Œuvres complètes de Charles Péguy/Tome 2/Suppliants

Nouvelle Revue Française (Tome 2p. 375-471).

Saint-Pétersbourg, 9/22 janvier 1905

LES SUPPLIANTS PARALLÈLES

Pétition des ouvriers au tsar, dans le cahier d’Étienne Avenard. — le 22 janvier nouveau style, — cinquième cahier de cette septième série :

Sire ! Nous, ouvriers de la ville de Saint-Pétersbourg, nos femmes, nos enfants et nos vieux parents invalides, sommes venus vers toi. Sire, chercher la justice et la protection. Nous sommes tombés dans la misère : on nous opprime, on nous charge d’un travail écrasant, on nous insulte ; on ne reconnaît pas en nous des hommes, on nous traite comme des esclaves qui doivent supporter patiemment leur amer et triste sort et se taire !

οἱ ἱκεται, les suppliants ; il y avait déjà dans Sophocle, Œdipe Roi, 14 et suivants :

ΙΕΡΕΥΣ

Ἀλλ᾽, ὦ κρατύνων Οἰδίπους χώρας ἐμῆς,
ὁρᾷς μὲν ἡμᾶς ἡλίκοι προσήμεθα
βωμοῖσι τοῖς σοῖς· οἱ μὲν οὐδέπω μακρὰν
πτέσθαι σθένοντες, οἱ δὲ σὺν γήρᾳ βαρεῖς,
ἱερεὺς ἐγὼ μὲν Ζηνός, οἵ δ᾽ επ᾽ ᾐθέων
λεκτοί· τὸ δ᾽ἄλλο φῦλον ἐξεστεμμένον
ἀγοραῖσι θακεῖ, πρός τε Παλλάδος διπλοῖς
ναοῖς, ἐπ᾽ Ἰσμηνοῦ τε μαντείᾳ σποδῷ.

le prêtre

Oui, (eh bien) ô Œdipe, maître de mon pays, tu nous vois, de quel âge, nous sommes prosternés au pied de tes autels : les uns n’ayant pas encore la force de voler une longue traite, les autres lourds de vieillesse, et moi prêtre de Zeus, et ceux-ci choisis parmi les jeunes gens : et le reste du peuple, ceint de couronnes, est assis dans les places, et au double temple de Pallas, et sur la cendre prophétique de l’Ismènos.

Pétition des ouvriers au tsar, en continuant :

Et nous l’avons supporté. Mais on nous pousse de plus en plus dans l’abîme de la misère, de l’absence du droit, de l’ignorance ; le despotisme et l’arbitraire nous écrasent et nous étouffons. Nous sommes à bout de forces, Sire ! La limite de la patience est dépassée. Nous sommes arrivés à ce moment terrible, où mieux vaut la mort que la prolongation de souffrances insupportables. Et alors nous avons abandonné le travail et nous avons déclaré à nos patrons que nous no recommencerons pas à travailler tant qu’ils n’auront pas satisfait nos demandes.

Sophocle, en continuant :

Πόλις γάρ, ὥσπερ καὐτὸς εἰσορᾷς, ἄγαν
ἤδη σαλεύει κἀνακουφίσαι κάρα
βυθῶν ἔτ᾽ οὐχ οἵα τε φοινίου σάλου,
φθίνουσα μὲν κάλυξιν ἐγκάρποις χθονός,
φθίνουσα δ᾽ ἀγέλαις βουνόμοις τόκοισί τε
ἀγόνοις γυναικῶν ·

Car la cité, comme tu le vois là (et) toi-même, roule à présent d’un violent roulis, désormais incapable de resoulever la tête des fonds de ce roulis rouge de sang, dépérissant par les bourgeons des fruits de la terre, dépérissant par les troupeaux paissants de bœufs et par les enfantements stériles des femmes ;

Ce que nous demandons est peu de chose. Nous ne désirions que ce sans quoi la vie n’est pas une vie, mais un bagne et une torture infinie.

ἀγόνοις γυναικῶν · ἐν δ᾽ ὁ πυρφόρος θεὸς
σκήψας ἐλαύνει, λοιμὸς ἔχθιστος, πόλιν,
ὑφ᾽ οὗ κενοῦται δῶμα Καδμεῖον · μέλας δ᾽
Ἅιδης στεναγμοῖς καὶ γόοις πλουτίζεται.

et (là-dedans) le dieu porteur de feu, s’étant élancé, pourchasse, peste suprême ennemie, la cité, peste par qui se vide la maison Kadméenne ; et le noir Hadès s’enrichit de lamentations et de cris.

Notre première demande était que nos patrons examinent ensemble, avec nous, nos besoins ; mais cela même, on nous l’a refusé, on nous a refusé le droit de parler de nos besoins, trouvant que la loi ne nous reconnaît pas ce droit.

θεοῖσι μέν νυν οὐκ ἰσούμενόν σ᾽ ἐγὼ
οὐδ᾽ οἵδε παῖδες ἑζόμεσθ᾽ ἐφέστιοι,
ἀνδρῶν δὲ πρῶτον ἔν τε συμφοραῖς βίου
κρίνοντες ἔν τε δαιμόνων συναλλαγαῖς·

Non pas égalé aux dieux, (donc), te jugeant, ni moi ni ces enfants que voici, nous sommes assis au pied de tes autels, mais (te jugeant) le premier des hommes et dans les conjonctures de la vie et dans le commerce des divinités ;

Illégale, aussi, a été trouvée notre demande de diminuer le nombre des heures de travail jusqu’à huit heures par jour ; d’établir le prix de notre travail ensemble, avec nous, et de notre consentement ; d’examiner nos malentendus avec l’administration subalterne de nos usines ; d’augmenter le salaire des manœuvres et des femmes jusqu’à 1 rouble par jour ; de supprimer les travaux supplémentaires ; de nous donner des secours médicaux attentifs et sans nous outrager ; d’aménager nos ateliers de façon à ce que nous puissions y travailler et non pas trouver notre mort par les terribles courants d’air, les pluies et les neiges. Suivant nos patrons, tout se trouvait illégal : toute notre demande était un crime, et notre désir d’améliorer notre situation, — une insolence, outrageante pour nos patrons.

ὅς γ᾽ ἐξέλυσας, ἄστυ Καδμεῖον μολὼν,
σκληρᾶς ἀοιδοῦ δασμὸν ὃν παρείχομεν,
καὶ ταῦθ᾽ ὑφ᾽ ἡμῶν οὐδὲν ἐξειδὼς πλέον
οὐδ᾽ ἐκδιδαχθείς, ἀλλὰ προσθήκῃ θεοῦ
λέγει νομίζει θ᾽ ἡμὶν ὀρθῶσαι βίον ·

toi qui (du moins) délias, venant dans la ville de Kadmos, le tribut de la dure chanteresse, que nous fournissions, et cela ne sachant rien de nous de plus, ni n’en ayant été enseigné, mais c’est par une assistance divine que l’on dit et que l’on pense que tu nous dressas notre vie ;

Sire ! nous sommes ici plus de 300.000, et tous hommes seulement par les apparences, par l’aspect ; en réalité, on ne nous reconnaît aucun droit humain, pas même le droit de penser, de nous réunir, d’examiner nos besoins, de prendre des mesures pour améliorer notre situation. Quiconque parmi nous ose élever sa voix pour la défense des intérêts de la classe ouvrière est jeté en prison, envoyé en exil. On punit chez nous, comme un crime, un cœur bon, une âme compatissante. Avoir pitié d’un homme opprimé, torturé, sans droits, — c’est commettre un crime très grave.

νῦν τ᾽, ὦ κράτιστον πᾶσιν Οἰδίπου κάρα,
ἱκετεύομέν σε πάντες οἵδε πρόστροποι
ἀλκήν τιν᾽ εὑρεῖν ἡμίν, εἴτε του θεῶν
φήμην ἀκούσας εἴτ᾽ ἀπ᾽ ἀνδρὸς οἶσθά του ·

et maintenant, ô tête d’Œdipe sur toutes (ou sur tous) la plus puissante, nous te supplions tous, que voici tournés vers toi, de nous trouver une force de secours, soit ayant entendu la voix de quelqu’un des dieux, soit que tu saches de quelque homme ;

Sire ! cela est-il conforme aux lois divines, par la grâce desquelles tu règnes ? Et peut-on vivre sous de telles lois ? Ne vaut-il pas mieux mourir, mieux pour nous tous, travailleurs de toute la Russie ? Que les capitalistes et les fonctionnaires seuls vivent donc, et qu’ils se réjouissent. Voilà ce qui est devant nous, Sire, et c’est ce qui nous a rassemblés près des murs de ton palais. C’est ici que nous cherchons notre dernier salut. Ne refuse pas la protection à ton peuple ; sors-le du tombeau de l’arbitraire, de la misère et de l’ignorance ; donne-lui la possibilité de disposer de son propre sort ; délivre-le de l’oppression intolérable des fonctionnaires ; détruis le mur entre toi et ton peuple, — et qu’il gouverne le pays avec toi. Car tu règnes pour le bonheur du peuple, — et c’est ce bonheur-là que les fonctionnaires nous arrachent des mains : il n’arrive pas jusqu’à nous ; nous ne recevons que la souffrance et l’humiliation.

ὡς τοῖσιν ἐμπείροισι καὶ τὰς ξυμφορὰς
ζώσας ὁρῶ μάλιστα τῶν βουλευμάτων.

car je vois même les conjonctures vivre des hommes d’expérience (ou par les hommes d’expérience) principalement des conseils. Et je vois surtout que je m’embarrasse inextricablement dans ma traduction. Heureux temps de nos études, où dans de telles traductions nous ne nous embarrassions pas moins. Combien de fois, en cinquième, combien de fois, en quatrième, en troisième, combien de fois, en rhétorique même, combien de fois n’avons-nous pas bronché ainsi, combien de fois ne nous sommes-nous pas aheurtés sur un texte, sur deux lignes de grec, sur deux vers de Sophocle. Mais alors il y avait deux cas, et il n’y avait que deux cas, très nettement caractérisés, deux cas distincts, et même contraires, d’embarras inextricables : il y avait les fois où l’on comprenait parfaitement le mot à mot et où l’on ne comprenait pas le français, et au contraire il y avait les cas où l’on comprenait parfaitement le français, mais où l’on ne comprenait pas le mot à mot. Nul homme vivant n’était dupe de ces innocentes formules ; nul ne se trompait à ces habituels déplacements ; nul, ni nos bons maîtres, ni notre maître affectueux et cordial M. Simore, ni notre maître sévère M. Doret, qui s’écrivait peut-être Doré, ni notre regretté maître M. Paul Glachant ; nul, ni surtout nos bons camarades, qui parlaient le même langage conventionnel-indulgent, — le même langage usuel usager, de toutes les langues anciennes celle que nous avions apprise le plus vite, et celle que nous parlions, familièrement, commodément, le mieux : Monsieur, je comprends bien le français, mais je ne peux pas faire le mot-à-mot. — Monsieur, je comprends bien le mot-à-mot, mais je ne peux pas faire le français : Amant alterna Camenae, c’était le chant alterné des anciennes classes de grammaire et des anciennes classes de lettres dans l’enseignement secondaire, et ce chant, beaucoup plus vieux mais moins informe que les célèbres « chants grossiers des Frères Arvales », était doux et bon comme un retour de strophe, ce refrain mutuel fonctionnait comme une complicité.

Tout le monde entendait parfaitement ce que cela voulait dire : que l’on n’y voyait plus rien, que l’on n’y voyait plus clair, que l’on était absolument perdu, comme en forêt, que l’on n’y comprenait absolument plus rien. Depuis je suis allé dans l’ancienne École Normale, et remis aux mains du noble vieillard l’ancien M. Tournier, j’ai appris qu’on donne un tout autre nom, un nom bizarre, aux passages que l’on ne comprend pas, quand on veut précisément signifier qu’on ne les comprend pas : on les nomme alors des passages interpolés. Et il ne s’agit plus que de trouver des leçons. Et quand on ne trouve pas des leçons, on fait des conjectures. On nomme leçons les conjectures qui sont dans les manuscrits, et conjectures les leçons qui ne sont pas dans les manuscrits.

ὡς τοῖσιν ἐμπείροισι καὶ τὰς ξυμφορὰς
ζώσας ὁρῶ μάλιστα τῶν βουλευμάτων.

C’est à de tels passages que les traducteurs deviennent sages, vagues, suprêmes, et que les gloires aujourd’hui les mieux consacrées à l’origine se firent prudentes. Leconte de Lisle, Sophocle, II, Oidipous-Roi : car je sais que les sages conseils amènent les événements heureux. Il comprend son français, celui-là, mais je voudrais bien savoir comment il fait son mot-à-mot, et ce qu’il fait de καὶ et de μάλιστα ; et de τοῖσιν ἐμπείροισι, et du datif, et de toute l’articulation de la phrase, et de tout. Mais allez donc demander son mot-à-mot à Leconte de Lisle. — Monsieur, nous disaient nos anciens maîtres quand nos français devenaient par trop supérieurs, monsieur, montrez-moi donc votre mot-à-mot ; monsieur, faites le mot-à-mot. Mais osez donc dire à Leconte de Lisle de faire son mot-à-mot.

ὡς τοῖσιν ἐμπείροισι καὶ τὰς ξυμφορὰς
ζώσας ὁρῶ μάλιστα τῶν βουλευμάτων.

La traduction de Jules Lacroix, sur laquelle se sont faites les représentations triomphales des Français, se compromet encore moins :

* Souvent l’expérience a vaincu le malheur. —

Nous n’en sortirons pas nous-même à moins d’essayer une juxtalinéaire :

ὡς car
ὁρῶ je vois
καὶ même
τὰς ξυμφορὰς les événements (les issues, les résultats)
τῶν βουλευμάτων des conseils
ζώσας vivre (vivant)
μάλιστα le plus, principalement, surtout
τοῖσιν ἐμπείροισι par les hommes d’expérience (ou) aux hommes d’expérience,
ce qui donnerait en français :

car je vois les événements même, les résultats, des conseils (eventus consiliorum) vivre sur tout par les hommes d’expérience ; ou : réussir surtout aux hommes d’expérience. — Enfin c’est une de ces pensées peu compromettantes qui faisaient une partie de la sagesse du chœur antique.

