Anonyme
Les Transformations de la Diplomatie
Revue des Deux Mondes3e période, tome 120 (p. 481-509).
02  ►
LES
TRANSFORMATIONS
DE LA DIPLOMATIE

I.
L'ANCIENNE EUORPE

Vous roulez sur une grande route : les arbres qui la bordent défilent et s’effacent rapidement. Derrière eux, plus lentement, mais encore assez vite, ondule le rideau des collines prochaines. Enfin les montagnes qui ferment l’horizon semblent presque immobiles, et c’est à la fin du jour seulement que vous aurez dépassé ce profil lointain ou contemplé ce mont sous une autre face.

Il en est ainsi dans la vie des nations. Ce qui passe vite, ce sont les petits faits quotidiens, les accidens de la route ; ce sont les générations des hommes qui, selon le mot de Bossuet, se poussent successivement comme les flots. Un peu au-dessus, mais pas très loin, on aperçoit les formes ondoyantes des partis et ces mouvemens de la fortune publique qui tantôt s’abaissent, tantôt se relèvent brusquement. Enfin, tout au fond, se dressent, comme des arêtes plus fermes, ces intérêts permanens des peuples dont les lignes se perdent dans la brume du passé : frontières péniblement acquises, traditions lentement formées. Que le pays subisse le gouvernement d’un seul, de plusieurs ou de tous, qu’il soit paisible ou agité, ces intérêts permanens le dominent, s’imposent et ne se modifient qu’à la longue. Ils forment précisément l’horizon propre de la politique extérieure.

Aussi les procédés et les traditions de cette politique sont-ils la partie la plus stable de l’existence des peuples. Ils présentent une sorte d’enchaînement régulier à travers les révolutions intérieures. Cependant cette immobilité n’est qu’apparente. Il arrive un moment où la montagne, qui semblait fixe, se déplace et déploie son versant opposé, où l’orientation qui semblait immuable doit être modifiée. Pour être moins visible, le changement n’en est que plus grave. Car, si un voyageur s’égare dans la forêt voisine, le mal n’est pas grand : il en est quille pour retourner sur ses pas. Mais s’il se trompe sur l’emplacement d’une montagne, le voilà complètement désorienté.

Nous sentirons mieux ce déplacement insensible qui s’opère chaque jour dans l’horizon de la diplomatie en comparant l’ancienne Europe à la nouvelle.


I

Cette Europe était encore plus mal bâtie que, la nôtre. Qu’on se transporte par la pensée au milieu du XVIIIe siècle : à considérer l’enchevêtrement des frontières, les empiétemens, les fissures, les fragmens d’Etats placés, pour ainsi dire, en l’air et déjà menacés de ruine par des poussées nouvelles, ou se croirait au lendemain de ces convulsions de la nature qui labourent profondément la croûte terrestre et entassent au hasard des blocs à peine refroidis. Sauf en Angleterre, en France et en Espagne, rien ne parait définitif. Toutes les espérances sont permises et toutes les chutes possibles. La Suède est encore à cheval sur la Baltique et n’a pas dit son dernier mot. La Russie sort de ses steppes. La Prusse grandit péniblement et n’a pas trop de toutes ses forces pour conserver la Silésie. La Pologne achève de se consumer dans l’anarchie. La complication des petits États allemands semble une gageure contre le sens coin m un. La Belgique n’est qu’un champ de bataille, une annexe incommode de la maison d’Autriche. La Hollande achète le droit de vivre en se mettant à la remorque de l’Angleterre. L’Italie renonce à vivre pour son compte et ne dispute même plus ses membres épars aux dominations rivales. Les Osmanlis refluent lentement vers les Balkans et masquent de leur rideau mobile les peuples endormis dans la péninsule. C’est encore le chaos du moyen âge.

Cependant, sur ce sol tourmenté, les mœurs monarchiques ont tracé de grandes avenues uniformes qui donnent une fausse impression de stabilité. Presque partout, à Madrid, à Rome, à Berlin, à Saint-Pétersbourg, à Stockholm et même à Londres, le désordre puissant des instincts nationaux disparaît derrière les charmilles d’un jardin à la française dont les savantes perspectives font illusion : décor sans profondeur, derrière lequel persiste la rudesse et quelquefois la brutalité des mœurs. Si l’on s’écarte un peu à droite et à gauche, on risque de tomber dans une fondrière ou de s’égarer dans les broussailles. Au XVIIe siècle, à l’époque de la diplomatie classique, les plénipotentiaires du congrès de Munster voyagent à cheval par les chemins défoncés, avec leur sagesse en croupe, et manquent à chaque instant d’embourber leur monture, eux-mêmes, et la paix du monde. En plein XVIIIe siècle, les routes ne sont pas sûres, même pour les diplomates. Les dépêches interceptées, les rapts d’ambassadeurs sont fréquens. Un négociateur risquait souvent son bagage et quelquefois sa peau. En 1702, le roi de Pologne qui « a toujours donné au roi de France des marques d’affection particulière », fait enlever et dépouiller deux envoyés français, par cette seule raison qu’il les suppose porteurs d’instructions contraires à ses intérêts. Chaque petit souverain qui veut faire figure en Europe débarbouille à la hâte la barbarie héréditaire, l’affuble d’une perruque et fait couper la barbe à ses fidèles sujets. Mais la barbe nationale repousse, et, sous l’habit à la française, le brigand féodal reparaît.

Il n’était cependant pas indifférent que le décor fut partout semblable. Une culture uniforme imitée de Versailles et dont la langue française était l’instrument naturel, faisait de l’Europe monarchique une seule et unique scène où se débattaient des intérêts contradictoires. Elle permettait d’embrasser aisément ce vaste champ d’action et le ramenait à des proportions classiques, en laissant dans l’ombre la figure encore incertaine des peuples, pour éclairer seulement, dans l’encadrement majestueux des portiques, les personnages de premier plan. De la sorte, la mêlée des intérêts, si âpre qu’elle fut, se déroulait sur une scène restreinte, comme une tragédie soumise à la règle des trois unités. C’est dans ce sens qu’on a pu dire qu’il y avait « une Europe », comme on dit qu’il y a un Théâtre français. Non que les personnages fussent d’accord entre eux : les rivalités, les passions, le meurtre même, formaient, comme toujours, le fond du drame. Mais héros et confidens parlaient la même langue, obéissaient aux mêmes mobiles, faisaient les mêmes gestes et respiraient le même air.

Cette atmosphère est celle des cours, transformées en salons depuis une centaine d’années. C’est là que le politique, confondu avec le courtisan, apprend la dissimulation, les manières dégagées, l’élégance du maintien, la haute mine impossible à déconcerter, le sourire confit en réticences, les demi-mots, l’allure à la fois discrète et impertinente. Il parle une langue aisée, rapide, féconde en euphémismes et en sous-entendus, habile à décorer d’un beau nom les procédés les moins recommandables. « Dans ce vaste pays d’Allemagne, dit Saint-Simon, où les diètes avaient palpité tant qu’elles avaient pu, on avait pu sans messéance fomenter les mécontentemens. » Sans doute, les bienséances n’auraient été choquées que si les sujets de l’empereur s’étaient montrés fidèles. Cent ans plus tard, les mêmes bienséances permettront d’entretenir les troubles de Pologne et de faire le partage. Seulement la philosophie du temps répandra sur ces arrangemens une nuance de sensibilité que les gens du XVIIe siècle, plus francs, n’auraient pas goûtée : Marie-Thérèse prendra, tout en versant des larmes. Les intérêts les plus graves sont maniés d’une main légère, de cette main gantée qui joue avec la garde ciselée d’une épée. De temps en temps, un geste à peine visible indique que l’épée sort parfois du fourreau, frappe et tue. C’est convenu d’avance, et cela dispense d’insister. Ce langage concis s’adresse à des initiés, car tout le monde, — j’entends tout ce qui compte en Europe, — a l’œil fixé sur les événemens et les comprend sans commentaires. Quand nous lisons les mémoires du temps, cette concision nous gêne, tant nous sommes accoutumés à dévider de longues phrases. Cependant quel langage plus énergique et plus simple ? « Le chancelier, dit Saint-Simon, établit d’abord qu’il était au choix du roi de laisser brancher une seconde fois la maison d’Autriche, à fort peu de puissance près de ce qu’elle avait été depuis Philippe II… » Plus loin, opposant la contiguïté de la France et de l’Espagne à la dispersion des domaines des Habsbourg, « cette maison, dit-il, loin de pouvoir compter mutuellement sur des secours précis, s’était souvent trouvée embarrassée à faire passer ses simples courriers d’une branche à l’autre ». Et cette simple remarque nous donne tout le secret de la politique française, depuis François Ier jusqu’à Louis XIV. Qu’on lise encore les deux phrases, d’un raccourci merveilleux, où Saint-Simon établit un parallèle entre l’empire et la France ; il n’omet aucun trait important : ni, pour la maison d’Autriche, le manque de mer et de commerce, et « la contradiction qu’elle trouve dans son propre sein », ni, pour le royaume de France, l’avantage « de se remuer tout entier à la seule volonté de son roi, ce qui en rendait les mouvemens parfaitement secrets et tout à fait rapides… et de plus, par les deux mers, d’avoir du commerce et une marine ». Aujourd’hui, pour énumérer les ressources des puissances, à la veille d’un événement qui devait peser sur toute notre histoire, on ne se contenterait pas à moins d’un gros volume, hérissé de chiffres et de statistiques. Alors, on voyait juste et net, un peu superficiellement, avec le coup d’œil du joueur qui saisit le temps et l’occasion. On causait la politique extérieure et on la faisait en causant, au lieu de disserter sans agir. Grâce aux échos de salons, grâce aux étroites relations qui faisaient de l’aristocratie de l’Europe une seule et même classe, on échangeait des informations pour le plaisir, et le commérage s’étendait aux affaires politiques. « Thiard, dit le général de Ségur, était d’un esprit vif et entreprenant. Il avait de ce sang aristocratique que ne trouble ni la présence, ni les interpellations des hommes les plus imposans. Rien ne le gênait, se sentant de cette souche d’où sortaient alors les grands de tous pays, auxquels les affaires d’Etat sont familières. »

