LES THERMES DE BROUSSE,


EN NATOLIE..




SECOND FRAGMENT[1].



 


LES EAUX THERMALES.


J’ai déjà dit quelques mots sur les thermes, près desquels nous sommes campés : mais ce n’est point assez, et je vais tâcher de laisser peu de chose à désirer au lecteur que ces détails pourraient intéresser.

À en juger par tout ce que j’ai pu voir et lire jusqu’à ce moment, aucun pays ne possède un si grand nombre de sources thermales dans un si petit rayon. Le seul village de Tchèkirgué offre quatre bains publics, fréquentés sans confusion par un concours continuel d’étrangers et d’indigènes de tout âge, de toute religion. Mais ces bains ne suffisent pas encore ; chaque habitant du village en a dans sa maison ; il les loue, avec quelques chambres attenantes, aux personnes qui répugnent à fréquenter les établissemens publics, ou n’oseraient y paraître avec leurs infirmités, L’eau, qui circule toujours et en abondance dans tant de lieux divers, y arrive à une température moyenne de 33 à 34° Réaumur. Elle provient d’une seule source, coulant dans un grand réservoir, où elle se mêle à des eaux froides pour être maintenue à la température indiquée. Le plus beau des quatre bains publics porte le nom d’Eski-Kaplidja, l’ancien therme. L’étuve principale est un bâtiment de construction grecque, antérieure à la conquête des Musulmans. Cette salle est ornée de huit colonnes de marbre blanc qui soutiennent la coupole, et environnent un bassin circulaire ou piscine de cinquante à soixante pieds de tour, également en marbre blanc. Les autres parties de l’édifice sont d’un style différent. Elles sont dues à Sultan Murad Ier, qui les fit construire au milieu du 14e siècle sur une grande échelle et avec une solidité parfaite : une inscription turque, placée au-dessus de l’entrée principale du Vestiarium (Djamèghian), rappelle avec simplicité cette circonstance et l’époque de la reconstruction. Il existe encore, il est vrai, en Europe, et en France même, des ruines de thermes antiques, mais on ne s’en sert plus depuis long-temps ; et les Orientaux, qui ont hérité des anciens, de beaucoup plus de choses que ne le croient parmi nous la plupart des admirateurs de la vénérable antiquité, ont conservé par tradition tous ces usages, et le système de construction de ces établissemens publics, si nécessaires à leur existence hygiénique et religieuse.

Tchèkirgué, bâti sur le penchant de la montagne, domine la plaine et s’aperçoit de fort loin, tandis que les autres sources thermales, qui n’en sont éloignées que d’une petite demi-lieue à l’orient, coulent au bas de la même branche de l’Olympe inférieur, et le long de la grande route de Moudania à Brousse. Là, dans un espace de moins de 200 toises carrées, surgissent ces belles eaux, de quatre endroits différens, pour alimenter Yèni-Kaplidja, Kainardjè, les deux Kukurdli et Hadji-Moustapha. Dans la plaine même, et à une cinquantaine de toises au nord de Yèni-Kaplidja, existe encore une source aussi abondante, au milieu d’un jardin potager : mais elle coule aujourd’hui, sans utilité, vers les ruines d’un vieux bain (Eski-Hammam), abandonné depuis long-temps par suite de l’exhaussement successif du terrain qui l’environne, et dont le niveau actuel s’élève de plusieurs pieds au-dessus de l’ancien pavé.

Yèni-Kaplidja, le nouveau therme, est le plus beau et le plus grand de ces édifices ; il a été réparé depuis peu aux frais du trésor, car ces bains sont autant de propriétés du domaine impérial, qui d’ailleurs les afferme à des prix très-modérés. Trois grandes salles principales, indépendamment de plusieurs chambres ou petits réduits, composent ce beau monument d’utilité publique, couvert de dômes et de coupoles. Deux sources, sortant du rocher de Badamly-Baghtch, à la température moyenne de 68 à 70° R., perdent cet excès de chaleur par le mélange d’eaux froides, de manière à n’entrer dans la grande étuve qu’à 33° environ, proportion que j’ai constamment trouvée à peu près la même dans tous les autres bains. Il est cependant aisé d’obtenir ces eaux à un degré supérieur ou inférieur ; il suffit d’en témoigner le désir.

