Les Travailleurs de la mer/L’archipel de la Manche/16

Émile Testard (Tome Ip. 62-65).


XVI

SUITE DES PARTICULARITÉS


Les îles de la Manche n’ont encore que deux statues, l’une à Guernesey, du « prince-consort » ; l’autre à Jersey, qu’on appelle le Roi Doré ; on la nomme ainsi, ignorant quel personnage elle représente et ne sachant pas qui elle immortalise. Elle est au centre de la grande place de Saint-Hélier. Une statue anonyme, c’est toujours une statue, cela flatte l’amour-propre d’une population, c’est probablement la gloire de quelqu’un. Rien ne sort plus lentement de terre qu’une statue, et rien ne pousse plus vite. Quand ce n’est pas le chêne, c’est le champignon. Shakespeare attend toujours sa statue en Angleterre, Beccaria attend toujours sa statue en Italie, mais il paraît que M. Dupin va avoir la sienne en France. On aime à voir ces hommages publics rendus aux hommes qui honorent un pays, comme à Londres, par exemple, où l’émotion, l’admiration, le regret et la foule en deuil ont été crescendo aux trois enterrements de Wellington, de Palmerston, et du boxeur Tom Sayers.

Jersey a un Mont-aux-Pendus, ce qui manque à Guernesey. Il y a soixante ans on a pendu un homme à Jersey pour douze sous pris dans un tiroir ; il est vrai qu’à la même époque en Angleterre on pendait un enfant de treize ans pour un vol de gâteaux et en France on guillotinait Lesurques, innocent. Beautés de la peine de mort.

Aujourd’hui Jersey, plus avancée que Londres, ne tolérerait plus le gibet. La peine de mort y est tacitement abolie.

En prison on surveille fort les lectures. Un prisonnier n’a droit qu’à la bible. En 1830, on permit à un français condamné à mort, nommé Béasse, de lire, en attendant la potence, les tragédies de Voltaire. Cette énormité ne serait plus tolérée aujourd’hui. Ce Béasse est l’avant-dernier pendu de Guernesey, Tapner est, et sera, espérons-le, le dernier.

Jusqu’en 1825, le bailli de Guernesey recevait pour traitement les trente livres tournois qu’il avait au temps d’Édouard III ; environ cinquante francs. Aujourd’hui il a trois cents livres sterling. À Jersey, la cour royale se nomme la cohue. Une femme qui fait un procès s’appelle l’actrice. À Guernesey, on condamne les gens au fouet ; à Jersey, on met l’accusé dans une cage de fer. On rit des reliques des saints, mais on vénère les vieilles bottes de Charles II. Elles sont respectueusement conservées au manoir de Saint-Ouen. La dîme est en vigueur. On rencontre en se promenant les magasins des dîmeurs. Le jambage semble aboli, mais le poulage sévit. Celui qui écrit ces lignes donne deux poules par an à la reine d’Angleterre.

L’impôt est un peu bizarrement assis sur la fortune totale, réelle ou conjecturée, du contribuable. Ceci a l’inconvénient de ne point attirer dans l’île les grands consommateurs. M. de Rothschild, s’il habitait à Guernesey quelque joli cottage acheté une vingtaine de mille francs, payerait quinze cent mille francs d’impôt par an. Ajoutons que, s’il ne résidait que cinq mois de l’année, il ne payerait rien. C’est le sixième mois qui est grave.

Climat, un printemps répandu. L’hiver, soit ; l’été sans doute ; mais sans excès ; jamais de Sénégal, jamais de Sibérie. Les îles de la Manche sont les îles d’Hyères de l’Angleterre. On y envoie les poitrines délicates d’Albion. Telle paroisse de Guernesey, Saint-Martin, par exemple, passe pour une petite Nice. Aucune Tempé, aucune Gémenos, aucun Val-Suzon ne dépasse la vallée des Vaux à Jersey et la vallée des Talbots à Guernesey. À ne voir que les versants méridionaux, rien de plus vert, de plus tiède et de plus frais que cet archipel. La high life y est possible. Ces petites îles ont leur grand monde. On y parle français, nous venons de le rappeler, on dit dans la haute société : Elle a-z-une rose à son chapeau. À cela près, conversations charmantes. Jersey admire le général Don ; Guernesey admire le général Doyle. Ce sont deux anciens gouverneurs du commencement de ce siècle. On trouve à Jersey Don-street et à Guernesey Doyle-road. En outre, Guernesey a bâti et dédié à son général une grande colonne qui domine la mer et qu’on voit des Casquets, et Jersey a fait cadeau au sien d’un cromlech. Ce cromlech avoisinait Saint-Hélier ; il était sur la colline où est aujourd’hui le fort Régent. Le général Don a accepté le cromlech, l’a fait charrier bloc à bloc sur le rivage, l’a embarqué sur une frégate, et l’a emporté. Ce monument était la merveille des îles de la Manche ; il était le seul cromlech circulaire de l’archipel ; il avait vu les cimmériens qui se souvenaient de Tubal-Caïn, de même que les esquimaux se souviennent de Probisher ; il avait vu les celtes dont le cerveau est au cerveau actuel comme treize est à dix-huit ; il avait vu ces étranges donjons de bois dont on retrouve les carcasses dans les tumulus et qui font hésiter l’esprit entre l’étymologie domgio de Du Gange et l’étymologie domi-junctœ de Barleycourt ; il avait vu les casse-tête de silex, et les haches druidiques ; il avait vu le grand Teutatès d’osier ; il existait avant la muraille romaine, il contenait quatre mille ans d’histoire ; la nuit les matelots apercevaient de loin dans les clairs de lune cette énorme couronne de roches droites sur la haute falaise de Jersey. Aujourd’hui c’est un tas de pierres dans un coin d’un Yorkshire quelconque.