Les Thesmophories (trad. Eugène Talbot)
Pour les autres éditions de ce texte, voir Les Thesmophories.
Théâtre complet d’Aristophane, Alphonse Lemerre, , Volume 2 (p. 183-254).
(L’AN 412 AVANT J.-C.)
S’emparant du bruit qui faisait d’Euripide un misogyne, Aristophane, dans les Thesmophoriazouses, s’amuse à le tourner en ridicule. Euripide, averti que les femmes méditent un complot contre lui et que, enfermées dans le temple des Thesmophores, elles délibèrent sur sa perte, envoie pour prendre sa défense son beau-père Mnésilochos, déguisé en femme. Celui-ci est vite reconnu et maltraité. Euripide, déguisé successivement en Ménélas, en Persée, en nymphe Écho et en vieille femme, finit par se dérober aux coups qui le menacent et aux étreintes d’un archer scythe, dont le bredouillement et la grossièreté, violemment épicées, provoquent des accès de grosse gaieté, comme les facéties drolatiques des deux Suisses dans Monsieur de Pourceaugnac.
Élaphiôn, courtisane et danseuse. Térédôn, joueuse de flûte. |
Personnages muets. |
Ô Zeus ! l’hirondelle, quand paraîtra-t-elle ? Cet homme me tuera en me mettant en mouvement dès le matin. Puis-je, avant que la rate me crève, savoir de toi où tu me conduis, Euripidès ?
Il est inutile que tu entendes tout ce que tu vas bientôt voir de tes yeux devant toi.
Comment dis-tu ? Répète ? Il est inutile que j’entende ?…
Ce que tu dois voir.
Et inutile que je voie ?…
Ce que tu dois entendre.
Que me contes-tu là ? Cependant tu parles à merveille. Tu prétends que je ne dois ni entendre, ni voir.
Ce sont, en effet, deux fonctions naturelles distinctes.
Ne pas entendre et ne pas voir ?
C’est bien cela.
Comment distinctes ?
Voici comment cette distinction s’est faite. Lorsque l’æther se mit à fonctionner à part et à engendrer des animaux doués du mouvement, afin de leur donner la vue, il imagina d’abord de faire l’œil rond comme le disque du soleil, et puis il creusa les oreilles en guise d’entonnoir.
Et c’est grâce à cet entonnoir que je n’entends ni ne vois. De par Zeus ! je suis bien aise de savoir cela. La belle chose que les entretiens avec les sages !
Tu pourrais en apprendre bien d’autres de ma bouche.
Que ne peux-tu, outre ces bienfaits, trouver à m’enseigner le moyen de ne plus clocher de la jambe !
Viens ici, et prête attention.
Voici.
Vois-tu cette petite porte ?
Oui, par Hèraklès ! Je le crois du moins.
Fais silence maintenant.
Que je fasse silence sur la porte ?
Écoute.
J’écoute et fais silence sur la porte.
C’est là que se trouve habiter l’illustre Agathôn, le poète tragique.
Qu’est-ce que cet Agathôn ?
C’est un certain Agathôn.
Le basané, le vigoureux ?
Non pas, mais un autre. Ne l’as-tu jamais vu ?
Il a une barbe épaisse.
Ne l’as-tu jamais vu ?
Non, de par Zeus ! que je sache.
Tu t’es pourtant rencontré de près avec lui ; mais peut-être sans le connaître… Retirons-nous à l’écart. Voici un de ses serviteurs qui sort, portant du feu et des branches de myrte : c’est sans doute un sacrifice pour sa poésie.
Silence dans tout le peuple : bouche close. Car le thiase des Muses a élu domicile dans la demeure de mon maître et y module ses chants. Que le paisible æther retienne l’haleine des vents, et que le calme règne sur l’azur des flots.
Bombax !
Tais-toi. Que dis-tu ?
Que la gent ailée s’endorme : que les pieds des bêtes sauvages errant dans les bois perdent leur agilité.
Bombalobombax !
Le poète harmonieux Agathôn, notre maître, se dispose…
À se prostituer ?
Qui donc a parlé ?
Le paisible æther.
À charpenter les assises d’un drame. Il équarrit de nouvelles tirades poétiques : il tourne tels vers et coud ensemble tels autres ; il forge des pensées, invente des antonomases, les coule en cire, les arrondit, les met au creuset.
Et joue de l’arrière-train.
Quel rustre approche de cette enceinte ?
Un homme, tout prêt, avec toi et avec ton poète harmonieux, sous votre enceinte, d’arrondir, de tourner cet engin et de le mettre au creuset.
Quand tu étais jeune, tu devais être un joli drôle, vieillard !
Mon brave, laisse cet homme tranquille ; et toi, fais-moi venir ici Agathôn par tous les moyens.
Inutile de m’en prier : il va lui-même sortir bientôt, car il s’est mis à versifier et, en hiver, il n’est pas facile d’arrondir des strophes sans venir devant la porte, au soleil.
Alors, que dois-je faire ?
Attends qu’il sorte.
Ô Zeus ! que songes-tu que j’aie à faire aujourd’hui ?
Par les dieux ! je veux savoir ce que cela signifie. Pourquoi tes gémissements, tes lamentations ? Tu ne dois me cacher rien, à moi ton beau-père.
Un grand malheur se manigance contre moi.
Lequel ?
Ce jour va décider si Euripidès doit vivre ou mourir.
Et comment ? Aujourd’hui les tribunaux ne doivent pas juger ; le Conseil n’a pas de séance parce que c’est le troisième jour, le jour du milieu des Thesmophoria.
C’est précisément là ce qui présage ma perte. Les femmes ont tramé un complot contre moi, et elles vont, aujourd’hui même, se réunir dans le Thesmophorion, pour délibérer sur ma ruine.
Et pour quel motif ?
Parce que dans mes tragédies je dis du mal d’elles.
Par Poséidôn ! tu n’as que ce que tu mérites ! Mais quel expédient as-tu pour te tirer de là ?
Engager le poète tragique Agathôn à se rendre aux Thesmophoria.
Pourquoi faire ? dis-moi.
Il se mêlerait à l’assemblée des femmes et, s’il le fallait, il parlerait.
Ouvertement ou par ruse ?
Par ruse, revêtu d’une robe de femme.
Le procédé est joli, et tout à fait dans ta manière. En fait d’astuce, à nous le gâteau !
Silence !
Qu’y a-t-il ?
Agathôn sort.
Où est-il ?
L’homme roulé dans la machine.
Je suis donc aveugle. Je ne vois pas un homme ici, je vois Kyrènè.
Silence ! Il se prépare à mélodier.
Des sentiers de fourmis ou des gazouillements plaintifs ?
Prenez la torche consacrée aux Déesses souterraines, jeunes filles, et, au sein de votre patrie et de la liberté, mêlez les danses aux cris.
De quelle divinité est-ce la fête ? Dis-le-moi. La foi me rend prêt à honorer les dieux.
Voyons, Muse, célèbre maintenant le lanceur de flèches d’or, Phœbos, qui a fondé les remparts d’une cité sur la terre du Simoïs.
Salut à Phœbos dans mes chants les plus beaux, à Phœbos vainqueur dans les combats poétiques.
Chantez aussi celle qui se plaît aux chênaies montagneuses, Artémis la vierge chasseresse.
À mon tour, je chante et je glorifie l’auguste fille de Lèto, Artémis, qui ne connaît point la couche nuptiale.
Et Lèto, et les sons de la lyre asiatique imitant par le rhythme les mouvements rhythmés des Kharites Phrygiennes.
J’honore la puissante Lèto, et la kithare, mère des hymnes, aux mâles et nobles accents, dont l’éclat fait étinceler les yeux de la Déesse, émue par la soudaineté de notre voix. En retour, chante le souverain Phœbos. Salut, heureux fils de Lèto.
Combien est douce cette mélodie, ô vénérable Génétyllidès ! Elle est féminine, voluptueuse comme un baiser à bouche demi-close, si bien qu’en l’écoutant, un chatouillement m’a saisi par-dessous mon siège. Et toi, jeune homme, qui que tu sois, je veux t’interroger à la manière d’Æschylos, dans sa Lykourgia… D’où vient cet efféminé ? Quelle est sa patrie ? Son vêtement ? Pourquoi cette vie désordonnée ? Un luth et une robe couleur de safran ? Une lyre et une résille ? Une lékythe et une ceinture ? N’est-ce pas un contraste ? Qu’y a-t-il de commun entre un miroir et une épée ? Toi-même, enfant, qui es-tu ? Prétends-tu être un homme ? Où est ce qui fait l’être viril ? Où est ta læna ? ta chaussure lakonienne ? Serais-tu une femme ? Alors où est ta gorge ? Que réponds-tu ? Pourquoi garder le silence ? D’ailleurs, je te devine à ton chant, puisque toi-même tu ne veux rien dire.