Envisage sans colère et avec attention nos demandes : elles tendent non pas vers le mal, mais vers le bien, Sire ! Ce n’est pas l’arrogance qui parle en nous, c’est la conscience qu’il est nécessaire de sortir d’une situation qui est pour nous intolérable. La Russie est trop grande, ses besoins sont trop variés et importants, pour que les fonctionnaires puissent la gouverner à eux tout seuls. Il faut que le peuple lui-même vienne à son aide : lui seul connaît ses vrais besoins. Ne repousse donc pas son secours, mais accepte-le, ordonne immédiatement la convocation des représentants de la terre russe, de toutes les classes et de tous les ordres. Qu’ils soient tous présents ici, et le capitaliste, et l’ouvrier, et le prêtre, et le docteur, et l’instituteur, et que tous, quels qu’ils soient, élisent leurs représentants ; et que chacun soit égal et libre dans son droit d’élection. Et pour cela, ordonne que les élections à l’Assemblée Constituante se fassent sur la base du suffrage universel, secret et égal.

Ἴθ᾽, ὦ βροτῶν ἄριστ᾽, ἀνόρθωσον πόλιν·
ἴθ᾽, εὐλαβήθηθ᾽· ὡς σὲ νῦν μὲν ἥδε γῆ
σωτῆρα κλῄζει τῆς πάρος προθυμίας·

Va, ô le meilleur des mortels, redresse la cité ; va, prends garde 'prends soin) ; car à présent cette terre te nomme sauveur pour (à cause de) ton zèle d’avant ;

C’est notre demande la plus importante:en elle et sur elle tout repose ; c’est le baume principal pour nos plaies, sans lequel elles saigneront toujours et nous pousseront à une mort prochaine. Mais cette mesure, à elle seule, ne peut pas guérir toutes nos plaies. D’autres nous sont nécessaires et nous t’en parlons. Sire, comme à notre père, franchement et ouvertement.

ἀρχῆς δὲ τῆς σῆς μηδαμῶς μεμνώμεθα
στάντες τ᾽ ἐς ὀρθὸν καὶ πεσόντες ὕστερον,
ἀλλ᾽ ἀσφαλείᾳ τήνδ᾽ ἀνόρθωσον πόλιν.

que nous ne nous rappelions en aucune manière ton commandement nous étant levés d’abord en droit pour être ensuite retombés en arrière, mais dans la stabilité redresse cette cité.

Sont nécessaires :

I. — Les mesures contre l’ignorance et l’arbitraire qui règnent parmi le peuple russe.

1o  La liberté et l’inviolabilité individuelles, la liberté de parole, de presse, de réunion, de conscience en matière de religion ;

2o  L’instruction publique universelle et obligatoire aux frais de l’État ;

3o  La responsabilité des ministres devant le peuple et la légalité garantie dans l’administration ;

4o  L’égalité de tous devant la loi ;

5o  La mise en liberté immédiate de tous ceux qui ont souffert pour leurs convictions.

II. — Les mesures contre la misère du peuple.

1o  L’abolition des impôts indirects et leur remplacement par l’impôt direct et progressif sur le revenu ;

2o  L’abolition des annuités de rachat, le crédit à bon marché et le retour graduel de la terre au peuple.

III. — Les mesures contre l’oppression du Travail par le Capital.

1o  La protection du travail par la loi ;

2o  La liberté des sociétés de consommation, de production et des sociétés personnelles ;

3o  La journée de 8 heures et la réglementation des travaux supplémentaires ;

4o  La liberté de la lutte du travail contre le capital ;

5o  La participation des représentants des classes ouvrières à l’élaboration du projet de loi sur l’assurance gouvernementale des ouvriers ;

6o  Le salaire normal.

ὄρνιθι γὰρ καὶ τὴν τότ᾽ αἰσίῳ τύχην
παρέσχες ἡμῖν, καὶ τανῦν ἴσος γενοῦ.

Car par un oiseau de bon augure et tu nous as fourni la fortune d’alors, et à présent deviens égal (à toi-même).

Voilà, Sire, les besoins principaux que nous sommes venus te présenter. Ordonne et jure de les faire exécuter, et tu rendras la Russie glorieuse et heureuse, et tu laisseras gravé pour jamais ton nom dans les cœurs de nos petits-fils et de nos arrière-petits-fils. Mais si tu ne l’ordonnes pas, si tu ne réponds pas à nos prières, nous mourrons sur cette place même, devant ton palais.

Ὡς εἴπερ ἄρξεις τῆσδε γῆς, ὥσπερ κρατεῖς,
ξὺν ἀνδράσιν κάλλιον ἢ κενῆς κρατεῖν·

Car si tu commandes (puisque tu commanderas) cette terre, comme tu en es le maître, il est plus beau d’en être le maître avec des hommes que vide ;

Nous n’avons plus où aller, et dans quel but ? Deux routes seulement s’offrent à nous : l’une vers la liberté et le bonheur, l’autre vers la tombe. Indique-nous celle à suivre, Sire : nous la suivrons sans murmure, que ce soit même la voie de la mort. Que notre vie serve de sacrifice à la Russie agonisante. Ce sacrifice, nous l’accomplissons volontiers et sans regret.

ὡς οὐδέν ἐστιν οὔτε πύργος οὔτε ναῦς
ἔρημος ἀνδρῶν μὴ ξυνοικούντων ἔσω.

car ce n’est rien, ni une tour ni un vaisseau déserté d’hommes qui ne demeurent pas ensemble dedans.

Je n’ai pour ainsi dire pas truqué pour achever en même temps la supplication antique et la supplication moderne ; ces deux supplications, la supplication grecque et la supplication moderne, sont parallèles d’un parallélisme si poussé qu’elles ont sensiblement le même nombre de paragraphes. De tels parallélismes ne se peuvent passer sous silence. La différence d’extension qu’elles présentent représente très exactement la proportion, le rapport qu’il doit y avoir entre une supplication réelle et une supplication d’art, particulièrement une supplication dramatique, scénique, notamment une supplication tragique, nommément une supplication de tragédie grecque. Ceci pour dire que la différence que l’on voit entre l’une et l’autre supplications, entre la supplication antique et la supplication moderne, ne vient nullement de ce que l’une est une supplication antique et l’autre une supplication moderne, mais uniquement de ce que l’une est une supplication, — étendue, — de réalité, — étendue, — l’autre une supplication, — ramassée, toute au trait, — de tragédie grecque.

Ce parallélisme singulier, poussé singulièrement, se continue et se rabat, se réplique dans la réponse du roi :

On lit aujourd’hui dans le Messager officiel :

S. M. l’Empereur, ayant daigné recevoir, le mercredi 19 janvier, à Tsarskoïé Sélo, 34 délégués ouvriers des fabriques et usines de Saint-Pétersbourg et de la banlieue, leur a adressé les paroles suivantes :

« Je vous ai mandés afin que vous puissiez entendre personnellement Ma volonté, et la communiquer directement à vos camarades. Les malheureux événements, qui se sont produits dernièrement et qui ont eu des conséquences tristes mais inévitables, ont été causés par le fait que vous vous êtes laissé induire en erreur par des traîtres et des ennemis de notre Patrie, et parce que ces gens vous ont trompés.

De même qu’Œdipe accusera, dans un coup de colère et d’aveuglement, peut-être pas si aveugle que cela, Créon, Tirésias, de manigances politiciennes et de conspiration.

« En vous invitant à venir Me remettre une pétition relative à vos besoins, ils vous incitaient à prendre part à la sédition qui était dirigée contre Moi et Mon gouvernement ; ils vous firent quitter votre honnête travail dans un moment où tous les véritables Russes doivent travailler de concert et sans trêve, afin de vaincre notre ennemi extérieur si opiniâtre.

« Les grèves et les réunions séditieuses ne font que pousser la foule désœuvrée à des troubles qui ont toujours forcé et forceront toujours les autorités à recourir à la force armée, ce qui cause nécessairement la mort de victimes innocentes.

« Je sais que la vie de l’ouvrier n’est pas facile. Il y a bien des choses à améliorer et à organiser ; mais prenez patience. Vous comprenez vous-mêmes, en toute conscience, qu’il faut être également juste envers vos patrons et prendre en considération les intérêts de Notre industrie.

« Mais c’est un crime que de réunir une foule séditieuse pour Me déclarer vos besoins.


« Dans Ma sollicitude pour les ouvriers, Je veillerai à ce que l’on fasse tout ce qu’il est possible de faire pour améliorer leur condition, et à ce qu’on leur donne les moyens et la possibilité de faire connaître leurs nouveaux besoins, au fur et à mesure que ceux-ci se manifesteront.

« Je crois à l’honneur des ouvriers et à leur dévouement inaltérable envers Moi, et Je leur pardonne leur faute.

« Retournez maintenant à vos paisibles travaux ; mettez-vous à l’œuvre, vous et vos camarades, en faisant le signe de la croix. Que Dieu vous soit en aide. »

Il peut sembler à première vue que le parallélisme ici se retourne, se rabat seulement, se contrarie ; mais il devient vile évident qu’en réalité il se poursuit, qu’il se continue autant et plus qu’il ne se rabat. Mutations faites, et omises pour un instant les variations circonstantielles, c’est bien une réponse de même sens à des supplications de même sens :

ΟΙΔΙΠΟΥΣ

Ὦ παῖδες οἰκτροί, γνωτὰ κοὐκ ἄγνωτά μοι
προσήλθεθ᾽ ἱμείροντες. Εὖ γὰρ οἶδ᾽ ὅτι
νοσεῖτε πάντες, καὶ νοσοῦντες, ὡς ἐγὼ
οὐκ ἔστιν ὑμῶν ὅστις ἐξ ἴσου νοσεῖ.
Τὸ μὲν γὰρ ὑμῶν ἄλγος εἰς ἕν᾽ ἔρχεται
μόνον καθ᾽ αὑτὸν κοὐδέν᾽ ἄλλον, ἡ δ᾽ ἐμὴ
ψυχὴ πόλιν τε κἀμὲ καὶ σ᾽ ὁμοῦ στένει.
Ὥστ᾽ οὐχ ὕπνῳ γ᾽ εὕδοντά μ᾽ ἐξεγείρετε·
ἀλλ᾽ ἴστε πολλὰ μέν με δακρύσαντα δή,
πολλὰς δ᾽ ὁδοὺς ἐλθόντα φροντίδος πλάνοις.
Ἣν δ᾽ εὖ σκοπῶν ηὕρισκον ἴασιν μόνην,

ταύτην ἔπραξα· παῖδα γὰρ Μενοικέως
Κρέοντ᾽, ἐμαυτοῦ γαμβρόν, ἐς τὰ Πυθικὰ
ἔπεμψα Φοίβου δώμαθ᾽, ὡς πύθοιθ᾽ ὅ τι
δρῶν ἢ τί φωνῶν τήνδε ῥυσαίμην πόλιν.
Καί μ᾽ ἦμαρ ἤδη ξυμμετρούμενον χρόνῳ
λυπεῖ τί πράσσει· τοῦ γὰρ εἰκότος πέρα
ἄπεστι πλείω τοῦ καθήκοντος χρόνου.
Ὅταν δ᾽ ἵκηται, τηνικαῦτ᾽ ἐγὼ κακὸς
μὴ δρῶν ἂν εἴην πάνθ᾽ ὅσ᾽ ἂν δηλοῖ θεός.

Œdipe

Ô enfants lamentables, désirant des choses connues et non inconnues, vous êtes venus à moi. Car je sais bien que vous êtes tous malades, et étant malades, comme moi il n’y a pas un de vous qui soit malade également. Car votre douleur à vous va vers un seul un en ce qui le concerne lui-même, et nulle personne autre, mais mon âme gémit sur la cité, et sur moi, et sur toi ensemble.

Mon âme gémit, mon âme pleure sur la cité, et sur moi, et sur toi ensemble : nous avons ici toute parfaite et dans toute sa pureté la formule même des lamentations antiques. Il ne se sépare point de la cité, ni de son interlocuteur. Le supplié antique, lui-même suppliant, supplié des hommes, suppliant aux dieux, ne se sépare point du suppliant inférieur. Le supplié antique, lui-même suppliant du deuxième degré, ne se sépare point du suppliant du premier degré. La supplication englobe l’un et l’autre, et nul citoyen, fût-il prêtre, fût-il roi, ne se sépare de la cité, comme nul suppliant ne se sépare de la commune supplication civique. La formule de la supplication chrétienne, et plus généralement de la lamentation chrétienne, et originairement de la lamentation messianique, sera donnée, parfaite aussi et dans toute sa pureté, comme dans toute sa plénitude, dans le Misereor super turbam. Je pleure, j’ai pitié sur la foule. Misereor super turbam : quia ecce jam triduo sustinent me, nec habent quod manducent. Marc, VIII, 2. J’ai pitié sur la foule : parce que voilà déjà trois jours qu’ils me soutiennent, et ils n’ont pas de quoi manger. Et les lamentations des Anciennes et de la Nouvelle Écritures, sur la ruine de Jérusalem, si merveilleusement reprises dans les chœurs et dans les récitations d’Athalie, les lamentations sur Jérusalem vidée.

De sorte que vous ne m’éveillez pas dormant dans le sommeil ; mais sachez que j’ai versé beaucoup de larmes, et que j’ai enfilé beaucoup de routes dans les errements de la souciance. Mais le seul remède qu’en bien considérant j’ai trouvé {je trouvais), celui-là, je l’ai fait : car le fils de Ménécée, Kréon, mon beau-frère, je l’ai envoyé…

Ce Créon, son beau-frère, et ceci soit dit sans offenser personne, ce Créon qu’il envoie en ambassade extraordinaire, ce Créon, c’est un grand-duc, tout simplement. C’est le perpétuel grand-duc. C’est le prince du sang. C’est Monsieur, frère du roi. C’est Gaston d’Orléans. Ce Créon, qui succédera, la catastrophe arrivée, c’est la branche cadette toujours prête à succéder, ce sont les perpétuels d’Orléans, les quatre familles successives d’Orléans, c’est Philippe-Égalité, Louis-Philippe, qui succédera, car le dernier finit toujours par succéder.

car le fils de Ménécée, Créon, mon beau-frère, je l’ai envoyé vers les demeures Pythiques de Phoibos, afin qu’il demandât et apprît quoi faisant ou quoi disant je sauverais cette cité. Et moi le jour déjà, calculé en comparaison du temps, me peine (me faisant me demander) que fait-il ? car au-delà du convenable il est absent plus long (temps) que le temps convenable. Et quand il viendra, à ce moment-là je serais un mauvais, de ne pas faire tout ce que le dieu manifeste.