J’ai connu moi-même un de ces survivans d’un autre âge, un gentilhomme d’une information universelle : il n’en tirait d’autre profit que de suivre avec une curiosité passionnée les affaires dont sa naissance et ses opinions le tenaient éloigné. Il eut, jusqu’à la fin de sa vie, la correspondance la plus suivie, la plus minutieuse avec les hommes de marque de toute l’Europe. Dans une retraite profonde, au fond d’un village, il était mieux instruit de la marche du monde qu’un ministre dans son cabinet, par l’habitude qu’il avait de discerner les vrais ressorts, c’est-à-dire le jeu des passions humaines, que les livres verts, jaunes ou bleus, publiés par les gouvernemens, s’efforcent de cacher aux yeux du public. Il connaissait par le menu les habitudes des princes, leur généalogie, leurs antécédens, leur caractère, et jusqu’aux infirmités secrètes des hommes d’Etat morts ou vivans. Egalement à son aise dans l’histoire et dans la politique, il mettait le présent à la perspective du passé, et sortait de la salle à manger de Charles-Quint pour pénétrer dans les appartemens privés de M. de Bismarck. Je n’oublierai jamais cet art d’effleurer les plus hautes questions, ces peintures rapides, cette familiarité respectueuse envers les grandes figures historiques de tous les temps, qu’il semblait avoir fréquentées personnellement. On était flatté d’être introduit en si bonne compagnie, presque de plain-pied avec elle ; un peu embarrassé seulement de l’honneur qu’il vous faisait en vous supposant aussi bien informé que lui, tandis qu’on aurait eu grand besoin de se rafraîchir la mémoire. On avait, en l’écoutant, l’intuition de la manière dont se traitaient jadis les grandes affaires. Cela ne s’apprend point dans les dossiers.

Une circonstance rendait l’ancienne politique particulièrement savoureuse : c’est l’intervention des femmes. Elles y trempaient constamment leurs jolis doigts, et, du bout de leur éventail, en bannissaient l’ennui. Aujourd’hui, le seul mot de politique fait bailler nos contemporaines et non sans raison : nous en avons fait quelque chose d’abstrait, d’indigeste, qui sent son cuistre d’une lieue. Aussi faut-il une véritable abnégation pour écrire ou parler sur les matières politiques : on renonce à se faire entendre de la plus belle moitié du genre humain. Mais quand l’Europe était un salon, quand l’habileté politique se confondait souvent avec l’esprit d’intrigue et s’en servait toujours, les femmes étaient dans leur élément. Sans doute, elles n’apercevaient pas le centre de gravité de ces vastes machines, ni ces calculs de force et de résistance qui assimilent le savoir-faire du politique à l’art de l’ingénieur. On rougissait de céder à leur influence : « Torcy, dit Voltaire, pensait qu’il n’était pas honorable à son maître que deux femmes lui eussent fait changer une résolution prise dans son conseil. » Il la changeait néanmoins. Hors du conseil, il restait aux femmes les faiblesses des hommes : il n’en fallait pas davantage pour imposer silence aux graves conseillers. Les intérêts des peuples, avant d’affronter la fumée des champs de bataille, se débattaient dans un nuage de poudre à la maréchale.

Cette influence n’était pas toujours très morale. On se souvient de l’étrange procédé employé par Louis XIV pour retenir le roi d’Angleterre dans son alliance : son meilleur instrument venait de lui manquer par la mort de Madame, sœur de Charles II. Mais il y avait, dans la suite de la malheureuse princesse, une petite Bretonne, Louise de Kéroualle, fort innocente et fort jolie, à laquelle on raccrocha le grand dessein. Dès lors, le roi de France, son ministre Lionne, et son ambassadeur à Londres, aidés de plusieurs personnes estimables, conspirèrent pour donner cette maîtresse à Charles II. Louise de Kéroualle était honnête : il fallut entreprendre un siège en règle. Les dépêches de notre ambassadeur, annotées de la main même de Louis XIV, donnent, jour par jour, le procès-verbal de l’attaque et de la défense. On dut employer la ruse : une grande dame anglaise se chargea de faire capituler la place. Elle se rendit enfin, la France respira, et la face de l’Europe fut changée. L’histoire est remplie de traits semblables, qui n’ont pas toujours pour excuse la raison d’État.

Reconnaissons cependant qu’à tout prendre la politique ainsi pratiquée sous les yeux des femmes avait quelque chose de cavalier, de fringant, bien fait pour séduire les esprits hardis. Elle attirait tout ce qui voulait plaire, c’est-à-dire tout ce qu’il y avait de brillant et de bien né. On sait comment l’aventureux La Chétardie, ambassadeur de France à Pétersbourg, se fit conspirateur au profit de l’impératrice Elisabeth. Un peu plus tard, le baron de Breteuil, choisi pour sa bonne mine, et chargé d’attirer dans les intérêts de la France la future impératrice Catherine, aurait pu résumer ses instructions dans le mot de don Salluste à Ruy Blas :

— Et que m’ordonnez-vous, seigneur, présentement ?

— De plaire à cette femme et d’être son amant[1].


Je concède qu’il entrait dans ces mœurs beaucoup de jargon, de bol air, et par conséquent de vide : que la lumière d’un salon est un jour faux ; que les bruits du dehors n’y pénètrent qu’affaiblis ; qu’à considérer les peuples à travers l’Œil-de-bœuf, on saisit mal les véritables proportions des événemens ; qu’on joue, par bravade, avec le feu, sauf à se faire sauter soi-même et toute la cour. J’accorde encore que, les vrais hommes d’Etat se forment autre part. Il n’en est pas moins vrai qu’à cette époque, toute la bonne société savait les affaires extérieures, tandis qu’aujourd’hui on les ignore. On les abandonne aux spécialistes et aux gratte-papier. C’est fâcheux. Le commun des mortels ne donne tout ce qu’il peut qu’à la condition d’avoir un public. Il faut que l’amour-propre s’en mole. Il faut l’approbation des femmes et ce murmure flatteur des gens qui comprennent ou font semblant de comprendre. Voyez comme on en use aujourd’hui dans les arts et les lettres. La foule élégante se précipite au Salon de peinture ou à l’Académie. Les trois quarts des curieux n’y vont que par genre et débitent force sottises. Mais comme tout le monde parle la même langue et qu’il y a par-ci par-là quelques bons juges, il s’établit une moyenne d’opinion qui encourage, redresse et quelquefois fait naître les vrais artistes. C’est ainsi que, sous l’ancien régime, les cours tenaient école permanente de politique extérieure.


II

Telle est la scène : voyons maintenant les acteurs. Le premier de tous, placé dans une sorte d’apothéose au-dessus des autres mortels, c’est le monarque.

Il ne suffit pas de comprendre les mœurs de l’ancienne monarchie, il faut les sentir. Je conseille à tout Français, avant même d’ouvrir un livre d’histoire, d’aller faire un tour à Versailles. Nul temple n’a conservé plus exactement l’empreinte du demi-dieu qui l’habitait. Laissez-vous pénétrer par cette grandeur solide et imposante que la royauté détruite emplit encore d’un auguste silence. Considérez ces larges avenues convergeant vers un centre unique, ces dépendances : — écuries du roi, intendance du roi, chenil du roi ; — un corps d’année y tiendrait à l’aise. Parcourez cette ruche immense, aujourd’hui déserte, où nous avons encore entendu, après 1871, le bourdonnement des services publics, absorbés et comme engloutis dans cette majesté tranquille ; dont ils ne troublaient même pas la symétrie. Surtout, regardez cette statue de bronze, qui se dresse au milieu de la cour d’honneur. Est-ce un mortel, ou n’est-ce pas plutôt, l’image de Jupiter Olympien qui manie la foudre sans colère, parce que son pouvoir est sans borne ? Autour de lui, la Restauration a élevé les statues énormes et contournées des grands hommes, mais tous ces colosses ont beau agiter leurs panaches et prendre des poses théâtrales, ils paraissent petits devant le geste tranquille du maître, sous son regard calme et dominateur. Vous pouvez maintenant, les mémoires à la main, emplir cette vaste cour du bruit des armes, de la livrée dorée des laquais, du va-et-vient des courtisans ; vous pouvez, de chambre en chambre, ressusciter la foule respectueuse dont les fronts se courbent comme à l’église sur le passage du roi : vous concevrez l’ardeur de plaire, la contrition parfaite de ceux qui ont déplu au monarque, au point de mourir de chagrin pour une parole sévère. Les minuties de l’étiquette vous paraîtront les cérémonies d’un culte d’autant plus exigeant que le dieu est visible et qu’on ressent à l’heure même les effets de sa faveur ou de sa colère. Vous comprendrez alors le battement de cœur d’un vieux guerrier huit couvert de cicatrices, descendant d’une longue suite d’aïeux, quand au petit coucher il présente le bougeoir ou la chemise.