Ô vieillard, vieillard, c’est de la jalousie que provient le blâme que je viens d’entendre ; mais je n’en éprouve aucune douleur. Je porte un costume en rapport avec ma pensée. Il faut qu’un poète s’ajustant aux drames qu’il doit composer, y adapte son caractère. Si on compose des drames à femmes, il faut que le corps prenne des manières féminines.
Ainsi tu chevauches, quand tu composes Phædra ?
Si on fait des drames à hommes, il faut que le corps soit viril. Ce que nous n’avons pas, l’imitation doit en suivre la piste.
Si tu mets en scène des satyres, appelle-moi, je collaborerai derrière toi dans la posture requise.
D’ailleurs, il est de mauvais goût qu’un poète se montre grossier et velu. Vois Ibykos, Anakréôn de Téos, Alkæos, qui ont donné de la saveur à l’harmonie, ils portaient des mitres et dansaient l’Ionienne. Et Phrynikhos, que tu as entendu, il était beau et couvert de beaux vêtements ; et voilà pourquoi beaux également étaient ses drames. La nécessité veut que les œuvres reproduisent la nature de l’ouvrier.
Philoklès était laid : il a fait des pièces laides ; Xénoklès était méchant : il a fait des pièces méchantes ; Théognis était froid : froids ses vers.
Absolue nécessité : et c’est parce que je le savais que j’ai soigné ma personne.
Comment cela, au nom des dieux ?
Cesse d’aboyer : j’étais comme lui à son âge, quand je commençais à écrire.
De par Zeus ! je ne suis pas jaloux de ton éducation.
Mais le motif pour lequel je suis venu, laisse-le-moi dire.
Parle.
Agathôn, sage est l’homme, qui a le talent de bien resserrer beaucoup de pensées en peu de mots. Or, frappé d’un étrange malheur, je suis venu en suppliant vers toi.
De quoi as-tu besoin ?
Les femmes doivent me tuer aujourd’hui pendant les Thesmophoria, parce que je dis du mal d’elles.
En quoi pouvons-nous t’être utiles ?
En tout. Si, t’asseyant en secret au milieu des femmes et ayant l’air d’en être une, tu prends ma défense, il est clair que tu me sauves. Seul tu es en état de parler convenablement en ma faveur.
Mais pourquoi ne vas-tu pas toi-même te défendre en personne ?
Je vais te le dire. D’abord je suis connu, ensuite je grisonne et j’ai de la barbe ; toi tu es joli garçon, le teint blanc, rasé de près, voix de femme, délicat, charmant à voir.
Euripidès.
Qu’est-ce à dire ?
N’as-tu pas écrit quelque part : « Tu aimes à voir la lumière, crois-tu que ton père ne l’aime pas aussi ? »
Oui.
N’espère donc pas qu’aujourd’hui nous nous exposions à ton mal : nous serions fous. Mais ce qui t’est personnel, supporte-le toi-même. C’est justice de supporter les malheurs, non par la ruse, mais par la patience.
En effet, toi, débauché, tu t’es élargi le derrière, non par des paroles, mais par la patience.
Qu’est-ce qui te fait craindre de te rendre là-bas ?
Il m’arriverait encore pire qu’à toi.
Comment ?
Comment ? J’aurais l’air de dérober les mystères nocturnes des femmes, et de leur ravir la Kypris féminine.
Allons donc ! Dérober ! De par Zeus ! tu veux dire être cajolé. Mais, de par Zeus ! le prétexte est spécieux.
Eh bien ! Le feras-tu ?
Ne t’en flatte pas.
Ô trois fois malheureux ! C’est fait de moi.
Euripidès, mon bon ami, mon gendre, ne t’abandonne pas toi-même.
Comment donc vais-je faire ?
Envoie cet homme où l’on gémit longuement, et fais de moi ce que tu veux, je suis à toi.
Voyons alors, puisque tu te livres à moi. Quitte ce vêtement.
Il est par terre. Et que veux-tu faire de moi ?
Raser ce poil et brûler celui d’en bas.
Fais-le, si bon te semble, puisque j’ai tant fait que de me dévouer.
Agathôn, tu portes toujours sur toi quelque rasoir, prête-nous-en un maintenant.
Prends-en un toi-même dans l’étui.
Tu es un brave homme. (À Mnèsilokhos.) Assieds-toi : enfle la joue droite.
Holà là !
Pourquoi cries-tu ? Je t’enfonce une broche dans le gosier, si tu ne te tais pas.
Attatata, iattatata !
Où cours-tu ?
Au temple des Déesses Vénérables. Par Dèmètèr ! je ne reste pas ici pour être mutilé.
Mais tu vas être un comble de ridicule, avec la moitié de ta figure rasée !
Je n’en ai cure.
Au nom des dieux, ne m’abandonne pas. Viens ici.
Suis-je assez malheureux !
Ne bouge pas : lève la tête. Par où te tournes-tu ?
Mu, mu !
Pourquoi ces mu, mu ? Tout va pour le mieux.
Hélas ! Quel malheur ! Je suis engagé dans les troupes légères.
Ne t’inquiète pas : tu es charmant tout à fait. Veux-tu te regarder ?
Oui, apporte un miroir.
Te vois-tu ?
De par Zeus ! ce n’est pas moi ; c’est Klisthénès.
Lève-toi, que je te brûle les poils : penche-toi.
Malheur des malheurs ! je vais être pourceau.
Qu’on m’apporte de l’intérieur une torche ou une lampe ! Penche-toi. Prends garde à l’extrémité de la queue.
Oui, de par Zeus ! Mais tu me brûles. Malheur à moi ! De l’eau ! de l’eau ! voisins, ou mon derrière va prendre feu.
Courage !
Courage, quand on m’incendie ?
Allons donc ! ce n’est pas une affaire pour toi : le plus pénible est fait.
Hélas ! Quelle suie ! Je suis tout noir dans la région des fesses.
Sois sans crainte : on va te laver cela à l’éponge.
Il gémira, celui qui me lavera le derrière !
Agathôn, puisque tu refuses de te dévouer toi-même, prête-nous du moins cette robe et cette ceinture : car tu ne peux pas dire que tu n’en as pas.
Prenez et usez-en ; je ne refuse pas.
Que dois-je prendre ?
Que prendre ? Prends d’abord et mets cette robe jaune. Par Aphroditè ! elle a une bonne odeur de mâle.
Passe-la-moi vite. Donne maintenant la ceinture.
Voici.
Allons, maintenant, mets-moi des anneaux aux jambes.
Il te faut encore une résille et une mitre.
Voici le couvre-tête que je porte la nuit.
De par Zeus ! c’est tout à fait ce qu’il faut.
M’ira-t-il bien ?
Oui, de par Zeus ! c’est à merveille. Voyons, où y a-t-il un mantelet ?
Prends celui qui est sur le lit.
Il faut des chaussures.
Prends les miennes.
M’iront-elles ?
Tu aimes, il est vrai, à te chausser large.
Essaie-les. Et maintenant que tu as tout ce qu’il te faut, qu’on me roule au plus vite à l’intérieur.
Cet homme nous a vraiment l’air d’une femme. Si tu parles, prends bel et bien le son de voix féminin.
J’essaierai.
Va donc.
Non, par Apollôn ! à moins que tu ne me jures…
Quoi ?
De me sauver par tous les moyens, s’il fond sur moi quelque chose de fâcheux.
Je le jure par l’Æther, séjour de Zeus.
Pourquoi pas plutôt par la famille de Hippokratès ?
Eh bien ! je jure par tous les dieux sans exception.
Souviens-toi donc que « c’est le cœur qui a juré et que la langue n’a point juré ». Moi, je ne me suis pas lié par un serment.
Hâte-toi : pars vite. Le signal de l’assemblée paraît sur le Thesmophorion. Moi, je m’en vais.
