifs, de tantes ou de jardiniers, mais de discuter politique européenne, histoire, Shakespeare ou tours d’acrobates, selon les hasards de la conversation.

Observant le peuple allemand au point de vue anglo-saxon, j’aurai peut-être dans ce livre l’occasion de le critiquer, mais il y a chez eux pas mal de choses que nous ferions bien d’imiter et, en matière d’éducation, ils peuvent nous rendre quatre-vingt-dix-neuf points sur cent et gagner haut la main.

Hanovre est entouré au sud et à l’ouest par la belle forêt d’Eilenriede, théâtre d’un événement tragique où Harris eut un rôle prépondérant.

Cette forêt est un lieu très fréquenté par les Hanovriens dans les jours de soleil et ses routes ombragées sont alors remplies d’une foule heureuse et insouciante. Nous traversâmes la forêt sur nos machines le lundi après-midi, entourés de beaucoup d’autres cyclistes, parmi lesquels une demoiselle jeune et belle, sur une machine neuve. Elle était selon toute apparence novice dans l’art de monter à bicyclette. On avait d’instinct la sensation qu’elle allait avoir besoin d’assistance à un moment donné, et Harris, selon sa nature chevaleresque, proposa de rester à proximité. Harris, ainsi qu’il a l’habitude de nous l’expliquer à George et à moi, a lui-même des filles ou plus exactement il a une fille qui, le temps aidant, cessera sans doute de faire des culbutes dans le jardin devant la maison et deviendra une jeune fille comme il faut. C’est ce qui donne à Harris le droit de s’intéresser à toutes les belles demoiselles qui n’ont pas dépassé trente-cinq ans ; elles lui rappellent, dit-il, son home.

Après avoir parcouru deux lieues, nous aperçûmes non loin de nous, à un endroit où cinq chemins se rencontrent, un homme qui arrosait les routes, un tuyau à la main. Ce tuyau, supporté à chaque articulation par une paire de toutes petites roulettes, serpentait derrière lui, en suivant ses mouvements, ver gigantesque qui de sa gueule ouverte projetait un fort jet d’eau d’un gallon environ à la seconde. Tantôt il s’élevait vers le ciel, ce jet, et tantôt inondait la terre, au gré de l’homme qui des deux mains serrait solidement la partie antérieure du monstre.

— Voilà une méthode bien préférable à la nôtre, observa Harris, plein d’enthousiasme. (Harris a la manie de critiquer sévèrement tout ce qui se fait en Angleterre.) Combien elle est plus simple, plus rapide et plus économique ! Vous voyez, elle permet à un seul homme d’arroser en cinq minutes une étendue de route que nous, avec nos camions d’arrosage lourds et encombrants, n’arriverions pas à couvrir en une demi-heure.

George, qui était en tandem derrière moi, dit :

— Oui, et c’est également un moyen, pour un cantonnier un peu insouciant, d’arroser beaucoup de personnes en beaucoup moins de temps qu’il ne leur en faudrait pour se garer.

George, à l’opposé de Harris, est anglais jusqu’au plus profond de son cœur. Je me rappelle avoir vu George chauvinement indigné contre Harris qui vantait les avantages de la guillotine et désirait la voir introduire en Angleterre.

— C’est tellement plus propre, disait-il.

— Je m’en moque, répondait George, je suis un Anglais ; la pendaison suffit à mon bonheur.

— Notre voiture d’arrosage a peut-être des désavantages, continua George, mais elle ne peut tout au plus que vous humecter un peu les jambes, désagrément facile à éviter, tandis qu’avec cette machine un homme peut vous suivre au tournant d’une rue et aux étages supérieurs.

— Je regarde les arroseurs de rue et ils me fascinent, dit Harris. Ils sont si adroits ! J’en ai vu un à Strasbourg qui, placé au coin d’un grand carrefour très animé, arrosait chaque pouce de terrain sans seulement mouiller le ruban d’un tablier. Leur appréciation des distances est mathématique. Ils enverront leur eau mourir au bout de vos pieds, puis, par dessus vos têtes, la feront tomber à la limite de vos talons. Ils savent.

— Ralentis une minute, dit George.

— Pourquoi ?

— J’ai l’intention, me répondit-il, de descendre et d’observer de derrière un arbre la suite de cette représentation. Il y a peut-être dans ce métier quelques sujets très perfectionnés, selon l’avis de Harris, mais cet artiste-là ne me paraît pas tout à fait à la hauteur. Il vient de saucer un chien, et en ce moment il est en train d’arroser un poteau indicateur. Je m’en vais attendre qu’il ait fini.

— Voyons, il ne vous mouillera pas, dit Harris.

— C’est justement de quoi je voudrais m’assurer d’abord, répondit George.

