Les Travailleurs de la mer/L’archipel de la Manche/07

Émile Testard (Tome Ip. 24-27).
L’archipel de la Manche


VII

PAYSAGE ET OCÉAN MÊLÉS


À Guernesey, les métairies sont monumentales. Quelques-unes dressent au bord des chemins un pan de mur planté comme un décor où sont percées côte à côte la porte charretière et la porte piétonne. Le temps a creusé dans les chambranles et les cintres des refends profonds où la tortule champêtre abrite l’éclosion de ses spores, et où il n’est point rare de trouver des chauves-souris endormies. Les hameaux sous les arbres sont décrépits et vivaces. Les chaumières ont des vieillesses de cathédrales. Une cabane de pierre, route des Hubies, a dans son mur une encoignure avec un tronçon de colonnette et cette date ; 1405. Une autre, du côté de Balmoral, offre sur sa façade, comme les maisons paysannes de Hernani et d’Astigarragx un blason sculpté en pleine pierre. À chaque pas, on voit dans les fermes les croisées à mailles losangées, les tourelles escaliers et les archivoltes de la renaissance, Pas une porte qui n’ait son montoir à bidet, en granit.

D’autres cabanes ont été des barques ; une coque de bateau renversée, et juchée sur des pieux et des traverses, cela fait un toit, Une nef, la cale en haut, c’est une église ; la voûte en bas, c’est un navire ; le récipient de la prière retourné, dompte la mer.

Dans les paroisses arides de l’ouest, le puits banal, avec son petit dôme de maçonnerie blanche au milieu des friches, imite presque le marabout arabe. Une solive trouée avec une pierre pour pivot ferme la haie d’un champ ; on reconnaît à de certaines marques les échaliers sur lesquels les lutins et les auxcriniers se mettent à cheval la nuit.

Les ravins étalent pêle-mêle sur leurs talus les fougères ; les liserons, les roses de loup, les houx aux graines écarlates, l’épine blanche, l’épine rose, l’hièble d’Écosse, le troëne, et ces longues lanières plissées, dites collerettes de Henri IV. Dans toute cette herbe pullule et prospère un épilobe à gousses, fort brouté des bourriques ; ce que la botanique exprime avec élégance et pudeur par le mot onagrariée. Partout des fourrés, des charmilles, « toutes sortes de brehailles » ; des épaisseurs vertes où ramage un monde ailé, guetté par un monde rampant ; merles, linottes, rouges-gorges, geais, torquilles ; le loriot des Ardennes se hâte à tire-d’aile ; des volées d’étourneaux manœuvrent en spirale ; ailleurs le verdier, le chardonneret, la cauvette picarde, la corneille aux pieds rouges. Çà et là une couleuvre.

De petites chutes d’eau, amenées dans des encaissements de bois vermoulu qui laissent échapper des gouttes, font tourner des moulins dont on entend le battement sous les branchages. Quelques cours de fermes ont encore à leur centre le pressoir à cidre et le vieux cercle de pierre creuse où roulait la roue à broyer les pommes. Les bestiaux boivent dans des auges pareilles à des sarcophages. Un roi celte a peut-être pourri dans ce coffre de granit ou s’abreuve paisiblement la vache, qui a les yeux de Junon. Les grimpereaux et les hochequeues viennent en familiarité aimable piller le grain des poules.

Le long de la mer tout est fauve. Le vent use l’herbe que le soleil brûle. Quelques églises ont un caparaçon de lierre qui court jusqu’au clocher. Par endroits, dans les bruyères désertes, une excroissance de rocher s’achève en chaumière. Les bateaux tirés à terre, faute de port, sont arc-boutés sur de grosses pierres. Les voiles des barques qu’on voit à l’horizon sont plutôt couleur d’ocre ou jaune saumon que blanches. Du côté de la pluie et de la bise les arbres ont une fourrure de lichen ; les pierres elles-mêmes semblent prendre leurs précautions et ont une peau de mousse drue et dense. Il y a des murmures, des souffles, des froissements de branches, de brusques passages d’oiseaux de mer, quelques-uns avec un poisson d’argent au bec, une abondance de papillons variant de couleur selon la saison, et toutes sortes de profonds tumultes dans les rochers sonores. Des chevaux au vert galopent à travers les jachères. Ils se roulent, bondissent, s’arrêtent, font fête au vent de toute leur crinière, et regardent devant eux dans l’espace des flots qui se suppléent indéfiniment. En mai les vieilles bâtisses rurales et marines se couvrent de giroflées ; en juin, de lilas de muraille.

Dans les dunes, des batteries s’écroulent. La désuétude des canons profite aux paysans ; des filets de pêcheurs sèchent sur les embrasures. Entre les quatre murs du blockhaus démantelé, un âne errant, ou une chèvre au piquet, broute le gazon d’Espagne et le chardon bleu. Des enfants demi-nus rient. On voit dans les sentiers les jeux de mérelles qu’ils y tracent.

Le soir, le soleil couchant, radieusement horizontal, éclaire dans les chemins creux le lent retour des génisses s’attardant à mordre les haies à droite et à gauche, ce qui fait aboyer le chien. Les sauvages caps de l’ouest s’enfoncent en ondulant sous la mer ; quelques rares tamarins y frémissent. Au crépuscule, les murs cyclopéens, laissant passer le jour à travers leurs pierres, font au haut des collines de longues crêtes de guipure noire. Le bruit du vent écouté dans ces solitudes donne une sensation de lointain extraordinaire.