Viens donc, Thratta, suis-moi. Thratta, regarde ces torches embrasées : quelle épaisse fumée elles répandent ! Ah ! belles Thesmophores, accordez-moi une heureuse fortune ici et puis dans ma maison. Thratta, dépose la corbeille, tires-en le gâteau, afin que je le prenne pour sacrifier aux deux Déesses. Souveraine vénérée, Dèmètèr chérie, et toi, Perséphonè, fais que, maintes fois, je t’offre maints sacrifices, et surtout qu’aujourd’hui je me dérobe aux regards. Puisse ma fille nubile épouser un homme riche, d’ailleurs sot et niais, et qu’elle tourne son esprit et son cœur du côté de la gaudriole. Mais où donc, où m’assoirai-je en bonne place, afin d’entendre les oratrices ? Toi, va-t’en, Thratta ; détale. Il n’est pas permis aux esclaves d’écouter les discours.
Observez, observez un religieux silence. Implorez les deux Thesmophores Dèmètèr et Kora, Ploutos, Kalligénéa, Kourotrophos, Hermès, les Kharites, pour que l’assemblée et la réunion actuelle produisent les plus beaux et les meilleurs effets, très utiles à la cité des Athéniens et heureuses pour nous ! Que celle qui fera ou qui dira le mieux en faveur du peuple des Athéniens et des femmes remporte la victoire ! Faites ces souhaits pour votre propre bonheur. Iè Pæan ! Iè Pæan ! Réjouissons-nous !
Nous approuvons ces vœux, et nous prions la race divine de se montrer favorable à ces prières. Zeus au grand nom, et toi, Dieu à la lyre d’or, qui possèdes la sainte Délos, et toi, vierge puissante, à l’œil gris et à la lance d’or, qui habites la cité invincible, viens ici ; et toi aussi, qui portes divers noms, vierge chasseresse, rejeton de Lèto au visage d’or. Et toi, vénérable Poséidôn, souverain des mers, roi des ondes salées, quitte le gouffre poissonneux, qu’agitent les tempêtes ; et vous, filles marines de Nèréus, et vous, Nymphes errantes des montagnes. Que la lyre d’or se mêle à nos prières. Nobles Athéniennes, qu’un ordre parfait règne dans notre assemblée !
Invoquez les dieux Olympiens et les déesses Olympiennes, les dieux Pythiens et les déesses Pythiennes, les dieux Dèliens et les déesses Dèliennes, et les autres dieux. Si quelqu’un conspire une perfidie contre le peuple femme, ou offre la paix à Euripidès et aux Mèdes, afin de causer quelque dommage aux femmes, si on aspire à la tyrannie ou au rappel du tyran ; si on dénonce une femme qui a supposé un enfant ; si une servante, confidente des galanteries de sa maîtresse, les dit à l’oreille du mari ; ou si une autre, chargée d’un message, fait un rapport mensonger ; si un séducteur trompe à l’aide de mensonges, et ne donne pas ce qu’il a promis ; si une vieille femme fait des présents à son amant ; si une hétaïre, trahissant celui qui l’aime, reçoit de la main d’un autre ; si un cabaretier ou une cabaretière fraude sur la mesure du kongion ou des kotyles, demandez aux dieux leur perte et celle de leur famille, et, pour vous, suppliez-les de vous accorder à tous de nombreux biens.
D’un commun accord nous demandons que ces vœux soient accomplis pour la cité, accomplis pour le peuple, et que le succès aille à celles qui auront donné les meilleurs avis. Quant à celles qui trompent, qui violent les serments solennels pour leur intérêt et aux dépens des autres, ou qui cherchent à changer les décrets et la loi ; celles enfin qui révèlent nos secrets à nos amis, et qui introduisent les Mèdes dans notre pays, pour le ruiner, ce sont des impies, des fléaux de la cité. Pour toi, Zeus tout-puissant, exauce nos prières, si bien que les dieux nous soient propices, quoique nous soyons des femmes !
Écoutez toutes. Voici la décision du Conseil des femmes, Timokléia, présidente ; Lysilla, secrétaire ; Sostrata, rapporteuse :
« Une assemblée sera tenue dès le matin du jour médial des Thesmophoria, temps où nous avons le plus de loisir, à l’effet de délibérer avant tout sur Euripidès et sur le châtiment qu’il mérite, car il est prévenu de nous avoir outragées toutes. »
Qui veut prendre la parole ?
Moi !
Commence d’abord par ceindre cette couronne, avant de parler.
Silence, tais-toi ; écoutez. La voilà qui crache comme font les orateurs : elle paraît en avoir long à dire.
Femmes, ce n’est aucune idée d’ambition, j’en atteste les deux Déesses, qui me fait lever pour prendre la parole ; mais l’indignation que j’éprouve, malheureuse, à nous voir, depuis si longtemps, en butte aux insultes d’Euripidès, ce fils d’une marchande d’herbes, et à ses invectives incessantes et de toute nature. Car quels outrages ne répand-il pas sur nous ? Il nous calomnie partout où se réunissent des spectateurs, des tragédiens et des chœurs, nous appelant adultères, débauchées, biberonnes, traîtresses, bavardes, malsaines, grand fléau des hommes. Aussi nos maris, au sortir des planches du théâtre, nous regardent en dessous, et examinent tout de suite s’il n’y a pas là quelque amant caché. Il ne nous est plus permis de rien faire comme autrefois, tant il a donné de mauvaises idées à nos maris. Ainsi, une femme tresse-t-elle une couronne, on la croit amoureuse. Renverse-t-elle un vase en allant et venant dans la maison, le mari demande aussitôt pour qui elle a brisé la poterie : il est probable que c’est pour l’étranger de Korinthos. Une fille est-elle malade ? son père ne manque pas de dire : « Ce teint-là ne me convient pas pour une fille. » Ce n’est pas tout ; une femme qui n’a pas d’enfants veut en supposer un : elle ne peut pas s’isoler un instant ; les hommes restent là, tout près. Les vieillards, qui naguère épousaient de jeunes femmes, il les a si bien calomniés, que pas un vieillard aujourd’hui ne veut se marier, sur la foi de ce vers :
C’est encore à cause de lui que sur les gynécées on applique des cachets et du bois pour nous garder, et que l’on nourrit des chiens molosses, épouvantail des amants. Or, cela même est excusable ; mais nous n’avons plus, comme autrefois, la liberté de disposer à notre gré, dans le ménage, de l’orge, de l’huile, du vin : cela nous est interdit. Les hommes portent toujours sur eux des petites clefs secrètes, tout ce qu’il y a de plus perfide, venant de Lakonie, munies de trois crans. Avant cela, pour ouvrir une porte, nous usions d’un cachet semblable au leur, du prix d’un triobole ; mais maintenant cette peste d’Eurpidès les a stylés à faire usage de cachets de bois vermoulu. Je suis donc d’avis maintenant de nous défaire de notre ennemi d’une manière quelconque ; soit par le poison, soit par tout autre moyen, pourvu qu’il meure. Voilà ce que je dis hautement : pour le reste, je le consignerai sur le registre de la secrétaire.
Jamais je n’ai entendu femme pérorer avec plus de sagacité, ni s’exprimer avec plus d’éloquence. Tout ce qu’elle dit est juste : elle a scruté toutes les idées, elle a tout pesé dans la balance du bon sens, elle a trouvé divers arguments serrés avec justesse et heureusement rencontrés, si bien que si Xénoklès, fils de Karkinos, parlait à côté d’elle, vous jugeriez toutes, je crois, qu’il ne dit rien qui vaille.
Je ne viens, moi-même, que pour dire quelques mots. En effet, l’oratrice a bien formulé nos griefs. Cependant ce que j’ai souffert, je veux vous le dire. Mon mari est mort à Kypros, me laissant cinq petits enfants, que j’ai beaucoup de peine à élever en tressant des couronnes sur le marché aux myrtes. Jusqu’ici, toutefois, je gagnais ma vie tant bien que mal. Mais voici que cet homme, dans les tragédies qu’il compose, a persuadé aux gens qu’il n’y a point de dieux, de telle sorte que ma vente a diminué de moitié. Je vous le dis donc à vous toutes, et je le répète, il faut châtier cet homme et pour beaucoup de raisons. Les grossièretés sauvages qu’il entasse contre nous, femmes, viennent de ce qu’il a été élevé au milieu de légumes grossiers. Mais je me rends à l’Agora : j’ai à tresser pour les hommes vingt couronnes par moi promises.
Cette liberté de langage offre quelque chose de plus piquant que le premier discours. Que de traits lancés à propos ! Qu’elle a du bon sens ! Quel raffinement de pensées ! Rien d’inintelligible : tout est convaincant. Oui, il faut tirer des outrages de cet homme une vengeance éclatante.