Ce disant, il sauta à terre et, prenant position derrière un orme magnifique, il tira sa pipe et commença à la bourrer.

Je n’avais aucune envie d’actionner le tandem à moi seul ; je sautai donc également à terre et le rejoignis. Harris nous cria que nous étions une honte pour le pays qui nous avait vus naître et poursuivit sa route.

Une seconde plus tard, j’entendis le cri de détresse d’une femme. En jetant un coup d’œil de derrière le tronc de l’orme, je me rendis compte qu’il provenait de cette jeune dame élégante, mentionnée plus haut, et qu’intéressés par les manœuvres du cantonnier nous avions oubliée. Elle montait sa machine avec constance et sans regarder ni à droite ni à gauche, poussant en ligne directe à travers un torrent provenant du tuyau. Elle semblait paralysée au point de ne pouvoir ni descendre de sa bicyclette, ni changer la direction. Elle était de plus en plus trempée, car l’homme au tuyau, qui devait être aveugle ou ivre, continuait à l’arroser avec une parfaite indifférence. Une douzaine de voix se mirent à l’invectiver, ce qui le laissa impassible.

Les sentiments paternels de Harris, profondément remués, lui dictèrent alors une conduite raisonnable et appropriée aux circonstances. S’il avait continué à montrer le même sang-froid, il eût été le héros du jour, au lieu d’avoir à se sauver, ainsi qu’il fit, sous les huées. Sans un moment d’hésitation il se dirigea sur l’homme, sauta à terre et, saisissant la lance par l’embouchure, il essaya de la lui arracher.

Ce qu’il aurait dû faire et ce que tout homme réfléchi eût fait, c’eût été de fermer le robinet dès qu’il eut pris l’appareil en main. C’est alors qu’il aurait pu disposer du cantonnier comme d’un football, ou bien comme d’une balle de tennis, à sa guise ; et il aurait eu l’approbation des vingt ou trente personnes accourues pour voir la scène. Il avait été guidé par le désir, comme il nous l’expliqua plus tard, de saisir le tuyau et de diriger un jet vengeur sur l’imbécile en personne. L’arroseur avait apparemment la même idée, savoir, de retenir le tuyau et de s’en servir comme d’une arme pour inonder Harris. Ils arrivèrent naturellement à eux deux à ce seul résultat de saucer tout, hommes et choses, à cinquante yards à la ronde, à l’exception d’eux-mêmes. Un furieux, trop trempé déjà pour se soucier de ce qui adviendrait encore, bondit dans l’arène et prit une part active au combat. À eux trois, ils eurent tôt fait de vider les alentours à l’aide de ce tuyau. Ils le dirigèrent vers le ciel et l’eau retomba sur les assistants en un déluge équatorial. Ils l’abaissèrent vers la terre et envoyèrent l’onde en torrents bondissants qui, soulevant les gens, leur faisaient perdre pied ou, les prenant à la taille, les faisaient tourbillonner. Aucun d’eux ne voulait lâcher prise, aucun d’eux ne pensait à couper le jet. Vous auriez pu croire qu’ils luttaient contre quelque force préhistorique et naturelle. En moins de quarante-cinq secondes, d’après George, qui chronométrait, ils avaient balayé ce rond-point, où il n’y avait plus trace d’être vivant à l’exception d’un chien qui, ruisselant comme une ondine, roulé de ci et de là par la violence de l’eau, arrivait à se remettre vaillamment de temps en temps sur ses pieds, aboyant par défi contre ce qu’il considérait sans doute comme les forces déchaînées d’un enfer à rebours.

Hommes et femmes avaient abandonné leurs machines sur le terrain et s’étaient sauvés dans la forêt. Derrière chaque arbre un peu important apparaissaient des têtes mouillées et furibondes. Enfin un homme de bon sens fit son entrée sur la scène. Bravant les événements, il se faufila jusqu’à la prise d’eau, saisit la clef de fer et la tourna. Alors de derrière quarante arbres sortirent des êtres humains plus ou moins trempés : et chacun avait à placer son mot.

Je commençai par me demander lequel des deux, ou du brancard, ou du panier à linge, serait plus utile au transport de la dépouille mortelle de Harris à l’hôtel. J’estime que c’est grâce à la promptitude que montra George en cette occurrence, que la vie de Harris fut épargnée. Ayant pu se maintenir sec et, pour cette raison, plus alerte, il put devancer la foule. Harris tenait à donner des explications, mais George coupa court.

— Enjambez-moi cela, dit-il, en lui passant sa bicyclette, et filez. Ils ne savent pas que nous sommes ensemble et, vous pouvez vous fier aveuglément à nous, nous ne divulguerons pas ce secret. Nous allons vous suivre de façon nonchalante et nous les empêcherons d’avancer. Allez en zigzaguant de crainte des balles.

