Anonyme
Les Transformations de la Diplomatie
Revue des Deux Mondes3e période, tome 120 (p. 766-799).
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LES
FRANSORMATIONS
DE LA DIPLOMATIE

II.
L’EUROPE NOUVELLE


I

La fortune avait accordé aux princes un répit de trois siècles pour refondre le corps des peuples. Notre époque apprit à ces peuples qu’ils avaient une âme. C’est assez pour immortaliser un temps dont les esprits médiocres, noyés d’égoïsme, n’aperçoivent pas la grandeur.

Dès la fin du XVIIIe siècle, la Révolution française déchire la trame subtile de l’ancienne politique et laisse apercevoir, derrière le rideau des cours, la figure des nations. Elles sortent successivement, mais inégalement de l’ombre. À ces peuples qui s’éveillent, on peut appliquer les vers du poète :

Avec le sol natal ils émergent ou plongent :
Quand les uns du sommeil sortent illuminés,
Les autres dans la nuit s’enfoncent et s’allongent.

C’est d’abord la France et l’Angleterre, ces deux vieilles rivales, qui se mesurent en pleine tourmente révolutionnaire et substituent la querelle des peuples à celle des rois. Dans ce duel mémorable, il semble que leurs traits saillans s’éclairent. Le fastueux décor qui masquait la nation française s’écroule, et l’on aperçoit un corps de peuple achevé, compact, indivisible, recevant et transmettant les émotions avec une rapidité foudroyante ; des membres amaigris, mais sains et pleins de ressources cachées ; une tête énorme qui emporte le reste ; une âme ardente, mobile, capable de sursauts terribles, comme si les âmes des cinq ou six races qui la composent se débattaient encore en elle ; un cœur chaud, aisément détaché de lui-même, s’éprenant d’une idée ou d’un homme, aussi prompt au découragement qu’à l’espérance ; une intelligence limpide et claire, momentanément gâtée par l’esprit de système, mais possédant le sens de l’universel et ramassant dans une formule éclatante les principes essentiels auxquels le monde revient après les avoir maudits. De l’autre côté du détroit, une métamorphose aussi profonde s’accomplit, mais dans un sens différent : le gouvernement habile et corrompu des hommes d’Etat sceptiques, le vernis mal appliqué d’élégance française, l’athéisme de bon ton, s’effacent, et l’on voit surgir le véritable Anglais, bien nourri, actif, débordant de sève, appuyé sur un fond solide d’esprit puritain ; trois nations incomplètement fondues, mais dominées, entraînées par les qualités vigoureuses de la plus forte ; un esprit insulaire qui fait de l’isolement la règle de la politique aussi bien que de la morale et transforme chaque individu, comme la nation tout entière, en une citadelle armée contre les influences du dehors ; dans cette étroite enceinte, l’énergie cultivée, resserrée, rejaillissant plus forte, comme un liquide comprimé se fraie un passage au dehors ; l’amour de la liberté instruit à respecter celle du voisin ; une âme repliée sur elle-même, soutenue par l’orgueil et le sentiment du devoir, fortement attachée à ses souvenirs, à ses traditions et à ses droits ; un esprit tourné vers les applications pratiques, plus plein de faits que d’idées ; en somme, un peuple admirablement doué pour l’action et marchant d’un pas tranquille et sûr dans la voie des progrès politiques, où les Français s’élancent par bonds prodigieux suivis de chutes profondes.

Tels furent les premiers modèles proposés à l’imitation des peuples, pendant un conflit de vingt ans ; et, comme aucune péripétie ne devait manquer à ce drame épique, à la même époque, la raison d’Etat, incarnée dans un génie puissant et chimérique, exploitant à son profit le caractère universel de la Révolution française, essayait de domestiquer le sentiment national et de repétrir l’Europe par le plus singulier mélange d’idées nouvelles et de conceptions surannées. Tandis que l’ancienne politique méconnaissait les peuples, Napoléon distinguait très bien leurs aspirations ; mais il prétendait les dominer par son ascendant et leur imposer ses voies : dupe en cela de ces idéologues qui lui inspiraient tant de mépris ; car le cadre administratif uniforme qu’il leur offrait, qu’était-ce, sinon l’esprit de la révolution retourné au profit du pouvoir ? L’ancienne politique était un jeu de patience ; l’épopée impériale fut un jeu forcené, qui entraîna l’Europe dans un mouvement vertigineux, secouant les trônes et les peuples, sans autres lois que l’intérêt du moment, appelant la Pologne aux armes et comprimant l’Espagne, remplaçant, en Italie, des républiques illusoires par un royaume plus illusoire encore, essayant en un mot de reconstruire l’empire de Charlemagne avec les matériaux de 89. C’est ainsi que le siècle s’ouvrit par la plus effrayante débauche d’intérêts et de forces qu’on eût encore vue dans le monde, comme pour démontrer que la force seule, même maniée par un génie surhumain, était désormais impuissante, et que rien ne se fonderait de durable sans le concours des peuples. La démonstration fut complète, lorsqu’on vit le César moderne échouer, moins devant la coalition des souverains, que devant le patriotisme des nations, qu’il avait réveillé, puis exaspéré.

Ce fut alors que l’Espagne, qu’on croyait morte, sous un gouvernement déconsidéré, se redressa tout à coup et montra aux Français étonnés, non pas ces gros bataillons serrés dont parle Bossuet, « semblables à des tours qui sauraient réparer leurs brèches », mais une nation fière, tenace, indomptable, enflammée par ses prêtres, toujours prête, comme au temps des Maures, à recommencer la lutte au couteau contre l’étranger, raidie dans son patriotisme au point qu’on eût pu croire que trois siècles de mauvais gouvernement avaient glissé sur elle et qu’elle retournait aux croisades, mais avec cette différence que l’ivresse de l’indépendance avait gagné jusqu’aux dernières couches du peuple et que les mendians eux-mêmes ressemblaient à des rois dépossédés. Dès lors, cette nation si grave et si malheureuse inspira du respect jusque dans sa hautaine indolence ; on cessa de disposer d’elle par des « pactes de famille », et quand on se mêla de ses affaires, ce fut pour flatter ses passions plutôt que pour les contrarier. La diplomatie se donna quelquefois l’air de la régenter, mais en la priant humblement de n’agir qu’à sa guise, et en retirant vivement la main chaque fois que le lion se mettait à rugir. À l’autre extrémité de l’Europe, dans cette immense et silencieuse Russie où dominait seulement la figure d’un maître entouré de serviteurs dociles, parmi ces peuples dont la physionomie est empreinte d’une sorte de résignation orientale, on vit, en 1812, un sentiment national se former et grandir dans le danger public, embrasser avec amour cette patrie sans contours appareils, mais si rapidement incarnée dans son chef, bénir le terrible hiver protecteur de la terre russe, reconnaître et comme rassembler dans un élan patriotique les traits diffus de tant d’hommes épars pour en composer l’image d’un peuple bon, facile, patient, plus vivant par le cœur que par la pensée, plein de foi, d’abnégation et d’espérance, que les écrits des Tourguenef et des Tolstoï nous ont rendu familière. Le cyclone de l’invasion, en labourant la Russie, achevait de la révéler à elle-même.

Désormais le branle est donné dans toute l’Europe et le mouvement ne s’arrêtera plus. Comme on voit, sur les hauteurs, le soleil percer les nuages et faire étinceler tantôt un bout de forêt, tantôt un clocher, tantôt une prairie, quelquefois illuminer un pan tout entier de montagne, que la brume enveloppe de nouveau pour la découvrir plus tard, de même, dans le cours de ce siècle, tantôt un fragment de peuple, tantôt un autre, souvent une nation tout entière se réveillent et quelquefois retombent dans leur engourdissement jusqu’à des temps meilleurs. Parfois ce sont de simples épisodes, tels que la résistance obstinée du Tyrol aux armées françaises ; le plus souvent, c’est un drame complet, comme ces agitations de l’Allemagne et de l’Italie, dont notre génération devait voir le dénouement. Pendant cinquante ans, l’Allemagne se cherche péniblement, à travers les ambitions rivales et les idées contradictoires. Incertaine encore sous Napoléon, mobile et indécise comme ses frontières, poursuivant ses tronçons épars sans réussir à mettre son corps vigoureux, mais pesant, d’accord avec une âme à qui l’espace et le temps ne coûtent rien, flottant entre des intérêts trop bornés et des idées trop générales, un moment rassemblée sur le champ de bataille de Leipzig, elle disparaît et reprend pour un demi-siècle le travail de la pensée, jusqu’au jour où la discipline prussienne poussera son peuple vers l’action avec ce fracas de torrent prédit par Henri Heine. La dernière, elle entrera, comme nation, dans le système européen, dont elle était jadis le centre et qu’elle dominera de nouveau par sa masse et par son poids. Cette race laborieuse, réfléchie, pleine de persévérance et de force jusque dans ses préjugés, trouvera enfin un corps digne d’elle pour fixer sa pensée errante. Mais dans la joie de cette découverte, elle coupera les ailes à cette pensée dont elle fera momentanément l’humble servante de la patrie reconquise. Les universités seront enrégimentées : l’esprit allemand, pour être plus national, deviendra moins humain.

De l’autre côté ; des Alpes, le siècle assiste aux apparitions radieuses, coupées de brusques éclipses, de cette Italie si bien formée par la nature pour être le berceau d’une nation : sur ce sol privilégié, la montagne, et la plaine se marient dans une harmonie lumineuse ; les bailleurs modérées fleurissent en cités élégantes, pleines de souvenirs et de monumens augustes ; les passions les plus violentes se fondent en grâce et en beauté, de même que les murs sombres des vieux palais s’animent sous la caresse du ciel. Ce peuple a derrière lui vingt histoires différentes, tantôt enchevêtrées, tantôt parallèles, et il a greffé l’une sur l’autre quatre ou cinq civilisations. Sorti le premier du chaos, il a jeté d’abord sa sève dans l’épanouissement de la Renaissance ; puis il a payé cette maturité précoce par une sorte d’arrêt de développement. Pour n’avoir pas accepté la contrainte nationale qui unit, il a dû subir la domination étrangère qui divise. Mais il sait attendre : il a vu passer tant de choses sur la terre ! Sous le joug de ses maîtres changeans, il a déployé une dextérité supérieure, une rare faculté de combinaison, une ténacité qui cède au temps sans renoncer à son but, une philosophie portée à se dédommager des malheurs présens par la certitude d’un meilleur avenir. Comment pouvait-il désespérer, lorsque son caractère propre était imprimé sur le sol et sur la pierre en traits si forts et si durables ? lorsqu’un peuple de statues héroïques perpétuait dans le marbre le geste puissant des ancêtres et semblait veiller sur son tombeau jusqu’au jour de sa résurrection ? Combien d’Italiens, pendant les siècles d’abaissement, n’ont-ils pas contemplé la Nuit de Michel-Ange et sa formidable Aurore, en songeant que l’Italie pourrait, elle aussi, secouer son sommeil et soulever son buste vigoureux ? Aussi suffit-il d’un coup de vent. — que ce soit une campagne de Bonaparte ou quelque orage révolutionnaire, — pour balayer un instant la brume qui l’enveloppe et montrer au monde ébloui les lignes de ce corps parfait, ranimées par un souffle de liberté. Lorsque la nuée se reforme après 1815, on entrevoit l’Italie toujours vivante derrière le mensonge des apparences ; on la visite, on l’admire, on la plaint. Son réveil annoncé, prédit, ne surprendra personne, elle-même moins que tout autre. L’Europe, en lui tendant la main, ne fait à ses yeux qu’acquitter une ancienne dette. À la fois souple et passionnée, elle conservera son double caractère, adroite à saisir et à suivre son intérêt sur la scène compliquée du monde, grave et vraiment romaine lorsqu’elle se recueille dans la contemplation de ses grands souvenirs. C’est ainsi que, dans les fondemens de l’édifice qu’elle habite, à travers le badigeon contemporain, derrière la façade pompeuse d’un Palladio, plus loin même que la majesté d’un Bramante, on découvre tout à coup une vieille arche romaine dont l’orgueil inébranlable supporte sans plier toutes ces constructions parasites.