Suppliants parallèles ; mais le τύραννος antique, lui, avait reçu les siens au seuil de son palais :

ΟΙΔΙΠΟΥΣ

Ὦ τέκνα, Κάδμου τοῦ πάλαι νέα τροφή,
τίνας ποθ᾽ ἕδρας τάσδε μοι θοάζετε
ἱκτηρίοις κλάδοισιν ἐξεστεμμένοι;
πόλις δ᾽ ὁμοῦ μὲν θυμιαμάτων γέμει,
ὁμοῦ δὲ παιάνων τε καὶ στεναγμάτων·
ἁγὼ δικαιῶν μὴ παρ᾽ ἀγγέλων, τέκνα,
ἄλλων ἀκούειν αὐτὸς ὧδ᾽ ἐλήλυθα,
ὁ πᾶσι κλεινὸς Οἰδίπους καλούμενος.
ἀλλ᾽ ὦ γεραιέ, φράζ᾽, ἐπεὶ πρέπων ἔφυς
πρὸ τῶνδε φωνεῖν, τίνι τρόπῳ καθέστατε,
δείσαντες ἢ στέρξαντες; ὡς θέλοντος ἂν
ἐμοῦ προσαρκεῖν πᾶν· δυσάλγητος γὰρ ἂν
εἴην τοιάνδε μὴ οὐ κατοικτίρων ἕδραν.

Œdipe

Ô enfants, du Kadmos d’il y a longtemps neuve génération nourrissonne, quels sièges donc d’agitations tumultueuses me tenez-vous, ceux-ci, couronnés de rameaux d’olivier suppliants ?

Ainsi dans Sophocle la supplication est tout au commencement, au tout premier commencement, au commencement magnifique, extérieurement et intérieurement somptueux, de la tragédie antique.

et la cité est pleine ensemble de parfums d’encens brûlés et ensemble de péans et de lamentations ;

Et les lamentations accompagnent les supplications comme une voix plus profonde encore et comme antérieure ; comme une voix parallèle d’un ton plus profond encore, plus grave et comme inférieur.

que jugeant (juste), enfants, de ne pas entendre de messagers, autres, moi-même ici ainsi je suis venu, le célèbre à tous Œdipe appelé. Mais (eh bien) ô vieillard, parle, puisque de naissance il convient que tu parles pour ceux-ci, dis-moi dans quelle attitude vous êtes là, de crainte, ou affectueuse ? dans cette pensée que je veux subvenir (suffire) à tout : car je serais dur à la douleur, de n’avoir point en pitié une telle session que celle-ci.

Quand en cinquième, en troisième, et même en rhétorique nous avions suffisamment barboté, quand nous avions fini de nous débattre dans le mot-à-mot et dans le français des phrases démembrées, un usage voulait, une tradition exigeait que l’on fît d’un coup tout le français, que l’on reprît le français d’un bout à l’autre. Il est juste en effet, et l’on peut dire que c’est même une réparation tardive, qu’ayant disloqué ce pauvre texte par un usage et par un abus même de tous les appareils connus, on s’efforce, trop tard, malheureusement, de le rétablir, inégalement, infructueusement, de le ressaisir tout, d’un seul tenant, comme il était. Vaine tentative. Ce qui est brisé, est brisé. Je voudrais bien me conformer à cette ancienne habitude mal fondée. D’ailleurs, et puisqu’il s’agit ici de supplications parallèles, puisque de l’autre part nos abonnés dans le cahier d’Avenard ont eu d’un seul tenant la supplication moderne et la réponse moderne à cette supplication, il est équitable, étant conforme au parallélisme que je me propose de respecter, puisque nous avons commencé par le constater, puisqu’il s’est dès l’abord imposé à nous, il est équitable de donner d’un seul tenant aussi la supplication hellénique et la réponse hellénique à cette supplication. Il ne faut point songer à donner ici cette traduction de Jules Lacroix sur qui se firent les représentations triomphales des Français. Cette traduction, commencée en grandeur, continue vite en faiblesse et se poursuit en contre-sens. Ne disons point qu’elle est presque perpétuellement grotesque, d’abord parce que ce n’est pas vrai, ensuite parce que nous devons éternellement respecter les émotions d’art que nous avons une fois reçues. Quel homme de ma génération, jeune alors, ne se rappelle, comme une initiation sacrée, le scéniquement somptueux commencement de la tragédie dans sa version française, et Mounet debout au plus haut des marches, à droite, recevant comme un Dieu la supplication de tout un peuple. Ce peuple, vous me le dites, était un peuple de figurants. D’où prenez-vous que dans le monde moderne les figurants de théâtre, par leur situation sociale (ἕδρα), ne soient pas excellemment disposés à devenir les représentants, les images des suppliants de l’antiquité. C’est comme si vous disiez que M. Mounet-Sully n’est pas un roi du monde moderne, et ainsi n’est pas éminemment désigné, par sa situation sociale même, pour devenir une image, un représentant des rois de l’antiquité. Nous avons encore le timbre rocheux et beurré de sa voix sonnant dans nos mémoires :

Enfants, du vieux Cadmus jeune postérité,
Pourquoi vers ce palais vos cris ont-ils monté,…

Il avait un manteau blanc superbe où il se drapait comme un ancien, mieux qu’un ancien, car nous n’avons jamais vu d’ancien se draper, et le moindre de ses gestes est demeuré intact dans la mémoire de nos regards. Mais spectateurs, mes frères, compagnons des hauteurs, poussinets du poulailler, anges du Paradis, jeunes gens d’alors, qui dans la ferveur et la piété des représentations de ce temps allâmes acheter la traduction nouvelle en librairie (traduite littéralement en vers français), vivons pieusement dans la mémoire de nos regards et dans la mémoire de nos cœurs ; vivons dans la mémoire de ce que nous avons entendu alors et de ce que nous avons aimé ; gardons-nous surtout de jeter les yeux sur ce texte ancien ; pas même ancien, suranné : la désillusion serait trop forte, et atteindrait aux profondeurs d’une démolition. Dès les deux vers suivants le texte français faiblit :

Et pourquoi ces rameaux suppliants, ces guirlandes ?
Toute la ville est pleine et d’encens et d’offrandes,

Le reste ne vaut pas l’honneur d’être cité, ce reste qui nous paraissait aussi tenu, aussi constant, aussi continué qu’un texte de Racine :

Pleine de chants plaintifs, de sanglots et de pleurs ! —

Et s’il était besoin de se convaincre une fois de plus que l’art du théâtre n’a sans doute rien de commun avec l’art de l’écriture, et en tout cas n’a aucunement besoin de l’art de l’écriture, il suffirait de confronter la grandeur unique et réelle et réellement souveraine de ces représentations avec la pauvreté, avec la faiblesse, avec l’inanité du texte que formaient assemblées les paroles mêmes qui étaient si grandes au cœur des représentations.

Laissons ce texte vieillot. Cherchons un texte ancien. Serons-nous plus heureux avec Leconte de Lisle ? Il fut un grand poète, un des plus grands poètes français, un des plus grands poètes modernes. Sa traduction des grands poèmes antiques, généralement considérée comme une préparation à ses propres poèmes antiques, ce qu’elle était, et comme une partie intégrante du travail et de l’œuvre de ces mêmes poèmes antiques, ce qu’elle n’était peut-être pas, n’a point cessé de recevoir la plus grande réputation.

Leconte de Lisle, Sophocle, II, Oidipous-Roi :

OIDIPOUS.


Ô enfants, race nouvelle de l’antique Kadmos, pourquoi vous tenez-vous ainsi devant moi avec ces rameaux suppliants ? Toute la Ville est pleine de l’encens qui brûle et du retentissement des Paians et des lamentations. Je n’ai point pensé que je dusse apprendre ceci par d’autres, ô enfants ! Et je suis venu moi-même, moi, Oidipous, célèbre parmi tous les hommes. Allons ! parle, vieillard, car il convient que tu parles pour eux. Qu’est-ce ? Quelle est votre pensée ? Redoutez-vous quelque danger ? Désirez-vous être secourus dans une calamité présente ? Certes, je vous viendrai en aide. Je serais sans pitié, si je n’étais touché de votre morne attitude.

le sacrificateur

Oidipous, ô toi qui commandes à la terre de ma patrie, tu nous vois tous prosternés devant tes autels : ceux-ci qui ne peuvent encore beaucoup marcher, ces sacrificateurs lourds d’années, et moi-même serviteur de Zeus, et cette élite de nos jeunes hommes. Le reste de la multitude, portant les rameaux suppliants, est assis dans l’Agora, devant les deux temples de Pallas et le foyer fatidique de l’Isménien. En effet, comme tu le vois, la Ville, battue par la tempête, ne peut plus lever sa tête submergée par l’écume sanglante. Les fruits de la terre périssent, encore enfermés dans les bourgeons, les troupeaux de bœufs languissent, et les germes conçus par les femmes ne naissent pas. Brandissant sa torche, la plus odieuse des Déesses, la Peste s’est ruée sur la Ville et a dévasté la demeure de Kadmos. Le noir Hadès s’enrichit de nos gémissements et de nos lamentations. Et voici que ces enfants et moi nous nous sommes rendus à ton seuil, non que tu nous sembles égal aux Dieux, mais parce que, dans les maux qu’amène la vie ou dans ceux qu’infligent les Daimones irrités, tu es pour nous le premier des hommes, toi qui, à ton arrivée dans la ville de Kadmos, nous affranchis du tribut payé à la cruelle Divinatrice, n’étant averti de rien, ni renseigné par nous. En effet, c’est à l’aide d’un Dieu que tu as sauvé notre vie. Tous le pensent et le croient. Or, maintenant, Oidipous, le plus puissant des hommes, nous sommes venus vers toi en suppliants, afin que tu trouves quelque remède pour nous, soit qu’un oracle divin t’instruise, soit qu’un homme te conseille, car je sais que les sages conseils amènent les événements heureux. Allons, ô le meilleur des hommes, remets cette ville en son ancienne gloire, et prends souci de la tienne ! Cette terre, se souvenant de ton premier service, te nomme encore son sauveur. Plaise aux Dieux que, songeant aux jours de ta puissance, nous ne disions pas que, relevés par toi, nous sommes tombés de nouveau ! Restaure donc et tranquillise cette ville. Déjà, par une heureuse destinée, tu nous as rétablis. Sois aujourd’hui égal à toi-même. Car, si tu commandes encore sur cette terre, mieux vaut qu’elle soit pleine d’hommes que déserte. Une tour ou une nef, en effet, si vaste qu’elle soit, n’est rien, vide d’hommes.

OIDIPOUS.

Ô lamentables enfants ! Je sais, je n’ignore pas ce que vous venez implorer. Je sais de quel mal vous souffrez tous. Mais quelles que soient les douleurs qui vous affligent, elles ne valent pas les miennes ; car chacun de vous souffre pour soi, sans éprouver le mal d’autrui, et moi, je gémis à la fois sur la Ville, sur vous et sur moi. Certes, vous ne m’avez point éveillé tandis que je dormais ; mais, plutôt, sachez que j’ai beaucoup pleuré et agité dans mon esprit bien des inquiétudes et des pensées ; de sorte que le seul remède trouvé en réfléchissant, je l’ai tenté. C’est pourquoi j’ai envoyé à Pythô, aux demeures de Phoibos, le fils de Ménoikeus, Kréôn, mon beau-frère, afin d’apprendre par quelle action ou par quelle parole je puis sauver cette ville. Déjà, comptant les jours depuis son départ, je suis inquiet de ce qu’il fait ; car il y a fort longtemps qu’il est absent, et au delà de ce qui est vraisemblable. Quand il sera revenu, que je sois tenu pour un mauvais homme, si je ne fais ce qu’aura prescrit le Dieu !

Copiant cette traduction pour l’envoyer aux imprimeurs, elle m’apporte, elle aussi, une grande déception. Elle est rapide, ce qui serait un bien. Mais elle est lâche. Mais elle est vague. Mais elle est éloignée. Mais elle est supérieure. Et il me semble qu’elle fourmille des contre-sens les plus graves. Ces contre-sens ne seraient rien encore, parce qu’un bon contre-sens, comme le disaient avec un soulagement nos bons maîtres, est une faute parfaitement caractérisée, nettement délimitée. Mais ce qui est beaucoup plus grave que tous les contre-sens, c’est ce flottement continuel, ce relâchement, ce vague, ce sans-gêne avec un texte, ce vêtement trop lâche et nullement drapé, nullement serré, nullement épousé, ce vêtement tout fait, cette confection, mal ajustée, mal juste, appliquée aux figures qui le méritaient le moins, aux formes antiques, c’est-à-dire, de toutes les formes, à celles qui le supportent le moins. Était-ce impatience de génie d’un grand poète ? incapable, par son activité, par sa poussée propre, de suivre dans le détail un peu poussé l’œuvre d’un autre, fût-ce d’un autre grand poète, et surtout d’un autre grand poète, d’un aîné, d’un ancien. Mais le génie n’éclate nulle part autant que dans le détail poussé. Était-ce, en même temps, incapacité de travailler longtemps, et longuement, à un travail de cet ordre. Trop grand homme. Trop grand poète. Trop olympien. Pour traduire du grec. Était-ce, inséparablement, en principe impatience de génie en fait se manifestant par une impatience de travail et même par la négligence du travail. Il est évident qu’en de tels exercices l’attention s’émousse rapidement. L’étreinte fatigue, comme en tout art, en toute science, en toute philosophie. La fatigue vient vite. Les yeux se brouillent, et l’esprit. Le temps fait défaut. Le rouleau passe. On ne peut demander à un homme de travailler des jours et des jours comme on travaille un quart d’heure, et des années comme on travaille quelques semaines. La fraîcheur est ce qui vient à manquer la première. La soudaineté. L’instantané. On ne peut demander à un grand homme de travailler comme un écolier, ni à un très grand poète de peiner toute sa vie comme un gueux de quatre semaines. On ne peut pas demander à un moderne cette forme de patience dans le travail, ce consciencieux à la fois éternel et instantané, immédiat et idéal, direct et infini, qui au moyen-âge résidait aux cœurs des humbles de tout un monde. Si Leconte de Lisle avait mis tout un mois pour traduire les 77 premiers vers d’Œdipe roi, Œdipe roi tout entier, quinze cent trente vers, je dis 1530, lui demandait vingt mois ; Sophocle tout entier, sept tragédies, qui font un sept cinquante, lui demandait cent quarante mois, douze ans. Eschyle, qui fait un sept cinquante, douze ans. L’Iliade, qui fait un sept cinquante, douze ans. L’Odyssée, qui fait un sept cinquante, douze ans. Hésiode, un sept cinquante, douze ans. Nous voici à soixante ans. Il ne lui serait pas resté une heure pour être ce qu’il était, c’est-à-dire Leconte de Lisle, un des plus grands poètes français, un des plus grands poètes modernes.