Femmes, votre ressentiment violent contre Euripidès, qui a dit tant de vilaines choses de vous, n’a rien qui me surprenne : il devait échauffer votre bile. Moi-même, j’en jure par mes enfants, je déteste cet homme. Autrement je serais folle. Cependant entre nous il faut parler raison. Nous sommes seules : pas un mot ne sortira d’ici. Pourquoi l’accusons-nous, et supportons-nous avec peine qu’il ait révélé deux ou trois de nos forfaits, quand notre conduite en a dix mille ? Moi tout d’abord, pour n’en pas citer d’autre, j’ai beaucoup de vilaines choses sur la conscience, entre autres celle-ci, qui est fort laide. J’étais mariée depuis trois jours, mon mari dormait près de moi. J’avais un amant qui m’avait séduite à l’âge de sept ans. Celui-ci, pris d’un vif désir de m’avoir, vient gratter à la porte. Je comprends aussitôt, et je me glisse hors du lit, en cachette. Mon mari me demande : « Où vas-tu ? — Où ? j’ai la colique, mon ami, j’ai mal au ventre ; je vais aux lieux d’aisances. — Va, » me dit-il. Puis il se met à broyer des fruits de cèdre, de l’aneth, de la sauge. Moi, je verse de l’eau sur les gonds et je m’échappe auprès de mon amant. Je me livre à lui, à demi couchée sur l’autel du Dieu des Rues, et me tenant attachée au laurier. Et voyez, Euripidès n’a jamais soufflé un mot de cela, pas plus que de nos complaisances pour des esclaves et des muletiers, à défaut d’autres. Il n’en dit rien, ni du soin que nous prenons, après nos libertinages nocturnes, de manger de l’ail le matin, pour que le mari, trompé par l’odeur en revenant du rempart, ne soupçonne aucun méfait. Euripidès, tu le vois, n’en a jamais parlé. S’il injurie Phædra, qu’est-ce que cela nous fait ? Il n’a jamais dit qu’une femme, déployant au grand jour, devant son mari, la largeur de son manteau, fait échapper son amant caché dessous : il ne l’a jamais dit. J’en sais une autre qui prétendit durant dix jours qu’elle était en travail d’accouchement, jusqu’à ce qu’elle eût acheté un enfant. Le mari court partout afin d’acheter des remèdes qui hâtent la délivrance : une vieille apporte dans une marmite l’enfant, qui a la bouche remplie de miel pour l’empêcher de crier. Sur un signe de la vieille, la femme se met à crier : « Va-t’en, va-t’en, mon mari, il me semble que je vais accoucher. » L’enfant gigote dans la marmite, le mari s’éloigne tout joyeux. On ôte le miel de la bouche de l’enfant, qui se met à crier. Alors la maudite vieille, qui a apporté l’enfant, accourt souriante vers le mari et lui dit : « Un lion, un lion t’est né, c’est tout ton portrait, c’est toi des pieds à la tête, y compris les insignes de ta virilité, une vraie pomme de pin. » Ne sont-ce pas là nos méfaits ? Oui, certes, par Artémis. Et nous nous emportons contre Euripidès, qui ne nous en fait pas plus que nous n’en avons fait ?
Voilà qui est étrange ! Où a-t-elle trouvé cela ? Quel pays a produit une pareille effrontée ? Une femme d’une langue aussi perverse, si ouvertement éhontée, je ne pensais pas qu’il y en eût parmi nous, ni capable d’une telle audace. Mais tout peut arriver, et j’approuve le vieux proverbe : « Il faut regarder sous chaque pierre, de peur qu’il n’en sorte un orateur prêt à mordre. » Mais il n’y a rien au monde de pire que les femmes naturellement sans pudeur, si ce n’est les femmes elles-mêmes.
J’en jure par Aglauros, femmes, vous avez perdu le sens ou vous êtes sous l’influence d’un philtre, ou victimes d’un malheur étrange, pour permettre que cette peste vous insulte toutes. S’il y en avait une parmi vous… Eh bien ! allons-y nous-mêmes avec nos servantes, prendre quelque part de la cendre, lui épiler le bas-ventre, afin qu’elle apprenne, étant femme, à ne pas parler mal des femmes dorénavant.
Pas d’épilation, femmes ! Si en toute franchise il est ici permis à chaque citoyenne de dire son avis, et si j’ai exposé ce qui me semblait juste à l’égard d’Euripidès, dois-je, pour cela, être épilée et punie par vous ?
Quoi ! ne pas être punie, toi qui seule as eu le front de prendre la défense d’un homme qui nous a couvertes d’opprobres, et qui choisit pour sujets tout ce qu’il y a de femmes coupables, des Mélanippas, des Phædras, mais de Pènélopè jamais, parce qu’elle passait pour une femme vertueuse ?
J’en sais la raison : c’est qu’on ne pourrait nommer une seule Pènélopè, parmi les femmes d’aujourd’hui, mais que toutes sont des Phædras.
Vous entendez, femmes, ce que dit cette drôlesse : nous toutes sans exception !
Mais, de par Zeus ! je n’ai pas dit tout ce que je sais. Voulez-vous que j’en dise davantage ?
Tu ne le pourrais. Tu as exhalé tout ce que tu savais.
Mais non, de par Zeus ! ce n’est pas encore la dix millième partie de ce que nous faisons. Ainsi je n’ai pas dit, tu vas voir, que nous nous servons de nos lames d’or pour pomper le vin.
La peste te crève !
Et qu’à la fête des Apatouria nous donnons des viandes à nos amants, et qu’ensuite nous accusons le chat !…
Ah ! malheur ! tu extravagues.
Que celle-ci a tué son mari d’un coup de hache, je ne l’ai pas dit ; ni qu’une autre a rendu le sien fou au moyen de philtres, ou qu’un jour, fouillant sous la baignoire…
Va-t’en à la malemort !
Une Akharnienne a enterré son père.
Peut-on entendre patiemment de pareilles choses ?
Comment, ta servante étant accouchée d’un garçon, tu le lui as soustrait à ton usage et tu lui as substitué ta petite fille.
Par les deux Déesses ! tu me paieras ce propos-là : je t’arracherai la toison.
De par Zeus ! tu ne me toucheras pas.
Tiens ! vois !
Vois aussi !
Prends mon manteau, Philista.
Approche seulement, et, par Artémis ! je te…
Que feras-tu ?
Le gâteau de sésame que tu as mangé, je te le ferai rendre par en bas.
Trêve aux injures : voici une femme qui se hâte d’accourir vers nous. Avant qu’elle arrive, faites silence, afin que nous écoutions posément ce qu’elle a à nous dire.
Chères amies, avec qui je suis en conformité de goûts, ma sympathie pour vous se voit à mon menton imberbe. J’ai la passion des femmes, et je prends votre défense toujours. À l’instant même j’ai entendu parler d’une grosse affaire qui vous concerne, et dont on s’entretenait tout à l’heure sur l’Agora. Je viens donc en messager vous en faire part, afin que vous veilliez attentivement et que vous vous teniez sur vos gardes contre un danger grave et redoutable, s’il fondait sur vous à l’improviste.
Qu’y a-t-il, mon enfant ? Car il convient de t’appeler un enfant, tant que tu as ainsi les joues glabres.
On dit qu’Euripidès a envoyé ici aujourd’hui son beau-père, un vieillard.
Et pour quoi faire ? Dans quelle intention ?
Afin que tout ce que vous projetteriez ou seriez près de faire, il le sût en épiant vos paroles.
Et comment s’est-il caché parmi les femmes, lui, un homme ?
Euripidès l’a flambé, épilé, et, des pieds à la tête, accoutré comme une femme.
Et vous croyez cela ? Quel homme serait assez bête pour se laisser épiler ainsi ? Je ne le crois pas, moi, j’en atteste les deux vénérables Déesses.
Tu radotes : car, moi, je ne serais pas venu l’annoncer, si je ne l’avais appris de gens bien informés.
On nous annonce là une terrible chose. Mais, ô femmes, il n’y a pas à hésiter ; il faut découvrir cet homme, et chercher partout comment il a pu rester caché à nos regards. Et toi, cherche avec nous ; nous t’aurons ainsi double reconnaissance, mon ami.
Voyons d’abord, qui es-tu, toi ?
Où me fourrer ?
Il faut que toutes passent à l’inspection.
Malheur à moi !
Tu me demandes qui je suis ? La femme de Kléonymos.
Vous savez quelle est cette femme ?