Le soleil du siècle, en montant sur l’horizon, ne cessait de découvrir de nouvelles perspectives et de faire saillir les formes réelles des peuples sous leur vêtement d’emprunt. Si l’on oublie pour un instant le sang et les larmes que ces renaissances ont coûté, il faut convenir qu’il n’est pas de plus merveilleux spectacle et que l’Europe débarrassée de ses voiles est infiniment plus belle et plus riche de contours. Que représentait à nos pères la péninsule des Balkans, sinon le champ de bataille séculaire des chrétiens et des musulmans ? À l’ombre des forteresses du Danube, si souvent prises et reprises, sur ces routes piétinées par les armées, ils donnaient un regard distrait à leurs frères opprimés, que les mémoires du temps dépeignent dans une humble altitude, courbés sous le fouet des janissaires, semblables à ces longues files d’esclaves que, sur la colonne Trajane, les légionnaires poussent devant eux. Cependant la nouvelle ère, à peine ouverte, rend à la lumière les nations ensevelies depuis trois siècles et comme embaumées dans la domination turque, qui conserve encore plus qu’elle ne détruit. Ce sont d’abord les Serbes, endormis sur leur poste de combat, parmi ce dédale de fleuves et de montagnes qui avait égaré si longtemps leur monarchie errante : les voilà debout, jeunes avec des traits vieux, tels que des Francs ou des Goths qui auraient sommeillé depuis les Théodebert et les Alaric. Ils secouent avec peine la courbature de cette longue torpeur et gardent je ne sais quelle tristesse incurable, propre aux races fières qui ont été abreuvées d’amertume.

À côté d’eux, les Roumains, plus souples, plus politiques, instruits pendant des siècles à se dérober comme une matière fluide entre les mains des vainqueurs : les récits des voyageurs peignaient encore, au début du siècle, la campagne vide, les habitans cachés dans les forêts ou même sous terre, le pays dévoré par les années de passage comme un champ d’Afrique par une nuée de sauterelles, ou mis en coupe réglée par des princes qui achetaient à Constantinople le droit de commander. Cependant les moissons et les hommes repoussent par enchantement dans ces riches campagnes. Le peuple ingénieux, remuant, composé de sagesse antique et d’ardeur juvénile, une brillante noblesse, des traditions militaires, un art suprême et presque italien pour tirer parti des situations indécises, une liberté conquise sans tracas et qui a placé peu à peu l’Europe en présence d’un fait accompli, tels sont les dons vraiment supérieurs qui ont rendu cette jeune nation respectable le lendemain du jour où l’on apprenait son existence.

C’est au contraire aux acclamations du monde que le peuple grec a manifesté la sienne. Le canon de Missoloughi a éveillé plus d’échos en Europe, mis en mouvement plus de journalistes, d’orateurs, de diplomates et de poètes, que trois ou quatre révolutions d’un grand peuple : comme s’il appartenait à ce rocher entouré d’eau de fixer l’attention du globe et de changer les proportions des événemens ! À l’ombre du Parthénon, le présent se double de la majesté du passé ; chaque émotion est une réminiscence. Que cette maigre terre, d’un profil si noble, d’une si glorieuse nudité, puisse porter tant de souvenirs et tant d’espérances, c’est un des plus beaux triomphes de l’âme sur la matière. Parmi les États continentaux enfoncés dans la terre grasse, immenses troupeaux humains ruminant leur pâture, il était bon qu’une petite nation nerveuse et vive montrât ce qu’on peut faire encore avec la mer libre et beaucoup d’esprit. La Grèce tout entière n’est qu’un port de refuge et une base d’opération. Un Grec ne renferme pas sa pairie entre le Pinde et Cythère : il la voit répandue sur les flots, qu’il écume de Suez à Gibraltar et de Marseille à Odessa ; et par-delà les mers, il étend la main vers d’autres horizons qu’il possède déjà par la pensée : Smyrne, la Crète, Constantinople même, tant il lui est impossible de distinguer ses souvenirs de ses droits. — C’est, du reste, un trait commun à toutes ces jeunes nations qu’elles vivent, comme on dit, d’espérance et d’eau claire, et que le moment actuel leur semble un point insignifiant dans le vaste tableau de leur destinée. Cette foi robuste est contagieuse. On les aime parce qu’elles espèrent et parce qu’elles croient. Un pèlerin en marche, fût-il maigre et poudreux, est plus beau qu’un fermier qui digère au coin du feu.

Mais il est un spectacle plus attachant encore pour quiconque poursuit le mystère de la vie et cherche à deviner le tableau dans l’ébauche : c’est le travail inachevé qui semble découper, dans le bloc central de l’Europe, de nouvelles figures de peuples. Ailleurs, les nations sont sorties tout armées de la raison d’Etat, comme Minerve du cerveau de Jupiter ; ou bien elles ont brisé le moule historique comme une enveloppe inutile. Petites ou grandes, solides ou fragiles, mais simples et d’un seul jet, l’œil les embrasse aisément. Ici, elles continuent d’évoluer autour d’une vieille monarchie qui les contient, les apaise et les dirige sans les absorber.

Les États rangés sous le sceptre de la maison d’Autriche ressemblent aux échelons d’une armée en marche qui, après avoir fait tête du côté de l’Orient, serait partie pour la domination de l’Occident et aurait pris racine sur place. Déjà les têtes de colonnes étaient postées sur le massif des Alpes ou dans le quadrilatère de Bohême ; le corps d’armée, appuyé sur les régimens croates et sur la cavalerie hongroise, traînant dans ses bagages un morceau de Pologne, prenait l’Allemagne en queue et en flanc. À dix siècles de distance, la plupart de ces peuples occupaient encore leur terrain d’invasion et restaient dans l’ordre où ils s’étaient précipités sur l’Europe. Leur mouvement vers l’Ouest était si prononcé, qu’ils avaient négligé les deux grandes voies naturelles d’une civilisation mieux assise, le bas Danube et l’Adriatique. On sait à la suite de quelles luttes mémorables, dont la crise de 1866 n’est que le dernier épisode, l’« Empire de l’Est », arrêté dans sa marche, dut refluer vers l’Orient. C’est alors qu’il accomplit ce changement de front qui restera un des faits les plus curieux de l’histoire ; non qu’il subisse autant qu’on l’a dit le fatal attrait de Byzance : il se contente d’occuper fortement ces deux grandes routes trop longtemps négligées, l’Adriatique et le Danube ; et c’est assez pour mettre à l’avant-garde ces mêmes nationalités qui suivaient en soutien la tête allemande de l’Empire. Une pareille évolution ne se fait pas sans encombre. Les nations qui, brusquement, passaient du second rang au premier, jalouses de justifier cet honneur inattendu, fouillèrent à la hâte dans leurs archives et en exhumèrent tous leurs vieux parchemins. Les plus heureux ou les plus habiles furent les Hongrois, peuple cavalier, politique, audacieux, conquérant, à la fois fier et discipliné, le dernier venu en Europe ; il n’a dans l’histoire que quelques pages, mais les plus éclatantes, et quelques héros, mais les plus purs ; fidèle à la solidarité militaire qui l’a maintenu intact parmi les populations hostiles ou mal soumises, peu enraciné sur une plaine immense où les villages ressemblent à des campemens de nomades, il a échappé, par cette mobilité même, à l’abaissement de la domination turques et il a refait ses cadres rompus, comme un corps de cavalerie se disperse et se reforme instantanément. Mais il est plus facile à une cavalerie de conquérir les peuples que de les transformer à fond : dans leur mouvement de conversion, les Hongrois poussent devant eux plusieurs petits peuples, qui, à leur tour, refusent de marcher confondus avec le bagage.

Parmi les autres nations qui composent cette monarchie, la nation tchèque est la plus éveillée, mais aussi l’une des plus malheureuses, des plus tenaces et des plus grandes dans sa petite taille. Avoir été le cœur et le cerveau de l’Europe. le centre de l’empire sous les Luxembourg, le centre de l’intelligence avec Jean Huss ; avoir, avant tous les autres, versé son sang pour une idée, secoué le joug de l’église féodale, proclamé la liberté de conscience ; puis, malgré la plus sanglante répression, après deux siècles d’un morne silence, donner de nouveau le signal de la résistance à la tyrannie religieuse ; subir ensuite la domination savante des jésuites, qui retournent ce vieux sol rebelle pour en extirper un fond vivace d’hérésie ; servir d’enjeu dans des batailles qui n’intéressent pas la destinée du pays, au point que pendant un siècle toute bonne guerre commence par un siège de Prague, et, en dépit de tant de vicissitudes, de massacres, de dépeuplemens, retrouver la conscience nationale au fond d’une vieille langue obstinée, élever ainsi l’idéal de la patrie en dehors et au-delà de l’histoire, l’envelopper dans ce mystère des origines sur lequel aucun titre postérieur ne saurait prévaloir, — c’est le signe d’une âme indomptable et bien digne de reprendre sa place dans le concert des peuples.

Pour achever cette peinture de l’Europe, il faudrait suivre et montrer partout les réveils ou les renaissances des nations : — les soubresauts de la Pologne, victime de ses propres fautes au moins autant que du conflit des ambitions, et qui aurait vécu si elle avait déployé autant de suite et de liaison dans ses desseins qu’elle a montré de persévérance dans ses souvenirs, mais acharnée à la politique du tout ou rien et regrettant peut-être aujourd’hui d’avoir dédaigné les demi-concessions de ses maîtres ; — à l’autre bout de l’Europe, des nations toutes neuves et presque sans passé : une Belgique obtenant sans coup férir cette liberté pour laquelle on s’égorge ailleurs, patrie improvisée par une alliance des anciennes libertés locales avec de solides intérêts contemporains ; — une Norvège renouant la chaîne des temps après une éclipse de cinq siècles, impatiente et comme à l’étroit parmi ces rochers grandioses et mélancoliques qui assombrissent son âme agitée, de même que les montagnes étendent leur ombre sur ses fiords, et, dans son amertume, disposée à rejeter sur ses voisins les torts de la nature ; — une Irlande non moins fameuse que la Pologne, impressionnable, éloquente, dramatique, pleine de finesse et de gaité, avec de brusques emportemens, mais des ressources, une fécondité qui lui ont permis d’attaquer pendant trois siècles la barrière la plus savante que jamais ingénieurs politiques aient dressée contre une race vaincue.

