Les Travailleurs de la mer/L’archipel de la Manche/15

Émile Testard (Tome Ip. 59-61).
L’archipel de la Manche


XV

ANTIQUITÉS ET ANTIQUAILLES, COUTUMES,
LOIS ET MŒURS


Aujourd’hui, constatons-le, les îles normandes, qui possèdent chacune leur collège et de nombreuses écoles, ont d’excellents professeurs, les uns français, les autres guernesiais et jersiais.

Quant au patois, dénoncé par le professeur alsacien, c’est une vraie langue, point méprisable du tout. Ce patois est un idiome complet, très riche et très singulier. Il éclaire, de sa lueur obscure mais profonde, les origines de la langue française. Ce patois a des savants spéciaux, parmi lesquels il faut citer le traducteur de la bible en guernesiais, M. Métivier, qui est à la langue celte-normande ce que l’abbé Éliçagaray était à la langue hispano-basque.

Il y a dans l’île de Guernesey une chapelle à toit de pierre du huitième siècle, et une statue gauloise du sixième, qui sert de chambranle à une porte de cimetière ; exemplaires probablement uniques. Un autre exemplaire unique est un descendant de Rollon, très digne gentleman, qui habite paisiblement l’archipel. Il consent à traiter de cousine la reine Victoria.

La descendance paraît prouvée et n’a rien d’improbable.

Dans ces îles on tient à son blason. Nous avons entendu une M. faire ce reproche aux D. : Ils nous ont pris nos armoires pour les mettre sur leurs tombeaux.

Un paysan dit : Mes ancêtres.

Les fleurs de lys abondent. L’Angleterre prend volontiers les modes que la France quitte. Peu de bourgeois situés entre cour et jardin se privent d’une clôture fleurdelysée.

On est très chatouilleux sur les mésalliances. Dans je ne sais plus laquelle des îles, à Aurigny, je crois, le fils d’une dynastie très ancienne de marchands de vin s’étant mésallié avec la fille d’un chapelier récent, l’indignation fut universelle, toute l’île blâma ce fils, et une vénérable dame s’écria : Est-ce là une coupe à faire boire à des parents ! La princesse palatine n’était pas plus tragiquement exaspérée, quand elle reprochait à une de ses cousines, mariée au prince de Tingry, de s’être « encanaillée d’un Montmorency. »

À Guernesey donner le bras à une femme signifie fiançailles. Une nouvelle mariée, les huit jours qui suivent sa noce, ne sort que pour aller aux offices. Un peu de prison assaisonne la lune de miel. Une certaine honte est d’ailleurs convenable. Le mariage exige si peu de formalités qu’il peut être latent. Cahaigne, à Jersey, a entendu cet échange de questions et de réponses entre une mère, vieille femme, et sa fille, âgée de quarante ans : — Pourquoi n’épousez-vous pas ce Stevens ? — Vous voulez donc, ma mère, que je l’épouse deux fois ? — Comment cela ? — Voilà quatre mois que nous sommes mariés.

À Guernesey, en octobre 1863, une fille a été condamnée à six semaines de prison « pour avoir ennuyé son père ».