Les Travailleurs de la mer/Partie 1/Livre 6/5

Émile Testard (Tome Ip. 359-366).


V

CLUBIN MET LE COMBLE À L’ADMIRATION


On entendit un craquement. Le déchirement d’un flanc de navire sur un bas-fond en pleine mer est un des bruits les plus lugubres qu’on puisse rêver. La Durande s’arrêta court.

Du choc plusieurs passagers tombèrent et roulèrent sur le pont.

Le guernesiais leva les mains au ciel.

— Sur les Hanois ! Quand je le disais !

Un long cri éclata sur le navire.

— Nous sommes perdus.

La voix de Clubin, sèche et brève, domina le cri.

— Personne n’est perdu ! Et silence !

Le torse noir d’Imbrancam nu jusqu’à la ceinture sortit du carré de la chambre à feu.

Le nègre dit avec calme :

— Capitaine, l’eau entre. La machine va s’éteindre.

Le moment fut épouvantable.

Le choc avait ressemblé à un suicide. On l’eût fait exprès qu’il n’eût pas été plus terrible. La Durande s’était ruée comme si elle attaquait le rocher. Une pointe de roche était entrée dans le navire comme un clou. Plus d’une toise carrée de vaigres avait éclaté, l’étrave était rompue, l’élancement fracassé, l’avant effondré. La coque, ouverte, buvait la mer avec un bouillonnement horrible. C’était une plaie par où entrait le naufrage. Le contre-coup avait été si violent qu’il avait brisé à l’arrière les sauvegardes du gouvernail, descellé et battant. On était défoncé par l’écueil, et, autour du navire, on ne voyait rien, que le brouillard épais et compact, et maintenant presque noir. La nuit arrivait.

La Durande plongeait de l’avant. C’était le cheval qui a dans les entrailles le coup de corne du taureau.

Elle était morte.

L’heure de la demi-remontée se faisait sentir sur la mer.

Tangrouille était dégrisé ; personne n’est ivre dans un naufrage ; il descendit dans l’entrepont, remonta et dit :

— Capitaine, l’eau barrotte la cale. Dans dix minutes, l’eau sera au ras des dalots.

Les passagers couraient sur le pont, éperdus, se tordant les bras, se penchant par-dessus le bord, regardant la machine, faisant tous les mouvements inutiles de la terreur. Le touriste s’était évanoui.

Clubin fit signe de la main, on se tut. Il interrogea Imbrancam :

— Combien de temps la machine peut-elle travailler encore ?

— Cinq ou six minutes.

Puis il interrogea le passager guernesiais :

— J’étais à la barre. Vous avez observé le rocher. Sur quel banc des Hanois sommes-nous ?

— Sur la Mauve. Tout à l’heure, dans l’éclaircie, j’ai très bien reconnu la Mauve.

— Étant sur la Mauve, reprit Clubin, nous avons le grand Hanois à bâbord et le petit Hanois à tribord. Nous sommes à un mille de terre.

L’équipage et les passagers écoutaient, frémissants d’anxiété et d’attention, l’œil fixé sur le capitaine.

Alléger le navire était sans but, et d’ailleurs impossible. Pour vider la cargaison à la mer, il eût fallu ouvrir les sabords et augmenter les chances d’entrée de l’eau. Jeter l’ancre était inutile ; on était cloué. D’ailleurs, sur ce fond à faire basculer l’ancre, la chaîne eût probablement surjouaillé. La machine n’étant pas endommagée et restant à la disposition du navire tant que le feu ne serait pas éteint, c’est-à-dire pour quelques minutes encore, on pouvait faire force de roues et de vapeur, reculer et s’arracher de l’écueil. En ce cas, on sombrait immédiatement. Le rocher, jusqu’à un certain point, bouchait l’avarie et gênait le passage de l’eau. Il faisait obstacle. L’ouverture désobstruée, il serait impossible d’aveugler la voie d’eau et de franchir les pompes. Qui retire le poignard d’une plaie au cœur, tue sur-le-champ le blessé. Se dégager du rocher, c’était couler à fond.

Les bœufs, atteints par l’eau dans la cale, commençaient à mugir.

Clubin commanda :

— La chaloupe à la mer.

Imbrancam et Tangrouille se précipitèrent et défirent les amarres. Le reste de l’équipage regardait, pétrifié.

— Tous à la manœuvre, cria Clubin.