Il faudrait encore montrer les progrès du sentiment national parmi ces peuples si respectables qui, après avoir rendu de grands services à la civilisation, semblent se retirer des affaires internationales et se reposer dans la contemplation du passé : le Portugal, qui a découvert un monde ; — la Hollande, cette antique gardienne des libertés de l’Europe, borne extrême contre laquelle ont échoué tous les despotismes ; — la Suède, ce soldat de la Réforme sans lequel l’Allemagne protestante ne serait jamais sortie du néant ; — le Danemark, si héroïque, hier encore, sur son Danebrog, et défendant seul l’indépendance des petits peuples, comme il avait défendu seul, jadis, les droits des neutres sous les bombes des Anglais ; — la Suisse enfin, c’est-à-dire trois races unies sans se confondre, exemple admirable d’une âme nationale indépendante des fatalités d’origine. Non seulement on trouverait chez ces peuples l’amour de la patrie aussi vif qu’autrefois, mais on constaterait qu’il s’est propagé depuis la tête jusqu’aux plus humbles membres de chaque nation ; de sorte que, si le patrimoine de gloire ne s’est point accru par de nouvelles acquisitions, il est cependant devenu plus populaire, et par suite plus inviolable. La Hollande ne s’appelle plus « Leurs Hautes Puissances les États généraux ; » on ne connaît plus en Suisse les privilèges féodaux de « Messieurs de Berne » ou de la ligue des Grisons, ni la rigueur théocratique du conseil de Genève. En Portugal ou en Suède, le soin des intérêts du pays n’est plus un privilège aristocratique. Mais qu’une grande puissance menace, même de loin, leur indépendance, et l’on ne verra pas ces peuples abandonner leurs nobles ou leur gouvernement, comme cela se faisait naguère. Une prétention de l’Angleterre en Portugal, une note allemande en Suisse, soulèvent aujourd’hui plus de tempêtes que ne faisait jadis le séjour d’une armée étrangère. Chacun prend sa neutralité au sérieux et s’arme de son mieux pour la défendre.

Tant il est vrai qu’en politique extérieure, le grand fait du siècle est la renaissance ou le développement de l’esprit national.


II

En présence d’un mouvement si général et si soutenu, la diplomatie avait trois partis à prendre : le combattre, — l’exploiter, — ou le servir. C’est ce qu’elle a fait tour à tour, avec un succès fort inégal.

Elle a d’abord combattu le mouvement national sous toutes ses formes. Ce système porte un nom dans l’histoire : il s’est appelé la Sainte-Alliance. Il est si connu qu’on n’a pas besoin d’insister. Quoique battu en brèche, il a tenu bon jusque vers le milieu du siècle, grâce à l’assurance imperturbable d’un homme d’Etat célèbre, qui se flatta d’enchaîner le monstre populaire par les mêmes artifices dont il avait enveloppé la fortune chancelante de Napoléon. Opposant un front serein aux plus cruelles déceptions, il disait en 1818 à M. Guizot : « L’erreur n’a jamais approché de mon esprit[1]. » On a essayé de réhabiliter les traités de 1815 sous prétexte qu’ils ont donné quarante ans de paix à l’Europe. Je ne saurais partager cette admiration. Que penserait-on d’un ingénieur chargé de régler le cours d’un torrent irrésistible, s’il se contentait d’élever un barrage en travers de la vallée ? Les villages voisins s’endormiraient dans une trompeuse sécurité, jusqu’au moment où les eaux, rompant la digue, renverseraient tout sur leur passage. Les politiques du Congrès de Vienne ne firent pas autre chose. La France elle-même, tout en déclamant contre les « odieux traités, » n’apercevait ni la force ni la direction des eaux menaçantes qui s’accumulaient derrière ce fragile rempart ; et lorsque, plus tard, elle travailla de ses mains à le démolir, elle fut la première submergée. Si, dès 1815, les gouvernemens, au lieu de combattre le mouvement national en Italie et en Allemagne, s’étaient efforcés de le diriger, peut-être nous auraient-ils épargné les douloureuses surprises de la fin du siècle.

Du reste, du côté des peuples, la lutte était si simple et le bon droit si évident, que, malgré beaucoup de souffrances, cet âge laisse une impression d’héroïsme juvénile. On montait joyeusement à l’assaut de la vieille citadelle. Les tuteurs de l’Europe avaient beau renforcer leurs grilles, les nations enfiévrées passaient au travers et couraient à de suspects rendez-vous. La Belgique jouait la pièce du Mariage forcé : malgré les supplications des puissances garantes, elle faussait compagnie au roi des Pays-Bas. L’Italie s’enveloppait dans un manteau couleur de muraille et se faufilait chez les carbonari, un poignard caché dans sa ceinture. Les étudians allemands chantaient, derrière leurs lunettes, de terribles « Gaudeamus igitur, » et faisaient trembler les trônes en battant la mesure avec leurs chopes. Temps heureux et naïf, où le drapeau tricolore semblait contenir dans ses plis les libertés du monde !

Cependant la diplomatie ne tarda pas à s’apercevoir qu’elle faisait fausse route. Ne pouvant supprimer le mouvement national, elle cessa de l’attaquer de front. Elle entreprit de le tourner, c’est-à-dire de le faire servir à ses fins particulières. On flatterait les peuples, on les encouragerait au besoin et l’on aurait toute une clientèle de nations vassales qu’on pourrait opposer à ses adversaires. C’était reprendre, avec d’autres armes, la vieille tactique de l’ancien régime, en substituant seulement des confédérations de peuples aux confédérations de princes. On imiterait ainsi ces politiques du temps passé qui avaient su plier à leurs desseins les forces les plus réfractaires et même la passion religieuse. Les affaires de Grèce offraient la première occasion d’appliquer cette nouvelle méthode. On vit les puissances, enflammées d’un beau zèle pour la liberté, rivaliser de promesses et même de secours effectifs ; et cette émulation de popularité les poussa jusqu’à Navarin, cette victoire célèbre, remportée presque involontairement, que Wellington qualifiait d’événement malencontreux.

Par malheur, le sentiment national se retourne généralement contre ceux qui l’exploitent. Autrefois les gouvernemens disposaient de mille moyens de séduction : ils avaient les subsides en argent, que personne, pas même l’empereur, ne rougissait d’accepter ; ils pratiquaient dans les cours des intelligences, en attaquant les souverains par leurs passions, les ministres par l’avarice ou la vanité. Mais aujourd’hui tous ces procédés sont percés à jour et la fierté des nations ne s’accommode d’aucun lien de dépendance. Quel ressort fera-t-on jouer pour gagner définitivement un peuple ? La reconnaissance ? Nous sommes bien revenus de cette illusion généreuse : l’ingratitude, déguisée sous le nom de patriotisme, paraîtra toujours aux nations le plus saint des devoirs. Les liens dynastiques ? Ils ne sauraient prévaloir à la longue contre les sentimens du pays. La parenté de race ? Elle n’a jamais contre-balancé le plus faible intérêt d’Etat. La ressemblance des institutions ? Je ne vois pas que les républiques de l’Amérique du Sud entretiennent des rapports fort amicaux.

Cependant la diplomatie a tout mis en œuvre. Pendant une trentaine d’années, elle s’est acharnée à la poursuite de cet avantage insaisissable qu’on nomme influence. « Il faut aux États de la considération, » disait un des diplomates les plus avisés de l’ancien régime[2]. Mais n’est-ce pas hasarder cette considération que de la fonder sur un crédit purement illusoire ? Le négociateur ressemble alors à ce fils d’Idole des Lettres persanes, qui invite les peuples à s’enrichir dans l’empire de l’imagination : « Peuples de Bétique, voulez-vous être puissans ? Imaginez-vous que vous l’êtes. Mettez-vous tous les matins dans l’esprit que votre influence a doublé pendant la nuit. Levez-vous ensuite ; et, si vous avez des cliens et des alliés, allez les payer de ce que vous avez imaginé, et dites-leur d’imaginer à leur tour. »

Qu’est-ce en effet qu’un commerce de sympathie sans résultat ? qu’est-ce qu’une entente cordiale, quand on s’en tient au sourire et à la poignée de main ? qu’est-ce qu’une influence qui n’enfante pas ? Peut-on mesurer sa force et son rayon ? sonder le fond des cœurs ? L’amour platonique est une belle chose ; mais il n’a rien à voir dans les relations des gouvernemens.

Pendant tout le règne de Louis-Philippe, on a parlé, en France, d’entente cordiale avec l’Angleterre. Cependant les relations des deux pays étaient loin d’être faciles. Ils se heurtaient sur tous les points du monde, et chacun d’eux paraissait principalement occupé de ne point marcher à la remorque de l’autre. En 1830, Talleyrand déclarait l’alliance anglaise nécessaire ; elle lui sembla funeste trois ans plus tard. Or, entre ces deux dates, il n’y avait rien de changé, que la vanité de Talleyrand blessée. Il y avait aussi l’amour-propre, encore plus irritable, de Palmerston. Cet homme d’Etat fougueux, toujours prêt à dégainer, d’autant plus entêté dans ses démêlés que le motif en était plus frivole, dissimulant sous la crânerie de l’attitude le peu de consistance de ses combinaisons, remportant avec fracas des victoires sans lendemain, personnifie la politique d’influence comme Metternich celle de la répression.

Si l’on veut se faire une idée de l’étrange atmosphère dans laquelle vivaient alors les hommes d’Etat, il faut voir la France et l’Angleterre aux prises, pendant vingt ans, dans la péninsule Ibérique. Mais qui peut suivre aujourd’hui les péripéties de ce fastidieux tournoi ? qui s’intéresse à Dom Miguel, si ce n’est les porteurs du fameux emprunt ? qui a retenu les noms de Mendizabal et d’Ituritz, dont l’élévation ou la chute mettait en rumeur les nouvellistes de Paris et de Londres ? et qui croirait que le mariage de la reine Isabelle nous parut presque une revanche de Waterloo ? On jouait à la guerre de succession d’Espagne ; on manœuvrait sur le terrain où Wellington s’était illustré contre les armées de Napoléon ; mais les seules batailles étaient des crises ministérielles, et le peuple espagnol, qui ne se dérange pas pour si peu, préférait les combats de taureaux.

Le chef-d’œuvre de la politique oratoire fut de prêter une sorte d’existence collective à l’Europe. La transition était naturelle : puisque les peuples se mêlaient d’avoir une âme, pourquoi l’Europe n’en aurait-elle pas une aussi ? On sentait bien toutefois que cette âme ne pouvait être de la même espèce, puisqu’elle animait tant de corps différens ; mais les profonds politiques qui pensaient mener le chœur des nations n’étaient pas embarrassés pour si peu. Ils imaginèrent un conseil de l’Europe dans lequel les puissances de premier rang auraient droit à un fauteuil, tandis que les petits États se tiendraient modestement sur un tabouret. Cette assemblée s’appela le Concert européen. Tels, chez les anciens Grecs, ces amphictyons, institués pour maintenir l’harmonie entre les glorieuses cités hellènes, mais qui ne les empêchèrent jamais de s’égorger les unes les autres, jusqu’au jour où Philippe de Macédoine leur infusa une âme de sa façon, par des moyens qui n’admettaient point de réplique. Ces arbitres de l’Europe s’engagèrent solennellement à terminer ensemble et d’un commun accord toutes les brouilleries des gouvernemens. L’invention parut si belle, que, pendant un temps, les hommes d’Etat eurent la bouche pleine du concert européen. En faire partie devint l’objet suprême de l’ambition d’un peuple ; en être exclu, le comble de l’infortune ; et, pour avoir perdu notre place dans cet aréopage, nous faillîmes, en 1840, mettre le feu à l’Europe.

