LES THERMES


DE


BROUSSE, EN NATOLIE.




PREMIER FRAGMENT.




LA TENTE.


. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Après dix-huit années d’interruption, me voilà redevenu nomade ; je viens de m’établir sous une tente.

J’avais déjà goûté ce genre de vie, dans les plaines de la Perse, au milieu d’une cour qui a conservé les antiques usages de l’Orient, et qui aime à passer la belle saison dans les camps, comme les premiers dominateurs de ces régions. Maintes fois j’avais regretté cette existence aventureuse, fidèle image de la vie des patriarches ; c’est donc avec un véritable sentiment de joie que je l’ai momentanément reprise. Il y a des charmes si puissans attachés à certains jours de bonheur et de paix ! et si ces jours sont rares pour tous les hommes, ils le sont encore plus pour ceux dont la destinée est de vivre loin de leur patrie !

· · · · · · Malgré l’aimable hospitalité qui essayait de nous retenir à la ville, je me sentais impatient d’abandonner le séjour de Brousse, et de m’éloigner des rives escarpées et trop bruyantes du torrent (Gueuk-Dèrè) qui en traverse le faubourg oriental, pour me rapprocher des thermes magnifiques auxquels j’espère devoir le retour de ma santé. Tout semble se réunir pour assurer le succès de mon excursion : l’éloignement du bruit et des affaires ; un repos, une sécurité parfaite ; la plus belle saison de l’année, un temps superbe, une nature admirable ; enfin, un bien-être si doux, que ne trouble même pas sérieusement la curiosité quelquefois importune, dont nous sommes l’objet, au milieu d’une population encore peu accoutumée à notre costume étranger, et surprise de voir des Européens préférer une tente aux habitations ordinaires des hommes.

Je voudrais réussir à vous faire partager les émotions de cette vie toute nouvelle pour mes jeunes compagnons de voyage, et surtout à vous peindre fidèlement le tableau qui se déroule autour de nous, et dont nos yeux ne sauraient se rassasier. Les descriptions sont bien froides et bien pauvres auprès d’une vérité aussi riche et aussi animée. Elles ne présentent trop souvent, en effet, qu’un assemblage, qu’un amas de mots sans couleur et sans vie ; et pour qui n’a pas joui d’un tel spectacle, rien ne saurait le rendre d’une manière satisfaisante. Je tâcherai cependant de vous en tracer une esquisse légère, en n’employant que des expressions simples et naturelles, les seules que je crois propres à vous faire aussi goûter quelque peu de ce que j’éprouve.

Nous avons choisi pour l’emplacement de notre maison de toile, l’angle oriental d’une plate-forme triangulaire couverte de verdure, et connue sous le nom de Badamli-Baghtché, (le jardin des Amandiers). Nous dominons la plaine inférieure, comme si nous étions placés au sommet d’un bastion : c’est sur ce boulingrin que se rassemblent les groupes variés des baigneurs des deux sexes, attirés de toutes les contrées voisines par les eaux thermales de Brousse ; et du rocher même qui sert de fondement à notre jardin des Amandiers, on voit sortir les belles eaux dont sont alimentés les bains du voisinage. Deux de ces établissemens sont toujours ouverts aux femmes ; les autres ne sont ouverts qu’à certains jours fixes, jours de fêtes et de plaisirs pour toutes les dames de l’Orient ; car les réunions dans les bains, où, entourées de leurs enfans et de leurs femmes, elles peuvent étaler leurs bijoux et leur toilette à des yeux étrangers, leur tiennent lieu de nos bals et de nos assemblées les plus brillantes. Devant nous, à une demi-lieue de distance, s’élève, en amphithéâtre et en demi-cercle, la ville de Prusias avec son antique citadelle, ses murailles pittoresques, ses cent trente-deux mosquées, et ses nombreux caravanserails. Comme dans les autres villes turques, toutes ces constructions sont entremêlées d’arbres à feuillages divers ; et ici, plus que nulle autre part peut-être, cette verdure est riche et brillante, tant elle est bien entretenue par les eaux qui surgissent de tous côtés. Au-dessus de la ville, paraît le mont Olympe, couvert à sa base de superbes marronniers, et chargé sur ses flancs escarpés de forêts épaisses, et, pour ainsi dire, vierges. Voilà tout ce que nous avons vu jusqu’ici de cette montagne fameuse ; mais, lorsque les tribus turcomanes auront transporté leurs tentes noires dans les plaines supérieures, et seront venues animer temporairement de leurs nombreux bestiaux cette solitude alpine, nous irons en visiter les châlets, et nous tâcherons d’atteindre le sommet le plus élevé de l’Olympe, qui doit son nom actuel (Kéchich-Daghi, la montagne du prêtre) à l’ermitage ou chapelle, aujourd’hui en ruines, construite par les premiers chrétiens.