Oui, nous le savons. Mais regarde bien les autres.
Quelle est celle-ci, qui porte un enfant ?
De par Zeus ! c’est ma nourrice !
Je suis perdu ! (Il fait un mouvement pour s’enfuir.)
Holà ! toi ! Où vas-tu ? Reste ici ! Quel mal arrive-t-il ?
Laisse-moi aller pisser.
Tu es une effrontée ! Fais vite ton affaire : je t’attends ici.
Attends, et examine-la attentivement : c’est la seule ici, mon cher, que nous ne connaissions pas.
Tu mets bien du temps pour pisser, toi !
De par Zeus ! mon pauvre ami, j’ai une rétention d’urine : hier, j’ai mangé du cresson.
Qu’est-ce que tu chantes avec ton cresson ? Allons, viens ici, devant moi.
Pourquoi me tires-tu comme cela ? Je suis malade.
Dis-moi, quel est ton mari ?
Tu me demandes quel est mon mari. Connais-tu un tel… du dême de Kothôkidæ ?
Un tel ? Qui ?
Oui, un tel qui une fois… un tel, fils d’un tel…
Tu es folle, tu en as l’air ! Es-tu déjà venue ici ?
De par Zeus ! tous les ans.
Quelle est ta camarade de chambre ?
C’est celle qui !… (À part.) C’est fait de moi !
Tu ne réponds pas.
Ne va pas plus loin : je vais la questionner à fond sur les cérémonies de l’an dernier. Éloigne-toi, car tu ne dois pas entendre, en ta qualité d’homme. — Allons, dis-moi, toi, quelle fut la première cérémonie accomplie par nous.
Voyons donc ! Quelle a été la première cérémonie ? Nous avons bu.
Et la seconde ?
Nous avons bu à nos santés.
Tu sais cela de quelqu’un. Et la troisième ?
Xénylla a demandé une tasse, parce qu’il n’y avait pas de pot de chambre.
Tu es fou. Ici, viens ici, Klisthénès. Voilà l’homme que tu dis.
Qu’ai-je à faire ?
Déshabille-le : il déraisonne.
Quoi ! vous allez mettre nue une mère de neuf enfants ?
Allons, vite, ôte ta ceinture, effrontée !
Elle me fait l’effet d’être une vigoureuse gaillarde ; mais, de par Zeus ! elle n’a pas de gorge comme nous !
C’est que je suis bréhaigne, et je n’ai jamais eu d’enfant.
Ah ! maintenant ! Et tout à l’heure tu en avais neuf.
Tiens-toi droit. De quel côté baisses-tu cet engin ?
Il a relevé la tête, et il a une bonne couleur, le misérable !
Où est-il ?
Il se remet à saillir en avant.
Mais non.
Ah ! il recule de nouveau !
Hé ! l’homme, tu as là un isthme : tu tires l’objet en haut et en bas plus souvent que les Korinthiens !
Le scélérat ! Voilà pourquoi, en défendant Euripidès, il nous insultait.
Malheureux, dans quelles affaires je me suis empêtré !
Que ferons-nous ?
Gardez-le bien, de peur qu’il ne se dérobe par la fuite. Moi, je vais faire mon rapport aux Prytanes.
Nous donc, après cela, tenons les lampes allumées, mettons-nous à l’œuvre, ferme et virilement, quittons nos manteaux, et cherchons si quelque autre homme a pénétré parmi nous, parcourons toute la Pnyx, fouillons les tentes et les issues.
Et d’abord il faut partir d’un pied léger et examiner tout en silence. L’essentiel est de ne pas tarder, n’ayant pas le temps de différer davantage ; il faut donc nous presser de faire tout de suite et promptement notre ronde. Mets-toi sur la piste, explore vite tous les coins, où un autre traître serait caché. Promène l’œil de tous côtés, et regarde bien tout à droite et à gauche : car si nous saisissons l’auteur d’un acte impie, il en subira la peine, et de plus ce sera pour tous les autres une leçon de ce qui attend l’effronterie, le crime et le sacrilège : il proclamera qu’il y a des dieux ; et par cela même il enseignera aux hommes à vénérer les divinités, à respecter la justice, à se soumettre aux lois sacrées, et à pratiquer ce qui est bien. Que s’ils ne le font pas, il arrivera ceci. Qu’un d’eux soit pris à commettre un acte impie, enflammé de fureur, égaré par le délire, en agissant de la sorte, il fera voir clairement à tous les mortels, hommes et femmes, qu’un dieu punit la violation des lois et l’impiété, et que le châtiment frappe sans délai.
Mais il nous semble avoir bien fouillé partout, et nous ne voyons pas un autre homme caché ici.
Où fuis-tu ? Holà ! holà ! l’homme ! T’arrêteras-tu ? Malheureuse que je suis ! malheureuse ! Il vient de m’arracher mon enfant du sein, et il a disparu.
Crie ! Mais tu ne lui donneras plus jamais à téter, si vous ne me lâchez pas. Ici même, je la frappe aux cuisses avec ce couteau, et le sang de ses veines rougira l’autel.
Malheureuse que je suis ! Femmes, ne viendrez-vous pas à mon secours ? Me refuserez-vous vos cris et votre aide ? Ne souffrez pas qu’on me ravisse mon unique enfant.
Oh ! Oh ! vénérables Moires, quel nouvel attentat frappe mes regards ? Quel amas d’œuvres d’audace et d’effronterie ! Quel nouvel acte il vient de commettre ! Mes amies, quel acte que celui-ci !
Ah ! comme je confondrai votre excès d’insolence !
N’y a-t-il pas là toutes sortes d’indignités et qui passent la mesure ?
Oui, c’est une indignité qu’il m’ait ravi mon enfant.
Que dire à cela, quand on voit qu’il ne rougit même pas ?
Je ne suis pas près de cesser.
D’où que tu viennes, tu auras de la peine à t’échapper, pour aller dire qu’après un tel forfait, tu n’as eu aucun mal.
Puisse cela ne jamais arriver ! C’est ce que je souhaite.
Quel dieu, oui, quel dieu, parmi les Immortels, viendrait en aide à l’auteur de ces actes injustes ?
Vous criez en vain. Je ne lâcherai pas l’enfant.
Par les deux Déesses, tu vas cesser de rire de tes outrages et tu ne tiendras plus ces propos impies. Tes actes sacrilèges auront de nous la rétribution qu’ils méritent. Avant peu, victime d’un retour vers le malheur, tu seras à la discrétion de la fortune. (S’adressant à une des femmes.) Mais prends ces femmes avec toi, et apporte du bois pour brûler ce scélérat et le griller au plus vite.
Allons chercher des sarments, Mania ! (À Mnèsilokhos.) Je veux aujourd’hui te réduire en charbon.
Grille, brûle ! Toi, petite, quitte tout de suite ta robe krètique, et de ces femmes n’accuse de ta mort que ta mère. Mais qu’est-ce à dire ? Cette fillette est devenue une outre pleine de vin, avec une chaussure persique. Ô femmes débauchées et biberonnes, comme de tout vous faites des inventions pour boire : grand bien pour le cabaretier, mais grand mal pour nous, fléau des meubles et des étoffes !
Apporte un tas de fagots, Mania.
Oui, apporte ; mais toi, réponds-moi à ceci. Tu dis que tu as mis au monde cette enfant ?
Oui, je l’ai portée dix mois.
Tu l’as portée ?
J’en jure par Artémis !
Un tricotyle, n’est-ce pas ? Dis-moi.
Qu’as-tu fait, impudent ? Tu as dépouillé mon enfant, un si petit être !
Si petit ?
Tout petit, de par Zeus !
Quel âge a-t-il ? Trois ou quatre ans de bouteille ?
Il est né à peu près aux dernières Dionysia. Mais rends-le-moi.
Non, par Apollôn !
Alors, nous te brûlons.
C’est cela ! Brûlez-moi, mais cette petite est égorgée à l’instant.
Non, non ! je t’en conjure. Fais-moi tout ce que tu voudras plutôt qu’à elle.
Tu es de ta nature une tendre mère. Mais je ne l’en égorgerai pas moins.
Hélas ! Ma fille ! Donne-moi la coupe, Mania, afin que je recueille le sang de mon enfant.
Tiens-la dessous : c’est la seule grâce que je t’accorderai.
Va-t’en à la malemort ! Tu es un être détestable et cruel.
Cette peau est pour la prêtresse.
Qu’est-ce qui est pour la prêtresse ?
Ceci, prends.
