Calmann Lévy (p. 21-24).
◄  XIII
XV  ►


XIV


La nuit venait. C’était un dimanche de mai, et l’air était chaud. Dans les grandes rues droites que les chrétiens ont percées (afin qu’Alger devînt pareil à leurs villes d’Europe), toute sorte de monde s’agitait : des Français, des Arabes, des juifs, des Italiens ; des juives au corsage doré, des Mauresques en voile blanc ; des Bédouins en burnous, des spahis, des zouaves ; des Anglais poitrinaires portant des casques de liège noués d’une serviette blanche ; et toute la foule endimanchée des boutiquiers, qui est la même dans tous les pays : des hommes coiffés d’un cylindre noir ; des femmes avec beaucoup de grosses fleurs fausses, sur des têtes communes ; et puis des chevaux, des voitures, du monde, du monde, du monde à pied, et du monde à cheval, et des Bédouins, et des Bédouins.

Chez les marchands, les mille petites flammes rouges du gaz s’allumaient, faisant papilloter aux yeux des passants des entassements et des fouillis d’objets. À côté des magasins à grandes glaces où se vendaient des choses venues de Paris, s’ouvraient les cafés maures, où des gens en burnous fumaient tranquillement le chibouque, assis sur des divans, en écoutant des histoires d’un autre monde, qu’un conteur noir leur faisait.

Les cabarets regorgeaient : de grandes tavernes profondes, avec des tonneaux alignés, où des matelots du commerce, des Maltais à grand feutre rabattu, gens prompts à jouer du couteau, buvaient avec des filles brunes.

De toutes les échoppes sortaient des bouffées chaudes ; les cabarets envoyaient des odeurs d’anis, d’absinthe et d’eau-de-vie ; les hommes en burnous sentaient le Bédouin, ils laissaient dans l’air des fumées du tabac d’Algérie, des parfums d’Afrique… Et les bains maures exhalaient leurs odeurs de sueur et d’eau chaude. — Et toute cette ville suait l’immoralité, la débauche, l’ivrognerie de son dimanche.

Gâchis de deux ou trois peuples qui mêlaient leurs luxures, Alger avait le débraillement cynique des lieux qui ont perdu leur nationalité pour se prostituer, s’ouvrir à tous.

Et sur tout cela, en haut, le ciel était bleu, et, sur cette Babel, des alignements de belles maisons régulières jetaient comme une impression d’un Paris très chaud, qui était étrange.

Les six matelots marchaient toujours, bousculant la foule ; ils allaient devant eux, chantant les mille couplets de leur chanson :

Joli baleinier, veux-tu naviguer ?
            Joli baleinier,
            Joli baleinier.