Ce culte, nous l’avons porté au plus haut point de perfection : mais il n’était pas spécial à la France. Il réagissait souverainement l’ancienne Europe et particulièrement les affaires élu dehors. La politique extérieure alors, ce n’est pas seulement la chose du roi, c’est le roi lui-même. L’humanité a connu d’autres principes d’agrandissement : dans l’antiquité, la conquête brutale ; au moyen âge, la guerre de tous contre tous, la concurrence des petites républiques se battant pour les intérêts de leur commerce. Mais les grands États modernes ont été fondés par des maisons royales. Les titres du roi ont été longtemps leurs seuls titres. Les successions, les mariages, les renonciations, les clauses de réversion formaient leur droit public. Leurs archives ressemblent à un vaste arsenal où les légistes puisent des argumens et des distinctions pour défendre les droits de leurs maîtres, et ces cours, tout à l’heure si policées, deviennent à la moindre brouille des lieux de chicane où retentit la verbeuse éloquence d’une armée de procureurs. Point de guerre qui ne soit précédée d’une bataille de mots, où l’on s’accable mutuellement sous le poids des liasses de parchemins. Les princes les plus philosophes, ceux qui, comme Frédéric II, ne croient qu’à la force, font cette concession aux mœurs de leur temps, et l’invasion de la Silésie commence par une procédure féodale. C’est en filet le droit féodal qui continue de gouverner les rapports extérieurs des États. Le chef de la maison royale incarne dix siècles d’histoire. Il est une tradition vivante. Les peuples adorent en lui l’image de leur unité. Si, dans un mouvement de colère, ils détrônent ou décapitent un roi, ils n’ont rien de plus pressé que d’en faire un autre et de suspendre leur existence à la continuité d’une dynastie. Un interrègne semble une rupture dans la chaîne des temps. Même après que les sujets ont fait brèche dans le pouvoir absolu et conduisent leurs propres allaires, ils abandonnent, au souverain celles du dehors. Ils s’échauffent sur un intérêt de commerce, sur un péril immédiat, mais les intérêts lointains les touchent peu. Il n’est pas de sujets plus libres et plus tiers que les Anglais : ils ont chassé les Stuarts, acclamé une dynastie nouvelle et même, sous la reine Anne, continué, malgré leur souveraine, les entreprises de Guillaume III contre la France. Ils ont donc une forte prise sur les allaires du dehors. Cependant, ayant appelé au trône un petit prince allemand, ils tolèrent que ce prince ait une politique à lui qui, parfois, gène et contrarie celle de la Grande-Bretagne. En 1715, un de nos diplomates, le marquis de Bonnac, écrit : « Le roi d’Angleterre a présentement un si grand intérêt à ce qui se passe dans le Nord, à cause de ses États d’Allemagne, que, s’il peut tirer quelque usage des forces de la nation anglaise, ce sera pour en profiter de ce côté-là… »

Aussi, le roi garde le rôle principal au dehors, alors même que son pouvoir est limité au dedans. « C’est le sort des monarchies, dit Voltaire, que leur prospérité dépende du caractère d’un seul homme. » Le testament de cet homme change la face du monde. Sa volonté, son caprice ou sa mauvaise humeur éteignent ou rallument les guerres. Une infirmité, une maladie, une mort, moins encore, deux mots glissés par une favorite, et voilà l’Europe en feu. Pour honorer ce potentat dont les pas ébranlent les nations, et pour donner aux autres peuples une idée avantageuse de sa puissance, rien ne parait trop pompeux ni trop imposant. Les ambassadeurs, émanation de sa personne, font dans les villes des entrées fastueuses. Le canon tonne sur leur passage et les corps municipaux sortent pour les haranguer. Cependant ils s’avancent, gonflés de l’importance de leurs maîtres, et s’ils ont les premiers franchi une certaine porte ou gravi un certain escalier, on illumine comme pour une victoire. D’autre part, une politique qui se fait homme devient claire, tangible, aisée à comprendre. Le maître et les serviteurs se pénètrent réciproquement, car leurs ambitions ne diffèrent que par la grandeur de la scène. Les nobles ne sont-ils pas aussi des chefs de maison ? qu’il s’agisse d’un trône ou d’un tabouret, le conflit d’amour-propre n’est-il pas le même ? Les argumens ne sortent-ils pas de la même officine féodale ? Aussi le roi ne cherchera pas bien loin, s’il s’agit de trouver un négociateur. Faut-il soutenir sa querelle et hausser le ton ? il prendra cet homme d’épée pointilleux sur l’honneur. Faut-il discuter âprement de vieux titres poudreux ? il choisira ce magistrat, ferré sur la procédure. Faut-il user de ménagemens, temporiser, manier le cœur humain ? il jettera les yeux sur cet homme d’église tenace et patient, versé dans la direction des consciences.

Avec une telle responsabilité, le rôle du monarque est écrasant. Souvent ses épaules fléchissent. « Charles-Quint, dit Mignet, avait été général et roi, Philippe II n’avait été que roi, Philippe III et Philippe IV avaient été à peine rois, Charles II ne fut pas même homme. » Les meilleurs souverains, s’ils sont modestes, sentent, comme notre Louis XIII, le besoin de partager le fardeau. Des divers traits qui composent leur visage, il semble que l’individualité s’efface et que l’air de famille, la dignité royale, subsistent seuls. Ou bien c’est une femme indolente, un prince enfant, qui laissent flotter les rênes de l’Etat. Alors surgissent ces grands serviteurs de la monarchie qui soutiennent l’édifice chancelant et qui, libres de préjugés, apercevant les institutions sous les hommes, se sont montrés parfois plus royalistes que le roi. Leur figure offre un singulier mélange de finesse et de calme, de souplesse et de résolution. Ils ont l’ampleur imposante, la grâce noble du geste et l’œil attentif du chasseur. Il y a, chez eux, deux personnages : un courtisan qui doit se maintenir sur le terrain glissant de la cour, un homme d’Etat qui doit élever son âme à la hauteur de sa mission. L’un surtout, le plus grand, Richelieu, a poussé ce contraste à l’extrême : courbé jusqu’à terre quand il parle à son maître, redressé de toute sa hauteur quand il parle au nom de son maître ; d’une inquiétude sans borne au moindre accroc qui menace la santé du roi, d’un visage inébranlable en face de l’ennemi ou des grands ; d’ailleurs toujours noble, égal à lui-même, car la foi monarchique n’a pas d’hésitation et le ministre ne se sent pas plus petit pour s’incliner devant le trône que le prêtre pour s’agenouiller devant l’autel.

Quant aux acteurs secondaires, leur physionomie se modifie profondément d’un siècle à l’autre. Dans une galerie de portraits historiques du XVIe au XVIIIe siècle, la différence des figures est frappante. Les premières ont les traits rudes et simples, le regard droit ; elles se tiennent raides dans leur fraise empesée, avec un air de force et de dignité ; leur mâle assurance révèle des hommes façonnés à tous les genres d’action, et sur leur front robuste, le pli de la méditation se croise quelquefois avec les cicatrices du champ de bataille. Ces hommes ont été tour à tour soldats, diplomates, vice-rois, comme ce Du Bellay qui fut le protecteur de Rabelais ; ou bien, comme Sully, avant de diriger les « économies royales », ils ont reçu vingt arquebusades dans le corps. — Les portraits du XVIIe siècle se recommandent par la gravité, l’ampleur, la majesté : ce sont des hommes bien assis sur des principes qu’ils jugent inébranlables. C’est un moment d’équilibre où le service du roi se confond réellement avec l’intérêt public. On les voudrait cependant un peu moins surs d’eux-mêmes. Ils sont guindés sur un dogme. On les sent tout près de prendre la forme pour le fond et l’idole pour le dieu. Vers la fin du siècle, l’originalité s’affaiblit, les traits amollis s’alourdissent sous la large perruque, le pli de la bouche moins ferme révèle une gravité de commande plutôt qu’une conviction personnelle. — Les portraits du XVIIIe siècle sont délbérés, pimpans ; ils ont l’œil vif et hardi, et affectent la désinvolture. Ils se drapent coquettement dans la si marre ou l’hermine. Ils cherchent l’effet. S’ils portent encore la cuirasse ou le manteau ducal, c’est pour faire briller l’acier ou chatoyer le velours. Le diplomate, le guerrier ont lu les philosophes. Ils estiment qu’il est de mauvais ton de se prendre au sérieux. Tout à l’heure, ils vont rejeter cet attirail incommode pour souper avec les beaux esprits. Le poids des affaires semble trop lourd. On a si grand’peur de passer pour pédant, qu’après avoir feint la légèreté, on devient léger en effet. L’homme de cour l’emporte sur l’homme d’Etat. Il est encore très capable d’adressé et d’intrigue, il connaît bien l’Europe officielle ; mais après avoir admiré son agilité, son esprit de ressource, on s’étonne de la pauvreté de ses conceptions. Telle cette intrigue si savante et si vaine, nouée par Belle-Isle autour de la succession d’Autriche[2]. Telle encore l’habile comédie grâce à laquelle le plénipotentiaire français termine une longue et stérile campagne par une paix plus stérile encore. Il trompe les envoyés d’Autriche et d’Angleterre par de fausses confidences ; il arrache au second une signature qui exaspère le premier. C’est du Regnard tout pur. Mais par ce tour d’industrie, les victoires de Maurice de Saxe sont annulées, la Belgique, à demi conquise, est perdue. Cependant l’homme de cour n’est pas le plus dangereux : à défaut de profondeur, il a du métier. Derrière lui paraît déjà l’animal à principes, par exemple ce marquis d’Argenson qui travaille pour le roi de Prusse, s’entête dans une fidélité ridicule pour un allié douteux, et, satisfait de lui-même, refuse, avec le geste de Fabricius, l’offre des Pays-Bas.