Désirant conserver à la relation de cette scène son caractère strictement véridique, j’en ai lu la description à Harris, afin qu’elle ne contînt rien autre que la vérité pure. Harris la trouva amplifiée, mais voulut bien admettre qu’une ou deux personnes avaient été « légèrement aspergées ». Je lui proposai de diriger sur lui un tuyau d’arrosage à la distance de vingt mètres pour voir s’il continuerait à se considérer comme « légèrement aspergé » ; mais il se déroba à l’expérience. Il prétendit de même qu’il y avait eu au plus une demi-douzaine de victimes en cette algarade et que le nombre de quarante est une exagération ridicule. Je lui proposai de retourner à Hanovre en sa compagnie et de faire une enquête sérieuse sur cette affaire ; mais cette offre fut également déclinée. C’est pourquoi je maintiens l’intégrité de mon rapport sur ces événements dont aujourd’hui encore un certain nombre de Hanovriens se souviennent avec amertume.

Nous quittâmes Hanovre le même soir et arrivâmes à Berlin à temps pour dîner et faire ensuite une petite promenade. Berlin est une ville décevante. Le centre est une cohue, les faubourgs sont presque un désert ; Unter den Linden, la seule avenue réputée, beaucoup trop large pour sa longueur, est singulièrement peu imposante, malgré le vain désir qu’on y sent de combiner Oxford Street avec les Champs-Élysées ; ses théâtres sont coquets et charmants, on y attache plus d’importance au jeu des acteurs qu’à la mise en scène ou aux costumes ; on ne maintient pas une œuvre au répertoire pendant des mois et les pièces à succès y sont jouées et reprises, en alternant, ce qui permet d’aller au même théâtre une semaine, chaque soir avec un nouveau spectacle ; son Opéra n’est pas digne de la capitale, ses music-halls sont mal agencés et beaucoup trop vastes pour être beaux, je ne parle pas de l’atmosphère de vulgarité qui y règne. L’heure de l’affluence dans les cafés et les restaurants est de minuit à trois heures du matin ; cependant la plupart des personnes qui y fréquentent se lèvent à sept heures : le Berlinois a-t-il résolu le grand problème de la vie moderne, vivre sans dormir, ou comme Carlyle se réserve-t-il pour l’éternité ?

Personnellement je ne connais pas d’autres villes où l’on se couche aussi tard, excepté Petersbourg. Seulement notre Petersbourgeois ne se lève pas d’aussi bonne heure. Les music-halls à Petersbourg, où il est de mode de n’aller qu’après le théâtre, ne commencent pas avant minuit, car on doit compter une demi-heure pour s’y rendre avec un traîneau rapide. Pour traverser la Néva à quatre heures du matin, il faut littéralement se frayer un passage. Les voyageurs choisissent de préférence les trains qui partent à cinq heures du matin. Ces trains épargnent au Russe l’ennui de se lever de bonne heure. Il souhaite une « bonne nuit » à ses amis et s’en va à la gare après un souper confortable, sans mettre sa maison en révolution.

Berlin possède son Versailles, c’est Potsdam, une très jolie petite ville située entre des lacs et des forêts. Là, dans les allées ombragées de ce parc calme et vaste de Sans-Souci, on évoque aisément Frédéric, décharné et barbouillé de tabac selon son habitude, se promenant avec Voltaire à la voix aiguë.

Cédant à mon avis, George et Harris consentirent à ne pas s’arrêter longtemps à Berlin, mais à hâter notre départ pour Dresde. Berlin n’offre pas de curiosités qu’on ne puisse voir en mieux ailleurs et nous décidâmes de nous contenter d’une promenade à travers la ville. Le portier de l’hôtel nous fit faire la connaissance d’un cocher de fiacre qui, nous affirma-t-il, allait nous montrer tout ce qui en vaudrait la peine dans le moins de temps possible. Il vint nous prendre à neuf heures du matin. C’était vraiment le guide rêvé. Il paraissait d’une intelligence vive et bien informée ; son allemand était compréhensible et quelques bribes d’anglais servaient à combler les lacunes. Aucune objection contre cet homme, mais son cheval était bien l’animal le moins sympathique derrière lequel je me sois jamais trouvé assis.

Il nous prit en grippe dès qu’il nous aperçut. Je fus le premier à sortir de l’hôtel. Il tourna la tête vers moi et me toisa de haut en bas, de son œil froid et vitreux ; puis il se tourna vers un autre cheval, un ami, qui se trouvait en face de lui. Je sais ce qu’il lui dit. Il avait une physionomie expressive et ne fit aucun effort pour déguiser sa pensée. Il dit :

— Drôles de corps que l’on rencontre en été, hein ?