Infortunée Mika, qui t’a privée de ta fille ? Qui t’a ravi ton enfant chérie ?
Ce monstre-là. Mais, puisque te voici, garde-le bien pendant qu’avec Klisthénès, je vais dénoncer aux Prytanes ce qu’il a fait.
Voyons, quel sera mon moyen de salut ? Quelle tentative ? Quelle invention ? La cause de tout ceci, celui qui m’a jeté dans ces affaires ne paraît pas encore. Allons, quel messager pourrais-je lui envoyer ? Il y a, à ma connaissance, un expédient renouvelé de Palamèdès. Ainsi que lui, j’écrirai sur le plat d’une rame que j’abandonnerai aux flots. Mais je n’ai pas de rames sous la main. Où ? Où, malheureux, trouverai-je donc des rames ? Où ? Eh ! Pourquoi ne pas jeter à bas ces statues ? J’écrirai dessus en guise de rame. Cela vaut beaucoup mieux. Bois pour bois des deux parts. Ô mes mains, mettez-vous à la besogne qui va me tirer d’affaire. Allons, feuillets de mes tablettes polies, recevez les empreintes du stylet, messagères de mes infortunes. Oh ! oh ! Voilà un P (Rho) défectueux ! Il sort de la ligne ! Quel sillon ! Partez, élancez-vous sur toutes les routes, par-ci, par-là ; hâtez-vous, il le faut.
Pour nous, maintenant, disons du bien de nous-mêmes dans notre parabase. Il est d’usage qu’un chacun dise beaucoup de mal de la gent féminine, comme quoi nous sommes un fléau pour les hommes ; que de nous viennent tous les maux, querelles, discordes, sédition funeste, douleur, guerre. Mais voyons, si nous sommes un fléau, pourquoi nous épousez-vous ? Oui, si nous sommes réellement un fléau, pourquoi nous défendez-vous de sortir et d’être prises à regarder dehors ? Pourquoi vous donner tant de peine à vouloir garder votre fléau ? Si votre femme est sortie un instant et que vous la rencontriez devant la porte, vous devenez fous furieux, vous qui devriez rendre grâce au ciel et vous réjouir de ce que vous trouvez le fléau absent et que vous ne l’avez plus chez vous. Si nous nous endormons dans la maison des autres, lasses du jeu, chacun cherche son fléau et rôde autour des lits. Si nous regardons par la fenêtre, vous cherchez à voir le fléau. Si nous nous retirons par pudeur, chacun désire beaucoup plus voir le fléau se pencher de nouveau dehors. Il est donc évident que nous sommes bien meilleures que vous. La preuve est aisée à voir. Voyons, comme preuve, lequel des deux sexes est le pire : nous disons que c’est vous, et vous nous. Examinons, et mettons-les en présence l’un de l’autre : opposons-les, femme à homme, nominalement. Kharminos est au-dessous de Nausimakha : le fait est certain ; Kléophôn est, de tout point, pire que Salabakkho. Depuis longtemps pas un de vous n’ose se mesurer avec Aristomakhè, l’héroïne de Marathôn, ni avec Stratonikè. Quant à Euboulè, parmi les Conseillers de l’an dernier, qui abandonnèrent à d’autres leurs fonctions, quel est celui qui valait mieux qu’elle ? Nul de vous ne le dira. Ainsi nous pouvons nous vanter d’être bien meilleures que les hommes. Il n’y a pas de femme qui, après avoir volé cinquante talents à l’État, parcoure la ville sur un char. Leur plus grand larcin est un panier de blé, volé au mari, et rendu le jour même.
Mais nous en montrerions bon nombre parmi les hommes qui en font autant. En outre, ils sont bien plus que nous gourmands, voleurs d’habits, bouffons et vendeurs d’esclaves. Et certes, en ce qui touche à l’avoir paternel, ils sont au-dessous de nous pour le conserver. Ainsi nous possédons encore aujourd’hui l’ensouple, la traverse, la corbeille, le parasol, tandis que beaucoup de vous autres hommes ont perdu, en sortant de leur maison, la hampe et la lance, et bon nombre d’autres, dans les combats, ont rejeté loin de leurs épaules ce qui les ombrageait. En réelle justice, nous aurions, nous femmes, de nombreux reproches à faire aux hommes. En voici un qui les dépasse tous. Il convient que, si l’une de nous a mis au monde un citoyen utile à la ville, taxiarkhe ou stratège, elle reçût quelque honneur, qu’on lui donnât la première place dans les Sténia ou dans les Skira, et dans les autres fêtes que nous célébrons. La femme qui aurait mis au monde un citoyen lâche et méchant, mauvais triérarkhe ou pilote inhabile, s’assoirait la dernière, le haut de la tête rasé, après la mère d’un brave. Est-il juste, en effet, citoyens, que la mère de Hyperbolos soit assise, vêtue de blanc, la chevelure flottante, près de la mère de Lamakhos, et qu’elle prête à intérêt, elle à qui ses débiteurs, si elle avait prêté à quelqu’un et qu’elle exigeât l’intérêt, devraient refuser l’intérêt, empocher de force son argent et lui dire : « Tu mérites bien un produit, toi qui as produit une si jolie production ! »
Je suis devenu louche, à force d’écarquiller les yeux. Personne. D’où peut venir l’obstacle ? Il est impossible qu’il n’ait pas honte de la froideur du Palamèdès. Par quel drame pourrais-je bien l’attirer ? Ah ! je sais. Je vais contrefaire sa nouvelle Hélénè. Justement j’ai un habillement de femme.
Quel tour brasses-tu encore ? Qu’est-ce que tu as à inventer ? Tu trouveras Hélénè amère, si tu ne te tiens pas convenablement jusqu’à ce qu’un des Prytanes soit venu.
« Voici le Nilos aux rives animées par des vierges charmantes ; ses eaux sont une rosée divine qui mouille la terre blanche d’Ægyptos, et son peuple qui aime le syrmæa noir. »
Tu es un fin matois, j’en atteste la lumineuse Hécatè.
« Ma patrie, à moi, n’est pas sans gloire ; c’est Spartè, et mon père Tyndaros. »
Lui ton père, à toi, misérable ! Dis plutôt Phrynondas.
« Hélénè est mon nom. »
Tu te déguises encore en femme, avant d’avoir été puni de ton premier travestissement féminin.
« Une foule de guerriers sont morts pour moi sur les rives du Skamandros. »
Que n’as-tu fait comme eux !
« Et moi, je suis ici, tandis que mon époux infortuné, Ménélaos, n’arrive pas ! Pourquoi donc suis-je encore en vie ? »
C’est la faute des corbeaux.
« Mais je sens comme chatouiller mon cœur. Ne fais pas mentir, ô Zeus ! la venue de l’espérance. »
« À quel maître appartient ce superbe palais ? Donnera-t-il l’hospitalité à des étrangers sortis de l’onde salée, battus par l’orage et naufragés ? »
« Ce palais est celui de Proteus. »
« De quel Proteus ? »
Ô trois fois misérable ! Il ment, j’en atteste les deux Déesses ! Proteus est mort depuis dix ans.
« Quelle terre a touché notre esquif ? »
« L’Ægyptos. »
« Infortuné ! Où la tempête nous a-t-elle jetés ! »
Est-ce que tu crois à cet homme, digne de mille morts, débitant des sornettes ? C’est ici le Thesmophorion.
« Proteus est-il à l’intérieur, ou sorti ? »
Il est impossible que tu n’aies pas encore le mal de mer, étranger ; tu viens d’entendre dire que Proteus est mort, et tu demandes s’il est à l’intérieur ou sorti !
« Hélas ! Il est mort ! Où est la tombe où il repose ! »
« C’est le monument même où nous sommes assises. »
Puisses-tu périr misérablement, et périr encore, toi qui as l’audace d’appeler monument funèbre un autel !
« Pourquoi es-tu assise sur ce monument sépulcral, ô étrangère, enveloppée d’un vêtement lugubre ? »
« Je suis contrainte de partager la couche nuptiale du fils de Proteus. »
Pourquoi, misérable, tromper encore cet étranger ? Étranger, ce fourbe est venu ici, parmi nous autres femmes, pour voler de l’or.
« Aboie, en lançant sur mon corps tes invectives. »
« Étrangère, quelle est cette vieille qui t’insulte ? »
« C’est Théonoè, la fille de Proteus. »
Non, par les deux Déesses, je suis Kritylla, fille d’Antithéos, du dême de Gargettos. Toi, tu es un scélérat.