Or ce fameux concert ne produisit le plus souvent qu’une désastreuse cacophonie : chaque exécutant, voulant être chef d’orchestre, se serait cru déshonoré s’il avait réglé son instrument sur celui du voisin. Il est vrai qu’on a signé ensemble un certain nombre de traités. Mais ces actes, dressés le lendemain des batailles, ne sont point des gages de paix et de concorde. Nés de la guerre, ils portent le plus souvent la guerre dans leurs flancs, et, comme jadis, ne font que constater l’équilibre momentané des forces. Entre le mouvement national qui repousse toute ingérence étrangère et je ne sais quel rêve de fédération européenne, il y a contradiction dans les termes[3].

Ainsi la diplomatie, d’abord hostile aux revendications nationales, ne fut pas beaucoup plus heureuse dans ses gauches tentatives pour les confisquer à son profit. Vainement employa-t-elle ses grâces les plus pénétrantes et ses sourires les plus irrésistibles pour attirer à elle ces forces nouvelles et les enrégimenter sous sa bannière. Les peuples se laissèrent flatter, mais répondirent par des grognemens ou des coups de dents chaque fois qu’on essayait de les faire sortir de la sphère la plus étroite de leurs intérêts. Ils se montrèrent superbement ingrats et grossièrement attachés, comme des parvenus qu’ils étaient, au bon sens terre à terre qui leur conseillait de rester chez eux. Ils avaient le cœur du bonhomme Chrysale, qui s’intéresse principalement à son pot-au-feu et ne s’informe pas de ce qui se passe dans la lune. Frustrés dans leurs espérances, les politiques durent remplacer les faits par les paroles. Ils se vantèrent d’un crédit qu’ils n’avaient pas. Ils firent des manœuvres savantes devant les parlemens ébahis et quand on demandait où se cachaient leurs troupes, et quel était le terrain conquis par leurs victoires, ils étalaient des influences, bien sûrs que personne n’irait interroger un par un les habitans des pays désignés pour s’enquérir de leurs véritables sentimens. Impuissans à fonder un système sur le véritable équilibre des forces, déroutés par ces nations qui ne comprenaient rien à la grande politique, ils donnèrent le change à l’opinion en constatant, par des traités solennels, de prétendus accords qui entretenaient soigneusement toutes les causes de malentendus.

Tel fut à peu près l’état de l’Europe jusqu’aux approches de la guerre d’Italie. Les événemens qui se sont déroulés depuis lors ont été glorieux pour les uns, funestes pour les autres, selon la justesse des calculs ou le sort des armes : du moins ont-ils condamné cette politique de trompe-l’œil et déterminé des accords ou des rivalités plus conformes à la nature des choses.


III

Tandis que la vieille Europe s’épuisait en vaines combinaisons, deux États déjà respectables par leur passé, mais jeunes par l’espérance, entraient en scène et devaient modifier profondément les procédés de la diplomatie : c’est la Prusse et le Piémont. Depuis longtemps déjà, ils avaient abandonné ces manœuvres correctes qui sont le triomphe des chancelleries, pour prendre la tête du mouvement national en Allemagne et en Italie. Dès 1833, tout en accédant pour la forme à la ligue des rois contre les peuples, la Prusse jetait les fondemens de cette union douanière d’où devait sortir l’unité allemande. À la politique pompeuse des principes, elle opposait celle des résultats. Convaincue que la fusion des peuples ne se fait pas par des déclarations sonores et qu’il faut une base de granit à ces édifices toujours menacés, elle se gardait également contre l’esprit de croisade et contre l’entraînement des foules, et refusait la couronne impériale des mains du parlement de Francfort. Le Piémont, moins circonspect, se faisait battre, en 1848, à Custozza. Mais il était de l’intérêt de ce royaume de se compromettre pour la cause nationale. Trop longtemps on l’avait vu se ménager entre les partis contraires : quelquefois l’imprudence est le meilleur des calculs et certaines défaites matérielles sont des victoires morales.

Sans doute, il est pénible de reconnaître que les œuvres les plus durables de l’Europe contemporaine ont été faites à nos dépens ou contre nous. Mais c’est la seule manière de nous instruire sur la cause de nos revers. Notre excuse est dans ce vieil adage, qu’il est plus difficile de conserver que d’acquérir et de bien user de sa fortune que d’en construire une nouvelle. De deux États dont l’un est jeune et l’autre ancien, l’un a tout à gagner, l’autre tout à perdre. L’un voit devant lui son but, l’autre craint de le dépasser. Pour le premier, les fautes ne sont que des écarts de jeunesse, et souvent même, en l’éclairant, lui profitent ; le second ne saurait faire un faux pas sans que tout son organisme n’en soit ébranlé.

Toujours est-il qu’en Italie et en Prusse, les grands hommes ne manquèrent point aux grandes occasions. Personne n’a oublié la finesse, la ténacité, la patience, le mélange de calcul et d’audace, et même les emportemens à demi sincères qui composent la physionomie du comte de Cavour ; et nous avons encore sous les yeux cet autre personnage d’un génie brusque, impérieux, d’un dévoûment hautain pour sa patrie, habile à manier les hommes tout en les méprisant, plein de son but et parfaitement indifférent sur le choix des moyens, né tout exprès et formé par la nature pour trancher avec l’épée les nœuds gordiens que la lenteur allemande embrouillait depuis des siècles, de même que son éloquence nerveuse rompt et disloque ces périodes majestueuses dont se moquait Voltaire. Dans les succès de ces deux hommes d’Etat, il y a eu du bonheur et de l’adresse. Suivant le mot de Richelieu, qui s’y connaissait, « il faut que le jeu en die et que le joueur sache bien user de la chance. » Toutefois, si on laisse de côté l’à-propos, le tour de main, les fautes de l’adversaire, le hasard favorable d’un entretien à Plombières ou à Biarritz, au-dessus des accidens passagers, des différences de pays et de tempérament, un trait commun rapproche les deux figures : c’est l’intelligence des nécessités de la politique nouvelle, qui doit consister dans la coïncidence d’un vigoureux intérêt d’Etat avec le sentiment national. La raison d’Etat toute seule donne la politique d’un Metternich. Elle est faite de prudence et d’atermoiemens. Elle peut ajourner les questions nationales, elle ne les supprime pas. D’autre part, le sentiment tout seul touche, intéresse, mais il ne suffit ni à relever les empires ni à les conserver. La chute de la Pologne, l’échec du parlement de Francfort en 1849, les vœux stériles pour la liberté de l’Italie pendant un demi-siècle, l’ont prouvé surabondamment. Le principe des nationalités, quand il n’est pas pondéré par le lest de l’intérêt d’Etat, produit la politique vacillante d’un Napoléon III.

Cavour et Bismarck ont compris qu’ils ne pourraient rien faire sans le vœu des peuples, mais qu’il appartenait aux gouvernemens de les diriger et de les contenir. L’un a mis au service de l’unité italienne cette diplomatie piémontaise dont le savoir-faire est devenu proverbial ; il a donné à la péninsule le pivot qui lui manquait. L’autre nous a raconté lui-même ses dégoûts devant le potage à l’eau claire de la Diète germanique, image réduite de cette politique verbeuse où l’Europe se complaisait depuis 1815. Il a deviné que tout cet étalage d’ « influences » ressemblait à des armures vides campées sur des chevaux empaillés, qui tomberaient au premier coup de canon. Cependant, comme il était aussi prudent qu’audacieux, il commença par un remue-ménage en Danemark, pour voir si l’Europe se réveillerait. L’Europe ne bougea pas et Bismarck comprit qu’il pouvait tout se permettre. Le coup de tonnerre de 1866 renversa toutes les anciennes apparences de l’ordre européen. Il est inexact de dire que ce fut le triomphe pur et simple de la force. En réalité, la Prusse apportait aux Allemands ce qui leur a toujours manqué : la contrainte nécessaire, irrésistible, sans laquelle il n’y a point d’unité. Toutefois, des deux forces que Bismarck mettait en jeu, la raison d’Etat et le sentiment national, la première seule lui inspirait un culte qui ne s’est jamais démenti. C’est par là qu’on a pu dire qu’il était un homme d’ancien régime. Il n’a contracté avec la seconde que des alliances passagères, tempérées par une ironie méfiante. Allemand, certes, il l’est jusqu’à la moelle : mais « les droits » des nations, c’est-à-dire leur conscience distincte de l’intérêt d’Etat, lui inspirent un dédain qu’il n’a jamais pris la peine de dissimuler. Il a patronné tour à tour et sans contrôle toutes les théories écloses dans le cerveau des professeurs, quand elles étaient favorables à ses desseins, tantôt celle des droits historiques, tantôt celle des races, de même qu’il traitait successivement avec tous les partis dans le Reichstag, sans trop se soucier des difficultés du lendemain. Il n’a pas vu que chez les peuples d’une civilisation avancée, le véritable lien n’est ni la langue, ni la race, ni des origines souvent contestables, mais la volonté bien arrêtée de vivre ensemble. Il a méconnu chez les autres cette conscience qu’il rendait à sa propre patrie et attaché un boulet au pied de l’Allemagne ressuscitée.

Ainsi la diplomatie doit ses plus grands triomphes dans ce siècle à l’alliance d’un intérêt d’Etat solide avec un sentiment national incontestable.

Ira-t-on plus loin ? Verrons-nous l’antique sagesse des gouvernemens se mettre à la remorque des jeunes et bruyantes nationalités ? Suffira-t-il à celles-ci de signifier, par d’impérieux vagissemens, leur volonté de se débarrasser de tous les maillots et de toutes les lisières, pour qu’aussitôt les pouvoirs complaisans les laissent courir en liberté ?

Bien des signes annoncent en effet que la raison d’Etat, tutrice morose des peuples, a perdu quelque chose de cette superbe confiance qu’elle déployait autrefois, lorsqu’elle sacrifiait des milliers d’hommes au bien public et qu’elle étouffait sans scrupule les contradictions. Elle est devenue timide et raisonneuse ; elle plaide les circonstances atténuantes, tandis que l’audace, avec la popularité, passe dans le camp des revendications nationales. Qui doute aujourd’hui, par exemple, que l’Irlande obtiendra ce qu’elle demande ? Les partisans de l’Union semblent résister pour l’honneur ; ils seraient certainement soulagés si quelque habile homme leur offrait une transaction qui mît leur conscience d’état d’accord avec le sentiment public. Il faut avouer que leur situation n’est pas agréable : on les traite, en plein parlement, de mauvais frères et de Judas. À la Chambre des lords, il est vrai, les applaudissemens discrets et parfumés qui tombent des tribunes les dédommagent un peu des coups de poing nationaux qu’ils reçoivent ailleurs. Mais aux hommes d’état modernes, le suffrage des salons ne suffit pas : il leur faut une popularité qui sente la bière et le whisky. Ailleurs, en Autriche-Hongrie, les nations parlent si haut, et dans toutes les langues à la fois, qu’il ne s’agit pas de les faire taire, mais tout au plus de gagner du temps.