Et je n’ai compté ni Horace, texte et traduction, ni Euripide, traduction nouvelle, ni Virgile, texte et traduction. Et ici je m’aperçois que sous une forme éminente et dans un cas particulièrement éminent nous rejoignons ici cette ancienne contrariété intérieure des méthodes historiques prétendues scientifiques, — je dis ancienne parce que j’ai déjà pu en signaler l’importance capitale, — premièrement en ce sens que de telles méthodes conduiraient le traducteur, grand poète moderne, à mettre beaucoup plus de temps pour faire la traduction d’une tragédie que le premier poète, antique, étant donné leur fécondité connue, n’en avait mis à faire le texte même ; deuxièmement en ce sens qu’elles conduiraient le même poète moderne à mettre beaucoup plus de temps pour faire la traduction d’une tragédie ancienne que pour faire lui-même une tragédie nouvelle.

Je suis donc forcé de me rabattre sur ma pauvre traduction d’écolier. Les personnes qui pour avoir d’un seul tenant la teneur de la supplication antique, et de la réponse, comme elles ont eu dans Avenard d’un seul tenant la teneur de la supplication moderne, et de la réponse, auront le courage de la relire, comme j’ai eu la patience de la recopier d’ensemble, sont priées de la vouloir bien lire comme un maître indulgent lit un devoir appliqué, une copie d’élève, de vouloir bien la lire comme je l’ai faite, comme je la présente, comme un devoir d’écolier assez vieilli, comme un devoir d’écolier en retour :

Œdipe

Ô enfants, du Kadmos d’il y a longtemps neuve génération nourrissonne, quels sièges donc d’agitations tumultueuses me tenez-vous, ceux-ci, — couronnés de rameaux d’olivier suppliants ? Et la cité est pleine ensemble de parfums d’encens brûlés, et ensemble de péans et de lamentations ; que jugeant (juste), enfants, de ne pas entendre de messagers, autres, moi-même ici ainsi je suis venu, le célèbre à tous Œdipe appelé. Mais ô vieillard, parle, puisque de naissance il convient que tu parles pour ceux-ci, dis-moi dans quelle attitude vous êtes là, de crainte, ou affectueuse ? dans cette pensée que je veux suffire à tout : car je serais dur à la douleur, de n’avoir point en pitié une telle session que celle-ci.

le prêtre

Oui (eh bien), ô Œdipe, maître de mon pays, tu nous vois, de quel âge, nous sommes prosternés au pied de tes autels : les uns n’ayant pas encore la force de voler une longue traite, les autres lourds de vieillesse, et moi prêtre de Zeus, et ceux-ci choisis parmi les jeunes gens ; et le reste du peuple, ceint de couronnes, est assis dans les places, et au double temple de Pallas, et sur la cendre prophétique de l’Ismènos. Car la cité, comme tu le vois là (et) toi-même, roule à présent d’un violent roulis, désormais incapable de resoulever la tête des fonds de ce roulis rouge de sang, dépérissant par les bourgeons des fruits de la terre, dépérissant par les troupeaux paissants de bœufs et par les enfantements stériles des femmes ; et (là-dedans) le dieu porteur de feu, s’étant élancé, pourchasse, peste suprême ennemie, la cité, peste par qui se vide la maison Kadméenne ; et le noir Hadès s’enrichit de lamentations et de cris. Non pas égalé aux dieux, (donc), te jugeant, ni moi ni ces enfants que voici, nous sommes assis au pied de tes autels, mais (te jugeant) le premier des hommes et dans les conjonctures de la vie et dans le commerce des divinités ; toi qui (du moins) délias, venant dans la ville de Kadmos, le tribut de la dure chanteresse, que nous fournissions, et cela ne sachant rien de nous de plus, ni n’en ayant été enseigné, mais c’est par une assistance divine que l’on dit et que l’on pense que tu nous dressas notre vie ; et maintenant, ô tête d’Œdipe sur toutes (ou sur tous) la plus puissante, nous te supplions tous, que voici tournés vers toi, de nous trouver une force de secours, soit ayant entendu la voix de quelqu’un des dieux, soit que tu saches de quelque homme ; car je vois les événements même des conseils vivre sur tout par les hommes d’expérience. Va, ô le meilleur des mortels, redresse la cité ; va, prends garde ; car à présent cette terre te nomme sauveur pour ton zèle d’avant ; que nous ne nous rappelions en aucune manière ton commandement nous étant levés d’abord en droit pour être ensuite retombés en arrière, mais dans la stabilité redresse cette cité. Car par un oiseau de bon augure et tu nous as fourni la fortune d’alors, et à présent deviens égal. Car si tu commandes cette terre, comme tu en es le maître, il est plus beau d’en être le maître avec des hommes que vide ; car ce n’est rien, ni une tour ni un vaisseau déserté d’hommes qui ne demeurent pas ensemble dedans.

Œdipe

Ô enfants lamentables, désirant des choses connues et non inconnues vous êtes venus à moi. Car je sais bien que vous êtes tous malades, et étant malades, comme moi il n’y a pas un de vous qui soit malade également. Car votre douleur à vous va vers un seul un en ce qui le concerne lui-même, et nulle personne autre, mais mon âme gémit sur la cité, et sur moi, et sur toi ensemble. De sorte que vous ne m’éveillez pas dormant dans le sommeil ; mais sachez que j’ai versé beaucoup de larmes, et que j’ai enfilé beaucoup de routes dans les errements de la souciance. Mais le seul remède qu’en bien considérant j’ai trouvé, celui-là, je l’ai fait : car le fils de Ménécée, Créon, mon beau-frère, je l’ai envoyé vers les demeures Pythiques de Phoibos, afin qu’il demandât et apprît quoi faisant ou quoi disant je sauverais cette cité. Et moi le jour déjà, calculé en comparaison du temps, me peine que fait-il ? car au-delà du convenable il est absent plus long que le temps convenable. Et quand il viendra, à ce moment-là je serais un mauvais, de ne pas faire tout ce que le dieu manifeste.

Relisant ma traduction, je me rends bien compte qu’une telle pauvre traduction, honnête, mais pauvre, justifie abondamment toutes les lâchetés, — j’entends ce mot en un sens presque physique, — tous les relâchements d’un Leconte de Lisle. Et même d’un autre. Il ne faudrait pas lire en effet beaucoup de pages d’un français comme celui-là ; on deviendrait fou avant la catastrophe ; à plus forte raison le malheureux qui se chargerait de l’écrire. C’est la misère commune de toutes les traductions. Quand elles sont courantes, elles ne serrent point le texte. Et quand elles serrent le texte, ou quand elles s’efforcent de le serrer, elles sont illisibles. Et même étant illisibles elles sont encore défectueuses. Même à cette condition, elles n’obtiennent point le repos. Ma pauvre traduction, qui est grotesque presque d’un bout à l’autre, à force de vouloir serrer le texte : pour qui a le texte sous les yeux elle est encore trop lâche elle-même et ne serre pas encore assez le texte. Une traduction qui veut serrer un texte est longue. Ma traduction me paraît à la lecture beaucoup plus longue, plus lente que celle de Leconte de Lisle. Une traduction qui veut serrer un texte est lente. Elle a des reprises, des retours, des remords. Elle se fait des reproches. Le texte, maître et prétexte et désespoir du traducteur jouet, le texte ennemi de toute traduction. Tant il est vrai que les textes sont littéralement incommunicables, et que nous devons renoncer à cette insoutenable hypothèse, à cet indéfendable postulat des méthodes historiques prétendues scientifiques, modernes : qu’il peut y avoir, qu’il y a des transcriptions, des transpositions, des traductions, des transferts, des communications exactement exactes. Ce qui est vrai, au contraire, ce que la réalité nous enseigne impitoyablement et sans aucune exception, c’est que toute opération de cet ordre, toute opération de déplacement, sans aucune exception, entraîne impitoyablement et irrévocablement une déperdition, une altération, et que cette déperdition, cette altération est toujours considérable.

Pour qui n’a pas le texte sous les yeux, une traduction est toujours trop compliquée. Pour qui a le texte sous les yeux, une traduction est toujours trop lâche.

C’est la commune misère de tout travail humain ; le mystérieux balancement : quand on a la fraîcheur, on n’a pas la compétence. Et quand vient un peu la compétence, on s’aperçoit qu’on n’a plus la fraîcheur, qui ne reviendra jamais, que rien ne remplace, qui est le premier des biens.

Quand on pose la question ainsi, d’ailleurs, il est impossible de se soustraire à la constatation de cette vérité élémentaire ; mais le jeu des tenants des méthodes historiques prétendues scientifiques, modernes, est de faire semblant de ne pas voir que la question se pose ainsi.

Tout ce que je me suis permis sur Leconte de Lisle a été de me dispenser de ne pas traduire les noms propres, comme il fait. J’ai aussi traduit ἱερεύς par prêtre, ce qui est moins savant, que par sacrificateur.

J’ai traduit Οἰδίπους par Œdipe et non point par Oidipous, comme dans l’Iliade je traduirais Ἀχιλλεύς par Achille et non point par Akhilleus. Et ainsi de suite. Je me demande avec inquiétude si dans Leconte de Lisle cette ostentatoire transcription du nom propre, au lieu d’une ordinaire traduction, ne fait point la pièce essentielle d’un appareil artificieux destiné à donner le change au moderne sur le degré de strict resserrement de la traduction. Autant que personne, mieux que personne il savait à quoi s’en tenir sur sa traduction ; mieux que personne il savait combien elle était lâche et flottante. Mieux que personne il savait aussi, mieux que personne ayant le sens de la forme et des formes, combien une traduction vaut par le strict resserrement ; par l’ajustement ; mieux que personne il savait qu’une traduction ne vaut par aucune qualité comme par le fouillé du détail, par le travaillé du rendu, par l’ajusté, par l’ouvragé, par le détaillé, par le poussé. Mieux que personne il savait ce que vaut une nuance, une forme, un geste, une attitude, le prix infini d’une ligne, l’éternité de la ligne, l’incommutabilité du trait exact. Et que l’art n’est rien s’il n’est point une étreinte ajustée de quelque réalité. Quand même il ne l’eût pas su comme traducteur, ce qui est invraisemblable, le très grand poète qu’était Leconte de Lisle ne pouvait l’ignorer, et a bien montré qu’il ne l’ignorait pas tout aussitôt et toutes les fois qu’il ne s’agissait plus que d’établir ses propres textes. J’ai peur qu’en affectant de ne pas traduire les noms propres, il n’ait eu la pensée de donner le change au lecteur moderne sur le degré de resserrement de sa traduction, de faire une sorte de compensation, entre le relâché de tout le reste et la stricte application de ce nom propre transcrit non traduit collé comme une étiquette ; comme d’un habit qui n’irait pas, d’un vêtement tout fait, d’un tissu (texte) lâche que l’on voudrait ressaisir, que l’on repincerait hâtivement par quelques épingles, — mettons par quelques fibules, — piquant, au risque de piquer à même la peau.

Puisqu’on traduit, je me demande en vain, pourquoi l’on ne traduirait pas tout. Puisqu’on traduit tous les autres mots, et particulièrement les noms communs, il n’y a aucune raison pour que l’on ne traduise pas aussi les noms propres, qui sont du même langage, et particulièrement du même texte. Puisque l’on fait tant que de traduire, je me demande pourquoi l’on ne traduit pas tout. Si je traduis ἱερεύς, βωμοί, τέκνα, par prêtre, autels, enfants pourquoi ne pas traduire également et pareillement Οἰδίπους par Œdipe. Si je traduis boire et manger, aller et venir, pourquoi ne pas traduire pareillement le nom de celui qui boit et qui mange, de celui qui dort, de celui qui va et vient. Pourquoi cette inégalité, cette imparité, pourquoi introduire dans la traduction cette désharmonie artificielle, ce manque, cette rupture d’harmonie, de symétrie, cette rupture d’équilibre, ce plaqué, ce corps mort dans un organisme vivant, ce fragment mort dans une phrase vivante, ce fragment ancien dans une traduction qui est forcément un texte nouveau, ce fossile dans un organisme, cette esquille, ce morceau tout fait dans un ensemble que l’on fait, ce morceau immobile et raide, figé, fixé, dans une phrase mouvante et vivante et souple. Pourquoi enfin refusez-vous de traduire le même homme, Œdipe, quand il paraît sous son nom de Οἰδίπους, et consentez-vous à le traduire quand il paraît sous son nom de τύραννος, que vous ne traduisez ni par tyran, ni même par tyrannos, mais tout bonnement par le mot roi. et ce pour des raisons historiques. Vous êtes conduit ainsi à vous contenter de la traduction suivante : Oidipous-Roi. Vous n’êtes point conséquent avec vous-même. Vous n’êtes point strict. Il fallait traduire ce titre ainsi Oidipous Tyrannos ; ou traduire comme tout le monde Œdipe-roi. Et le trait d’union, mettrez-vous ce trait d’union, qui n’existait point dans le grec, je pense, et qui aujourd’hui fait la joie de notre bon camarade M. Gabriel-Ellen Prévost ?

Il y a beaucoup d’enfantillage dans votre cas et beaucoup d’ostentation. Vous me répondez que Οἰδίπους n’est pas Œdipe, et qu’il y a de l’un à l’autre d’incalculables distances. Vous avez cent fois raison. Mais cet argument ne va pas seulement contre la traduction des noms propres ; il ne va pas seulement contre la traduction de Οἰδίπους en Œdipe : il va également et totalement contre toute sorte de traduction, et notamment contre la traduction des noms communs. Si vous signifiez seulement par ce que vous dites que toute traduction comporte une altération, entraîne une déperdition, c’est ce que nous avons dit cent fois, mais cela est vrai des noms communs au moins autant que des noms propres. Si vous signifiez ainsi que toute traduction est une opération essentiellement imparfaite et qu’il y a toujours entre un texte et toute traduction de ce texte une distance irrémissible, vous abondez dans mon sens, puisque nous rejoignons ici cette capitale insuffisance des méthodes historiques prétendues scientifiques, modernes, à opérer une seule reproduction parfaite, une seule communication exactement exacte. Seulement vous n’en pouvez conclure que ceci : que toute traduction est une opération vaine, une opération impossible, et qu’il vaudrait peut-être mieux ne pas s’en mêler du tout ; et à mon tour j’abonderai dans votre sens ; mais vous n’en pouvez conclure qu’il faut traduire tout le reste et ne pas traduire les noms propres. Il faut ne pas traduire du tout, ou que toute la traduction soit une traduction commune, ordinaire, modeste, usuelle, usagère.