À la même époque et par un autre effet de l’institution monarchique, l’influence des bureaux augmente. Les bureaux sont le prolongement du ministre comme le ministre est le prolongement du monarque ; mais ils ne sauraient suppléer aux défaillances des chefs d’emploi. C’est le dictionnaire bien informé, qu’on néglige ou que l’on consulte, mais qui n’a d’autre autorité que la force du précédent : excellent aide-mémoire, conservatoire indispensable des traditions, médiocre instrument d’action. Je veux bien admirer ces serviteurs modestes et utiles dont M. le duc de Broglie a fait l’apologie dans un langage élevé. Mais je suis forcé de constater que nous n’avons jamais eu de meilleurs commis qu’à l’époque de nos plus grands échecs diplomatiques ; ce qui prouve au moins qu’ils étaient impuissans. De plus, il est toujours à craindre qu’un premier commis ne connaisse les papiers mieux que les hommes et que, dans sa haute opinion du dépôt qui lui est confié, il ne transforme en règle immuable un expédient temporaire. Il lui manque d’avoir vu le vrai ciel et senti trembler le sol sous ses pieds. Enfin, tandis qu’une bureaucratie mieux informée, mais immobile et pédante, rédige de belles instructions et perd des batailles dans les règles, comme ces généraux qui s’indignaient des « innovations » du général Bonaparte, une nuée de négociateurs officieux, simples mouches du coche, s’agite à travers les mailles de la diplomatie officielle et ajoute à l’immobilité l’image de la confusion.

Déjà cependant l’Angleterre et la Hollande donnaient un autre exemple. On avait vu, pendant toute la durée du moyen âge, des êtres collectifs se passer, pour durer, de la continuité monarchique : des guildes de marchands comme la Hanse, des cités comme Venise ou Gênes, des corporations religieuses comme l’ordre Teutonique, déployer autant d’audace et de ténacité dans leurs entreprises que les monarchies les mieux assises. Le gouvernement de l’église catholique prouvait que les traditions les plus stables peuvent se perpétuer à travers le changement des personnes et la révolution des mœurs. Il semblait même que ces corporations avaient, sur les dynasties, l’avantage de ne point mourir et d’être moins exposées aux conséquences des infirmités humaines. On pensait toutefois que cette manière de gouverner ne pouvait s’appliquer qu’à un état restreint ou à un intérêt spécial comme celui de la religion. L’Angleterre et la Hollande combinèrent de bonne heure les bienfaits des deux systèmes. L’aristocratie anglaise, non du premier coup, mais peu à peu et, par le jeu naturel des institutions, forma une sorte de corporation flottante qui comblait les vides de la monarchie, et se montra de plus en plus capable de maintenir au dehors les traditions nationales maigri ; les oscillations des partis. Depuis le Sénat romain, on n’avait vu ni tant d’orgueil, ni tant de suite dans les desseins, ni si peu de scrupule dans le choix des moyens, ni une souplesse égale pour suivre l’opinion : car le Conseil de Venise lui-même n’avait pu garder le secret diplomatique qu’à la condition de supprimer la liberté. Aussi cette manière neuve et hardie de traiter les affaires du dehors, à coups de discours et de pamphlets, déconcertait en Europe les politiques de profession. Cela faisait scandale. On s’en tirait en méprisant un pays divisé contre lui-même. Néanmoins, qui eût considéré attentivement ces nouveaux acteurs du drame européen, entendu les harangues enflammées de lord Chatham, et vu grandir le sérieux, le patriotisme de ces parlementaires à mesure que la politique de la plupart des cours devenait plus mesquine et plus aveugle ; qui eut enfin comparé cette large méthode et ce vaste horizon avec la sagesse discrète et un peu timide d’un Kaunitz ou d’un Vergennes, eût pressenti l’aurore d’un temps nouveau[3].

Nous connaissons la scène et les acteurs : il resterait à dérouler la pièce. C’est un plaisir que chacun peut se procurer. L’histoire diplomatique est à la mode : il n’est pas une intrigue des deux derniers siècles qui n’ait été, de nos jours, curieusement étudiée, démontée sous les yeux du public. On laisse volontiers traîner ces sortes d’ouvrages sur les tables élégantes. Cela prouve qu’on est du monde, qu’on vit de pair à compagnon avec les plus déterminés talons rouges et que, si les temps étaient meilleurs, on aurait en soi l’étoffe des grandes affaires. On préfère cependant la diplomatie entortillée du XVIIIe siècle, qui tient plus du vaudeville que de la tragédie. Le réellement grand fait bailler. Que ne met-on sur les mêmes tables les Economies royales de Sully ou le Testament politique de Richelieu ?

Il est du moins un livre où le petit et le grand se mêlent dans des proportions presque égales et qui satisfait le besoin de commérage tout en ouvrant de larges échappées sur les affaires de l’Europe : ce sont les mémoires de Saint-Simon. Qu’on relise, par exemple, le merveilleux chapitre de la succession d’Espagne. On y trouve à la fois, dans un relief étonnant, le but, les ressorts, le style et jusqu’aux illusions de l’ancienne diplomatie. C’est une tragédie du grand siècle ; mais on y sent déjà poindre la comédie d’intrigue et, quant au dénouement, il est digne de Shakespeare. Le premier acte débute comme un de nos drames bourgeois. Un malade languit au fond d’une alcôve. Des serviteurs avides l’entourent, tiennent sa femme à distance, arrachent une signature à sa main défaillante. Seulement le moribond s’appelle le roi d’Espagne et la conspiration qui s’agite à son chevet tient toute l’Europe en suspens. Quatre personnages sont dans le complot. La trame est bien ourdie et le secret si étroitement gardé que, jusqu’au dernier moment, l’Espagne ignore sa destinée. Cependant la toile du fond se lève et l’on assiste à la délibération du conseil d’Espagne. Tout l’intérêt est dans le jeu des physionomies. Les quatre qui sont « du secret », Portocarrero. Villafranca, don Estevan, Ubilla, assez inquiets sur les suites de leur audace, annoncent les dernières volontés du roi en faveur d’un fils de France, « opinent avec force », intimident les partisans de l’Autriche, qui, voyant la « partie faite, n’osent contredire », et, séance tenante, on « dresse ce célèbre résultat. »

Le second acte tiendrait du vaudeville, s’il ne s’agissait « d’un événement si rare, et qui intéressait tant de millions d’hommes. » Tout Madrid est au palais, « en sorte qu’on s’étouffait dans les pièces voisines de celle où les grands et le conseil ouvraient le testament. Tous les ministres étrangers en assiégeaient la porte… Blécourt (chargé d’affaires de France) était là comme les autres, sans savoir rien plus qu’eux, et le comte d’Harrach, ambassadeur de l’empereur, qui espérait tout… était vis-à-vis la porte et tout proche avec un air triomphant… Enfin la porte s’ouvrit et se referma. Le duc d’Abrantès, qui était un homme de beaucoup d’esprit, plaisant, mais à craindre, » se donne l’agrément de tenir pendant quelques minutes toutes ces convoitises en suspens, Puis il saute au cou du comte d’Harrach, et lui dit en espagnol, fort haut : « Monsieur, c’est avec beaucoup de plaisir… oui, Monsieur, c’est avec une extrême joie que pour toute ma vie… » et redoublant d’embrassades pour s’arrêter encore, puis achever : « et avec le plus grand contentement que je me sépare de vous et prends congé de la très auguste maison d’Autriche. » La toile tombe sur ce tour de Scapin.