Plaignons les hommes d’Etat futurs : leur tâche va devenir singulièrement ingrate. Leurs devanciers sculptaient hardiment la figure des nations, et, prenant à pleines mains la grasse argile des peuples, ils en façonnaient des statues colossales. Ils avaient la joie de créer, qui est un plaisir des dieux ; de temps en temps, lorsqu’ils écartaient le voile qui enveloppait leur œuvre mystérieuse, une immense acclamation, partie d’en bas, saluait les traits divins de ces grandes figures qui s’épanouissaient dans la lumière. Tout récemment encore, les créateurs de l’Italie et de l’Allemagne n’étaient-ils pas portés et soulevés par l’enthousiasme populaire comme par un flot puissant ? Aujourd’hui le devoir du politique est tout autre : il ne s’agit plus de célébrer les noces bruyantes des peuples, mais de les détourner du divorce, en leur démontrant que le plus mauvais ménage vaut encore mieux que la meilleure séparation. Fâcheuse besogne, qui n’a rien d’héroïque. Nous touchons à cet âge critique où le sentiment national, après avoir rapproché les peuples et multiplié leurs forces, tend à les diviser, par suite à les affaiblir.

Voici ce qu’on pourrait dire aux nations : Ne vous pressez pas, réfléchissez encore. Pensez aux périls du lendemain, aux discordes qui vont éclater dans votre propre sein. Vous manquez d’expérience. Votre patriotisme est vif et sincère, mais il est sentimental et mal éclairé. Portez une main prudente sur vos vieilles institutions. Souffrez que vos gouvernemens tempèrent quelquefois vos ardeurs. Avez-vous calculé les conséquences de votre petite taille dans la mêlée des peuples ? Comment remplacerez-vous ce rempart qui vous gêne, mais qui vous abrite ? Savez-vous ce qu’il faut de dépense, d’armemens, de diplomatie, pour défendre l’intégrité d’un territoire ? Voyez-vous ces voisins en armes qui guettent vos défaillances ? Et puis, ne vous reste-t-il rien à apprendre sous la férule de vos maîtres ? Imiterez-vous ces peuples pour lesquels l’indépendance est le droit de ne rien faire et qui, souverains sans partage d’un domaine admirable, ne savent point en tirer parti ? À ceux-là, sans doute, quelques siècles de travail silencieux, sans parlement et sans journaux, eussent été fort utiles. Avant de décider sur les affaires d’État, il faut aller à l’école. Mais soit ! vous êtes des peuples adultes et bien formés, vous comptez même une longue suite d’aïeux, votre patriotisme n’est pas une invention de grammairiens. Il reste encore à savoir où s’arrêtera cette décomposition du corps politique. Votre réclamation va en soulever vingt autres tout aussi respectables, si la conscience des peuples varie avec leur langue, et s’il suffit, pour avoir droit de cité parmi les nations, de parler des jargons différens dont l’origine remonte aux époques barbares. Eh quoi ! faut-il revenir à l’âge de la tour de Babel ? Quelle barrière arrêtera cette folle entreprise, si ce n’est cette raison d’État dont vous faites si bon marché ?

Et si les peuples demandent au nom de quelle autorité on prétend leur imposer des bornes, on peut leur répondre hardiment : « Au nom de votre propre conservation. » Le point précis où le mouvement national cesse d’être légitime, c’est lorsqu’il compromet l’existence même du corps qu’il a la prétention d’animer. Mais comment fixer ce point ? Par la prévoyance, par le calcul, par la comparaison des forces, c’est-à-dire par une série d’opérations qui rentrent, au premier chef, dans les fonctions de l’État.

Un peuple qui ne sait pas faire de sacrifices à l’intérêt d’État ne mérite pas le titre de nation : il végète dans une éternelle enfance. Il est à peine supérieur aux tribus du désert ou aux noires peuplades de l’Afrique. Car enfin on chérit aussi l’indépendance au Sahara et au Dahomey. Une vraie nation n’arrive à la maturité que lorsque sa conscience, tardivement éclose, égale et remplit sa destinée. Le merveilleux n’est pas qu’un peuple se révolte et secoue ses fers : c’est qu’il entre un jour dans la pensée de ses maîtres, et qu’il s’élève à la conception d’une existence collective et des charges qu’elle comporte. Alors on peut vraiment dire qu’il a pris possession de lui-même et qu’il est apte à se gouverner.

Voilà des vérités qu’il serait bon de faire entendre même aux vieux peuples qui n’ont rien à craindre pour leur unité, si une aveugle confiance dans les inspirations du sentiment national leur faisait dédaigner les calculs de la politique et perdre la notion du pouvoir. Il suffit, pour s’en convaincre, de promener notre regard sur l’Europe nouvelle et de le ramener ensuite sur nous-mêmes.


IV

Il y a, en Europe, des rois, des gouvernemens et des peuples : il n’y a plus de cours. Le somptueux décor d’autrefois est relégué parmi les accessoires de théâtre, avec la perruque, la poudre et les has de soie. Essayez d’introduire dans une dépêche diplomatique ces expressions, si usitées jadis : la Cour de Londres, la Cour de Vienne…, vous aurez l’air d’avoir dormi cent ans. On écrit aujourd’hui : le Cabinet de Londres, le Cabinet de Vienne. Le terme même de courtisan est démodé ; il exprime une façon d’être, un trait de caractère : il n’indique pas une position sociale.

De fait, rien ne ressemble moins aux anciennes cours que l’entourage actuel d’un souverain. Des fonctionnaires respectueux et réservés, généralement fort boutonnés ; des chambellans prenant leur tour de service comme un tour de faction ; un cérémonial simplifié, qui permet aux souverains d’être des hommes et les débarrasse du fardeau pesant de la divinité ; une vie de famille calme et bourgeoise dans les petits appartenons, une représentation correcte et froide dans les grands ; des bals où l’on s’amuse par ordre, où l’on vient par curiosité et par amour-propre, où les souverains se montrent par devoir ; puis des réunions sans étiquette, ouvertes seulement à quelques rares privilégiés, tel est le ton ordinaire d’une cour à la fin du XIXe siècle. La dernière qui ait rappelé de fort loin les magnificences d’autrefois fut celle de Napoléon III. Les larges réceptions de Compiègne, où les invités étaient admis sur le pied d’une familiarité discrète ; une jeune impératrice tenant le sceptre de la beauté et de la mode, et mêlant à des fantaisies gracieuses comme celles de Marie-Antoinette des passions politiques aussi tranchées ; un souverain dont l’humeur naturellement taciturne se dérobait en public et s’épanchait volontiers dans l’abandon de l’intimité, tout cela sentait assez son ancienne cour, bien que celle-ci fût de fraîche date. Mais on ne voulait pas avoir l’air de parvenus. Les ministres étrangers profitaient adroitement de ce besoin d’imiter les vieilles mœurs. La chronique parle d’un secret d’Etat saisi au vol entre deux contredanses. Ce qui est malheureusement plus authentique, ce sont les confidences de Plombières ou de Biarritz et l’influence personnelle exercée par l’impératrice. La catastrophe dans laquelle cette cour, un moment si brillante, a sombré, semble avoir instruit les autres et démontré l’inutilité du faste ou les dangers de la familiarité. La plupart des souverains ont réduit leur train et limité leurs épanchemens. Ils estiment généralement que l’argent peut être mieux employé qu’à donner des fêtes et que les conversations sérieuses sont mieux à leur place dans un cabinet que dans un salon. Si l’Europe est un camp retranché, une cour a l’aspect sévère et la régularité monotone d’un quartier général.

Le souverain lui-même, fût-il absolu, se considère aujourd’hui comme le premier serviteur de son peuple. C’est un changement, d’une immense portée. Il faut être nourri des légendes révolutionnaires pour s’imaginer qu’un roi est encore un demi-dieu qui peut se passer beaucoup de caprices. Il n’y a pas d’existence moins enviable et plus asservie à ses devoirs. La plupart des hommes d’Etat n’y tiendraient pas trois mois. Tel souverain, maître d’un grand empire, se lève à quatre heures du matin, donne ses premières audiences à cinq ou six heures, se fait apporter son déjeuner sur une table volante, mange distraitement tout en feuilletant ses dossiers, travaille sans désemparer jusqu’à deux heures, monte à cheval pour visiter ses troupes, rentre pour conférer avec ses ministres, dîne en deux temps, et recommence le lendemain. Depuis des années, il ne s’est pas donné trois heures de distraction. Tel autre, dont l’empire s’étend sur une moitié du globe, s’est imposé la tâche colossale de voir tout par lui-même, et, plus encore que Louis XIV, d’être son premier ministre. Ses fortes épaules supportent sans fléchir cet immense labeur, et son unique délassement consiste dans les joies les plus simples de la famille. De leur côté, les souverains constitutionnels apportent tant de bonne foi, tant de sérieux, tant d’exactitude dans l’accomplissement de leur tâche, qu’ils ont presque partout raffermi les institutions dont on leur a confié la garde. Qui dira l’influence d’une sage reine sur les destinées de la Grande-Bretagne ? l’ascendant de ses vertus, de son exemple ? l’effet de ce travail incessant, quoique peu visible, et d’une correction parfaite qui a toujours sacrifié ses préférences au bien public et au respect de la liberté ? Lorsqu’on jugera de loin ce long règne, ou verra qu’il a porté les institutions parlementaires à leur point de perfection, accru la dignité des mœurs, fortifié le respect de la loi, permis les grandes évolutions sans violence et qu’enfin l’Angleterre de Victoria est infiniment plus paisible, plus heureuse, sinon plus héroïque, que celle des Georges.

Il faut le reconnaître, le type du souverain « vertueux et éclairé » que rêvaient les philosophes du XVIIIe siècle, et qui semblait alors une chimère, on le rencontre à chaque pas aujourd’hui. Jamais peut-être l’Europe, dans tout le cours des siècles, n’a présenté un tel ensemble de princes laborieux, attentifs, dévoués à leurs peuples, chefs vigilans de leurs armées, gardiens sévères des lois.

C’est donc une erreur de croire que l’institution monarchique, déracinée en France, soit ébranlée dans le reste de l’Europe. Sans doute, elle serait impuissante, et par conséquent funeste, dans un pays comme le nôtre, où le principe héréditaire est à jamais détruit ; mais elle rend ailleurs des services d’autant plus grands que les nations sont moins unies et leurs territoires moins compacts. Les États modernes ressemblent à des édifices dont tous les ornemens parasites auraient été enlevés : on n’aperçoit que mieux les pièces nécessaires de la charpente. Or la royauté est une clef de voûte : il faut que la voûte soit bien solide, ses assises inébranlables et ses pierres liées par un ciment indestructible pour s’en passer.