« Tout ce que tu voudras, dis-le. Car je n’épouserai jamais ton frère. Je ne trahirai jamais Ménélaos mon époux, qui combat devant Troia. »
« Femme, qu’as-tu dit ? Tourne vers moi tes brillantes prunelles ! »
« Je ne l’ose, ayant eu le visage outragé ! »
« Qu’est-ce ceci ? Je me sens privé de la parole. Ô dieux ! Quel visage aperçois-je ? Qui es-tu, femme ? »
« Toi-même, qui es-tu ? Car nous avons, toi et moi, la même préoccupation. »
« Es-tu Hellène, ou une femme étrangère ? »
« Hellène. Dis-moi aussi quelle est ta patrie. »
« Je trouve, femme, que tu ressembles tout à fait à Hélénè. »
« Et moi que tu ressembles à Ménélaos, au moins d’après ces lavandes. »
« Tu vois en personne ce mortel si infortuné ! »
« Oh ! que tu as tardé à te rendre dans les bras de ton épouse ! Prends-moi, prends-moi, cher époux. Entoure-moi de tes bras. Laisse-moi te donner un baiser. Emmène-moi, emmène-moi, emmène-moi, emmène-moi, saisis-moi vite, vite. »
Il gémira, j’en atteste les deux Déesses, celui qui t’emmènera ; je le frappe de cette torche.
« Ma femme, la fille de Tyndaros, tu veux m’empêcher de la conduire à Spartè ? »
Tu m’as l’air d’être aussi un profond scélérat, et tu sembles d’intelligence avec lui : ce n’est pas pour rien que, depuis longtemps, vous jasez de l’Ægyptos. Mais celui-ci au moins subira sa peine. Le Prytane s’avance, ainsi que l’archer.
Cela va mal. Il faut s’esquiver en tapinois.
Et moi, malheureux ! que vais-je faire ?
Sois tranquille, je ne te trahirai jamais, tant que j’aurai le souffle et que mes dix mille ruses ne me feront pas défaut.
L’hameçon n’a rien pris.
Est-ce là le scélérat dont nous a parlé Klisthénès ? Hé ! l’homme ! Pourquoi te caches-tu ? Archer, emmène-le, attache-le au carcan ; puis reste là de planton, et veille à ce que personne ne puisse s’en approcher. Le fouet en main, frappe quiconque s’avancerait.
De par Zeus ! tout à l’heure un faiseur de voiles a failli me l’enlever.
Prytane, au nom de cette main droite, que tu aimes à tendre creuse lorsqu’on te donne de l’argent, accorde-moi une légère faveur, quoique je sois prés de mourir.
Quelle faveur ?
Quand on m’aura mis tout nu, ordonne à l’archer de me lier au carcan, pour que, vieux comme je suis, en robe jaune et en mitre, je ne prête pas à rire aux corbeaux qui vont me manger.
Le Conseil a décidé qu’on te lierait, ayant tout cela, afin que les passants voient à plein que tu es un gredin.
Iappapæax ! Ah ! robe jaune, que de maux tu m’as faits, et il n’est plus un seul espoir de salut !
Allons, maintenant, livrons-nous à nos jeux, comme c’est ici la coutume des femmes, quand nous célébrons les saintes orgies des deux Déesses, aux jours sacrés, que Pausôn observe aussi en jeûnant et en suppliant souvent les Déesses que les fêtes renaissent des fêtes ; car tel est son souci.
Élance-toi, pars d’un pied léger, en rond ; mets la main dans la main ; que chacune marque le rhythme de la danse et s’avance d’un pied rapide. Que le cercle des danseuses ait l’œil de tous les côtés.
Chantez aussi la race des dieux Olympiens et célébrez-les d’une voix unanime, dans vos mouvements passionnés.
Si on se figure que dans ce temple je vais, moi femme, dire du mal des hommes, on n’est pas dans le droit sens. Mais il faut, comme il convient, essayer un nouveau pas et dessiner une danse gracieuse.
Avance-toi, chantant le Dieu à la lyre sonore, et la Déesse armée d’un carquois, Artémis, la chaste souveraine. Salut, ô toi qui lances les traits au loin ; donne-nous la victoire.
Chantons comme il le faut Hèra, qui préside aux mariages, prend part à toutes les danses et garde les clefs de l’hymen.
Je prie Hermès, Dieu des pasteurs, Pan et les Nymphes chéries, de sourire de bon cœur à nos danses qui leur agréent. Mets-toi de tout cœur à la danse en battant des mains.
Femmes, livrons-nous à nos jeux, comme c’est la coutume, et jeûnons rigoureusement. Retourne-toi d’un autre côté, marque du pied la cadence et fais retentir tous les chants.
Guide-nous toi-même, Bakkhos, couronné de lierre ; dans nos orgies dansantes, je te chanterai, Evios, ô Dionysos, Bromios, fils de Sémélè, qui te plais à danser avec les Nymphes sur les montagnes, redisant l’hymne aimable : « Evios, Evios, Evoé. »
Autour de toi se fait entendre Ekho, nymphe du Kithærôn ; les montagnes ombragées par de noirs feuillages et les vallons rocheux frémissent ; et les spirales du lierre l’entourent de leurs pétales fleurissants.
Tu vas geindre ici en plein air.
Archer, je t’en supplie.
Ne me supplie point, toi.
Lâche la cheville.
Oui, je vais le faire.
Ah ! malheur ! malheur ! Tu me serres davantage.
Encore plus, veux-tu ?
Attatæ ! Iattatatæ ! Va-t’en à la malemort !
Tais-toi, misérable vieux ! Moi, j’apporte une natte, pour garder toi.
Voilà les belles jouissances que me procure Euripidès ! Mais, ô dieux ! ô Zeus Sauveur ! il y a encore de l’espoir. Il ne paraît pas vouloir m’abandonner. Perseus, en se sauvant, m’a fait signe de me métamorphoser en Andromédè. Et de fait me voilà attaché. Il est clair qu’il viendra me délivrer. Autrement, il ne se serait pas envolé dans les airs.
Vierges chéries, aimées, comment approcherai-je et me déroberai-je au Skythe ? (À Ekho.) M’entends-tu, toi qui habites au fond des grottes. Au nom de la Pudeur, je t’en supplie, laisse-moi m’approcher d’une épouse.
Il est sans pitié, celui qui m’a enchaîné ainsi, moi le plus infortuné des mortels. Échappé avec peine à une vieille dégoûtante, je n’en suis pas moins perdu. Ce Skythe continue à rester de planton, et il me tient là misérable, sans amis, suspendu, en proie aux corbeaux. Vois-tu ? Je ne suis point ici parmi les chœurs des jeunes filles de mon âge, avec la corbeille aux suffrages, mais enlacée dans des liens serrés, je suis exposée en pâture à un monstrueux Glaukétès. Pour moi pas de pæan nuptial, mais un chant d’esclavage : redites, femmes, d’une voix gémissante, les maux que j’ai soufferts, malheureuse ! Infortunée que je suis, infortunée par la volonté de mes parents ! Souffrances injustes, où j’implore, en arrachant à Hadès des soupirs et des larmes, hélas ! hélas ! l’homme qui m’a rasé d’abord, qui m’a fait ensuite endosser cette robe jaune, et qui a fini par m’envoyer dans ce temple, au milieu des femmes, hélas ! Inflexible dæmôn de la Fatalité ! Je suis maudit ! Qui verrait ma souffrance sans être touché de l’excès de mes maux ? Que l’astre embrasé de l’æther détruise le barbare ! Je n’ai plus la douceur de voir la lumière immortelle, depuis que je suis attaché, affolé par la douleur qui m’étrangle et qui m’entraîne vers le rapide chemin des morts.
Salut, fille chérie ! Que Képheus, ton père, qui t’a exposée, soit anéanti par les dieux !
Qui es-tu, toi qui prends en pitié ma souffrance ?
Ekho, fidèle interprète des sons, moi qui, l’an dernier, dans ce même lieu, vins en aide à Euripidès. Mais, mon enfant, il te faut faire en sorte de gémir lamentablement.
Et toi, de répéter mes lamentations.
Je n’y manquerai pas. Commence.
Ô Nuit sainte, que ton attelage est lent à faire rouler ton char sur le dos de l’æther sacré, au travers de l’auguste Olympos !
Olympos !
Pourquoi, moi Andromédè, de préférence aux autres, ai-je des maux en partage ?
En partage ?
Triste mort !
Triste mort !