Le troisième acte se passe en France, dans le petit salon de Mme de Maintenon. Elle se tient discrètement au bout de la table et fait la modeste. Cinq personnages : le roi, le dauphin et trois secrétaires d’Etat, ouvrent devant elle « la plus grande et la plus importante délibération qui, de tout ce long règne et de beaucoup d’autres, eût été mise sur le tapis. » Les avis sont partagés, les argumens se balancent, comme dans les tragédies classiques : deux pour s’en tenir au traité de partage, deux pour accepter le testament. Rien de plus grave, de plus mesuré, de plus solide que les plaidoyers des parties contraires. Chacun parle avec tant de force et de logique, que le dernier semble avoir raison. Même à distance et sachant que l’acceptation du testament a été la faute capitale de Louis XIV, nous nous sentons ébranlés par des raisonnemens si forts. Après les discours pressans de Maxime et de Cinna, c’est-à-dire de Beauvilliers et de Pontchartrain, Auguste, je veux dire le roi, « conclut sans s’ouvrir… Il dit que l’affaire méritait bien de dormir dessus et d’attendre vingt-quatre heures ce qui pourrait venir d’Espagne. »

Le quatrième acte nous montre l’arrivée des envoyés d’Espagne, le mouvement et la curiosité de la cour à Versailles, comme une réplique plus majestueuse à la scène de Madrid. Le mouvement nous emporte comme il entraînait les contemporains. Si la scène était représentée devant nous, telle qu’un tableau de Versailles la reproduit encore, si le roi s’avançait, tenant le jeune duc d’Anjou par la main, et prononçait, avec sa dignité suprême, les fameuses paroles : « Monsieur, le roi d’Espagne vous a fait roi ; les grands vous demandent ; les peuples vous souhaitent, moi j’y consens… » nous ne pourrions nous empêcher d’applaudir. Hélas ! c’est le dernier rayon du grand siècle. Pour rester dans les proportions classiques, il eût fallu s’arrêter à l’entrée triomphale dans Madrid. Malheureusement, le cinquième acte est un long drame de treize ans qui ne finit qu’à la paix d’Utrecht, un drame shakespearien, éclairé par les lueurs sinistres de Blenheim et de Ramillies. Voilà le triste revers de la comédie de cour. Mais la figure du vieux souverain grandit avec celle de la nation ; l’homme se trouve supérieur au héros de théâtre, et son froid courage ne fléchit pas sous tant de malheurs qui accablent sa tête. D’autre part, tandis que l’esprit national se réveille en France et soutient la fortune publique compromise par les calculs des hommes d’État, en Angleterre l’opinion se fait jour à travers les artifices et la corruption des gens de cour. C’est elle qui souffle vraiment la guerre ou la paix : de telle sorte que la pièce, commencée par une révolution de palais, s’élargit peu à peu et finit par mettre aux prises, non plus des cours, mais des peuples.

Pénétrons maintenant dans les coulisses, et tachons de comprendre le ressort de l’action.


III

Derrière les dieux mobiles et passionnés de l’Olympe, les poètes anciens imaginaient une divinité terrible, implacable et muette qui les tenait tous dans sa main : c’était le Destin. Dans le drame sanglant de l’histoire, une sorte de nécessité pousse tous les acteurs, rois, ministres, diplomates, orateurs ou soldats : et cette nécessité, c’est la raison d’État.

Le général de Ségur raconte qu’à la veille de la bataille d’Austerlitz, une discussion littéraire s’engagea entre l’empereur et Junot. « C’est, dit Napoléon, la politique qui doit être le grand ressort de la tragédie moderne. C’est elle qui doit remplacer, sur notre théâtre, la fatalité antique, cette fatalité qui rend Œdipe criminel sans qu’il soit coupable ; » et il ajouta que… « tout ce qu’on appelait coup d’État, crime politique, deviendrait un sujet de tragédie, où, l’horreur étant tempérée par la nécessité, un intérêt nouveau et soutenu se développerait. »

Beaucoup d’excellens écrits qui paraissent tous les jours sur l’ancien régime ne satisfont pas complètement l’esprit. On dirait que la sensibilité moderne hésite à considérer en face la grandeur vraiment tragique de la raison d’État. Les uns se détournent avec dégoût et déclarent qu’après tout, deux ou trois siècles mal employés tiendront peu de place dans l’histoire générale du monde[4]. Les autres relèvent avec soin tous les traits de cynisme, tous les manques de foi, et dressent un réquisitoire. Ils se consolent par la pensée que, sur ce point, tous les cabinets se valent et qu’il s’établit, entre ; leurs méfaits, une sorte d’équilibre. Ce n’est point aller au fond des choses ni démêler suffisamment une des lois essentielles de notre espèce.

La formation d’un grand État ressemble aux œuvres de la nature. Elle en a le caractère inexorable et s’accomplit à travers les ruines particulières. Peut-on appliquer les règles de notre morale à des êtres qui dominent de si haut l’existence des individus ? Une société, petite ou grande, peut-elle faire dépendre son salut de la fantaisie de ses membres ou des entreprises de ses voisins ? Ne doit-elle pas souvent attaquer pour se défendre ? C’est principalement dans l’âge critique de la croissance qu’un jeune État doit se faire sa place au soleil et lutter à tout prix contre les influences contraires. La voracité qu’il déploie est aussi naturelle et par suite aussi légitime que l’appétit bien ouvert d’un jeune homme à l’âge de la transformation. Comment serait-il retenu par la foi des traités ? Imaginez un enfant qui s’engagerait par contrat à ne jamais dépasser le moule de son premier vêtement ! Le malentendu vient de ce que les générations, dans leur horizon borné, n’admettent point ces mues nécessaires. Les vieux États oublient qu’ils ont été jeunes et refusent aux autres le droit de croître. Lorsqu’en 1755 Frédéric II rompit brusquement avec le roi de France, ou jeta les liants cris à Versailles. Cependant, le duc de Broglie dit avec raison : « Les rapports de la France et de la Prusse dans cet instant décisif m’ont toujours paru ressembler à ce que deviennent aisément les relations d’un tuteur et d’un pupille quand, l’un ayant vieilli et l’autre ayant grandi, le mineur redemande ses comptes et sa liberté[5]. »

Au lieu de gémir sur les abus de la force, acceptons virilement des nécessités sans lesquelles nous n’aurions même pas l’avantage de causer politique, derrière les frontières conquises par nos pères ; et tout d’abord, distinguons les différentes périodes de ce lent éveil de la conscience des peuples.

Les États, comme des êtres vivans, naissent, grandissent et meurent, ou se renouvellent. La raison leur vient tard : elle est, comme pour chaque bomme, le fruit souvent amer de l’expérience. Pendant leur longue enfance, le langage de la politique ressemble à un bégaiement informe, mêlé de croyances absurdes, entrecoupé d’accès de colère aveugle ou de convoitise effrénée. Mais tandis que l’enfance de l’homme est instruite, protégée, formée par les générations précédentes, rien ne protège l’enfance orageuse des peuples contre les périls du dedans et du dehors. Le plus grand vient d’eux-mêmes, de l’ignorance et de l’indocilité de leurs membres, de cette courte vue qui ne peut dépasser ni l’horizon du champ paternel, ni celui d’une chétive et misérable existence.

Pendant cet âge d’inconscience, les sociétés humaines sont régies par des lois presque aussi brutales que celles qui gouvernent l’univers matériel. La nature se sert de nos passions comme d’un instrument pour atteindre ses fins. Elle dompte l’ambition par l’ambition et l’égoïsme solitaire par l’égoïsme conquérant. Elle façonne violemment les hommes à la subordination nécessaire pour former ces grands êtres collectifs qui doivent agir et penser en commun. Mais par quels longs circuits ! par quels tâtonnemens ! que d’hésitations, que de massacres, que de retours en arrière, que de siècles troubles et incertains, où les hommes, selon le mot du poète, « semblent chercher confusément le chemin de la vie ! » Dans ce combat acharné des instincts les uns contre les autres, la nature opère avec cette lenteur et cette prodigalité qui ne compte ni le temps perdu, ni les existences sacrifiées. C’est l’âge des conquêtes inutiles et sanglantes, des dominations qui passent et disparaissent, faisant le vide autour d’elles. La plupart des chefs n’ont pas de dessein suivi ; ou bien, s’ils en ont un, la trame, à peine nouée, se rompt à chaque instant, par un partage impolitique, par un démembrement. L’œuvre compromise ne se redresse qu’après de pénibles détours. Des lueurs d’une intelligence d’État s’allument dans quelques cerveaux. Des princes conçoivent l’ébauche d’un pouvoir fort et stable. Puis tout à coup la lueur vacille et s’efface. On croyait tenir un homme d’État, on n’a devant soi qu’un soldat qui distribue le butin à ses compagnons, un père qui divise son héritage entre ses enfans ; et de nouveau, pour reconstituer le royaume démembré, il faut s’en remettre aux lentes pressions, aux attractions sourdes, à la force des choses plutôt qu’à la volonté des hommes.

Une circonstance particulière a prolongé, pour notre Europe, cette enfance politique bien au-delà des bornes ordinaires. C’est que, pendant plus de dix siècles, l’Europe a poursuivi un idéal diamétralement contraire à celui de l’État moderne : tantôt la reconstitution du saint empire romain, tantôt l’unité de la famille chrétienne, tantôt le morcellement féodal ; mais cette conception moyenne d’un État compact et limité est la dernière à laquelle elle se soit arrêtée. Entre la petite patrie locale, bornée aux murs de la cité ou du château, et la grande patrie chrétienne, l’intelligence humaine flottait irrésolue, parmi des lignes vagues et des souvenirs incertains. Elle put réaliser, sous la tutelle de l’Église, un degré de civilisation avancée, alors qu’elle ne faisait encore que balbutier la langue politique. L’esprit fut en arrière sur l’âme et le cerveau sur le cœur. Notre grand roi saint Louis, plus pur que Marc-Aurèle, préparait comme un enfant ses expéditions d’outre-mer et démembrait de ses propres mains son royaume, par scrupule de conscience. Dans aucun temps peut-être, les boulines n’ont atteint un but si différent de celui qu’ils se proposaient, et tandis que Rome antique avait développé sa puissance par une croissance logique, comme le chêne sort du gland, l’Europe adulte sembla tourner le dos à l’Europe du moyen âge.

Cet éveil tardif, incomplet, presque involontaire de la raison d’état me paraît le fait capital de l’ancien régime. On vit enfin des princes et des ministres clairvoyans se faire les collaborateurs de la Providence et restaurer la notion de l’État qui avait sombré dans le chaos[6]. L’avantage de la continuité dynastique apparut derrière le simple désir d’établir les siens. La suzeraineté féodale servit de prétexte pour grouper de vastes territoires sous la même autorité. Les armées permanentes remplacèrent l’appel tumultueux des vassaux. L’ambition de s’agrandir fut tempérée par de sages réflexions sur la contiguïté des territoires. Mais d’abord, cette sagesse, qui distinguait les linéamens des futurs États, dut se cacher pour agir, car elle froissait trop d’intérêts et de croyances.