Au-dessous de Brousse s’étend une vaste plaine, semée de villages, de riches cultures, et féconde en fruits excellens[1]. Mille ruisseaux, qui se jettent dans le Niloufer, la fertilisent et y nourrissent une végétation aussi puissante que celle des rivages de Trébisonde, et des campagnes si célèbres de Grenade et de l’Andalousie. Aussi, lors de l’expulsion des Maures de la contrée qu’ils nomment encore le Paradis terrestre, les tribus juives, qui partagèrent leur sort, et vinrent demander un asile aux Sultans Ottomans, crurent-elles avoir trouvé une nouvelle Grenade dans la ville hospitalière qui leur offrait les mêmes objets, les mêmes habitudes que cette terre chérie, quittée avec tant de larmes.

Mais, c’est au mûrier surtout que Brousse doit sa prospérité ; tout le monde y élève des vers-à-soie : le peuple y trouve des moyens assurés d’existence ; le propriétaire et le négociant fondent sur l’exploitation de cette branche d’industrie, la création ou l’augmentation de leur fortune.

Le bassin que parcourt le Niloufer[2] est borné au nord par une chaîne de hautes et riches collines qui le sépare du golfe de Moudania, et se rattache au Mont-Katyrli, au pied duquel, on admire le beau lac de Nicée.

En portant nos regards vers la droite, nous les reposons sur le tapis de verdure de Badamli-Baghtchè, que termine, en l’ombrageant, un bouquet de vieux noyers. Un ruisseau et une fontaine avivent ce reposoir ; le voyageur s’y assied avec plaisir. Un pauvre derviche y a établi son modeste et champêtre café en plein air ; nous le fréquentons nous-mêmes par un sentiment de bienveillance et de charité : son air souffrant, quelques prévenances de bon voisinage, nous ont intéressés à son sort ; je me plais chaque matin à aller causer avec lui, à le distraire un peu du sentiment de ses maux et de la perspective d’une fin prochaine[3]. Mais lorsque le soleil est dans sa force, nous abandonnons la tente, et nous parcourons le plus souvent le revers de la branche occidentale et inférieure de l’Olympe, qui se dirige vers le lac d’Apollonie. Rien de gracieux et de frais comme le penchant de cette montagne, où l’on rencontre à chaque pas des points de vue ravissans, où la promenade est rendue facile par une multitude de sentiers pittoresques. Des routes pavées et bordées de haies fleuries suivent, en serpentant, toutes les sinuosités de la montagne, à travers de beaux vergers et de riches vignobles ; elles semblent former les étages de cet édifice de verdure, couronné de grands marronniers. Ces chemins conduisent à Tchèkirguè, village renommé par ses bains, ses cultures, et la mosquée de Molla Khoudawendghiar surnom de Murad Ier, l’un des plus grands princes de la dynastie d’Osman. Enfin, quelque part que nous allions, nuit et jour, l’air retentit des chants du rossignol, et sa mélodie non interrompue redouble encore le bien-être que nous devons à cette nature enchantée.

Je ne vous parlerai point de nos travaux pour rendre notre établissement confortable : il suffira de dire que rien ne nous manque. Une grotte creusée dans le rocher, au-dessous même de notre tente, sert de cuisine ; l’eau froide, l’eau chaude, presque bouillante, coulent auprès de nous pour satisfaire à tous nos besoins, et c’est au milieu de ce que je viens d’essayer de vous écrire, que se passent nos journées : chacun, à son gré, boit et mange, dort ou rit, se baigne ou se promène en chassant, travaille ou paresse, sans nul souci et presque sans songer au lendemain.

J. M. J.



  1. Les fruits de Brousse sont justement renommés, surtout ceux du village de Dèmir-Tach, situé à deux lieues nord de cette ville. Les raisins, les fruits à noyaux, les cerises, les figues, les mûres, les marrons, les pommes et les poires y sont d’une qualité remarquable. L’art de la greffe y est pratiqué depuis un temps immémorial, et c’est de Brousse que la grande capitale retire la meilleure partie des jeunes arbres à fruit.
  2. Cette rivière, dont le cours va de l’est à l’ouest, se nomme Deli-Tchaï (le fleuve fou), à sa sortie des gorges du mont Olympe. Elle cause, en effet, de grands ravages dans la plaine de Brousse, et se répand à droite et à gauche, de manière à rendre marécageuses et incultes les portions de cette plaine, qui serait si fertile, et où les chaleurs de l’été développent des miasmes funestes à la santé des habitans.
  3. En effet, dans le mois d’octobre suivant, lorsque je revins à Brousse, le bon derviche n’existait plus ; on le trouva mort un matin. Son tombeau est voisin de son café champêtre.