Vous me dites que Οἰδίπους n’est pas Œdipe. Croyez-vous que Τύραννος fasse roi ? Croyez-vous que ἱερεύς fasse prêtre, et même sacrificateur ? au sens que ces deux mots éveillent dans un esprit, dans une âme moderne, en admettant que le deuxième éveille un sens dans un esprit ou dans une âme moderne. Croyez-vous que βωμοί soient autels, au sens que nous entendons autels ? Et même croyez-vous que τέκνα soient enfants, et ne savez-vous pas qu’il y a aussi des distances autant irrémissibles entre ce que τέκνα éveillait dans les échos de l’âme antique et ce que enfants éveille dans les autres échos de l’âme moderne. Τέκνα même n’est point enfants, τροφή n’est point nourriture, πόλις n’est point seulement ville ni cité ; puisque c’est nommément une cité grecque ; rien n’est rien ; rien ne se refait parfaitement, rien ne se recommence, rien ne se reproduit exactement, rien d’ancien n’est en même temps nouveau, rien de nouveau n’est en même temps ancien ; de tout à tout il subsiste éternellement des distances irrémissibles ; et c’est pour cela que toute opération de traduction est essentiellement, irrévocablement, irrémissiblement une opération miséreuse, une opération misérable et vaine, une opération condamnée.

Lui-même Leconte de Lisle, même traducteur, il ne se conforme point jusqu’au bout à sa doctrine. Il dit Oidipous, mais il dit Sophocle, et non point Sophoclès. Et il dit Homère. Et son éditeur le dit encore beaucoup plus que lui. Et lui-même Leconte de Lisle, voici comme on m’écrit qu’il nomme les sept tragédies de Sophocle : Oidipous-Roi, Oidipous à Kolônos, Antigone, Philoktètès, Aias, Elektra.

L’éditeur, en pareille matière, quand même il serait, comme était Alphonse Lemerre, un prince de l’édition, et qui ait attaché son nom à tout un grand mouvement poétique inoubliable, quand même il serait un somptueux, un très notable commerçant, par cela seul qu’il exerce la marchandise, l’éditeur est ramené, automatiquement, à des conditions de vie plus communes, à des conditions de langage plus naturelles, à des conditions de commerce et d’annonce plus actuelles, plus simples. Leconte de Lisle peut dire Oidipous, Odysseus, Akhilleus : M. Lemerre, dans ses catalogues, sur ses couvertures, dit et annonce Eschyle, Homère, Sophocle, Euripide, Hésiode, — Virgile, Horace, — car la même question se pose, moins aiguement, mais elle se pose pour les Latins. C’est que M. Lemerre en vendait. On peut encore écrire Sophoclès, par une espèce de gageure et d’amusement, mais on ne peut vendre que du Sophocle. Et encore on a bien du mal à en vendre.

J’ai peur qu’il n’y ait ici dans Leconte de Lisle une survivance, un héritage de cette basse manie des romantiques d’épater le bourgeois. Car enfin il faut choisir : ou lire dans le grec, ou parler, écrire dans le français si l’on a ce malheur, de faire une traduction. Il faut lire, écrire, commercer, converser dans le grec, ou honnêtement tout faire en français. Traduire un poème du grec dans le français, cela ne peut avoir qu’un sens, un sens bien misérable, je l’avoue, mais cela ne peut avoir qu’un sens : essayer d’obtenir chez le lecteur français et pour le lecteur français par la traduction française un effet qui soit, mutations faites, autant que possible symétrique, homothétique, de l’effet obtenu chez le spectateur, chez le lecteur, chez l’auditeur grec et pour le spectateur, pour le lecteur, pour l’auditeur grec par le texte originel grec. Or ces noms de Οἰδίπους, Ὀδυσσεύς, Ἀχιλλεύς étaient tout familiers aux anciens Grecs, et quand ils rencontraient ces noms dans le discours, ils n’étaient non plus surpris de les y rencontrer que nous ne sommes surpris de rencontrer dans nos discours ces noms si répandus de Henri, d’Albert ou de Meunier. Ils disaient exactement Κρέων comme nous disons Durand. Il vaut donc mieux, il est plus intelligent, il est, au fond, plus exact et mieux traduit, que dans nos traductions nous trouvions à ces mêmes endroits des noms qui non plus ne nous surprennent pas. Quand je trouve Akhilleus dans une phrase française, inopinément je reçois un heurt, un certain choc, une impression d’hétérogène, de corps étranger, que par définition le Grec ne recevait, absolument pas, au même endroit. Est-ce là ce que l’on demande ? Est-ce là ce que l’on veut obtenir ? Est-ce là ce que se propose une traduction ? de faire subir au moderne, à de certains moments bien déterminés, un traitement que l’ancien ne subissait point à ces moments, de faire faire à celui qui lit la traduction précisément un sursaut que l’on est assuré que l’originel ne faisait pas. Quand je trouve Akhilleus dans une traduction, je bronche, parce que c’est du grec, dans du français, un État dans l’État, un royaume de langage dans un royaume de langage. Au même endroit le Grec ne bronchait pas, il continuait, il passait, uniment, parce qu’il trouvait Ἀχιλλεύς, et que Ἀχιλλεύς, pour le Grec, c’était du grec, dans du grec homogène. Où le Grec aurait pu manifester un certain étonnement, légitime, c’était s’il avait trouvé dans son texte Dupont ou Durand. C’est pourtant ce que l’on nous fait quand on nous fait trouver dans nos textes Akhilleus.

Il n’y a pas plus de raison pour que nous trouvions un mot grec, fût-ce un nom propre, en vrac, non traduit, dans une traduction qui est somme toute elle-même un texte français, qu’il n’y a de raison pour fourrer un mot français, fût-ce un nom propre, en vrac, non traduit, dans un texte grec, dans le texte original grec.

Cela est si vrai que l’on se demande et qu’il n’y a vraiment absolument aucune raison pour que l’on ait mis au nominatif ces noms propres que l’on refusait de traduire. C’est un contre-sens formel, c’est un non-sens formel, c’est tout ce que l’on voudra, mais ce n’est plus du tout du grec, et ce n’est pas davantage du français, que de dire, que d’écrire : la déesse prit Odysseus par la main, ou : le dieu poursuivait Akhilleus. Il faudrait dire au moins : la déesse prit Odysséa par la main, ou : le dieu poursuivait Akhilléa. Puisqu’on parle grec, il faut décliner. Et ici, en ce point éminent, apparaît toute la vanité de cette ostentation. Le nominatif n’est pour nous un cas éminent que parce que nous nous en servons artificiellement pour désigner en français le mot grec déclinable ; parce que nous nous servons de dictionnaires ; et nous ne nous en servons pour désigner le mot grec en français, dans nos dictionnaires grecs-français, et dans tout ce qu’il y a de dictionnaire dans nos exercices même oraux que parce que c’est le cas qui est le premier dans les déclinaisons des grammaires ; mais quand nous disons que Achille se dit en grec Ἀχιλλεύς, nous mentons : Achille se dit en grec Ἀχιλλεύς, Ἀχιλλέως, et ainsi de suite, et autant Ἀχιλλέως que Ἀχιλλεύς, et autant Ἀχιλλέα que Ἀχιλλέως. Il n’est que trop évident, et il y a quelque honte à le dire, que dans le discours, vrai, dans la langue vivante, tous les cas sont égaux entre eux, ont grammaticalement et organiquement la même importance, représentent également le mot ; quelle devient donc la difficulté quand il s’agit d’un mot comme Ζεύς, Ζηνός, ou Δίος, Διῑ, Δία, où le nominatif s’éloigne autant de toutes les autres formes ; notons que dans ces cas ce ne sont pas les autres formes qui s’écartent, — autant que ce mot d’ailleurs peut avoir un sens, — du nominatif, mais que c’est le nominatif, par qui vous désignez vocabulairement le mot, qui est à l’écart des formes les plus nombreuses du mot. — Et si l’on croit que dieu traduit θεός, et que déesse traduit θεά. Étant donné tout ce qu’il y a pour nous modernes dans ce mot de Dieu. Qui chez nous modernes, et pour nous en tenir à la différence morphologique la plus apparente, et la plus grossière, est toujours masculin, mais n’a plus de féminin. Et quand mettra-t-il ou ne mettra-t-il pas de grande capitale au mot Dieu. Quand écrira-t-il Dieu ? et quand écrira-t-il simplement dieu ? Et quand mettra-t-il au pluriel ? Qu’est-ce pour un chrétien que le pluriel de Dieu ? et surtout pour un juif ? Et quand il traduit δαίμων, au singulier il mettra daimôn, avec ô long, et au pluriel il met daimones, avec un o bref, à cause de δαίμονες, c’est-à-dire que refusant de transcrire l’accusatif singulier morphologiquement distinct du nominatif singulier, il transcrit tout de même le nominatif pluriel morphologiquement distinct du nominatif singulier.

Cela est si vrai que Leconte de Lisle, pour son usage personnel, pour ses propres poèmes, savait parfaitement quand il fallait traduire, et non pas simplement transcrire. Poèmes antiques. Vénus de Milo :

Tu n’es pas Aphrodite, au bercement de l’onde,…

Tu n’es pas Kythérée, en ta pose assouplie,…

Et tu n’es pas la Muse aux lèvres éloquentes,…

La difficulté, le débat, la question, l’apparence de question, la solution spécieuse est venue précisément des dieux. Il est tout à fait évident, il est acquis, et nul aujourd’hui ne le conteste, que lorsqu’on traduisait Ζεύς par Jupiter, on faisait un grossier contre-sens, parce que Ζεύς et Jupiter, le dieu grec et le dieu latin, n’étaient nullement le même dieu, faisaient deux personnages différents, notablement distincts. De même il y avait danger à traduire Ἡρακλῆς par Hercule. Mais le contresens ne venait pas de ce que l’on s’était proposé de traduire le nom grec en français. Il venait uniquement de ce que s’imaginant traduire le nom grec en français, on l’avait traduit en latin. Et la rectification que l’on a faite ne prouve nullement qu’il ne faut point, dans les versions grecques, traduire les noms propres du grec en français. Elle prouve uniquement qu’il ne faut pas, sous prétexte de français, les traduire en latin.

Un exemple fera saisir toute la différence : quand on traduisait Ἀφροδίτη en Vénus, on commettait ce contresens ; mais il ne s’en suit nullement qu’il ne soit pas permis de traduire et même qu’il ne faille pas traduire séparément Venus par Vénus, et Ἀφροδίτη par Aphrodite. Et encore Ἡρακλῆς par Héraklès, et le latin Hercules par le français Hercule.

À plus forte raison la difficulté tombe-t-elle partout ailleurs, puisqu’il n’y a point un Homerus latin qui soit le correspondant de l’Ὅμηρος grec et pourtant qui soit autre que cet Ὅμηρος, comme il y a un Jupiter qui est le correspondant de Ζεύς dans une mythologie demi-filiale et demi-parallèle, et qui pourtant est autre que Ζεύς.

La raison, le bon sens, le goût, maître souverain, le goût, maître indéplaçable, l’harmonie, l’homogénéité, la tenue du discours demandent que dans un texte français tout le parler, tout le discours, tout le langage soit français, soit du langage français. Donner et retenir ne vaut : puisque l’on fait tant que de traduire, on ne peut pas, en même temps, traduire et ne traduire pas. Nos anciens, à nous, nos grands Français, allaient très loin dans le sens de la traduction. Émilie, Fulvie, dit le grand Corneille, Évandre, Curiace, Horace.

Regarde le malheur de Brute et de Cassie.

Cela n’empêche point Cinna et les Horaces d’être deux chefs-d’œuvre extraordinaires et deux tragédies presque extraordinairement romaines. — Je dis cela exprès parce que c’est vrai et pour embêter nos modernes exégètes, et l’on m’assure que je n’y réussis que trop. — Je ne parle point de Pompée, de Nicomède, tragédie de grande joie et d’amusement, de Polyeucte, tragédie chrétienne. Enfin ne disons-nous pas nous-mêmes Athènes, Rome, le sénat, ce qui est presque un nom propre, un triumvirat, ce qui est presque aussi un nom propre.

Et le grand Racine, de ce qu’il disait Andromaque, Oreste, Hermione, et de ce qu’il a nommé Phèdre son immortelle Phèdre, n’en a-t-il pas moins eu de l’antiquité hellénique une divination, une pénétration presque invraisemblable.

Et quand nous disons le ciel, quelle différence avec οὐρανός, et même avec caelum. Et au contraire sommes-nous beaucoup plus près quand nous disons des Paians que quand nous disons des péans. Au fond, ce n’est ni l’un ni l’autre ; ce sont des παιάνες.

Et le grand Leconte de Lisle, quand il ouvrait pour son propre compte, il savait parfaitement ce qu’il avait à faire. Il savait quand il fallait traduire tout à fait dans le langage le plus commun, transcrire au contraire purement, ou traduire à moitié ; il connaissait toutes les nuances intercalaires. Je n’en veux pour témoin que ce poème antique, cette si parfaite et admirable invocation à la Vénus de Milo. Et quand ce ne serait que ce titre : Vénus de Milo : quelle concession à l’usage le plus commun. Je cite entièrement cette invocation parce qu’elle présente précisément tous les degrés souhaitables de la transcription pure à la traduction ordinaire pour les noms propres et demi-communs, et aussi, dans un autre sens, tous les degrés souhaitables du pur nom propre au nom communément commun. Je la cite entièrement surtout parce que lorsque l’on a parlé aussi longtemps d’un grand poète il faut, à moins d’être soi-même un béotien, finir par une citation de lui, par un poème entier, intact, qui fasse oublier au lecteur tout ce que soi-même on a pu dire.

Je prends mon texte dans ma vieille édition sortie de chez Poulet-Malassis et de Broise, imprimeurs-libraires-éditeurs, 9, rue des Beaux-Arts, 1858. Je ne pense pas qu’il ait rien changé dans l’édition Lemerre :

VÉNUS DE MILO


Marbre sacré, vêtu de force et de génie,
Déesse irrésistible au port victorieux,
Pure comme un éclair et comme une harmonie,
Ô Vénus, ô beauté, blanche mère des dieux !

Tu n’es pas Aphrodite, au bercement de l’onde,
Sur ta conque d’azur posant un pied neigeux,
Tandis qu’autour de toi, vision rose et blonde,
Volent les Ris vermeils avec l’essaim des Jeux.