Qu’on se rappelle, en effet, l’aspect de l’Europe à l’aurore des temps modernes, vers la fin du XVe siècle ; que l’on considère cette végétation inouïe de petites souverainetés, cette poussée de sève politique qui semble épuiser la variété des combinaisons humaines et mêler, dans un désordre inexprimable, les formes du passé et celles de l’avenir : la tradition antique encore vivante à Constantinople, mais prête à disparaître sous le fanatisme rudimentaire des Osmanlis ; — le fantôme du saint empire germanique qui s’effondre lentement et dont le reflet dore encore la couronne des rois ; — l’Église battue en brèche, mais toujours debout, enveloppant de son souple réseau la chrétienté tout entière : — au-dessous de ces êtres immenses et déjà débordés, les princes impatiens de se détacher du monument gothique où la foi les emprisonne : — des vassaux plus riches que leurs maîtres et non moins impatiens du joug ; — des seigneurs de sac et de corde luttant en désespérés contre l’ordre naissant ; — des prélats naturellement pacifiques, transformés en loups par le voisinage des loups ; — des cités opulentes faisant sonner fièrement le carillon de leurs beffrois ; — une confédération guerrière de marchands dont les anneaux se glissent à travers toute l’Europe, étreignant le commerce du Rhin à la Baltique : — des provinces. des royaumes entiers, mis aux enchères par les prétentions féodales et voyageant d’une maison à l’autre dans la corbeille de noces des princesses ; — puis les républiques italiennes, petites-filles de la cité antique, animées d’une vie rapide et frémissante qui brûlerait les poumons d’un peuple plus calme ; — les cités maritimes surtout, si belles encore dans leur décadence, qu’on ne peut se lasser d’admirer les rives qu’elles jonchent de leurs débris : tel est le tableau bien imparfait de la vie qui fourmillait alors et dans laquelle une politique implacable allait porter la hache.

Certes, le sacrifice était dur. Quelles que fussent les misères de cette Europe, toute chaude encore des éruptions volcaniques du moyen âge, et malgré le feu qui couvait sous le sol mouvant, je ne sais quelle fraîcheur de création s’épanouissait à la surface. L’originalité, l’initiative personnelle, l’esprit d’une orageuse liberté éclataient partout en saillies vigoureuses, de la même manière que l’art de la Renaissance poussait vers le ciel la tourelle et le toit pointu, et déployait les courbes élégantes et hardies des monumens de cette époque. Au milieu de ce monde jeune et dru, plein d’élan, de caprice et de sève, la raison d’Etat semble une sorte de Parque rechignée qui tisse sa toile dans un coin. Tantôt elle emprunte le regard aigu d’un Louis XI, tantôt la figure fine et froide d’un Richelieu, mais rarement elle se fait aimer. Son apparition dans l’histoire soulève le plus souvent un concert de malédictions et de haines. C’est sur elle, sur cette conseillère sans entrailles, qu’on rejette tous les maux de la guerre, toutes les misères du peuple. Sans doute, la nation aime son roi ; elle l’acclame quand il se fait sacrer à Reims ; elle accourt à sa voix quand il repousse l’étranger. Mais elle voudrait s’en tenir à ce culte intermittent et ne rien céder de ses privilèges, de sa turbulence ou de ses querelles domestiques. Autant Jeanne d’Arc fut populaire, autant l’histoire est injuste pour les conseillers de Charles VII, qui firent de si grandes choses après la mort de la Pucelle. Lorsqu’on fait peser sur la nation le joug des nécessités d’Etat, n’osant point accuser le maître, elle dénonce les serviteurs, les ministres, les gens de loi, tous les avocats importuns de la raison dans un âge de passions, de tumulte et de têtes.

Grippeminaud, dit Rabelais, avait « les mains pleines de sang, les grilles comme de harpie, les dents d’un sanglier, les yeux flamboyans comme une gueule d’enfer… » Telle est l’image agréable qu’on se faisait de ces légistes qui furent les défenseurs de l’État. Et Rabelais ajoutait : « Vous verrez ces chats fourrés seigneurs de toute l’Europe et possesseurs pacifiques de tout le bien et domaine qui est en icelle. » Nourrie d’abord dans l’ombre des prétoires et des chancelleries, la raison d’État devait porter la marque de cette origine ingrate. Elle eut le visage dur et double, réprimant la révolte sans pitié, se couvrant volontiers d’un masque : il fallait user de ruse, puisque, le plus souvent, elle marchait au rebours de l’idéal du temps. Elle devait parler chevalerie aux paladins, religion aux dévots, franchises aux communes. Qui l’aurait comprise si elle avait invoqué l’intérêt de l’État ? Quand les grands se liguaient pour le bien public, on sait ce que cela voulait dire. Le véritable intérêt public devait reprendre son bien comme un voleur. De là cette marche de biais qui rendit la politique odieuse : ses plus utiles entreprises avaient un air de guet-apens.

Même quand le dessein se dévoila et que l’État sortit de l’ombre féodale, l’ébauche était encore trop informe pour supporter la pleine lumière : il fallut dissimuler les maximes d’État et proposer seulement à l’adoration de la foule la personne du monarque. On établit ainsi ce culte, qui eut ses rites visibles et ses mystères accessibles à quelques initiés. La volonté royale ne se discute pas : on doit s’incliner devant elle. Napoléon, qui voulut restaurer ce culte en France, ne s’y trompait pas : « Sachez, dit-il un jour, que la résurrection de la monarchie est un mystère ; c’est comme l’arche ! Ceux qui y touchent peuvent être frappés de la foudre[7] ! » De la sorte, les peuples dociles se prêteront à toutes les combinaisons. Si, par hasard, ils ont le cœur rebelle, s’ils se plaisent à regarder dans leurs affaires, on les accoutumera à distinguer le domaine intérieur et le domaine extérieur. On leur abandonnera le premier ; mais le second, à savoir la paix, la guerre, la diplomatie, seront réservés au prince dans les États absolus, aux nobles dans les oligarchies. Le résultat est toujours le même : les gouvernemens peuvent jeter un gâteau de miel au Cerbère, mais c’est afin de conserver au dehors la pleine disposition de leurs forces.

De plus, cette raison d’État, si sûre de son droit, si inflexible dans son principe, est beaucoup moins sûre de son but. Le fondement de l’État est trouvé, mais non sa forme définitive. Si étrange que cela paraisse, les esprits les plus fermes de l’ancien régime n’ont jamais su exactement à quel point ils devaient s’arrêter. Les princes partaient de la suzeraineté féodale pour marcher à la conquête de cet empire universel dont le mirage obsédait encore les imaginations : c’est en passant et presque de mauvaise grâce qu’ils fondèrent l’Etat moderne ; leur rêve était ailleurs et tel à peu près que Napoléon devait le réaliser pour les en dégoûter à jamais. Les grands ouvriers d’autrefois allaient droit devant eux, contenus seulement par le sens du possible, mais bien décidés à épuiser les faveurs de la fortune. Ce n’est pas qu’ils fussent plus avares que nous de systèmes : ils en avaient au contraire pour toutes les causes, dont ils se servaient selon les circonstances, comme certain réaliste moderne. Leurs écrivains à gages réclamaient tantôt une province, tantôt une autre. Eux-mêmes excellaient à faire après coup la toilette de leur ambition : Richelieu disait qu’il avait voulu donner à la France les limites de l’ancienne Gaule. Il aurait trouvé des raisons encore meilleures s’il avait pu prendre et garder le Milanais. Ce sont nos savans qui, frottant leurs besicles et penchés sur les cartes, ont inventé des règles infaillibles et des limites nécessaires, à peu près comme ce professeur qui expliquait la prépondérance de la maison d’Autriche par le fait que Vienne se trouve à égale distance de la Baltique et de la Méditerranée. Il serait curieux de confronter aux enfers les héros et leurs historiens : « Que pensez-vous, diraient ceux-ci, de la géographie, de la race, et de la langue ? — Nous pensons, répondraient-ils, que « lorsqu’on acquiert « une province qui n’est pas limitrophe et qui ne parle pas la même « langue, il faut beaucoup de bonheur et une grande habileté pour « s’y maintenir[8]. » — Quoi ! vous ne distinguez pas les guerres utiles et les guerres de magnificence ? — Nous connaissons deux sortes d’entreprises : celles qui réussissent, ce sont les bonnes ; celles qui échouent, ce sont les mauvaises. « Le désir d’acquérir « est naturel aux hommes ; mais quand ils ne peuvent pas y réussir, « c’est alors qu’ils sont dignes de blâme[9]. » — Pourtant, vous autres Français, vous avez renoncé à Naples et à Milan. — Sans doute, parce qu’il suffisait « d’ouvrir les histoires pour voir combien souvent nos rois en avaient été les maîtres et avec quelle « désastreuse et rapide facilité ils les avaient toujours perdus[10]. »

On peut faire toutes les phrases qu’on voudra sur l’union des cœurs : cette union s’est faite après coup. L’Etat moderne est une résultante et les frontières ne l’ont que consacrer l’équilibre établi entre des pressions opposées. On s’en étonnera moins si l’on songe que cet État, dont nous vivons, n’est qu’un compromis entre la petite patrie locale et la monarchie universelle, entre Athènes et Rome, et que ce compromis n’a pu être dicté que par l’expérience, c’est-à-dire par l’impossibilité de s’exterminer les uns les autres.