Cette fois, tous obéirent.

Clubin, impassible, continua, dans cette vieille langue de commandement que ne comprendraient pas les marins d’à présent :

— Abraquez. — Faites une marguerite si le cabestan est entravé. — Assez de virage. — Amenez. — Ne laissez pas se joindre les poulies des francs-funains. — Affalez. — Amenez vivement des deux bouts. — Ensemble. — Garez qu’elle ne pique. — Il y a trop de frottement. — Touchez les garants de la caliorne. — Attention.

La chaloupe était en mer.

Au même instant, les roues de la Durande s’arrêtèrent, la fumée cessa, le fourneau était noyé.

Les passagers, glissant le long de l’échelle ou s’accrochant aux manœuvres courantes, se laissèrent tomber dans la chaloupe plus qu’ils n’y descendirent. Imbrancam enleva le touriste évanoui, le porta dans la chaloupe, puis remonta sur le navire.

Les matelots se ruaient à la suite des passagers. Le mousse avait roulé sous les pieds ; on marchait sur l’enfant.

Imbrancam barra le passage.

— Personne avant le moço, dit-il.

Il écarta de ses deux bras noirs les matelots, saisit le mousse, et le tendit au passager guernesiais qui, debout dans la chaloupe, reçut l’enfant.

Le mousse sauvé, Imbrancam se rangea et dit aux autres :

— Passez.

Cependant Clubin était allé à sa cabine et avait fait un paquet des papiers du bord et des instruments. Il ôta la boussole de l’habitacle. Il remit les papiers et les instruments à Imbrancam et la boussole à Tangrouille, et leur dit : Descendez dans la chaloupe.

Ils descendirent. L’équipage les avait précédés. La chaloupe était pleine. Le flot rasait le bord.

— Maintenant, cria Clubin, partez.

Un cri s’éleva de la chaloupe.

— Et vous, capitaine ?

— Je reste.

Des gens qui naufragent ont peu le temps de délibérer et encore moins le temps de s’attendrir. Cependant ceux qui étaient dans la chaloupe et relativement en sûreté eurent une émotion qui n’était pas pour eux-mêmes. Toutes les voix insistèrent en même temps.

— Venez avec nous, capitaine.

— Je reste.

Le guernesiais, qui était au fait de la mer, répliqua :

— Capitaine, écoutez. Vous êtes échoué sur les Hanois. À la nage on n’a qu’un mille à faire pour gagner Plainmont. Mais en barque on ne peut aborder qu’à la Rocquaine, et c’est deux milles. Il y a des brisants et du brouillard. Cette chaloupe n’arrivera pas à la Rocquaine avant deux heures d’ici. Il fera nuit noire. La marée monte, le vent fraîchit. Une bourrasque est proche. Nous ne demandons pas mieux que de revenir vous chercher ; mais, si le gros temps éclate, nous ne pourrons pas. Vous êtes perdu si vous demeurez. Venez avec nous.

Le parisien intervint :

— La chaloupe est pleine et trop pleine, c’est vrai, et un homme de plus ce sera un homme de trop. Mais nous sommes treize, c’est mauvais pour la barque, et il vaut encore mieux la surcharger d’un homme que d’un chiffre. Venez, capitaine.

Tangrouille ajouta :

— Tout est de ma faute, et pas de la vôtre. Ce n’est pas juste que vous demeuriez.

— Je reste, dit Clubin. Le navire sera dépecé par la tempête cette nuit. Je ne le quitterai pas. Quand le navire est perdu, le capitaine est mort. On dira de moi : Il a fait son devoir jusqu’au bout. Tangrouille, je vous pardonne.

Et croisant les bras, il cria :

— Attention au commandement. Largue en bande l’amarre. Partez.

La chaloupe s’ébranla. Imbrancam avait saisi le gouvernail. Toutes les mains qui ne ramaient pas s’élevèrent vers le capitaine. Toutes les bouches crièrent : Hurrah pour le capitaine Clubin !

— Voilà un admirable homme, dit l’américain.

— Monsieur, répondit le guernesiais, c’est le plus honnête homme de toute la mer.

Tangrouille pleurait.

— Si j’avais eu du cœur, murmura-t-il à demi-voix, je serais demeuré avec lui.

La chaloupe s’enfonça dans le brouillard et s’effaça.

On ne vit plus rien.

Le frappement des rames décrut et s’évanouit.

Clubin resta seul.