Tu n’es pas Kythérée, en ta pose assouplie,
Parfumant de baisers l’Adonis bienheureux,
Et n’ayant pour témoins sur le rameau qui plie
Que colombes d’albâtre et ramiers amoureux.

Et tu n’es pas la Muse aux lèvres éloquentes,
La pudique Vénus, ni la molle Astarté
Qui, le front couronné de roses et d’acanthes,
Sur un lit de lotos se meurt de volupté.

Non ! les Ris et les Jeux, les Grâces enlacées,
Rougissantes d’amour, ne t’accompagnent pas.
Ton cortège est formé d’étoiles cadencées,
Et les globes en chœur s’enchaînent sur tes pas.

Du bonheur impassible, ô symbole adorable,
Calme comme la mer en sa sérénité,
Nul sanglot n’a brisé ton sein inaltérable,
Jamais les pleurs humains n’ont terni ta beauté.

Salut ! à ton aspect le cœur se précipite.
Un flot marmoréen inonde tes pieds blancs ;
Tu marches, fière et nue, et le monde palpite,
Et le monde est à toi, déesse aux larges lianes !

Bienheureux Phidias, Lysippe ou Praxitèle,
Ces créateurs marqués d’un signe radieux ;
Car leur main a pétri cette l’orme immortelle,
Car ils se sont assis dans le sénat des dieux !

Bienheureux les enfants de l’Hellade sacrée !
Oh ! que ne suis-je né dans le saint archipel,
Aux siècles glorieux où la terre inspirée
Voyait les cieux descendre à son premier appel ?

Si mon berceau flottant sur la Thétys antique
Ne fut point caressé de son tiède cristal ;
Si je n’ai point prié sous le fronton attique
Vénus victorieuse, à ton autel natal ;

Allume dans mon sein la sublime étincelle ;
N’enferme point ma gloire au tombeau soucieux ;
Et fais que ma pensée en rhythmes d’or ruisselle
Comme un divin métal au moule harmonieux !

[Au moment où nous mettons sous presse, on m’envoie une fiche d’où il résulterait que dans la grande édition Lemerre, à sept cinquante, du même poème antique, on aurait multiplié les grandes capitales : ainsi Dieux, Mer, Déesse, et non pas seulement Hellas ou Hellade, mais Archipel, Terre, Ciel ou Cieux, ce qui donnerait :

Ô Vénus, ô beauté, blanche mère des Dieux !

Calme comme la Mer en sa sérénité,…

Et le monde est à toi, Déesse aux larges flancs !

Oh ! que ne suis-je né dans le saint Archipel,
Aux siècles glorieux où la Terre inspirée
Voyait les Cieux descendre à son premier appel ?

Et même :

Salut ! À ton aspect le cœur se précipite.

On ne saurait nier l’importance de cet agrandissement systématique et de cette personnalisation de certains noms communs en noms propres par la grande capitalisation systématique, — de l’édition pauvre, première et improvisée, à l’édition solennelle, à la grande édition officielle et définitive, — de la lettre initiale. Car les Dieux, ce n’est plus seulement les dieux, et lequel des deux est le plus près de θεοί, qui lui-même n’était pas ce que furent dii, qui eux-mêmes… Mais nous n’en finirions plus.

Sans exagérer non plus l’importance de ces typographies ; car j’ai peur que ces éditions, j’ai honte de le dire, ne soient négligées. On a pu lire dans le texte Poulet-Malassis :

Si mon berceau flottant sur la Thétys antique…

De la fiche que l’on m’envoie il résulterait que dans la grande édition Lemerre on pourrait lire :

Si mon berceau flottant sur la Thétis antique…

Or les dictionnaires donnent : θέτις, en transcription Thétis, femme de Pelée, mère d’Achille, divinité de la mer, et ΤηΘίς, en transcription Téthys, femme d’Okéanos, nourrice d’Hèra : c’est cette dernière, Tèthys, que les poètes invoquent lorsqu’ils veulent signifier la mer elle-même. Il y a un contraste piquant entre ces deux fautes d’orthographe, dans deux éditions successives, l’une améliorée, faite à loisir et définitive, et cet apparat prétentieux de pure transcription des noms propres. Mais tout de même, si j’avais été l’éditeur de Leconte de Lisle, le jour que Leconte de Lisle m’aurait apporté un poème comme celui-là, je me serais efforcé de ne pas lui faire des fautes d’orthographe.]

Porché me pardonnera d’avoir introduit ici le texte, ou l’un des textes les plus éminents, de l’invocation, de la lamentation, de la supplication antique. C’est lui qui m’y a forcé, en prenant pour son poème ce titre : les suppliants. On sait qu’il avait d’abord donné à ce poème ce titre : l’icône, qui nous acheminait tout doucement à en faire un cahier de Noël. Mais ressaisissant sa vision, et substituant à une image physique et morale centrale une idée plus profonde encore, il ne tarda point à donner au poème que nous publions ce titre essentiel, qui ne commande pas seulement son poème, qui commande aussi bien tout le cahier, qui commande, qui exprime toute la réalité même : les suppliants. Et suivant son exemple je me suis permis, restituant un mot grec, une épithète grecque, de donner à cette brève étude ce titre : les suppliants parallèles.

Les suppliants : c’est le propre du poète, c’est un don de poète que de saisir d’un mot, que de ramasser en un mot toute la réalité d’un événement, la réalité profondément essentielle d’une histoire, d’un mouvement, d’un geste individuel ou collectif. Pour qui veut bien regarder à la réalité d’un événement, et non point s’arrêter aux apparences politiciennes, cette immense manifestation du 22 janvier était en effet une supplication immense, et non point une immense tentative de mouvement révolutionnaire. Et dans toute l’attitude, dans tout le geste, dans toute la lente opération de cet immense peuple, ou plutôt de tous ces immenses peuples, tout homme qui regardera aux réalités des événements politiques et sociaux verra une immense, une infinie supplication, une infinie opération suppliante, et non point une opération révolutionnaire.

Ce sont nos Français qui font des opérations révolutionnaires, et qui par suite s’imaginent que les autres peuples font des opérations révolutionnaires ; aussi ; car ils jugent tous les autres peuples d’après soi. Mais seuls ils font, ou du moins ils faisaient, des opérations politiques et sociales vraiment révolutionnaires, c’est-à-dire qu’ils commencent par démolir un régime et par en mettre un autre, plus ou moins nouveau, à la place, quitte à s’apercevoir le lendemain que le nouveau ne valait pas mieux que le vieux, si même il valait le vieux.

C’est pour cela que nos Français n’entendent généralement rien aux événements des autres peuples, et, moins qu’à tous autres, aux événements de Russie. Dans cette même Humanité, où pourtant paraissaient les correspondances d’Avenard, la suffisance, la sottise, l’outrecuidance, l’aplomb avec lequel un Longuet, — pour ne plus parler de ses deux maîtres Herr et Jaurès, — l’aplomb avec lequel un Longuet disposait en maître souverain des hommes et des plus formidables événements russes et japonais, faisait un spectacle qui était d’un grotesque lui-même lamentable.

Pour qui s’applique à suivre au contraire, et modestement, la réalité de ce qui se passe, pour qui sait lire le peu que l’on nous dit de vrai, et ne pas lire le reste, pour qui a su lire notamment le cahier d’Avenard, il est devenu évident que tout le mouvement russe n’est point ce que nous nommons en France un mouvement révolutionnaire ; c’est ce qu’en langage français nous sommes contraints de nommer un immense mouvement de supplication. Supplication particulière du 22 janvier nouveau style, supplication culminante, éminente, symbole éminent, éminente réalité, supplication de tout le peuple ouvrier de toute une ville capitale au tsar que tout ce peuple demandait au seuil de son palais de ville ; mais supplication qui n’était elle-même que le symbole et la représentante de toutes les immenses supplications de tous les peuples d’un immense empire : Supplications d’un si grand nombre de races opprimées, qui s’adressent aux capitales, aux villes importantes. Supplication de tant de classes qui s’adressent aux classes éminentes. Supplications des ouvriers aux intellectuels. Supplications des paysans aux ouvriers. Supplications confuses de tout le monde aux militaires. Et dans les militaires, particulièrement, supplications des armées de terre aux marins, qui sont plus avancés. Et retours brusques de barbarie, inverses, remontant, ou plutôt redescendant le sens des supplications ; puisque ce sont les supplications qui montent.

Pour entendre ce que je veux dire, pour saisir exactement et entièrement ce que signifie ce mot essentiel et titulaire et liminaire de Porché, les suppliants, il faut essayer de nous remettre un peu à parler français, autant que cela est permis à des hommes qui sont nés à temps pour vivre dans cet âge moderne. Il faut dépouiller cette idée de supplication, cette image de suppliants, il faut la nettoyer de toute idée de platitude. C’est chez les modernes qu’une supplication est une opération d’aplatissement. Mais gardons-nous d’étendre, en imagination même, en raisonnement, à des civilisations plus intelligentes, nos tares modernes. Chez les modernes une supplication est une opération d’aplatissement, une manifestation de platitude ; le prosternement est une prostration, physique et morale ; pour tout dire d’un mot, le suppliant est un candidat. Tel a été le retentissement de nos mœurs politiques parlementaires sur toute la vie, sur toutes nos relations sociales, et telle la déteinte. Infiniment plus profonde, et je pourrais presque dire incomparablement, infiniment plus vraie, toute autre, toute sage, toute renseignée la supplication antique. Dans Homère, dans les tragiques, le suppliant n’est point un candidat ; il n’est point un demandeur ; il n’est point un homme qui s’abaisse, qui s’humilie, même chrétiennement ; à peine ai-je besoin de dire qu’il n’est point un moderne, qui s’aplatit. La supplication antique, la seule qui étant digne de ce nom de supplication doive nous retenir, la supplication antique n’est en aucun sens, en aucune forme, une opération de platitude. Au contraire. Lisez attentivement au contraire une de ces admirables supplications antiques, la supplication de tout ce peuple aux pieds d’Œdipe, ou celle qui est encore plus admirable, assurément, celle qui est peut-être la plus admirable de toutes, la supplication du vieux Priam aux pieds d’Achille. Relisez-les attentivement : Ce n’est pas le supplié, c’est le suppliant au contraire qui tient le haut de la situation, le haut du dialogue, au fond. Dans toute la supplication antique, on pourrait presque dire, pédantesquement : dans tous les cas particuliers de cette supplication, le supplié est un homme qui paraît avoir une belle situation ; c’est même un homme qui a, comme on dit, une belle situation, qui a ce que l’on nomme une belle situation : c’est un roi ; c’est un tyran ; c’est quelque chef ; dans la guerre c’est un vainqueur ; c’est un homme qui a quelque domination, apparente ; réelle ? c’est un puissant de la terre ; dans la paix c’est un riche, un puissant, un homme qui a beaucoup de bœufs ; disons-le d’un mot : c’est un homme heureux, un homme qui paraît être, qui est heureux. Mais c’est justement pour cela que dans cette rencontre du suppliant et du supplié qu’est la supplication ce n’est pas lui, le supplié, qui tient le haut du dialogue. Il est un homme heureux. Donc il est, pour les Grecs, un homme à plaindre. Dans ce dialogue du suppliant et du supplié, le supplié ne peut parler qu’au nom de son bonheur, tout au plus au nom du bonheur en général. C’est peu. C’est rien. C’est moins que rien. C’est même le contraire de tout avantage. Le bonheur, entendu en ce sens, comme la réussite de l’événement, la réussite un peu insolente et comme injurieuse, est pour les Grecs le signe le plus infaillible de ce qu’un homme est marqué pour la Fatalité, — par la Fatalité. — D’innombrables Grecs ont désiré, convoité, poursuivi de toutes leurs forces les biens de ce monde, comme les modernes, autant que les innombrables modernes, et par toutes sortes de moyens : l’or, la puissance, les jouissances de toutes sortes ; ils étaient des hommes comme nous ; ils aimaient mieux le bonheur que le malheur et communément le beau temps que la pluie. Mais il n’en demeure pas moins acquis, et il n’en demeure pas moins entier, que le bonheur, entendu techniquement comme la réussite de l’événement, est pour les Grecs le signe le plus infaillible de ce qu’un homme est marqué pour la Fatalité. De sorte que dans cette rencontre, dans ce dialogue du suppliant et du supplié, qui fait toute la supplication antique, c’est le suppliant, quel qu’il soit, qui que ce soit, que ce soit le mendiant errant au long des routes, que ce soit l’aveugle misérable, que ce soit le proscrit, l’exterminé, le citoyen chassé de la cité, coupable ou non coupable, l’enfant chassé de la famille, coupable ou non coupable, ceci dans l’ordre politique et dans l’ordre de la paix, ou, dans l’ordre de la guerre, le prisonnier, le vaincu, le vieillard impotent, que ce soit l’orphelin ou au contraire le contre-orphelin, le vieillard dépouillé de sa descendance, toujours c’est le suppliant qui en réalité tient le dessus, qui tient le haut du dialogue, le haut de la situation.

Le supplié, lui, a une grande, une haute situation humaine. Mais ce n’est jamais qu’une toute misérable situation humaine. Quelle que soit sa situation, cette situation, le supplié n’a jamais que cette situation. Et c’est tout. Ce n’est rien. Surtout en comparaison d’autres grandeurs. Comparaison qui s’impose par l’opération même de la supplication. Ce qui fait la faiblesse, la petitesse du supplié, c’est qu’il n’est que lui-même, et son petit morceau de situation humaine. Il ne représente pas.

Le suppliant représente. Il n’est plus seulement lui-même. Il n’est même plus lui-même. Il n’existe plus, lui. Il ne s’agit plus de lui. Et c’est pour cela qu’il faut que l’autre se méfie. Dépouillé de tout par ce même événement qui a précisément fait le dangereux bonheur du supplié, citoyen sans cité, tête sans regard, enfant sans père, père sans enfants, ventre sans pain, nuque sans lit, tête sans toit, homme sans biens, il n’existe plus comme lui-même. Et c’est à partir de cet instant qu’il devient redoutable. Il représente.