Cette impossibilité une fois constatée, bien à contre-cœur, la politique devient singulièrement compliquée ; elle entre dans la période qu’on peut appeler diplomatique ; car enfin, ces autres États, qu’on ne peut supprimer, il faut bien vivre avec eux, se préoccuper de leurs forces et de leurs desseins, les attirer, si l’on peut, dans ses combinaisons. C’est un embarras que l’antiquité ne connaissait guère. « Carthage nous gêne, disait le citoyen romain : il faut détruire Carthage. » Voilà une raison d’État simple et facile à saisir. « Carthage nous gêne, disent les modernes, mais il faut la supporter, la contenir et, au besoin, s’en faire une amie. » Il ne suffira donc pas que chacun connaisse son intérêt et sa force, il faudra mesurer les intérêts et les forces des autres. Et cette question, déjà difficile à résoudre pour un seul adversaire, on doit se la poser pour chaque nouvel État qui surgit et se consolide, puis faire ensuite la somme des intérêts et des forces. Cette estimation minutieuse est proprement la tache de la diplomatie ; et la même raison d’État qui, d’une main, contient énergiquement les peuples, doit, de l’autre, peser des fétus de paille dans une balance très sensible.

Tels sont les traits essentiels de l’ancienne politique : elle est froide, prudente, rebelle aux entraînemens, dure dans la répression ; elle est la vivante antithèse de l’esprit chevaleresque ; elle s’enveloppe de mystère et n’avance que pas à pas, n’avouant jamais qu’une partie de ses espérances, désirant tout, se contentant de peu, vaste dans ses conceptions, circonspecte dans ses actes, décidée à aller jusqu’au bout de ses forces, mais pesant avec sagacité les forces des autres et faisant de ce calcul un art subtil et compliqué. Ce sont « jeux de prince », aurait dit La Fontaine.


IV

Aussi le monde, sous son règne, ne ressemble plus à une puissante et libre fournaise d’où jaillissent des générations spontanées, mais à quelque immense forge où des instrumens de précision taillent, retaillent, percent, compriment et soudent les peuples. On sent que le travail antérieur n’est pas perdu : la politique opère sur des masses déjà refroidies, dures et tenaces, d’une texture serrée, capables de supporter sans gauchir l’écrasement, l’extension on le choc. De son côté, le pouvoir, instruit par l’expérience, tente moins souvent l’impossible et recherche les soudures et les rapprochemens durables. On ne frappe plus au hasard d’estoc et détaille, à la manière tics paladins. Chaque coup d’épée devient un coup de marteau : bien asséné, au point juste, il enfonce une empreinte ineffaçable ; mal appliqué, comme dans nos guerres d’Italie, l’instrument se fausse dans la main du vainqueur.

Cependant, d’un bout à l’autre de l’Europe, on entend le tapage assourdissant de ce martellement continu, scandé par les grondemens du canon. Ici, le lourd marteau-pilon de la monarchie retombe à coups redoublés sur la France et lui donne la cohésion qui lui manquait, tassant les provinces les unes sur les autres. Là, de Vienne à Madrid, un laminoir infatigable étire, allonge les territoires au point de dépasser la limite de leur élasticité, et déjà, un œil exercé peut prévoir une cassure entre les Alpes et le Pô, à la jonction de ces immenses domaines. En Espagne, la royauté reforge la vieille et sainte épée qui a vaincu l’Infidèle pour en faire un levier à soulever les deux mondes ; et si pur que soit ce fier métal, il se brisera sous l’effort. L’Angleterre, maîtrisant l’Ecosse, écrase de tout son poids et réduit en poudre la malheureuse Irlande. Trois ou quatre marteaux différens frappent à coups redoublés les principautés allemandes et empêchent cette poussière d’Etats de s’agglomérer. En Italie, on entend grincer, on voit étinceler dans un éclair rapide les limes et les tarières des petits despotes. Ces outils brillans et fragiles semblent accomplir, en quelques tours de vis, une besogne plus délicate que les pesans appareils du voisinage. Dans leur atelier restreint, ils appliquent des procédés perfectionnés ; la trempe de leur acier est plus subtile, mais il se brisera plus tôt dans leurs mains. L’Italie, méconnue, déchirée par ses enfans trop habiles, sera une sorte de champ d’expérience où les grandes puissances viendront successivement faire l’épreuve de leurs forces.

Cet âge de fer fut cependant un âge fécond. Les autres époques de l’humanité ont groupé les individus en peuplades, en cités, en églises, en seigneuries : celui-ci a fondu ensemble des fragmens de peuples. Sans cette contrainte nécessaire, ni les hommes à la vie éphémère, ni les races aux appétits primitifs, ni les villes égoïstes, ni les barons querelleurs, n’auraient rien laissé de durable. Vous, philosophes épris d’une idée ; vous, historiens épris de la vie, ce jeu de l’ambition vous paraît méprisable. Fausse grandeur, vaine gloire ! dites-vous. Les rois ordonnent et les peuples se font égorger sans comprendre. Mais ne voyez-vous pas que cette obéissance passive a fait l’État ? De même que les armées modernes ne subsistent que par la discipline, de même nos grandes sociétés ne vivent que par une abdication continuelle et presque irréfléchie des intérêts privés devant l’intérêt général. Irez-vous expliquer à chaque soldat le plan de la bataille et à chaque citoyen le plan de la politique ? Faudra-t-il mendier de province en province et de ville en ville les subsides nécessaires à la chose publique ? C’est cependant le système qui prévalait jadis, avant que la politique n’eût dégagé des rivalités locales et planté au sommet de l’édifice national, comme un signe visible de ralliement, le drapeau de la raison d’État. Sans lui, nous aurions encore des chefs orgueilleux qui parlementent avant la bataille et retournent dans leurs foyers quand la guerre ne leur convient pas ; des provinces qui profitent des désastres publics pour se faire confirmer leurs privilèges et marchander l’impôt ; des gouverneurs toujours prêts à la révolte et des pays mal domptés toujours prêts à les suivre. Telle était la France avant Henri IV : et même après que Richelieu, continuateur de ce grand roi, l’eut fortement disciplinée, elle montrait encore, sous la Fronde, que la fusion n’était pas parfaite.

Je crois fermement que cette apparente léthargie de deux ou trois siècles a été pour les peuples une crise nécessaire et qu’elle a préparé les grands réveils de l’heure présente. Elle les a instruits, par la docilité, à l’abnégation, et par l’obéissance passive à la soumission raisonnée. Le sentiment tout seul a l’haleine courte : la France acclame dans François Ier son roi noblement vaincu et le lendemain elle fait ou laisse faire des Saint-Barthélemy. Il faut, pour consommer l’union, les lentes pressions et les coups redoublés. À ce prix seulement, des âmes discordantes se confondent peu à peu dans une seule âme. Ce n’est pas l’œuvre d’un jour : tous les quarts de siècle, quelque grande secousse la remet en question. Il semble alors que cette haute raison d’État qui préside au travail des siècles et dont les hommes sont les serviteurs à demi lucides, évoque les nations devant son tribunal et les interroge : « Formez-vous enfin un seul peuple ? — Non, répondent les nations, nous sommes encore en pleine discorde, nord contre midi, protestans contre catholiques, pays d’États contre pays d’élection… » ; et la déesse impitoyable les rejette à la grande usine, où de nouveau le marteau de la politique frappe et durcit l’alliage.

Voilà donc l’œuvre solide et inattaquable de l’ancienne politique : non seulement l’unité matérielle des territoires, mais le nœud qui tient les âmes unies.

Quant à ses défauts, ils sautent aux yeux. L’Etat, concentré dans la personne du prince, s’égare avec lui. Le pouvoir, en s’isolant des peuples et les comprimant, pour ainsi dire, du dehors, perd le sentiment de la vie ; — non pas certes de la vie des cours : nos anciens documens diplomatiques abondent en fines observations sur le caractère des princes et sur le métier de courtisan ; — mais de toute vie locale, ou, comme nous disons aujourd’hui, nationale. La première condition de tous les calculs était que le populaire fût une sorte de matière plastique. Cette docilité parfaite était si nécessaire qu’après l’avoir établie par tous les moyens, même les plus détestables, on la considéra comme acquise, on la passa sous silence, on la présuma, comme un axiome si évident qu’il est inutile de l’énoncer, on perdit de vue les différences de tempérament qui séparent les peuples les uns des autres. De là ces formules toutes faites, acceptées et transmises par les chancelleries, qui n’aperçoivent pas les changemens accomplis derrière la surface de l’Europe officielle. De là cette fausse uniformité qui ramène la diplomatie aux lois de la mécanique et semble opérer sur des masses inertes, sur lesquelles on bâtit des déductions d’une rigueur apparente.