Mais il est une reine plus puissante aujourd’hui que les rois ; une souveraine impérieuse, fantasque, et cependant illuminée par des lueurs subites de bon sens ; pleine d’erreur et de passion dans l’usage quotidien ; d’une ignorance incroyable sur les affaires petites et communes, mais respirant l’amour du bien public, et, dans les grandes crises, quelquefois plus pénétrante que la sagesse des hommes d’Etat. Cette souveraine, c’est l’opinion publique. « Nous sommes tous des gouvernemens d’opinion, me disait un des princes les plus éclairés de l’Europe. C’est elle qui décide en dernier ressort sur toutes les affaires. Seulement il faut savoir résister à ses entraînemens passagers : pour cela, nous croyons avoir plus de force que les gouvernemens démocratiques. » Elle s’impose même aux autocrates, ne fût-ce que par la force d’inertie. Lorsque Alexandre Ier voulut faire cause commune avec Napoléon, le sentiment russe était contre lui. La Russie ne luttait pas contre son empereur, mais elle se faisait traîner. Les salons de Pétersbourg se vidaient devant l’ambassadeur de France, les fonctionnaires se dérobaient. Aussitôt qu’Alexandre rompit avec le dominateur de l’Europe, toute la Russie se leva comme un seul homme pour défendre son indépendance et repousser l’invasion. Le gouvernement n’avait plus qu’à se laisser porter par le courant[4].

Qu’est-ce donc que cette voix de l’opinion, si ce n’est le langage tantôt confus, tantôt précis, des nations prenant, conscience d’elles-mêmes ? Si l’opinion parle à voix basse dans les pays de monarchie pure, ses injonctions deviennent de plus en plus claires, et même impérieuses, dans les pays constitutionnels. Chez nous, le gouvernement de l’opinion frise la tyrannie, car nous ne savons rien faire à demi. Ce serait une belle question que de savoir s’il convient de lui donner la parole à toute heure, ou s’il ne vaudrait pas mieux espacer un peu ses oracles en confiant à quelques initiés le soin de les interpréter. Mais nous n’avons plus le choix. Depuis que nous avons été prendre par la main cette maîtresse capricieuse pour la faire asseoir sur le trône de Henri IV et de Napoléon, il ne nous reste qu’à nous incliner devant elle. Consolons-nous en songeant que chez la plupart de nos voisins, elle gouverne sous un autre nom, et qu’elle n’est ni moins exigeante, ni plus infaillible.

Or l’ancienne intrigue de cour n’était qu’un simple jeu auprès des luttes homériques qui se livrent tous les jours pour persuader, enjôler, capter et finalement entraîner l’opinion publique. Elle offre cet avantage aux ambitieux, que ses faveurs semblent à la portée de tout le monde et qu’on lui fait dire tout ce qu’on veut. Jadis, pour pénétrer à la cour, il fallait au moins une épée, un habit, un nom et quelques manières. Aujourd’hui, pour faire la cour au peuple souverain, il suffit d’une feuille de papier, d’un peu d’encre et de beaucoup d’aplomb. Lorsqu’on présentait une supplique au roi, c’était une supplique, et rien de plus : on n’avait pas la prétention de lui donner des ordres. Lorsque, par le journal, on s’adresse à l’opinion, c’est peu de la solliciter : on lui dicte ses arrêts. Il n’est pas de feuille de chou qui ne se flatte de parler au nom « du pays ». Dans ces millions de cerveaux qui composent l’esprit d’un peuple, une pensée n’a pas le temps d’éclore, et déjà cette pensée informe est interprétée, publiée par les cent bouches de la Renommée. Un télégramme nous apprend, le soir, un événement imprévu : le lendemain matin, les journaux qui s’impriment dans la nuit nous révèlent déjà les réflexions de la France entière sur cet événement. L’honnête homme qui ouvre son journal et qui est, à sa manière, une parcelle de souveraineté, apprend en même temps le fait et son propre sentiment. Par là, nous avons fait un grand pas sur la démocratie antique. Car enfin, lorsque, dans l’Agora, un Cléon haranguait les citoyens d’Athènes, il pouvait bien leur escamoter un vote, mais il n’avait pas la prétention de leur enseigner tous les matins ce qu’ils devaient penser le soir. Une fois rentrés chez eux, ces bonnes gens étaient laissés à leurs réflexions et à l’influence de leurs femmes, ce qui, parfois, les rendait plus sages. On n’avait point inventé l’art de fabriquer le sentiment public.

Il suffit de pénétrer dans les bureaux d’un journal pour voir avec quelle désinvolture s’opère cette fabrication, principalement pour les affaires extérieures. Neuf fois sur dix, c’est à coups de découpures dans les journaux étrangers. Le jeune homme chargé de ce petit travail y ajoute un peu de son cru, de sorte qu’au bout de deux ou trois emprunts successifs, l’événement a fait des petits. On assurait, à Pesth, que le roi de Serbie avait regardé une dame. À Vienne, elle passait déjà pour sa maîtresse. À Paris, on leur supposait des enfans. Les correspondances faites sur place sont meilleures, quelques-unes même tout à fait remarquables : beaucoup d’hommes distingués débutent ainsi dans la carrière des lettres et trouvent l’occasion de déployer une vivacité d’impression, une rapidité de coup d’œil qui sont des qualités de notre race. Toutefois, ces correspondances témoignent souvent d’une singulière naïveté. Le journaliste qui passe la frontière croit découvrir le pays qu’il visite. Il écrit trop pour avoir le temps de lire, et recommence invariablement la description cent fois faite avant lui. Du reste, il ne se fait pas faute de juger d’un trait de plume toute une civilisation. Quelques lignes d’histoire empruntées au premier guide du coin, un peu de couleur qui dissimule adroitement la pauvreté du fond, et le tour est joué. Vient ensuite le rédacteur, qui tire la conclusion des événemens, non seulement passés, mais futurs. Celui-là, s’il est Français, son système est simple : il divise tous les pays de l’univers en deux groupes, pour ou contre l’Allemagne. Il applique à la lettre le mot de l’Écriture : Quiconque n’est pas avec moi est contre moi. C’est là son critérium, sa balance unique. Volontiers irait-il demander au Grand Lama ce qu’il pense de l’Alsace-Lorraine. Rien n’énerve davantage les étrangers que ces jugemens sommaires. « Comparaissez, brave petit peuple, dit le journaliste d’un ton protecteur. Avouez que vous détestez les Allemands. — Mais non, répond le brave petit peuple. Nous ne détestons personne : nous désirons vivre en paix avec tout le monde. — Compris ! s’écrie le journaliste. Je vois le fond de vos cœurs : les ennemis de nos ennemis sont nos amis. — Allez à tous les diables ! reprend le peuple impatienté. Chacun pour soi et Dieu pour tous ! »

Il n’est pas question de contester les immenses bienfaits de la presse dans un pays libre ; mais si elle est un porte-voix indispensable, elle grossit l’erreur aussi bien que la vérité. Ce n’est donc pas elle qui empêchera l’opinion publique de s’égarer. Songez en effet que cette puissance d’opinion est jeune, incertaine et diffuse ; que pendant des siècles elle a été tenue à l’écart des affaires publiques ; qu’une légion d’officieux lui hurlent aux oreilles des avis discordans ; qu’elle doit se décider au milieu de ce tumulte et trouver sa route dans ce dédale où tant d’hommes d’Etat se sont perdus. La rapidité de l’information ne fait que l’embrouiller davantage. Pour juger à quel degré elle est impressionnable, qu’on entre à la Bourse : là les dépêches se succèdent, non pas d’heure en heure, mais de minute en minute. Ceux qui les reçoivent ne sont pas les premiers venus. Ils ont au moins la triture des affaires. Enfin il ne s’agit pas d’un assaut électoral où l’on peut impunément défigurer la vérité : chacun a le plus grand intérêt à la connaître, puisqu’il risque son argent, que la plupart des hommes prisent plus que leur réputation. Est-il cependant un milieu plus faux pour juger les événemens d’une certaine portée ? une foule plus crédule ? une telle cohue de badauds pour accueillir et colporter les bruits les plus invraisemblables ? Tel monarque a porté un toast : la Bourse baisse. Tel autre qui devait voyager reste chez lui : la Bourse monte. Deux gendarmes ont franchi la frontière : une panique se déclare. À quand la guerre ? a-t-on donné l’ordre de mobiliser ? Quoi ! ne savez-vous pas que tous les officiers allemands ont déjà leur feuille de route ? Un tel, qui arrive de Berlin, a rencontré un convoi de troupes. Tel négociant, qui est dans la landwehr, attend son ordre de départ, etc. Le télégraphe joue, le téléphone grince, jusqu’à ce que la clôture suspende subitement cet accès de fièvre intermittente. Et l’opinion publique abasourdie rentre chez elle, ne sachant plus que croire ni auquel entendre.

Deux causes contribuent à la redresser : d’abord, la liberté même. Le bruit neutralise le bruit. L’énormité du boniment lui ôte toute créance. On prend le parti de traverser ce champ de foire et d’aller à ses affaires, sans tourner la tête pour chaque hercule qui bat la grosse caisse devant sa baraque. Je me souviens encore des ravages que faisait un simple pamphlet sous l’Empire. On le dégustait en cachette. S’attaquer aux puissans du jour, quelle audace ! Aujourd’hui, cinquante journaux plus violens, deux ou trois aussi spirituels, attirent à peine l’attention. Débarquant aux États-Unis en 1876, j’étais stupéfait du langage de la presse à l’égard du président Grant. Les mots de voleur, d’ivrogne et d’abruti étaient les termes les plus doux de ses adversaires. Cependant il n’en perdait ni l’appétit ni le sommeil et les affaires n’allaient pas sensiblement plus mal qu’avant ou après lui.

Le second remède, c’est la publicité. L’opinion est sans doute fort ignorante et difficile à saisir ; maison lui parle tout haut, devant témoins, à la face de tout un peuple. On ne peut pas, comme jadis aux princes, lui glisser à l’oreille de vilains conseils. Tout mensonge est rapidement découvert, toute basse manœuvre déjouée. Ceux mêmes qui flattent les passions populaires doivent donner une couleur généreuse à leur doctrine et prendre au moins le masque de la vertu. Les hommes réunis et parlant publiquement, n’avouent jamais qu’ils cherchent autre chose que le bien. C’est une grande force : le bien finit à la longue par s’imposer. Car l’opinion est fort sujette à se tromper, mais, dans son ensemble, elle est incorruptible. Chacun peut espérer l’instruire ou la détromper. Il n’y a plus de bastille pour murer les secrets d’État, ni de lettres de cachet pour sceller les bouches indiscrètes.