Parce qu’il a été manié, pétri, manipulé par les doigts humains surhumains des dieux, il est devenu soudainement cher au cœur humain surhumain des dieux. Parce qu’il a été une cire aux doigts divins surdivins de la fatalité, il est devenu mystérieusement cher au cœur divin surdivin de la fatalité. Parce que les puissances d’en haut ont appesanti leur main sur lui, par un singulier retour, — non point par une compensation, — par une sorte de filiation, plutôt, d’enfantement supérieur, d’adoption particulière, il est devenu leur protégé, leur fils. Les dieux et au-dessus d’eux, derrière eux, la fatalité, lui ont pris son père. Mais les dieux sont devenus son père. Les dieux, et derrière eux la fatalité, les dieux lui ont pris la cité. Mais les dieux lui ont en quelque sorte conféré leur propre cité. Les dieux, sous-ordres de la fatalité, lui ont pris ses biens. Mais ces mêmes dieux lui ont donné ce bien que nul bien ne saurait remplacer, les dieux lui ont donné ce premier des biens : qu’il est devenu un représentant des dieux.

Nulle idée de compensation, ni même de justice ; une telle idée serait une idée chrétienne, au moins une idée relativement récente, en un certain sens une idée moderne ; bien entendu nulle idée d’antithèse romantique. Mais une idée beaucoup plus profonde, un sentiment beaucoup plus profond et beaucoup plus vrai, autant qu’il est permis de se reconnaître un peu dans ces sentiments mystérieux, profonds, vrais, un sentiment de vie, d’art et d’œuvre : que ces hommes ont fait leur preuve qu’ils étaient des hommes plastiques aux doigts statuaires de la fatalité.

Les dieux, la fatalité se sont faits ses père et mère ; il est devenu, orphelin, le fils et le représentant des dieux subfatalisés. Mais c’est qu’en effet pour les anciens, pour les Grecs, par une deuxième génération, par un deuxième enfantement, il est réellement devenu comme un fils des dieux.

Il a suffi pour cela qu’il fût en leurs doigts une matière plastique, et qui a fait ses preuves de plasticité. Il est devenu leur fils comme la statue est née du statuaire. Avec cet accroissement, avec cette élévation que le statuaire est dieu, plus que dieu, fatal.

Ne parlons point de création, de deuxième création, de recréation, car nous devons soigneusement réserver les expressions chrétiennes, le langage chrétien. Parlons de ce qui était tout pour ce peuple de fécondité : d’un deuxième enfantement. Parlons de ce qui était tout pour ce peuple d’art : d’un enfantement d’art. Les dieux subfataliers l’aiment de cet amour qui pour ce peuple était plus qu’un amour paternel, d’un amour d’art, d’un amour d’artiste pour l’œuvre, d’un amour où inséparablement l’art se nourrit de fécondité, où la fécondité se forme d’art. Enfin les dieux l’aiment comme une glaise, bien plastique à leurs doigts, comme un métal ductile, comme un marbre qui a bien rendu. Étant donné en outre que le dieu, statuaire, est plus qu’homme, et que l’homme, matière, est plus que métal, glaise et marbre.

De là vient, nous n’en pouvons douter, de là vient, au moins en partie, que les dieux sont à ce point avec l’homme, que la fatalité est à ce point derrière l’homme qu’elle a une fois travaillé. Quand nous lisons dans les textes que Ζεύς est ξένιος : que Zeus est hospitalier, qu’il est le dieu des hôtes, que les hôtes viennent de Zeus, que l’étranger vient des dieux, que le mendiant, que le suppliant, que le malheureux est un envoyé des dieux, gardons-nous surtout de croire que ce sont là des métaphores et des élégances. Les modernes traitent ces graves questions par des métaphores et par des élégances. Les anciens entendaient ces expressions littéralement. Réellement. Ces misérables hommes, les suppliants, étaient comme des témoins ambulants de la fatalité, deux fois œuvres (ne disons point deux fois créatures) des dieux.

C’est pour cela que dans la supplication antique, — on peut les relire toutes, et comme je regrette à présent de n’avoir plus le temps de citer la très admirable supplication de Priam, — qu’on y fasse attention, dans la supplication antique, dans toute supplication antique, au fond, c’est le suppliant qui tient le haut de la supplication. L’autre est tout seul, tout nu, et ne représente rien. Il a, lui, derrière lui, tout l’Olympe, et ce qui domine l’Olympe même. Il représente tout un monde de dieux, et même il représente ce qui ensevelira les dieux mêmes.

Il représente la misère, le malheur, toute infortune, la maladie, la mort, la fatalité, qui frappera les dieux mêmes.

Dans toute supplication antique, c’est le suppliant qui est le maître, c’est le suppliant qui domine. Veuillez bien noter qu’on peut lui refuser ce qu’il demande. Si l’autre veut aggraver son cas, libre à lui. Mais c’est lui, le suppliant, l’homme plié aux pieds de l’autre, qui domine, la supplication, l’opération, le commerce de la supplication ; c’est lui qui est le maître, qui parle un grand langage, un langage maître et venu de loin, venu de tout à fait ailleurs.

Notez que l’autre peut l’éconduire, le forclore, le maltraiter : tant pis pour l’autre. L’autre a un palais, un foyer, des servantes. Il peut repousser le suppliant au hasard des routes. Tant pis pour lui, l’autre.

Dans la supplication antique, c’est le suppliant qui est le roi de la supplication. Qu’on recoure aux textes. Qu’on rappelle ce ton, ces expressions, ce ton vraiment souverain. Ils sont tous des ambassadeurs. Et les ambassadeurs d’un grand roi.

Qu’on rappelle ce ton de noblesse et de fermeté, ce ton digne et comme éloigné, lointain, ce ton antérieur. Ce sont eux qui parlent du plus haut. Et ce sont eux qui parlent du plus loin. Ils savent des savoirs que l’autre ne saura jamais. À moins d’avoir passé, lui aussi, par la même grande et inremplaçable épreuve.

Ne parlons point d’ascension ; ne parlons pas même d’élévation ; car nous devons dans ces recherches poussées dans le monde antique réserver soigneusement les expressions chrétiennes, le langage chrétien. Parlons de ce qui était tout pour ce peuple civique : d’une mutation civique, d’une promotion, d’un nouveau droit de cité. La promotion du malheur est véritablement pour eux une promotion. Le malheur, défini techniquement comme la non-réussite de l’événement, confère vraiment dans leur esprit, dans leur statut, un droit de cité singulier, un droit de cité supérieur, un droit d’entrée comme citoyen dans une singulière cité supérieure. C’est ce qui fait la valeur unique, éminente, singulière, d’Œdipe-roi parmi toutes les œuvres antiques. Œdipe-roi est essentiellement, éminemment l’histoire d’une promotion, (ne disons point d’une élection). C’est pour cela qu’Œdipe-roi n’est pas seulement une des premières parmi les œuvres antiques, mais qu’elle ramasse, qu’elle concentre en soi, — comme un symbole éminent, comme une réalité éminente représentant toute la réalité antique, — tout le problème antique du malheur faisant promotion. Œdipe est un promu, (ne disons point un élu) ; un homme qui au commencement de la tragédie était un homme comme nous, un roi, un homme ordinaire et vulgaire, et par le ministère du malheur, par la non-réussite de son événement, plus particulièrement, plus tragiquement, plus scéniquement par la découverte de cette non-réussite, tout au courant, à l’événement, au développement de cette tragédie voilà qu’il est non seulement promu, mais découvert promu à la dignité de suppliant. Il avait commencé, il commençait comme un simple roi. Il continue par une mutation, par une promotion. Il monte. Il monte. Il achève comme suppliant. Œdipe-roi est ainsi une tragédie éminente, une tragédie unique, plus que rare, une tragédie essentielle, un modèle, un type, au sens grec de ce mot, la plus grecque, la plus tragique, la plus profondément grecque et la plus essentiellement tragique des tragédies grecques, le type, le modèle, et en un sens platonicien, l’idée de la tragédie, et particulièrement de la tragédie grecque. La tragédie grecque est essentiellement une démonstration, une manifestation de la supplication antique introduite par une intervention de la fatalité. À ce titre Œdipe-roi est la plus tragique, la plus tragédie des tragédies grecques, la tragédie grecque par excellence.

Tout entière elle est la mise en œuvre de la supplication antique, invocation, imploration, lamentation, supplication, tout entière elle réside et consiste en cette supplication, tout entière elle met en œuvre cette centrale, cette essentielle supplication.Œdipe-roi est essentiellement, éminemment tragédie, c’est-à-dire explicitement que cette tragédie est la tragédie de la supplication antique. Et c’est un admirable coup de génie du grand Sophocle que de nous l’avoir signifié dès le principe, dès l’ouverture de la tragédie par l’admirable tableau de cette supplication de tout un peuple aux pieds du roi Œdipe.

C’est ce que signifie, en symbole, cet admirable commencement. Que ce soit une tragédie de Corneille, une tragédie de Racine, ou que ce soit le Tartufe de Molière, le véritable génie dramatique, l’invention, la loyauté scénique se reconnaît toujours à la décision de l’ouverture. Le commencement, l’ouverture dramatique ne vaut pas seulement par elle-même et ne signifie pas seulement ce qu’elle signifie ; pour ces grands maîtres, puisqu’elle ouvre, elle commande toute l’œuvre ; il y a comme une responsabilité, un sens engagé dès l’abord ; dès le principe ; il y a comme un immense, comme un total reflet, comme un report du commencement, de l’ouverture sur toute l’œuvre, comme une grande ombre portée, que rien n’effacera plus, expression et symbole extérieur parallèle de ce que dans la mémoire la première grande impression ne s’effacera plus non plus et portera sur toute l’impression de toute l’œuvre. Quand donc Sophocle nous présente en ouverture de sa tragédie cette admirable supplication de tout un peuple aux pieds de celui qui est à ce moment le supplié, mais qui sera le suppliant définitif, non seulement ce tableau est en réalité le tableau de la supplication de tout un peuple aux pieds d’Œdipe, mais il est, en symbole, en représentation, en signification, la signification qu’une tragédie ainsi ouverte sera essentiellement et toute une tragédie, la tragédie de la supplication.

Cette signification, cet engagement, cette promesse de l’ouverture, on sait comment elle est tenue. Le débat, le développement d’Œdipe-roi n’est point tant, comme on l’a communément dit, de savoir s’il y a un coupable, qu’il y a un coupable, puis qui est le coupable, et de se demander de proche en proche si ce n’était pas Œdipe qui serait le coupable, jusqu’à ce que ce soit lui-même qui se le demande, et enfin d’acquérir de proche en proche la conviction que c’est bien lui qui est le coupable, jusqu’à ce que ce soit lui-même qui en soit convaincu. Je ne nie point l’intérêt passionnant de cette enquête, et de cette découverte. — Elle est passionnante surtout pour des modernes ; pour des anciens… — Je ne nie point l’intérêt passionnant de cette enquête, et de cette découverte. — Mais elle masque, mais elle recouvre un autre débat, sous-jacent, plus profond, infiniment plus grave, sous-terrain, sous le premier, infiniment plus profond : le débat de savoir qui en définitive sera promu, qui en définitive sera le malheureux ; non point le coupable, non point le criminel, mais le malheureux ; qu’importe le criminel, et ce débat du criminel ; pour nous Grecs, c’est le malheureux qui importe, et le débat du malheureux ; le débat de savoir qui en définitive sera le suppliant.

Cette tragédie est toute entière, toute essentiellement la tragédie de la supplication ; ouverte sur et par cette immense supplication de tout un peuple aux pieds d’Œdipe, elle consiste toute en un immense retournement, en une immense opération de retournement qui fait que tout ce peuple qui était suppliant au commencement ne l’est plus à la fin (il est déchu) et que celui au contraire qui était au commencement le supplié, par ce retournement, par le ministère de son malheur et par l’accomplissement de sa destinée, par la découverte officielle de son malheur et de sa destinée, est peu à peu ouvertement, officiellement promu au grade et à la dignité de suppliant.

Il était entré roi. Il en sort suppliant. Promotion mystérieuse (ne disons point mystique) et que n’ont point oubliée les quelques personnes qui ont pu assister à Orange à la toute première cérémonie que fut la représentation première d’Œdipe-roi. Œdipe est grand quand il paraît, pour la première fois, dans l’apparition de cette somptueuse ouverture. Combien plus grand Mounet aveugle s’en va par ce chemin de théâtre qui, merveille non encore inventée, se continuait insensiblement en un véritable chemin des champs, en un véritable chemin de vraie terre, quand il s’en allait par un tout misérable mais véritable commun sentier qui devait aboutir à quelque chemin vicinal d’un département français. Il était entré roi de Thèbes. Il s’en allait par une route commune, aveugle comme tous les aveugles. Il était entré roi de pourpre et d’or. Il s’en allait dans la commune boue et dans la commune poussière. Il s’en allait dans les cailloux pointus meurtrir ses pauvres pieds saignants dans les sandales. Il allait, plus misérable que tout le monde, marcher par les chemins de tout le monde. Il était entré roi. Il sortait suppliant, et l’éternel père d’Antigone.

Car pour ne point triompher, moi-même, dans ma thèse, j’ai pris d’Œdipe, le père, le roi, l’homme. C’est-à-dire quelqu’un de forcément mesuré et de grossier. Que serait-ce et que n’eussions-nous pas dit si j’avais eu la grossièreté d’examiner devant vous ce que je suis presque forcé de nommer malgré moi la vocation d’Antigone : Antigone, petite princesse royale, petite fille, la dauphine, petite future femme de gynécée. Et après la catastrophe Antigone, l’éternelle Antigone, l’Antigone de l’accompagnement d’Œdipe, l’Antigone de l’ensevelissement du Polynice fraternel.

Devant de telles promotions que devient, pour des Grecs, la contrariété pourtant si importante du juste et de l’injuste, de l’innocence et du crime. Que devient la catégorie du juste ? Que devient la justice. Quel honneur ou quel déshonneur humain, ou si ceci est un mot moderne, quel avantage ou quel désavantage humain peut affronter l’avantage d’avoir été choisi pour devenir la matière plastique des dieux, et de celle qui domine et qui modèlera les dieux mêmes et qui les gouvernera dans le sommeil de la mort. Et c’est pour cela que le suppliant criminel, ou, pour parler exactement, ancien criminel, — car, puisqu’il est suppliant, il ne peut plus être criminel, — c’est pour cela que le suppliant prétendu criminel est chez les Grecs un homme infiniment plus sage, plus près des dieux, plus innocent que le plus sage et que le plus innocent des hommes heureux. Il peut toujours donner des leçons à l’homme heureux, des leçons de sagesse et d’innocence. L’homme heureux est toujours coupable. Au moins d’être heureux. Mais c’est le plus grand des crimes.

[Je me sers de ce mot de fatalité plutôt que du mot destinée ou destinées parce qu’il est plus général et moins marqué, comme il faut, et parce que depuis Vigny le mot les Destinées, contrairement à ce que l’on pouvait et devait attendre, a pris un sens plus particulièrement moderne et chrétien.]