Une comparaison tirée de ce qui se passe sous nos yeux fera mieux comprendre cet état d’esprit. Lorsque l’argent circule de main en main pour nos affaires ou pour nos plaisirs, nous nous inquiétons assez peu de son origine. Le capital n’a pas d’autre objet que de ramener à un signe uniforme et d’un échange facile la variété des efforts humains. Toute spéculation est fondée, premièrement, sur la régularité du travail et sur la docilité des travailleurs ; secondement, sur la réduction facile de ce travail en monnaie d’échange, de sont là des axiomes sur lesquels nous vivons encore et dont le siècle prochain pourrait bien ébranler la certitude, car il n’est déjà plus permis au capitaliste de vivre dans une indifférence parfaite sur la source de ses revenus. Or, au siècle dernier, ce raisonnement s’étendait encore à la politique : la ferme ou l’usine, c’était le bon peuple, dont la docilité ne faisait pas question ; le capital, c’était le pouvoir avec toutes ses ressources en hommes et en argent, ramené, par le langage du temps, à une sorte d’étalon de puissance commun à toutes les couronnes. Les princes et leurs ministres sont des spéculateurs plus ou moins habiles : ils ont, sur le marché de l’Europe, un crédit d’autant plus large que leur force présumée est plus grande, et ils disposent de leurs armées ou de leurs trésors, des provinces et des peuples, avec le sans-gêne d’un propriétaire qui use de son bien. C’est ainsi qu’une même cour a pu gouverner sans trop d’efforts les provinces les plus éloignées. Quand il s’agit de toucher des revenus, on peut avoir des fermes ou des usines un peu partout. Telle grande puissance ressemblait à une maison de banque : elle avait pour chacune de ses possessions un compte par Doit et Avoir et faisait ensuite le bilan de sa situation en Europe.

Seulement il y a les bons placemens et les mauvais, les affaires solides et les spéculations stériles. Chez nous par exemple, depuis Henri IV jusqu’à la révocation de l’édit de Nantes, les princes administrent en bons pères de famille. Ils ne perdent pas de vue le réel et travaillent de leur mieux à l’accroissement du patrimoine héréditaire par des opérations fondées sur la nature des choses. Au XVIIIe siècle au contraire, et dès la fin du règne de Louis XIV, il semble que la France, et avec elle la moitié de l’Europe, soient gagnées par une fièvre de spéculation et que l’on perde de vue l’intérêt des actionnaires pour se livrer à la passion du jeu. Chaque cour, petite ou grande, devient une sorte de Bourse où l’on se livre à des calculs fantastiques. Les hommes d’Etat ressemblent à des marchands qui vendraient ce qu’ils ne possèdent pas, comme cela se passe assez souvent sous le péristyle de la Bourse. Dès la fin du XVIIe siècle, le portrait que La Bruyère trace du diplomate témoigne d’une décadence réelle sur les grands négociateurs du congrès de Munster. Il serait bien injuste de considérer ce manège puéril comme l’image exacte de l’ancienne politique : il n’en est tout au plus que la grimace et la corruption. Qu’est-ce que ces mines confites, ces airs profonds, ces abandons affectés, ces fausses concessions, et toutes ces grossières finesses, pareilles aux ruses de nos paysans sur un champ de foire ? et qui peut se laisser prendre à de pareilles feintes, si ce n’est d’autres personnages aussi creux, aussi ignorans des limites que l’ambition doit se fixer à elle-même, aussi persuadés que l’Europe peut s’escamoter par un tour de gobelet ?

Cependant l’ancienne Europe a connu pire que le marchandage des Dindenaut politiques : elle a vu croître et multiplier les hommes à projets. C’est tout simple : puisqu’il n’est question que de poids et de contrepoids, chacun, du fond de son cabinet, invente un système mirifique d’alliances et d’échanges qui, de proche en proche et de poulie en poulie, doit faire jouer toute la machine. L’homme à projets se faufile, son rouleau sous le bras. Il entre dans les ministères par la porte de derrière et pénètre au château par le boudoir des maîtresses. Il déroule alors ses plans, rédigés en style de prospectus. On le met vingt fois à la porte ; mais il est endurci à tous les déboires : ne travaille-t-il pas pour le bien public ? À la fin, le monarque, ennuyé, l’écoute et souvent se laisse séduire ; le goût du jeu réveille son esprit que les affaires d’une longue suite endorment ; ou bien il s’amuse aux détours de la diplomatie secrète. C’est ainsi que Louis XV intriguait, en Europe, contre son propre ministère[11]. Si le roi est inaccessible, l’inventeur de remèdes infaillibles se tourne du côté des philosophes ; il confie son idée à Voltaire ou à Grimm ; il fait trompetter son projet par les cent bouches de la Renommée ; il s’impose à la lassitude ou au scepticisme du pouvoir et, de plus, ayant séduit les distributeurs patentés de la gloire, il conquiert encore dans l’avenir tous les badauds de la postérité. Que ne peut-il aussi conquérir des royaumes ? Malheureusement, il a tout prévu, sauf le premier courant d’air qui renverse toutes ses combinaisons. Quel dommage ! et quel génie ne brillerait pas dans le calcul de ces intérêts qui ricochent comme des billes, avec de savans chocs en retour, si seulement la réalité faisait des angles précisément égaux à ceux que l’on construit sur le papier !

Quand il arrive aux hommes d’aujourd’hui de lire certains mémoires diplomatiques, ils se croient devant un casse-tête chinois, tant les calculs de probabilités, présentés comme une série de théorèmes, paraissent subtils et difficiles à suivre. D’abord on admire parce qu’on ne comprend pas, comme un ignorant devant un ressort d’horloge. Mais l’admiration diminue en voyant que, sur le cadran de l’histoire, la marche des aiguilles correspond si rarement aux prévisions du mécanicien. Tout cet ingénieux appareil est aussi différent du monde réel que les pendules compliquées chères à nos ancêtres, avec leur lune, leurs planètes et leurs étoiles, différaient du véritable univers. Ces petites machines font bien dans un salon, mais elles se détraquent à l’air libre. La grande et tragique raison diktat de jadis, qui martelait le dur métal des peuples, devient, entre les mains des courtisans, un engrenage à la fois dangereux et fragile.

Ce qui choque le plus à la fin de l’ancien régime, c’est la puérilité d’une diplomatie qui s’agite dans le vide, parce qu’elle cesse de s’appuyer sur le véritable esprit de gouvernement. Mais elle n’est pas seule responsable de tous les embarras que le passé léguait à l’avenir. Ce n’est pas sa faute, par exemple, si l’État, tardivement formé, reste indécis dans ses contours extérieurs et précaire dans son existence internationale, alors même qu’il n’est pas contesté dans son principe ; si cette existence est sans cesse remise à la fortune des batailles ; si des frontières mobiles et incertaines sont un danger continuel, en même temps qu’une amorce offerte aux rêves des ambitieux ; si la politique extérieure, à laquelle on voulait donner une certaine précision, demeure livrée à toutes les conjectures, puisque la plupart de ces créations ambiguës pouvaient s’étendre ou se restreindre selon l’occasion. Non, en vérité, le drame n’est pas aussi simple que l’imaginait Napoléon ; il ne suffit pas de mettre aux prises la politique et le sentiment, l’intérêt public et l’intérêt privé : il faut encore choisir entre plusieurs politiques, distinguer le possible et l’impossible ; et, sans doute, ce n’est pas facile, puisque le génie de Napoléon s’y brisera.

Mais cette incertitude même qui préside aux destinées des États fait une partie de leur grandeur. C’est justement parce que ces grands édifices, élevés par la volonté humaine, ne subsistent que par une tension perpétuelle de cette volonté ; c’est parce que, construits dans la pleine maturité des peuples, ils leur ont imposé une mâle et salutaire discipline, qu’ils ont droit à notre respect et à notre amour.

Bientôt, du reste, on va leur trouver un fondement plus solide que le simple calcul des forces et des intérêts : à savoir le vœu de ces peuples, dont la conscience s’éveille peu à peu et que l’on cessera de considérer comme des quantités négligeables ou comme de simples matériaux. L’intérêt politique continuera de gouverner le monde, mais il devra compter avec des forces autrement puissantes que les intrigues de cour. Le but sera toujours de conserver et de croître ; mais le secret de cette croissance ne sera plus un dogme enfermé dans le sanctuaire et proposé de loin à la vénération des fidèles. Dès lors, le jeu savant de l’équilibre européen sera profondément troublé.

C’est une nouvelle ère qui s’ouvre, et c’est la nôtre.


  1. A. Vandal, Louis XV et Elisabeth de Russie ; le duc de Broglie, le Secret du Roi.
  2. Voir les Études d’histoire diplomatique du duc de Broglie sur la guerre de la succession d’Autriche.
  3. Pour la peinture de l’état de l’Europe à la fin du XVIIIe siècle, rien n’égale le tableau tracé par M. A. Sorel dans le premier volume de son grand ouvrage, l’Europe et la Révolution française.
  4. Cette opinion, qui était celle de Prévost-Paradol (Essai sur l’histoire universelle), a été développée par M. Lavisse, dans sa Vue générale sur l’histoire politique de l’Europe. Signalons au contraire, parmi les plus vigoureux apologistes de la raison d’État, le sagace et profond historien du Cardinal de Richelieu, M. G. Hanotaux, notamment dans le chap. II de son deuxième livre.
  5. Duc de Broglie, le Secret du Roi, I, p. 123.
  6. G. Hanotaux, Cardinal de Richelieu, loc. cit.
  7. Ségur, Mémoires, liv. XXV, chap. VII.
  8. Machiavel, le Prince.
  9. Ibid.
  10. Saint-Simon, Mémoires, t. II, chap. XI.
  11. Duc de Broglie, le Secret du Roi.