Les Travailleurs de la mer/Partie 1/Livre 6/4

Émile Testard (Tome Ip. 349-358).
Première partie. Livre VI


IV

OÙ SE DÉROULENT TOUTES LES QUALITÉS DU CAPITAINE CLUBIN


Tous se retournèrent.

C’était le capitaine qui interpellait le timonier.

Sieur Clubin ne tutoyait personne. Pour qu’il jetât au timonier Tangrouille une telle apostrophe, il fallait que Clubin fût fort en colère, ou voulût fort le paraître.

Un éclat de colère à propos dégage la responsabilité, et quelquefois la transpose.

Le capitaine, debout sur le pont de commandement entre les deux tambours, regardait fixement le timonier. Il répéta entre ses dents : Ivrogne ! L’honnête Tangrouille baissa la tête.

Le brouillard s’était développé. Il occupait maintenant près de la moitié de l’horizon. Il avançait dans tous les sens à la fois ; il y a dans le brouillard quelque chose de la goutte d’huile. Cette brume s’élargissait insensiblement. Le vent la poussait sans hâte et sans bruit. Elle prenait peu à peu possession de l’océan. Elle venait du nord-ouest et le navire l’avait devant sa proue. C’était comme une vaste falaise mouvante et vague. Elle se coupait sur la mer comme une muraille. Il y avait un point précis où l’eau immense entrait sous le brouillard et disparaissait.

Ce point d’entrée dans le brouillard était encore à une demi-lieue environ. Si le vent changeait, on pouvait éviter l’immersion dans la brume ; mais il fallait qu’il changeât tout de suite. La demi-lieue d’intervalle se comblait et décroissait à vue d’œil ; la Durande marchait, le brouillard marchait aussi. Il venait au navire et le navire allait à lui.

Clubin commanda d’augmenter la vapeur et d’obliquer à l’est.

On côtoya ainsi quelque temps le brouillard, mais il avançait toujours. Le navire pourtant était encore en plein soleil.

Le temps se perdait dans ces manœuvres qui pouvaient difficilement réussir. La nuit vient vite en février.

Le guernesiais considérait cette brume. Il dit aux malouins :

— Que c’est un hardi brouillard.

— Une vraie malpropreté sur la mer, observa l’un des malouins.

L’autre malouin ajouta :

— Voilà qui gâte une traversée.

Le guernesiais s’approcha de Clubin.

— Capitaine Clubin, j’ai peur que nous ne soyons gagnés par le brouillard.

Clubin répondit :

— Je voulais rester à Saint-Malo, mais on m’a conseillé de partir.

— Qui ça ?

— Des anciens.

— Au fait, reprit le guernesiais, vous avez eu raison de partir. Qui sait s’il n’y aura pas tempête demain ? Dans cette saison on peut attendre pour du pire.

Quelques minutes après, la Durande entrait dans le banc de brume.

Ce fut un instant singulier. Tout à coup ceux qui étaient à l’arrière ne virent plus ceux qui étaient à l’avant. Une molle cloison grise coupa en deux le bateau.

Puis le navire entier plongea sous la brume. Le soleil ne fut plus qu’une espèce de grosse lune. Brusquement, tout le monde grelotta. Les passagers endossèrent leur pardessus et les matelots leur suroît. La mer, presque sans un pli, avait la froide menace de la tranquillité. Il semble qu’il y ait un sous-entendu dans cet excès de calme. Tout était blafard et blême. La cheminée noire et la fumée noire luttaient contre cette lividité qui enveloppait le navire.

La déviation à l’est était sans but désormais. Le capitaine remit le cap sur Guernesey et augmenta la vapeur.

Le passager guernesiais, rôdant autour de la chambre à feu, entendit le nègre Imbrancam qui parlait au chauffeur son camarade. Le passager prêta l’oreille. Le nègre disait :

— Ce matin dans le soleil nous allions lentement ; à présent dans le brouillard nous allons vite.

Le guernesiais revint vers sieur Clubin.

— Capitaine Clubin, il n’y a pas de soin, pourtant ne donnons-nous pas trop de vapeur ?

— Que voulez-vous, monsieur ? Il faut bien regagner le temps perdu par la faute de cet ivrogne de timonier.

— C’est vrai, capitaine Clubin.

Et Clubin ajouta :

— Je me dépêche d’arriver. C’est assez du brouillard, ce serait trop de la nuit.

Le guernesiais rejoignit les malouins, et leur dit :

— Nous avons un excellent capitaine.

Par intervalles, de grandes lames de brume, qu’on eût dit cardées, survenaient pesamment et cachaient le soleil. Ensuite, il reparaissait plus pâle et comme malade. Le peu qu’on entrevoyait du ciel ressemblait aux bandes d’air sales et tachées d’huile d’un vieux décor de théâtre.

La Durande passa à proximité d’un coutre qui avait jeté l’ancre par prudence. C’était le shealtiel de Guernesey. Le patron du coutre remarqua la vitesse de la Durande. Il lui sembla aussi qu’elle n’était pas dans la route exacte. Elle lui parut trop appuyer à l’ouest. Ce navire à toute vapeur dans le brouillard l’étonna.

Vers deux heures, la brume était si épaisse que le capitaine dut quitter la passerelle et se rapprocher du timonier. Le soleil s’était évanoui, tout était brouillard. Il y avait sur la Durande une sorte d’obscurité blanche. On naviguait dans de la pâleur diffuse. On ne voyait plus le ciel et on ne voyait plus la mer.

Il n’y avait plus de vent.

Le bidon à térébenthine suspendu à un anneau sous la passerelle des tambours n’avait pas même une oscillation.

Les passagers étaient devenus silencieux.