La politique extérieure elle-même, citée à la barre de l’opinion, surveillée par la presse, forcée de se défendre à la tribune, ne doit plus craindre le grand jour. Par suite, elle est devenue moins puérile : ces laborieux châteaux de cartes qui étaient le triomphe de l’ancienne diplomatie seraient emportés comme par un coup de vent ; — moins ténébreuse : impossible de creuser une mine dont la mèche ne soit rapidement éventée ; — moins inhumaine enfin : les guets-apens, les cruautés inutiles, les noires perfidies, les exécutions en masse, que couvrait jadis la raison d’État, soulèveraient aujourd’hui un long cri d’horreur, et le politique le plus endurci faiblit devant la réprobation universelle. Certes, il ne faut pas donner dans la sensiblerie, mais il faut accepter comme un fait ce besoin de justice qui travaille notre humanité : c’est une phase nouvelle dans l’éveil des peuples. Sur ce point, les erreurs mêmes du public ont quelque chose de touchant. Lorsqu’il n’est point aveuglé par la passion, une pente naturelle le pousse à protester contre les abus de la force. Peut-on lui en vouloir de souhaiter qu’il y ait un peu moins de souffrance, moins de larmes, moins de haine dans le monde et que la politique coûte moins de sang ? Ici l’instinct populaire est quelquefois supérieur à la raison. Il distingue mal la vérité d’aujourd’hui, mais beaucoup mieux celle de demain. Même en politique, on peut répéter le mot de Pascal : « Le cœur a ses raisons que la raison ne connaît pas. »

Parce qu’il y a moins de manège dans la conduite des affaires publiques, est-ce à dire que le rôle de la diplomatie soit terminé ? Ce serait méconnaître sa véritable mission, et prendre pour les affaires d’Etat ce qui en est tout au plus la parodie. La diplomatie porte aujourd’hui la peine de ses fautes. Elle a si longtemps piétiné sur place, elle est demeurée si souvent étrangère aux grandes idées du siècle, enfin elle a été si fréquemment prise en flagrant délit d’imprévoyance, que le type du diplomate, cachant son néant sous la gravité des formes, a été livré aux risées de la foule. Mais l’esprit de finesse, les démarches obliques, la feinte profondeur, n’ont jamais servi que les petits hommes. Ce sont des bulles éphémères que le flot de l’histoire emporte pêle-mêle avec les débris des âges. Un Richelieu, un Frédéric, un Bonaparte, un Cavour, un Bismarck, n’avaient pas besoin de cacher leurs desseins. L’intrigue leur paraissait un instrument, non pas inutile, mais subalterne ; et la partie durable de leur œuvre reposait d’abord sur le discernement d’une grande cause ou d’une grande idée dont ils se faisaient les habiles serviteurs. Aussi longtemps qu’il faudra surveiller la marche des événemens, saisir les occasions, nouer des rapports et préparer des entreprises qui dépassent l’étroit horizon de la génération présente, contenir l’impatience des uns, affermir la confiance des autres, il y aura une diplomatie.

On peut même dire que, si elle n’a plus, comme autrefois, carte blanche, si chaque diplomate, pris à part, a moins d’initiative, la surveillance que ces agens exercent tous ensemble n’est ni moins difficile ni moins indispensable que par le passé. Sans doute, il était périlleux, jadis, de s’aventurer sur le terrain mouvant d’une cour : il fallait éviter les pièges et les chausse-trapes. Mais est-il plus aisé de conserver son sang-froid au milieu des clameurs de la presse de lutter contre ces émotions populaires qui gagnent si rapidement la rue et la tribune ? de jeter de l’eau froide sur les engouemens irréfléchis ou sur les colères plus généreuses que prudentes ? de dévorer sans mot dire les injures des démagogues, toujours prêts à lancer leur meute contre l’esprit chagrin qui contrecarre la passion du moment ? On dit : « Le télégraphe et le journal ont tué l’information diplomatique. » Ils la rendent au contraire absolument nécessaire pour rétablir la proportion des événemens. Le métier des journalistes est de tout grossir et de faire sensation ; le devoir du diplomate est d’amortir les chocs et de remettre la perspective au point. Le journaliste enfle sa voix, le diplomate modère la sienne. Le premier, comme son nom l’indique, vit de l’accidentel et du passager ; le second a les yeux fixés sur les intérêts permanens des peuples, et s’il pèche, c’est par le culte exagéré de la tradition. Sans cet observateur impartial, la politique étrangère oscillerait comme une boussole affolée.

L’observation même est plus difficile et plus compliquée qu’autrefois. Il ne s’agit plus de surprendre les secrets d’une cour et de connaître les ressorts assez simples qui font mouvoir un petit nombre d’hommes. Aujourd’hui, le premier rôle appartient aux peuples : il faut donc pénétrer leur tempérament, leurs aspirations, leurs forces ; et ce n’est pas trop, pour cela, de vivre au milieu d’eux, de respirer le même air et d’entrer, pour ainsi dire, dans leur âme. Une diplomatie qui ne recueillerait que des paroles officielles et se tiendrait à l’écart des nations, une diplomatie endormie dans l’existence décorative de ses palais somptueux, ressemblerait à une machine pneumatique qui fait le vide autour d’elle. Jadis on comparait l’Europe, à un échiquier, les politiques à des joueurs penchés sur un problème. Mais supposez que, tout à coup, l’échiquier s’anime, que les tours se mettent d’elles-mêmes en branle, que les cavaliers commencent à sautiller de-ci de-là, en déconcertant les calculs par leurs bonds imprévus : ne faudrait-il pas changer toutes les règles et savoir un peu quelle sorte d’âme agite cette tour rebelle et ce cavalier peu docile ?

Il ne suffit pas qu’un gouvernement ait de bons yeux : il lui faut encore une tête solide, c’est-à-dire, un peu de stabilité. S’il est vrai que la politique extérieure ne soit que le mariage d’un jeune sentiment national avec une vieille raison d’Etat, n’est-il pas manifeste que ce sentiment ne saurait se passer de guides et cette tradition de gardiens ? Supposez l’opinion publique aussi éclairée que vous voudrez : encore ne peut-elle donner que l’impulsion générale de la politique. Elle est l’arbre de couche qui met toute la machine en branle : cela ne dispense ni des rouages délicats qui transforment ce mouvement, ni du mécanicien qui le surveille, ni du pilote qui le dirige. Notre erreur, en France, est de croire que le gouvernement de l’opinion suffit à tout : de là cette mobilité dans le pouvoir qui est aujourd’hui notre vice capital. Qu’on parcoure la liste des ministres des affaires étrangères à partir du 1er janvier 1589, c’est-à-dire depuis la création des quatre charges de secrétaires d’Etat par le roi Henri III[5] : jusqu’à la Révolution, c’est-à-dire en deux cents ans, on compte seulement 20 titulaires de ce département, ce qui fait, en moyenne, un ministre pour sept ou huit ans. Dans les cent ans qui nous séparent de la révolution française, il y a eu 63 ministres des Affaires étrangères en titre. Si l’on ajoute les nombreux intérimaires, on arrive au chiffre formidable de 77 personnes chargées, pendant un siècle, de nos relations extérieures : cela ne fuit pas, en moyenne, un an et demi pour chacune. Il est vrai que M. Guizot a duré sept ans : longévité si extraordinaire chez nous qu’elle a paru factieuse et provoqué une révolution. En revanche, la seule année 1848 a vu trois ministres des affaires étrangères, et l’année 1851, quatre. Quelle étude, quelle suite, quelles alliances sont possibles avec une telle mobilité de direction ?

On ne doit pas se lasser de répéter aux Français cette vérité, banale depuis Archimède : que le levier le plus puissant ne peut rien soulever sans un point fixe. Or, dans chaque pays, la politique extérieure s’appuie sur un point fixe. Aux États-Unis, c’est le pouvoir du président, secondé par un secrétaire d’État qui dure autant que lui, et par le sénat, qui dure davantage. En Angleterre, ce sont quelques familles où la connaissance des affaires extérieures est héréditaire et parmi lesquelles chaque parti recrute les chefs du Foreign Office. En Allemagne, M. de Bismarck aurait-il fait de si grandes choses s’il n’avait duré plus de vingt ans ? L’empereur de Russie ne relire presque jamais sa confiance, et, du reste, gouverne seul les affaires du dehors. À Vienne, le ministre des affaires étrangères n’est responsable que devant les délégations et ne répond que de ses actes : il n’a point à partager la fortune de ses collègues autrichiens ou hongrois ; il peut durer. À Constantinople, le Sultan fait tout. À Rome, la politique extérieure, dans ses grandes lignes, est l’œuvre personnelle de la dynastie de Savoie : le parlement n’en a que le contrôle. Plusieurs pays, dont le plus notable est la Belgique, ont mis derrière le ministre responsable un secrétaire général permanent. C’est une excellente institution. Le ministre représente la volonté nationale ; le fonctionnaire, plus stable, incarne la tradition. Ils ne sauraient se faire ombrage, car le ministre a le rôle actif et brillant, tandis que son auxiliaire se tient modestement au fond de la scène. L’un décide et l’autre informe. Parmi les grands États, je ne vois guère que la France où les affaires extérieures suivent sans contrepoids la bascule parlementaire. Serons-nous donc le seul grand pays qui laisse flotter les rênes de ses destinées ? À quoi bon tant de sacrifices ? pourquoi cette belle armée, si elle ne sert aucun dessein suivi ?

Une circonstance a pu nous faire illusion. Depuis 1870, le sentiment national a parlé si haut et si clair qu’il n’y avait pas d’hésitation possible sur la conduite à tenir et que, par suite, le choix des hommes semblait presque indifférent. La mutilation douloureuse que nous avions subie resserrait l’union de tous les Français et donnait de l’enchaînement à notre politique étrangère. Notre isolement même n’était pas sans grandeur. Les ministres qui se succédaient au quai d’Orsay, soutenus par l’opinion la plus énergique qui se soit jamais prononcée dans un pays, n’avaient qu’à garder la même attitude de dignité, de vigilance et de recueillement. Mais, dès qu’un peuple reprend sa place dans le monde et veut faire de la politique active, il ne change point impunément de pilote au milieu de la manœuvre : nous l’avons éprouvé dans les affaires d’Egypte.

Est-ce à dire qu’il soit impossible de rencontrer en France ce point fixe sur lequel on peut fonder une politique ? Lorsque, définitivement rassurés sur l’avenir de la République, nous consentirons à augmenter l’autorité du président ; le jour où ce premier magistrat, usant des pouvoirs que la Constitution lui confère, communiquera par message avec les Chambres, la haute surveillance de nos relations extérieures lui reviendra tout naturellement, en raison même de sa durée relative et des rapports personnels qu’il entretient avec les autres chefs d’Etat. Jusque-là, rien ne nous empêcherait d’essayer, aux affaires étrangères, ce qu’on pratique à la guerre et à la marine, c’est-à-dire de placer à côté du ministre un fonctionnaire plus stable, représentant l’expérience technique. Il suffirait peut-être d’étendre les attributions du directeur politique. Ce fonctionnaire peut rendre des services d’autant plus grands, que le régime nouveau, à la différence de l’ancien, pèche par une excessive mobilité. Fortifier la tradition, c’est justement le soutenir du côté où il penche[6].