Yèni-Kaplidja possède une piscine en marbre blanc, de forme circulaire, ayant de 4 à 5 pieds de profondeur, avec trois gradins dont le diamètre est double de celui du bassin d’Eski Kaplidja. Une eau limpide et claire comme le cristal s’y renouvelle sans cesse, et nonobstant ce renouvellement, chaque soir la piscine est mise à sec et nettoyée avec soin. On prend les mêmes mesures dans les autres bains.

Tout auprès, Kaïnardje (l’eau bouillante), qui reçoit ses eaux de la même source que Yèni-Kaplidja, est uniquement destiné aux femmes. Ce bâtiment n’est construit ni avec la même solidité, ni avec la même élégance : aussi les dames n’y vont-elles jamais ; elles attendent le jour des grands bains, qui attirent un si nombreux concours à Badamly-Baghtché.

Hadjy-Moustapha, dans la plaine au bord de la route de Moudania à Brousse, est un établissement particulier qui porte le nom de son fondateur. Quoiqu’il ne soit séparé de Yéni-Kaplidja que par la largeur du grand chemin, ses eaux sont d’une autre nature ; elles passent pour être chargées d’une dissolution de plomb, tandis que celles de Yéni-Kaplidja et de Kaïnardjé sont sulfureuses, mais à un faible degré. Quant aux premières, elles surgissent dans un bassin couvert et fermé ; elles ont une limpidité supérieure à celle des autres bains, et produisent sur la peau des baigneurs le même effet que l’extrait de saturne étendu d’eau, c’est-à-dire qu’elles la rendent douce et comme savonneuse. Je n’en ai fait usage qu’une seule fois ; j’en fus incommodé. Cependant elles sont recherchées et préférées pour certaines maladies.

Il me reste donc à parler des thermes sulfureux proprement dits, qualité qui leur a fait aussi donner par les Turcs le nom de Kukurdli[2]. Les Grecs ont pour eux une vénération particulière ; c’est un lieu de pélerinage pour les chrétiens de cette contrée ; ils s’y réunissent en grand nombre dans le mois d’octobre, en commémoration du martyre de saint Patrice. La tradition rapporte que le proconsul de Brousse fit jeter le saint personnage dans le réservoir qui recevait les eaux de cette source presque bouillante, pour le punir de n’avoir point voulu sacrifier aux faux dieux.

La source qui échauffe et entretient ce double édifice, dont le plus petit est réservé aux femmes, fournit avec une abondance toujours égale des eaux un peu troubles et d’une couleur légèrement jaunâtre ; elles répandent aussi une odeur plus hépatique que celles de Yéni-Kaplidja ; mais elles n’ont pas une température moins élevée, car toutes les fois que j’y ai plongé le thermomètre, il ne m’a pas indiqué moins de 68 à 70° R. Les bords de la source se chargent d’une concrétion sulfuro-calcaire. L’eau thermale entre immédiatement, à sa sortie de la terre, dans un réduit voûté de 3 toises cubes environ, où l’on a pratiqué un banc pour la commodité des baigneurs. Lorsque l’on y pénètre, la chaleur est étouffante ; mais peu à peu on s’accoutume à respirer cet air brûlant, et finit par y rester, 10 à 15 minutes, afin d’exciter une abondante sueur, propre à dissiper les douleurs rhumatismales. À un pied au-dessus du sol, le thermomètre marque 31°, et progressivement jusqu’à 36°, à la hauteur de 6 pieds. Ce sudatorium, à bon droit nommé par les Turcs Echek-tèrlédén, c’est-à-dire faisant suer les ânes, est précédé d’un autre réduit où pénètre l’air extérieur, de manière à en faire tomber la température à 31°. Dans la salle de bain ou étuve principale, l’eau froide qui y circule abondamment, en a déjà modéré l’atmosphère ; le thermomètre n’indique plus que 30°, et l’eau de la grande baignoire dans laquelle on se plonge, va jusqu’à 33 ou 34°, comme dans les autres piscines déjà décrites ; mais on peut la faire refroidir à volonté. C’est dans cette pièce que les garçons de bain vous massent, vous savonnent, vous inondent d’une eau toujours renouvelée. Après vous avoir enveloppé de linge sec, ils vous conduisent dans une salle antérieure, consacrée au même usage que l’étuve principale, mais où l’atmosphère n’a déjà plus que 20, 21…, 24 et 25° de chaleur. Vous vous y reposez quelques instans, et vous rentrez enfin dans le vestiarium où vous aviez déposé vos vêtemens en entrant au bain. Là, on essuie la sueur avec de nouveaux linges, on vous offre la pipe et le café, et on vous laisse ensuite étendu sur un petit matelas, jusqu’à ce que les pores se soient refermés, et que l’on puisse se rhabiller sans danger.