Tu m’assommes, vieille, de ton babil.
De ton babil.
Par Zeus ! tu te montres ici insupportable à l’excès !
À l’excès !
Mon bon, laisse-moi monodier seul ; fais-moi plaisir : finis.
Finis.
Va aux corbeaux !
Va aux corbeaux !
La peste !
La peste !
Chansons !
Chansons !
Tu plaisantes !
Tu plaisantes !
Gémis.
Gémis.
Pleure.
Pleure.
Hé ! l’homme ! Tu bavardes.
Hé ! l’homme ! Tu bavardes.
J’appellerai les Prytanes.
J’appellerai les Prytanes.
Chose étrange !
Chose étrange !
D’où cette voix ?
D’où cette voix ?
Toi parler ?
Toi parler ?
Il t’en cuira !
Il t’en cuira !
Tu te moques de moi ?
Tu te moques de moi ?
De par Zeus ! c’est la femme qui est près de toi.
Près de toi.
Où est la gredine ? Elle s’enfuit. Où donc, où t’enfuis-tu ?
Où donc, où t’enfuis-tu ?
Tu ne m’échapperas pas !
Tu ne m’échapperas pas !
Tu ronronnes encore !
Tu ronronnes encore !
Empoigne la coquine !
Empoigne la coquine !
Bavarde et maudite femme !
Grands dieux ! En quelle terre de barbares sommes-nous venus d’un vol rapide ? À travers l’æther fendant ma route, j’y place mes pieds ailés, moi Perseus, me dirigeant vers Argos, où je porte la tête de la Gorgôn.
Que dit-il ? Tu parles de la tête de Gorgo, un scribe ?
Je dis, moi, la tête de la Gorgôn.
Et moi aussi je dis Gorgo.
Soit ! Quel est ce rocher que j’aperçois, et cette jeune fille semblable aux déesses, enchaînée comme un navire au mouillage ?
Étranger, aie pitié d’une femme au comble de l’infortune ! Délivre-moi de ces liens !
Ne parle pas, toi, maudite femme ! Tu vas mourir, et tu oses parler !
Ô vierge ! j’ai pitié de te voir enchaînée !
Elle pas vierge, mais vieillard fautive, voleuse, coquine.
Tu bredouilles, Skythe. Cette vierge est Andromédè, fille de Képheus.
Regarde le bas du ventre. Est-ce que cela te paraît mince ?
Donne-moi la main, que j’approche de cette jeune fille ; donne, Skythe. Tous les hommes ont leur faible ; moi, je suis pris d’amour pour elle.
Je ne suis pas jaloux de toi. Si son derrière est tourné de ce côté, je ne t’envie pas d’en travailler les fesses.
Pourquoi ne me laisses-tu pas la délier, Skythe, pour me jeter dans les embrassements et dans la couche d’une épouse ?
Si tu es si convoiteur de ces vieilles fesses, tu n’as qu’à percer la planche pour faire brèche par derrière.
De par Zeus ! je vais rompre ses liens.
Gare le fouet !
N’importe, je vais le faire.
Ta tête, avec ce coutelas, je te la coupe.
Aïe ! aïe ! Que faire ? À quelles raisons recourir ? Elles ne seraient pas comprises de cette nature barbare. Offre aux sots des pensées neuves, tu perdras ta peine. Cherchons donc un autre artifice bon pour lui.
Le malin renard, il machine quelque chose contre moi !
Souviens-toi, Perseus, comme tu me laisses malheureuse.
Tu veux encore recevoir des coups de fouet.
Pallas, amie des danses, doit être invoquée par moi dans nos chœurs : vierge, jeune fille intacte, protectrice de notre cité, qui fait seule sa force respectée, et qui mérite d’être appelée porte-clefs. Parais, ennemie naturelle des tyrans : le peuple des femmes t’invoque ; viens vers moi avec la Paix, amie des fêtes.
Venez enfin bienveillantes, propices, Déesses vénérables, vers votre bois sacré. Il n’est point permis aux hommes de voir les orgies sacrées des deux Déesses, où vous montrez à la lueur des lampes votre visage immortel. Venez, approchez, nous vous en conjurons, ô Thesmophores vénérées. Si jamais vous êtes venues, touchées par nos prières, venez aujourd’hui, nous vous en supplions, venez vers nous.
Femmes, si vous voulez dorénavant faire la paix avec moi, vous le pouvez tout de suite. Désormais, vous n’entendrez plus de moi aucune mauvaise parole ; voilà mes propositions.
Quel besoin te contraint de nous tenir ce langage ?
L’homme attaché à ce poteau est mon beau-père. Si je le remmène, jamais vous ne m’entendrez dire du mal de vous ; mais si vous ne me l’accordez pas, les tours que vous jouez maintenant, je les révélerai à vos maris, revenus de l’armée.
Pour ce qui est de nous, sache que nous nous laissons persuader. Mais ce barbare, le persuader, c’est affaire à toi.
Oui, c’est mon affaire. Pour toi, Élaphion, ce que je t’ai recommandé en route, n’oublie pas de le faire. Et d’abord, passe devant et retrousse ta robe. Et toi, Térédôn, joue-nous une persique.
Quelle est cette musique ? quelle bombance me met en train ?
Archer, cette jeune fille va préluder à ses exercices : elle est venue pour danser devant quelques conviés.
Qu’elle danse, qu’elle s’exerce, je ne l’en empêche pas. Légère comme une biche, une puce sur une toison !
Défais cette robe du haut, mon enfant ; assieds-toi sur les genoux du Skythe, et allonge les pieds pour que je les déchausse.
Ah ! oui, oui, assieds-toi, assieds-toi. Ah ! oui, oui, petite fille. Oh ! que cette gorge est ferme : c’est une rave.
Toi, vite un air de flûte. (À Élaphion.) As-tu encore peur du Skythe ?
Les belles fesses ! Il t’en cuira, si tu ne restes pas ici. Hein ! quelle belle attitude a l’instrument !
Cela va bien. Remets ta robe : c’est le moment de nous enfuir.
Ne va-t-elle pas d’abord me donner un baiser ?
Certainement, baise-le.
Oh ! oh ! oh ! Papapapæ ! quelle langue douce ! C’est du miel attique. Pourquoi ne couche-t-elle pas avec moi ?
Adieu, archer, c’est impossible.
Si, si, bonne vieille, fais-moi ce plaisir.
Tu donneras donc une drakhme.
Oui, oui, je donnerai à toi.
L’argent, alors. Donne !
Mais je n’en ai pas. Tiens, prends ce carquois.
Et puis tu la ramènes ?
Suis-moi, mon enfant ! Et toi, bonne vieille, garde le vieux. Ton nom, quel est-il ?
Artémisia, rappelle-toi ce nom.
Artamouxia. (Il sort avec Élaphion.)
Hermès, Dieu de la ruse, tu conduis tout à merveille. Skythe naïf, cours avec celle que tu emmènes. Moi, je délivre le prisonnier. (À Mnèsilokhos.) Toi, en véritable homme, une fois délivré, fuis au plus vite, et rends-toi auprès de ta femme et de tes enfants, chez toi.
Je n’y manquerai pas, dès que je serai délivré.
Te voilà délivré. À l’œuvre, fuis avant que l’archer te surprenne.
C’est ce que je fais.
Ô bonne vieille, que tu as une jolie petite fille, pas grognon, mais douce. — Eh bien, où est donc la vieille ? Je suis un homme perdu ! Où est allé le vieux ? Ah ! petite vieille, vieille ! Je ne suis pas content, vieille femme ! Artamouxia ! La vieille s’est jouée de moi ! Et toi, loin d’ici au plus vite ! On a raison de t’appeler carquois : tu as servi à me mettre dedans. Ah ! que faire ! Où est la vieille ? Artamouxia !
Tu appelles une vieille qui portait un instrument de musique ?
Oui, oui ! Tu l’as vue ?
Elle est partie par là, et un vieux la suivait.
Le vieux avait une robe jaune.
Oui ; tu pourrais les atteindre en les poursuivant par là.
Maudite vieille, par quelle route s’est-elle enfuie ? Artamouxia !
Tout droit, en montant. Où cours-tu ? Reviens donc par ici, tu cours du côté opposé.
Malheureux ! Elle court toujours. Artamouxia !
Cours, cours ! Va-t’en chez les corbeaux ! Pour moi, c’est assez jouer. Il est temps que chacune rentre chez elle. Que la faveur des deux Thesmophores soit notre bonne récompense !