Les Travailleurs de la mer/L’archipel de la Manche/06

Émile Testard (Tome Ip. 21-23).
L’archipel de la Manche


VI

LES ROCHERS


Dans l’archipel de la Manche, la côte est presque partout sauvage. Ces îles sont de riants intérieurs d’un abord âpre et bourru. La Manche étant une quasi Méditerranée, la vague est courte et violente, le flot est un clapotement. De là un bizarre martellement des falaises, et l’affouillement profond de la côte.

Qui longe cette côte passe par une série de mirages. À chaque instant le rocher essaie de vous faire sa dupe. Où les illusions vont-elles se nicher ? Dans le granit. Rien de plus étrange. D’énormes crapauds de pierre sont là, sortis de l’eau sans doute pour respirer ; des nonnes géantes se hâtent, penchées sur l’horizon ; les plis pétrifiés de leur voile ont la forme de la fuite du vent ; des rois à couronnes plutoniennes méditent sur de massifs trônes à qui l’écume n’est pas épargnée ; des êtres quelconques enfouis dans la roche dressent leurs bras dehors, on voit les doigts des mains ouvertes. Tout cela c’est la côte informe. Approchez. Il n’y a plus rien. La pierre a de ces évanouissements. Voici une forteresse, voici un temple fruste, voici un chaos de masures et de murs démantelés, tout l’arrachement d’une ville déserte. Il n’existe ni ville, ni temple, ni forteresse ; c’est la falaise, À mesure qu’on s’avance ou qu’on s’éloigne ou qu’on dérive ou qu’on tourne, la rive se défait ; pas de kaléidoscope plus prompt à l’écroulement ; les aspects se désagrègent pour se recomposer ; la perspective fait des siennes. Ce bloc est un trépied, puis c’est un lion, puis c’est un ange et il ouvre les ailes, puis c’est une figure assise qui lit dans un livre. Rien ne change de forme comme les nuages, si ce n’est les rochers.

Ces formes éveillent l’idée de grandeur, non de beauté. Loin de là. Elles sont parfois maladives et hideuses. La roche à des nodosités, des tumeurs, des kystes, des ecchymoses, des loupes, des verrues. Les monts sont les gibbosités de la terre. Madame de Staël entendant M. de Chateaubriand, qui avait les épaules un peu hautes, mal parler des Alpes, disait : jalousie de bossu. Les grandes lignes et les grandes majestés de la nature, le niveau des mers, la silhouette des montagnes, le sombre des forêts, le bleu du ciel, se compliquent d’on ne sait quelle dislocation énorme mêlée à l’harmonie. La beauté a ses lignes, la difformité a les siennes. Il y a le sourire et il y a le rictus. La désagrégation fait sur la roche les mêmes effets que sur la nuée. Ceci flotte et se décompose, ceci est stable et incohérent. Un reste d’angoisse du chaos est dans la création. Les splendeurs ont des balafres. Une laideur, éblouissante parfois, se mêle aux choses les plus magnifiques et semble protester contre l’ordre. Il y a de la grimace dans le nuage. Il y a un grotesque céleste. Toutes les lignes sont brisées dans le flot, dans le feuillage, dans le rocher, et on ne sait quelles parodies s’y laissent entrevoir, l’informe y domine. Jamais un contour n’y est correct. Grand, oui ; pur, non. Examinez les nuages ; toutes sortes de visages s’y dessinent, toutes sortes de ressemblances s’y montrent, toutes sortes de figures s’y esquissent ; cherchez-y un profil grec ! Vous y trouverez Caliban, non Vénus ; jamais vous n’y verrez le Parthénon. Mais parfois, à la nuit tombante, quelque grande table d’ombre posée sur des jambages de nuée et entourée de blocs de brume ébauchera dans le livide ciel crépusculaire un cromlech immense et monstrueux.