Mais la question est plus élevée. Considérons l’état des esprits en France. Quel est, parmi nos agitations, le point fixe ? Précisément notre union devant l’étranger. Les partis, divisés sur tout le reste, se tendent la main dès que l’honneur national est en cause. Qu’un orateur se lève ; au milieu de l’assemblée la plus tumultueuse et qu’il s’écrie : « L’étranger nous regarde ! » — ou bien : « Vous calomniez votre pays ! » — aussitôt une triple salve d’applaudissemens l’avertit qu’il a touché juste. Combien de présidens du conseil ont été sauvés par cet appel au sentiment national ! Voilà le point solide : quel génie clairet pénétrant y mettra son levier ? Le patriotisme ne nous débarrassera pas des crises ministérielles, mais il peut les circonscrire et distinguer entre l’inférieur et l’extérieur. Il ne supprime pas la discussion, mais il la déplace. On diffère d’avis sur les affaires du dehors, mais cet avis n’est pas nécessairement dicté par la passion politique. Un prélat fougueux n’a-t-il pas naguère défendu l’expédition du Tonkin ? N’a-t-il pas donné cet exemple de vertu civique, de soutenir comme Français le gouvernement qu’il détestait comme prêtre ? Qu’un ministre des Affaires étrangères soit seulement responsable de ses actes, qu’il ne subisse pas tous les remous de la politique intérieure, alors il aura le temps de penser aux intérêts permanens de la France, et l’Europe trouvera à qui parler. On veut que le gouvernement reflète la Chambre, comme celle-ci reflète l’opinion publique ? Il y aurait beaucoup à dire sur l’omnipotence des assemblées. Mais enfin, si vous admettez le système, appliquez-le sincèrement. Si le gouvernement doit être l’image exacte du pays, qu’il soit comme lui plus solide, plus décidé, plus ferme sur les affaires du dehors que sur celles du dedans. Que l’homme qui peut engager la signature de la France soit le représentant de la nation tout entière et non celui d’un parti.


Mesurons maintenant le chemin parcouru. Le trait fondamental qui distingue l’Europe nouvelle de l’ancienne, c’est le développement des nations. Elles couvrent aujourd’hui le sol de l’Europe, depuis le cap Nord jusqu’au cap Matapan et des bouches de la Tamise à celles du Danube. C’est tout au plus si une petite bande de terre, des deux côtés du Balkan, reste encore vierge de graine nationale. Partout ailleurs, les nations se poussent, se pressent, s’étendent, se bousculent, s’appellent, s’injurient, se glorifient ou se lamentent. Car elles ne sont pas toutes satisfaites, il s’en faut, et plus d’une étouffe dans les frontières que la politique lui impose. Elles sont aussi fort inégalement favorisées de la nature. Il y a, entre elles, les mêmes différences de taille, de richesse, de savoir, de culture qu’on remarque entre les individus. Mais elles existent, et c’est le grand point. Les plus malheureuses peuvent dire : Je souffre, donc je suis ; et toutes, elles respirent l’amour de l’indépendance.

Ainsi les vieux cadres de l’Europe, craquent ou s’élargissent sous une immense poussée. On pourrait se croire revenu aux libertés tumultueuses de la Renaissance, s’il ne se mêlait à la maturité des peuples modernes ces pressentimens inquiets et ces graves pensées qui, tour à tour, éclairent ou assombrissent le soir de la vie des hommes. Notre patriotisme dépasse les murs de la cité. L’effort continuel qu’il fait pour étreindre une patrie dont les lignes, visibles seulement sur la carte, se dérobent à travers l’espace et le temps, lui imprime quelque chose de tendu, d’abstrait, mais aussi de grandiose. Chaque citoyen se dédouble, et vit, pour ainsi dire, deux existences : l’une étroite et resserrée, qui est la sienne, et l’autre, plus vaste, qui est celle de tout un peuple, et dont il reçoit à chaque instant les secousses, comme si chaque fibre d’un même corps se réjouissait ou suffrait pour le corps tout entier.

Ce n’est point ici le lieu de tracer les miracles accomplis par ces millions d’hommes, lorsqu’ils se meuvent à la voix de leur chef ou qu’ils répondent à l’appel de leurs mandataires ; ni les effets de cette sollicitude qui s’étend aux membres les plus déshérités de la famille humaine, les plaint, les instruit, les élève, et fait d’une même nation comme une longue chaîne dont tous les anneaux se tiennent. Il suffit de montrer que, dans les affaires extérieures, l’intervention des peuples a changé de fond en comble les conditions de la politique.

À la différence de l’ancien régime, où l’intérêt d’Etat se confondait avec la grandeur des maisons royales et n’apercevait ni le but précis ni le terme de ses entreprises, l’homme d’Etat moderne travaille à constituer des nations. Quand il impose silence au vœu des peuples, c’est qu’il espère modifier à la longue leurs sentimens et qu’il en appelle des générations présentes aux générations futures. Mais il sait que les nations jugeront la solidité de son œuvre. Par suite, les lignes générales de la politique sont moins flottantes qu’autrefois. Toutes les frontières n’apparaissent pas comme des homes essentiellement provisoires que le hasard d’une guerre peut sans cesse déplacer. Les revendications sont plus précises et plus limitées. Elles n’ouvrent plus, devant l’imagination des peuples, des perspectives presque indéfinies ; elles laissent, par suite, moins de place aux fantaisies ambitieuses. Sans doute la force et l’intérêt n’ont pas dit leur dernier mot ; mais c’est une force mieux réglée, un intérêt mieux entendu. La politique de conquête n’est pas définitivement condamnée, nous le savons par expérience ; mais, en Europe, elle devient de plus en plus difficile à pratiquer ; car il ne s’agit pas seulement de prendre, il faut aussi conserver. Or, une nation vivante qu’on démembre, ou dont on dispose malgré elle, restant toujours irréconciliable, on doit, pour la maintenir dans l’obéissance, dépenser un luxe de précautions et de forces bien supérieur à l’avantage qu’on en tire. À ce prix, le métier de conquérant ne vaut plus rien et les conquêtes coûtent plus qu’elles ne rapportent. Il est donc probable que les gouvernemens seront moins jaloux d’acquérir qu’attentifs à conserver ; qu’ils entreprendront moins sur l’indépendance des peuples et se borneront à la défense de ce qu’ils considèrent comme leurs intérêts vitaux. Ce n’est point assez pour prévenir tous les conflits, puisque quelques-uns de ces intérêts sont contradictoires, mais c’est assez pour imposer aux gouvernemens des allures circonspectes et pour leur faire sentir le poids de leur responsabilité. Autrefois les principaux États de l’Europe étaient entourés d’une sorte de terrain vague ; la diplomatie combattait à distance et pouvait faire une guerre de surprises et d’escarmouches. Aujourd’hui les positions se sont rapprochées ; les États comprennent qu’ils combattent pour la vie, et qu’on n’engage point une lutte corps à corps de la même manière qu’on marche à un tournoi. Les crises sont donc plus graves, mais moins fréquentes, et la sagesse des hommes d’État s’attache à les prévenir plutôt qu’à les provoquer.

Il est vrai que cette sagesse semble à la merci des passions populaires, dont l’intempérance est un sujet d’alarme continuelle pour les cabinets. Le sentiment national apporte, dans les affaires publiques, ses qualités et ses défauts : fier, simple, ennemi de la subtilité, repoussant avec dédain l’intrigue, la corruption et même tout patronage humiliant, il est susceptible, ombrageux, loquace, irréfléchi dans ses amours et dans ses haines, et toujours prêt à se jeter dans les jambes de la diplomatie, sans ménagement ni égard pour ses véritables intérêts. Vingt fois, il a été sur le point de rallumer la guerre ; vingt fois les cabinets effrayés ont couru aux pompes. Cependant la guerre n’a point éclaté, car ces grandes émotions s’évaporent le plus souvent en paroles. Sur ce point, toutes les prévisions ont été trompées. On pensait qu’avec tant de matières inflammables accumulées dans chaque pays, la moindre étincelle suffirait pour mettre le feu aux poudres. Il n’en a rien été. Peut-être aurait-on dû remarquer que cette effervescence patriotique était tempérée par un fond de prudence, surtout depuis que tout le monde est soldat, et que les nations ne peuvent plus confier à un petit nombre de braves patentés le soin de soutenir leurs querelles.

Si le sentiment public a besoin d’être dirigé et contenu ; s’il convient, dans les pays libres, de fortifier les organes de gouvernement, il n’en est pas moins vrai qu’à l’avenir il n’y aura point de politique féconde sans le concours de ces deux forces : sentiment national, intérêt d’État. Si l’on veut éprouver la valeur d’une combinaison, par exemple la solidité d’une alliance, il faut savoir : premièrement, si elle est conforme à l’intérêt bien entendu des contractans, ce qui suffisait autrefois, et secondement si elle a gagné le cœur des peuples, ce qui répond au nouvel état du monde. L’enthousiasme le plus sincère, s’il n’est pas modéré par le calcul, se dissipe en fumée. Le calcul le plus juste, s’il reste confiné dans les chancelleries, ne produit que des rapprochemens artificiels et manque au moment décisif. — Les deux grands mobiles d’action ne font point défaut à la nation française, car jamais le sentiment national ne s’est trouvé d’accord avec une raison d’Etat plus évidente. Les deux forces sont là : il ne nous manque qu’une main ferme pour les combiner.

Mais il y a une autre conséquence à tirer du spectacle de cette Europe dont les forces colossales se balancent et se neutralisent.

Que l’on réfléchisse à cette situation : des guerres continentales terribles, mais rares ; la vigilance nécessaire, mais la plupart du temps réduite à l’observation ; les conflits de nationalités si épineux, qu’on les abandonne le plus souvent à eux-mêmes ; l’intervention limitée aux nécessités de la défense ; les alliances dissimulant leur pointe et les gouvernemens mis au régime de la diplomatie expectante ; — d’autre part, d’immenses moyens de destruction ; des officiers impatiens de se distinguer ; un esprit public toujours sur le qui-vive ; des nations impétueuses forcées de vivre l’arme au pied, au moment même où cette arme atteint le dernier degré de la précision scientifique ; une humeur active, entreprenante, aiguillonnée par le va-et-vient des nouvelles d’un bout à l’autre de notre univers ; une Europe ardente et forte en contact quotidien avec une Afrique vierge et une Asie somnolente ; les distances supprimées, les horizons qui fuyaient jadis dans l’inconnu subitement rapprochés : qu’on ait ce tableau devant les yeux, et l’on ne doutera pas que les nations, au lieu de battre éternellement les mêmes rives, ne doivent se précipiter par la seule voie qui leur soit ouverte et déborder nécessairement sur le monde.

Alors la diplomatie des grandes puissances, transportant ses évolutions sur une scène agrandie, pourra manœuvrer à l’aise parmi les formes les plus variées de la civilisation, sans risquer à chaque instant d’allumer une de ces guerres fratricides où les nations ne pensent qu’à s’entre-détruire.


  1. Voir la remarquable étude de M. A. Sorel sur Metternich, dans ses Essais de critique et d’histoire.
  2. Le Secret du Roi, par le duc de Broglie, I, p. 515.
  3. Voir les argumens invoqués en faveur de cette politique dans l’Histoire diplomatique de l’Europe, par A. Debidour, et dans l’ouvrage de M. Thureau-Dangin sur la Monarchie de Juillet, particulièrement le 4e volume (la Crise de 1840).
  4. Albert Vandal, Napoléon et Alexandre Ier.
  5. Cette liste se trouve dans l’Annuaire diplomatique de 1893, à la page 333.
  6. Depuis 1881, il y a ou sept directeurs des affaires politiques au quai d’Orsay. Voilà ces premiers commis dont la stabilité était jadis proverbiale !