Les Tremblements de terre/II/02

J.-B. Baillière et Fils (p. 263-267).


CHAPITRE II


TREMBLEMENT DE TERRE DE LA BAIE DE SIMODA
(île de niphon, japon)

― 23 décembre 1854 ―


Le Japon et les îles de la Sonde ont été plus d’une fois dévastés par des marées séismiques.

L’un des exemples les plus célèbres est celui de la destruction de la ville de Simoda dans l’île de Niphon, le 23 décembre 1854 ; elle est racontée dans les termes suivants par un officier des États-Unis, témoin oculaire :

« Par l’effet des secousses la mer s’éleva et inonda la ville entière, elle recouvrit le sol à une hauteur de 2 mètres ; puis se retira avec une telle violence qu’elle entraîna tout, maisons, ponts et temples avec elle. Cinq fois dans le jour cette vague terrible envahit le pays dont elle a fait un vaste désert. Les jonques les plus grandes qui se trouvaient dans le port furent soulevées au-dessus de la marque des plus hautes eaux et lancées à 1 ou même à 2 milles dans les terres. Heureusement, beaucoup d’habitants, à l’approche de la vague, purent s’enfuir sur les montagnes voisines, mais plus de deux cents ont été noyés.

La frégate russe la Diane, de 50 canons, sous le commandement du vice-amiral Putiatin, qui se trouvait à bord, était alors dans le port de Simoda avec l’expédition que le gouvernement russe avait envoyée à l’occasion de notre traité de commerce avec le Japon. Immédiatement après la première secousse, toute la masse d’eau du port éprouva de telles perturbations, de telles fluctuations, de tels tourbillonnements que, dans l’espace de 30 minutes, la frégate tourna quarante-trois fois sur elle-même et que ses cordages et ses chaînes s’entortillèrent en nœuds inextricables. Les mouvements étaient si brusques qu’aucun homme ne pouvait se tenir sur ses jambes et que tous éprouvèrent le vertige.

Quand les eaux se furent retirées, la frégate, qui tirait ordinairement 7 mètres d’eau, resta par 2m,65 de fond seulement.

Quand le flot revint, le niveau s’éleva à 10 mètres au-dessus de sa hauteur ordinaire, mais comme l’eau se retira encore une fois, la frégate resta cette fois par 1m,30 seulement de manière que le capon de l’ancre se trouvait hors de l’eau. Le soulèvement du fond de la baie fut si violent, que la frégate, quoique se trouvant encore par 1m,30 d’eau, dérapa et chassa sur ses ancres. Les officiers du bord pensaient voir, à chaque instant, le fond de la baie s’entr’ouvrir, donner naissance à un volcan et les engloutir.

Aussitôt que le bâtiment se retrouva à flot, on s’aperçut que la quille était endommagée ; le gouvernail flottait auprès du vaisseau que l’eau commença à remplir. On chercha par tous les moyens à le maintenir à flot. La frégate ne pouvait être réparée dans le port de Simoda, on la remorqua, et avec une centaine de barques japonaises, on la conduisit dans un autre port situé à sept milles de distance. Mais là encore, elle fut assaillie par une tempête et sombra.

Extrait du livre de bord de la frégate la Diane :

On éprouva la première secousse à 9h 1/4 ; elle fut très violente sur le pont et dans les cajutes, elle se prolongea de 2 à 3 minutes ; aucun signe précurseur ne l’avait annoncée.

À 10 heures une grande vague s’élança dans la baie où la frégate était à l’ancre, et dans l’intervalle de quelques minutes, toute la ville, avec ses maisons et ses temples, fut couverte d’eau ; les nombreux bâtiments qui se trouvaient à l’ancre, battus par les flots, furent jetés les uns contre les autres et éprouvèrent de graves dommages ; on vit flotter aussitôt une masse de débris.

Au bout de 5 minutes, toutes les eaux de la baie commencèrent à s’élever et à bouillonner, comme si des milliers de sources avaient jailli tout à coup ; elles étaient mêlées de boue, de lehm et d’autres matières étrangères de toute nature ; elles s’élancèrent sur la ville et sur les terres avec une force épouvantable et tous les bâtiments furent anéantis. Notre équipage dut fermer toutes les embrasures des canons ; l’eau était couverte de poutres et d’épaves de toute espèce, qui flottaient autour de nous.

À 11h 1/4, la frégate déchassa sur ses ancres et en perdit une ; bientôt après elle perdit la seconde, et le bâtiment alors éprouva un mouvement gyratoire et fut entraîné avec une violence qui s’accrut encore avec la vitesse toujours croissante de l’eau.

La ville entière n’offrit plus qu’une surface déserte ; d’environ mille maisons, dix-sept seulement restaient encore debout. D’épais nuages de vapeur couvrirent en même temps l’emplacement de la ville, et l’air fut rempli de vapeurs sulfureuses.

L’élévation et la chute de l’eau furent si rapides dans cette baie étroite, qu’il s’y forma d’innombrables tourbillons, au milieu desquels la frégate tourna d’elle-même, si fortement, que tout à bord fut renversé.

Vers 10h 1/2 une jonque, entraînée par un de ces terribles mouvements gyratoires, avait été jetée contre la frégate, s’était ouverte, brisée et avait sombré. Deux hommes seulement, auxquels on avait jeté des cordes, furent sauvés, les autres touvèrent la mort dans les cajutes où ils s’étaient retirés.

Cependant la frégate se maintint au milieu de ces mouvements gyratoires ; elle tourna quarante-trois fois sur elle-même, mais non sans éprouver de grandes avaries au milieu des écueils qui l’environnaient de toutes parts. Les secousses réitérées firent sortir les canons de leurs places, un homme fut écrasé, plusieurs furent blessés.

Jusqu’à midi, l’ascension et la chute de l’eau ne cessèrent pas dans la baie ; le niveau varia d’au moins 2m,65 jusqu’à 12 mètres de hauteur.

Vers 2 heures, le fond de la mer se souleva de nouveau et d’une manière si violente, que la frégate fut jetée plusieurs fois sur le flanc, et l’on vit l’ancre à 1m,30 de profondeur seulement.

Enfin la mer se calma ; la frégate employa quatre heures entières à se débarrasser du réseau inextricable de ses cordages et de ses chaînes d’ancre entortillés et confondus les uns avec les autres.

La baie n’était plus qu’un champ de ruines.