Toutefois le parisien, entre ses dents, fredonnait la chanson de Béranger Un jour le bon Dieu s’éveillant.

Un des malouins lui adressa la parole.

— Monsieur vient de Paris ?

— Oui, monsieur. Il mit la tête à la fenêtre.

— Qu’est-ce qu’on fait à Paris ?

Leur planète a péri peut-être. — Monsieur, à Paris tout marche de travers.

— Alors c’est sur terre comme sur mer.

— C’est vrai que nous avons là un fichu brouillard.

— Et qui peut faire des malheurs.

Le parisien s’écria :

— Mais pourquoi ça, des malheurs ! à propos de quoi, des malheurs ! à quoi ça sert-il, des malheurs ! C’est comme l’incendie de l’Odéon. Voilà des familles sur la paille. Est-ce que c’est juste ? Tenez, monsieur, je ne connais pas votre religion, mais moi je ne suis pas content.

— Ni moi, fit le malouin.

— Tout ce qui se passe ici-bas, reprit le parisien, fait l’effet d’une chose qui se détraque. J’ai dans l’idée que le bon Dieu n’y est pas.

Le malouin se gratta le haut de la tête comme quelqu’un qui cherche à comprendre. Le parisien continua :

— Le bon Dieu est absent. On devrait rendre un décret pour forcer Dieu à résidence. Il est à sa maison de campagne et ne s’occupe pas de nous. Aussi tout va de guingois. Il est évident, mon cher monsieur, que le bon Dieu n’est plus dans le gouvernement, qu’il est en vacances, et que c’est le vicaire, quelque ange séminariste, quelque crétin avec des ailes de moineau, qui mène les affaires.

Moineau fut articulé moigneau, prononciation de gamin faubourien.

Le capitaine Clubin, qui s’était approché des deux causeurs, posa sa main sur l’épaule du parisien.

— Chut ! Dit-il. Monsieur, prenez garde à vos paroles. Nous sommes en mer.

Personne ne dit plus mot.

Au bout de cinq minutes, le guernesiais, qui avait tout entendu, murmura à l’oreille du malouin :

— Et un capitaine religieux !

Il ne pleuvait pas, et l’on se sentait mouillé. On ne se rendait compte du chemin qu’on faisait que par une augmentation de malaise. Il semblait qu’on entrât dans de la tristesse. Le brouillard fait le silence sur l’océan ; il assoupit la vague et étouffe le vent. Dans ce silence, le râle de la Durande avait on ne sait quoi d’inquiet et de plaintif.

On ne rencontrait plus de navires. Si, au loin, soit du côté de Guernesey, soit du côté de Saint-Malo, quelques bâtiments étaient en mer hors du brouillard, pour eux la Durande, submergée dans la brume, n’était pas visible, et sa longue fumée, rattachée à rien, leur faisait l’effet d’une comète noire dans un ciel blanc.

Tout à coup Clubin cria :

— Faichien ! Tu viens de donner un faux coup. Tu vas nous faire des avaries. Tu mériterais d’être mis aux fers. Va-t’en, ivrogne !

Et il prit la barre.

Le timonier humilié se réfugia dans les manœuvres de l’avant.

Le guernesiais dit :

— Nous voilà sauvés.

La marche continua, rapide.

Vers trois heures le dessous de la brume commença à se soulever, et l’on revit de la mer.

— Je n’aime pas ça, dit le guernesiais.

La brume en effet ne peut être soulevée que par le soleil ou par le vent. Par le soleil c’est bon ; par le vent c’est moins bon. Or il était trop tard pour le soleil. À trois heures, en février, le soleil faiblit. Une reprise de vent, à ce point critique de la journée, est peu désirable. C’est souvent une annonce d’ouragan.

Du reste, s’il y avait de la brise, on la sentait à peine.

Clubin, l’œil sur l’habitacle, tenant la barre et gouvernant, mâchait entre ses dents des paroles comme celles-ci qui arrivaient jusqu’aux passagers :

— Pas de temps à perdre. Cet ivrogne nous a retardés.

Son visage était d’ailleurs absolument sans expression.

La mer était moins dormante sous la brume. On y entrevoyait quelques lames. Des lumières glacées flottaient à plat sur l’eau. Ces plaques de lueur sur la vague préoccupent les marins. Elles indiquent des trouées faites par le vent supérieur dans le plafond de brume. La brume se soulevait, et retombait plus dense. Parfois l’opacité était complète. Le navire était pris dans une vraie banquise de brouillard. Par intervalles ce cercle redoutable s’entr’ouvrait comme une tenaille, laissait voir un peu d’horizon, puis se refermait.

Le guernesiais, armé de sa longue-vue, se tenait comme une vedette à l’avant du bâtiment.

Une éclaircie se fit, puis s’effaça.

Le guernesiais se retourna effaré.

— Capitaine Clubin !

— Qu’y a-t-il ?

— Nous gouvernons droit sur les Hanois.

— Vous vous trompez, dit Clubin froidement.

Le guernesiais insista :

— J’en suis sûr.

— Impossible.

— Je viens d’apercevoir du caillou à l’horizon.

— Où ?

— Là.

— C’est le large. Impossible.

Et Clubin maintint le cap sur le point indiqué par le passager.

Le guernesiais ressaisit sa longue-vue.

Un moment après il accourut à l’arrière.

— Capitaine !

— Eh bien ?

— Virez de bord.

— Pourquoi ?

— Je suis sûr d’avoir vu de la roche très haute et tout près. C’est le grand Hanois.

— Vous aurez vu du brouillard plus épais.

— C’est le grand Hanois. Virez de bord, au nom du ciel !

Clubin donna un coup de barre.