Une chose digne de remarque, est l’étonnante modération du prix auquel l’administration locale a soin de maintenir ces bains. Les pauvres ne paient guère plus de trois paras, environ trois à quatre centimes de notre monnaie ; encore leur fournit-on du linge pour entrer dans l’étuve et pour en sortir. L’étranger est sans doute moins favorisé ; mais un Européen en est quitte pour trente ou quarante sous au plus, tout compris, à moins qu’il ne soit un personnage, tel qu’un ambassadeur, qui paie par convenance encore plus que par un vain décorum. Si nous possédions de si riches trésors dans l’Europe chrétienne, quel parti n’en tireraient pas nos spéculateurs, et quelles fortunes immenses n’en verrions-nous pas naître rapidement ! On veut généralement en Turquie que tout le monde puisse jouir presque à vil prix de ces bienfaits d’une Providence universelle ; et l’on y est encore loin de ce point de haute civilisation où tout est soumis à certains calculs lucratifs, qui s’étendent peut-être même quelquefois jusqu’au soulagement des pauvres et des infirmes.

Qu’il me soit permis d’ajouter encore quelques mots sur une autre espèce de fondations d’utilité publique, si communes dans l’empire ottoman. Je veux parler de cette multitude de fontaines que l’on rencontre de tous côtés, et où les voyageurs et les caravanes peuvent se désaltérer si facilement. Dans mes diverses excursions en Turquie, j’avais déjà bien souvent remarqué et apprécié cet usage, recommandé par la religion musulmane, comme une œuvre agréable à Dieu, de même que l’établissement des écoles, des colléges (médrécé), des ponts, des hospices et des mosquées ; plus particulièrement imposé aux princes, aux grands et aux riches, tandis qu’une simple fontaine est souvent l’acte charitable du pauvre. Les chaleurs de l’été donnent un grand prix à ces dernières fondations, et j’ai souvent regretté que notre Europe ne jouit pas des mêmes avantages. Mais dans les environs de Brousse, ces fontaines m’ont paru exister en plus grand nombre que partout ailleurs, et elles sont presque toutes dues à des femmes. J’appellerai un instant encore l’attention sur un de ces monumens de la plus touchante piété. Comme les bains thermaux de Brousse y attirent un grand nombre de pauvres, une dame nommée Fathmé-Khànum, épouse d’un des magistrats municipaux de cette ville, a voulu leur procurer quelque soulagement : elle a donc fait construire au pied de la muraille orientale de Kaïnardjé, six lavoirs en marbre blanc dans lesquels parvient un filet d’eau chaude, afin d’offrir aux pauvres et aux ouvriers étrangers un moyen de laver leur linge et leurs vêtemens. Mais la philantropie de la fondatrice est allée plus loin ; elle a eu l’attention de faire placer auprès de ces lavoirs une autre pierre creusée comme une margelle de puits, où vient aboutir un courant d’eau froide qui sert à tempérer la chaleur de cette eau presque bouillante à sa sortie du rocher. Ce petit bassin est si bien entendu, que l’eau froide s’y maintient toujours à la même hauteur, de manière qu’on peut y puiser aisément avec la main. Cette bienfaitrice du pauvre y a fait graver son nom et celui de son mari, et elle demande une simple prière pour son ame au voyageur et au passant, qui, si j’en juge par ce que j’ai ressenti moi-même, ne sauraient demeurer froids devant ces marbres consacrés à une œuvre si pieuse et si respectable.

J. M. J.


  1. Voyez la livraison de septembre.
  2. Kukurd signifie soufre en turc et en persan.