George me suivit de près et s’arrêta derrière moi. De nouveau le cheval tourna la tête vers nous et regarda. Jamais je n’avais vu un cheval capable de se contorsionner comme celui-là. J’ai bien vu une girafe faire avec son cou des mouvements, qui forçaient l’attention. Mais ce cheval éveillait plutôt l’idée d’une apparition de cauchemar après une journée poussiéreuse passée à Ascot et suivie d’un bon dîner avec six vieux camarades. Si j’avais vu ses yeux me fixer à travers ses membres postérieurs, je crois que je ne m’en serais pas étonné outre mesure.

L’apparition de George parut l’amuser encore beaucoup plus que la mienne. Il se tourna vers son ami :

— Extraordinaire, n’est-ce pas ? remarqua-t-il ; il doit exister un endroit, quelque part sur la terre, où on les élève.

Puis il se mit à chasser avec sa langue les mouches qui couvraient son épaule gauche. Je commençais à me demander si, ayant perdu sa mère tout enfant, il n’avait pas été recueilli par un chat.

George et moi grimpâmes dans la voiture et attendîmes Harris. Il arriva un moment après. J’étais enclin à penser que son aspect était plutôt soigné. Il portait un costume en flanelle blanche à culotte courte, qu’il s’était spécialement fait tailler pour monter à bicyclette en été ; son chapeau peut-être sortait un peu de l’ordinaire, mais l’abritait d’une manière vraiment efficace contre le soleil.

Le cheval le toisa d’un seul regard, dit : « Gott im Himmel ! » aussi clairement que jamais cheval ait parlé et se mit à trotter d’une allure rapide le long de la Friedrichstrasse, abandonnant Harris et le cocher sur le trottoir. Son patron lui ordonna de s’arrêter, mais il ne s’en préoccupa pas. Ils coururent après nous et purent nous arrêter au coin de la Dorotheenstrasse. Je ne pus saisir ce que l’homme dit au cheval, il parla vite et avec excitation ; mais je comprenais quelques bribes de phrases telles que :

— Je suis bien forcé de gagner ma vie, hein ? Qui t’a demandé ton avis ? Ah, tu t’en moques pas mal, tant que tu as à boire !

Le cheval coupa court en prenant la Dorotheenstrasse de son propre chef. Je pense qu’il lui répondit :

— En route alors, et n’en parlons plus ! Tâchons d’en finir avec cette plaisanterie et prenons autant que possible les rues les moins fréquentées.

En face du Brandenburger Thor notre cocher attacha les guides autour du fouet, descendit de son siège et vint vers nous pour nous donner des explications. Il nous montra le Thiergarten, puis nous détailla le Reichstags Haus. Il nous précisa sa longueur exacte, sa hauteur et sa largeur selon la manière des guides. Il appela ensuite notre attention sur le Thor. Il le dit construit en grès, imitant les « Properleer » d’Athènes.

À ce moment-là, le cheval, qui avait occupé ses loisirs à se lécher les jambes, tourna la tête. Il ne proféra pas une parole, il ne fit que regarder.

L’homme reprit, nerveusement. Cette fois-ci il dit que c’était en imitation des « Propeyedliar ».

Le cheval alors se mit à parcourir les Linden et rien ne put le déterminer à ne pas prendre par les Linden. Son patron discuta avec lui, mais il continua à trotter. Il avait une manière de hausser les épaules tout en marchant, qui, à mon avis, signifiait :

— Ils ont vu le Thor, n’est-ce pas ? Eh bien, c’est tout ce qu’il faut. Quant au reste, vous ne savez pas de quoi vous parlez et ils ne vous comprendraient pas, même si vous le saviez. Parlez donc allemand.

Et ce fut ainsi tout le long des Linden. Le cheval consentit à s’arrêter tout juste assez de temps pour que nous pussions jeter un long regard sur ce qu’il y avait à voir et en entendre le nom. Il coupa court à toute explication ou description par le procédé simple qui consistait à continuer son chemin.

Il a dû se dire : « Ces messieurs ne veulent pas autre chose que pouvoir dire aux gens, en rentrant chez eux, qu’ils ont vu tout cela. Si je les juge avec injustice et qu’ils soient plus intelligents qu’ils n’en ont l’air, ils trouveront dans un guide des informations bien plus précises que celles que mon vieil idiot peut leur donner. Qui aurait envie de savoir la hauteur d’un clocher ? On l’oublie cinq minutes après. Ce qu’il me fatigue avec son babil ! Pourquoi ne se dépêche-t-il pas, qu’on puisse rentrer déjeuner ? »

Réflexion faite, peut-être bien que ce vieil animal borgne était dans le vrai. Il est certain que je me suis déjà trouvé en compagnie d’un guide dans des circonstances où j’aurais apprécié l’intervention de ce cheval.

Mais on ne reconnaît jamais les bienfaits de l’heure, puisque dans la circonstance nous l’avons maudit au lieu de le bénir.