D’innombrables Grecs ont convoité, poursuivi les bonheurs, comme le firent d’innombrables hommes de tous les temps. Mais il n’en demeure pas moins entier que pour le Grec le bonheur, défini comme la réussite de l’événement, n’est, au fond, point enviable, et n’est point envié.

Les suppliants parallèles : restituant un mot grec, une épithète grecque, en souvenir du Grec illustre qui écrivit les Vies parallèles je me suis permis d’intituler ainsi cette étude préliminaire. Les vies des hommes individuels, et notamment les Vies des Hommes illustres ne sont point les seules qui se puissent mettre en parallèle, en vies parallèles. Il y a des vies de peuples, et dans et parmi ces vies de peuples il y a aussi des vies qui sont aussi des vies parallèles. C’est-à-dire des vies qui sur deux plans d’existence différents, mais parallèles, sur deux plans de civilisation parallèles suivent apparemment un même sens. Et dans ces vies parallèles il y a des paroles, des gestes, des attitudes parallèles. Qui de nous, lisant innocemment cette pétition des ouvriers au tsar, n’a point soudainement entendu résonner dans le fond de sa mémoire, — et était-ce bien seulement de sa mémoire individuelle, — l’écho momentanément assourdi, toujours vivant, de la supplication antique. C’est.qu’en effet, au sens que nous avons restitué à ce mot, en ce sens de misère et de dignité, de renseignement et de fermeté, tout le mouvement de soulèvement russe actuel est un mouvement de supplication. Et dans tout ce mouvement, sortant de tout le reste du mouvement, éminemment cette supplication du 22 janvier nouveau style. Et si les Russes « révolutionnaires » qui demeurent à Paris ne s’acharnaient point à se faire croire qu’ils sont des révolutionnaires comme nous, et si en retour nous ne nous épuisions pas à nous imaginer aussi qu’ils sont des révolutionnaires comme nous, il y aurait d’eux à nous un peu moins de tristesses parce qu’il y aurait un peu moins de malentendus.

C’est ce que Porché a vu admirablement, et c’est ce qu’il a montré admirablement par l’imposition de ce titre, imprévu à des modernes : les Suppliants. Je ne parle pas seulement de cette ressemblance, de ce parallélisme des détails, soudainement révélé. Je n’invoque pas seulement cette évocation lointaine, soudaine révélation, cette ressemblance, presque effrayante, de certains mots, de certaines phrases, qui en fait comme une survivance et plus encore comme une revivance, comme une résurrection : Deux routes seulement s’offrent à nous ; Voilà ce qui est devant nous, Sire, et c’est ce qui nous a rassemblés près des murs de ton palais ; Mais si tu ne l’ordonnes pas, si tu ne réponds pas à nos prières, nous mourrons sur cette place même, devant ton palais. Je n’invoque pas seulement cette effrayante ressemblance des détails, cet effrayant parallélisme qui se forme en je ne sais quelle forme de réminiscence platonicienne, j’invoque toute la ressemblance, tout le parallélisme de l’âme même, des situations, des attitudes physiques, mentales, sentimentales.

Tout ce qu’on nomme improprement le mouvement russe révolutionnaire est une immense et perpétuelle oscillation, une vibration immense, un mouvement double, d’aller et de retour incessant : mouvement d’aller de la supplication montant des misérables aux apparemment heureux, aux puissants ; mouvement de retour de la réaction, de la répression, de la barbarie des puissants aux misérables.

Et il y a aussi, doublant le premier, un immense mouvement de supplication des populations, des éléments moins intellectuels aux éléments plus intellectuels, aux éléments proprement intellectuels, parce que pour ces peuples grossiers l’intellectualisme est encore une puissance, et un bonheur ; et, en retour, des mouvements de retour de barbarie et comme de revanche des éléments moins intellectuels aux éléments intellectuels.

Et il y a aussi, triplant le premier, un immense mouvement de supplication des populations, des éléments moins (prétendus) révolutionnaires aux éléments plus (prétendus) révolutionnaires, aux éléments proprement (prétendus) révolutionnaires, parce que pour ces peuples enfants et réactionnaires la prétention révolutionnaire, qui d’ailleurs se confond souvent avec l’intellectualisme, est encore un avantage, une puissance, et un bonheur ; et, en retour, des mouvements de retour de barbarie et comme de revanche des éléments moins (prétendus) révolutionnaires aux éléments (prétendus) révolutionnaires.

Il peut y avoir une certaine apparence de présomption, ou d’étrangeté, à déclarer qu’un immense mouvement qui a sous nos yeux des effets immenses et des retentissements immenses, qui a tout l’aspect d’un mouvement révolutionnaire et qui aura sans doute les effets d’un mouvement révolutionnaire, pourtant n’est point un mouvement révolutionnaire. C’est pourtant une simple constatation. Pour qu’un mouvement soit, au sens technique de ce mot, un mouvement révolutionnaire, il ne suffit point qu’il ait toute la force et toute l’étendue d’un mouvement révolutionnaire, ni qu’il en ait les effets, ni qu’il en ait cette violence que l’on persiste à croire indispensable à la constitution du mouvement révolutionnaire ; et il ne suffit point qu’un peuple soit en état de révolte, même permanente, surtout permanente, même générale, même généralisée, pour que ce peuple soit en état de révolution. Ce qui fait une révolution, ce n’est ni seulement la force, ni l’étendue, ni les effets, ni surtout ce n’est point cette violence, et enfin ce n’est point cet état de révolte, permanente, générale, généralisée. Ce qui fait une révolution, ce qui fait la révolution, c’est un certain rythme, propre, c’est un certain sens, une certaine forme, une certaine nature, un certain mouvement, une certaine vie, une certaine âme, un certain caractère, un certain style, parce que le style est de l’homme même.

On ne peut donner le nom de mouvement révolutionnaire à cet immense mouvement de balancier, d’aller et de retour ; un mouvement révolutionnaire est essentiellement au contraire un mouvement qui n’attend pas, — qui n’attend pas la réponse, le retour du balancier, le contre-coup de l’événement, — qui va toujours au-devant, au contraire, toujours de l’avant, qui attaque toujours.

Je ne puis nommer mouvement révolutionnaire un mouvement qui ne marche au contraire qu’autant qu’il reçoit des excitations de la réaction ennemie. Un mouvement révolutionnaire est un mouvement qui prend en soi son point d’appui, qui part de soi-même et rejaillit de soi, qui attaque toujours, qui tient une perpétuelle offensive, qui altère délibérément, qui change. La réalité. Au contraire il est évident que les Russes ne se révoltent, ne marchent, ne changent qu’à mesure que et dans la mesure où c’est la réaction elle-même et la conservation qui les y contraint. Il ne faut point dire que la révolution russe est comme ces pèlerins qui se rendaient à Jérusalem en faisant trois pas en avant et deux pas et demi en arrière ; mais il faut dire que le mouvement russe est comme un pèlerin se rendant à Jérusalem qui tournant le dos à Jérusalem ferait ainsi trois pas en arrière et deux pas et demi en avant. Sans doute c’est un moyen. Mathématiquement, arithmétiquement, c’est un moyen incontestable d’aller à Jérusalem. C’est aussi un moyen incontestable d’atteindre à une situation sociale nouvelle. Mais ce moyen russe n’est pas un moyen révolutionnaire.

Un révolutionnaire ne fait que des pas en avant ; ou quand il fait un pas en arrière, quand il rétrograde, c’est qu’il ne peut pas faire autrement, c’est qu’il y est contraint par l’adverse réaction ; le Russe, au contraire, c’est quand il y est contraint par la réaction qu’il s’impatiente, qu’enfin il se révolte, et c’est quand il ne peut pas faire autrement, qu’il fait un pas en avant. C’est sur la réaction qu’il prend son point d’appui, — pour lui résister, naturellement, — mais tout de même c’est de la réaction qu’il part et c’est de la réaction qu’il rejaillit. Toute marche de lui, tout mouvement en avant n’est qu’une réponse donnée à une attaque, à une excitation, à un excès vraiment insupportable de la réaction qui est en face, un contre mouvement suscité par une excessive attaque de l’adverse réaction, un contre mouvement en arrière, un mouvement en arrière littéralement retourné. Ainsi c’est de la réaction opposée que vient l’initiative, le point de départ, le mouvement originel, et non point de la révolution posée. En un mot, dans un mouvement révolutionnaire, c’est le mouvement révolutionnaire qui demande, qui appelle, qui fait toute l’action, qui ne prend que dans sa force toute sa force, et c’est la réaction qui fait la réaction. Du mouvement révolutionnaire vient l’appel d’air. Dans le mouvement russe au contraire, c’est la réaction qui fait l’action : je veux dire que c’est la réaction, constituée en partis politiques et sociaux, qui fait l’action, j’entends au sens que l’on peut donner à ce mot en physique sociale, et c’est le mouvement prétendu révolutionnaire qui fait la réaction, j’entends au sens que l’on peut donner à ce mot en physique sociale. C’est-à-dire qu’il ne fait que la réponse, quand l’autre l’interroge. En un mot tout est à sa place dans un mouvement révolutionnaire, vraiment révolutionnaire ; tout répond à l’attente, et chacun des éléments fait face à sa fonction naturelle : l’action fait l’action, est à sa place d’action ; la réaction fait la réaction, est à sa place de réaction ; dans le mouvement russe, au contraire, tout est renversé : c’est l’action qui fait et qui se laisse faire la réaction, et c’est la réaction qui fournit l’action, initiale. De la réaction, des excès de la réaction naissent et viennent tant de mouvements qui se prétendent révolutionnaires, et ces mouvements qui se prétendent révolutionnaires ne fonctionnent que dans la mesure où tout de même il faut bien qu’ils répondent aux provocations réactionnaires, à des excès réactionnaires insupportables ; ils font le retour perpétuel d’un mouvement perpétuel d’aller et de retour dont ce sont les réactionnaires qui font perpétuellement l’aller ; ils font le perpétuel deuxième temps d’une vibration perpétuelle dont ce sont les réactionnaires qui font perpétuellement le premier temps, et, aujourd’hui, seulement le retour d’une immense oscillation perpétuelle.

C’est pour cela qu’il y a eu tant de fois où nous avons cru en France que ça y était, comme on dit en France ; et ça n’y était pas du tout ; dans des conditions pourtant où en France ça y eût été infailliblement ; notamment après ce 22 janvier nouveau style.

Des excès de la réaction, des excès du despotisme, de l’excès du mal naît perpétuellement et sort et se meut l’agitation, et c’est cette agitation qui en imaginaire devient le mouvement révolutionnaire prétendu : nous avons donc ici obtenue la plus belle illustration que nous ayons jamais pu avoir des méthodes guesdistes ; mais c’est justement par cette illustration que l’on voit que les méthodes guesdistes, elles-mêmes corruptions et malentendus des méthodes marxistes, sont tout le contraire de méthodes révolutionnaires.

Une méthode révolutionnaire au contraire est essentiellement positive ; elle affirme ; elle déclare ; elle montre ; elle est féconde ; elle est toute rebondissante de force, toute pleine de sa force, et puise sa force en elle-même. C’est une des plus grandes erreurs des temps modernes, une des plus grossières, et par conséquent l’une des plus communément répandues, que de s’imaginer qu’une révolution est essentiellement corrosive, qu’une révolution est essentiellement une opération qui détruit. Une révolution est essentiellement au contraire une opération qui fonde.

Si l’on ne fait pas cette distinction nécessaire, cette reconnaissance indispensable, on n’entend, on ne reconnaît rien à tout le mouvement russe, à tout ce qui se passe actuellement en Russie ; on n’entend rien notamment à la haine invétérée de Tolstoï pour les révolutionnaires professionnels ; ces hommes qui à nous ne nous paraissent pas des véritables révolutionnaires, pour lui chrétien ils sont encore infiniment trop révolutionnaires, et il suffit de savoir lire un peu pour sentir, pour savoir quelle haine il a contre eux, quelle répulsion, quelle aversion il a d’eux.

Et faute de cette reconnaissance on n’entend rien, on ne reconnaît rien non plus à la situation du prêtre Gapone ; ce serait évidemment commettre l’erreur la plus grossière, et par conséquent la plus communément répandue, que de se représenter le prêtre Gapone comme un chef, comme un meneur, comme un propagandiste révolutionnaire : il est un chef de chœur antique, un prêtre du Dieu vivant, un chef de supplication. De là vient qu’il ne s’est jamais entendu que momentanément et accidentellement avec les révolutionnaires, je veux dire avec ces révolutionnaires professionnels qui pourtant nous paraissent, à nous, si peu des révolutionnaires. Et l’on sait combien ce conducteur de tout un peuple de suppliants est le rival et au fond l’ennemi de tous ces révolutionnaires professionnels, et combien en retour il n’en est pas aimé ; quel est aussi son ascendant sur tout son peuple, sur tout son ancien peuple d’anciens suppliants, même sur les ouvriers, et qu’il ne semble pas que les chefs démocrates ou socialistes ou révolutionnaires aient un ascendant comparable. Ce qui semblerait prouver que les troupes elles-mêmes, les foules, le peuple, sont un peuple de suppliants et non point un peuple de révolutionnaires.

Leur déclaration n’est point comme la nôtre une déclaration des droits, et la preuve, c’est que, quand ils veulent en faire une, ils copient servilement cette nôtre déclaration française universelle des droits de l’homme et du citoyen ; leur véritable déclaration, celle qu’ils ne copient point, qu’ils n’ont pas besoin de copier, qu’ils n’ont pas copiée, dans Sophocle, c’est la déclaration de la misère et de la supplication de tout un peuple.

Ce qui nous empêchait de reconnaître dans cet immense mouvement et soulèvement de tout ce peuple ce qu’il était, une supplication, c’est qu’ayant assez mal fait nos études nous-mêmes, ayant lu étourdiment nos textes, nous nous imaginions naïvement, petits garçons des vieilles provinces françaises, et un peu grossièrement, que d’être un suppliant, c’était d’être quelqu’un d’extrêmement embêté, que de faire une supplication, c’était surtout avoir peur d’être battu, que c’était demander pardon, que c’était demander quelque chose que l’on aurait été bien content d’avoir. Mon Dieu, c’était cela ; mais c’était aussi beaucoup plus. Voilà ce que c’est que de lire étourdiment ses auteurs. Nous ne pouvions pas savoir, alors, nous ne pouvions pas sentir, nous n’eussions même pas compris ce que cela eût voulu dire, que de dire que la supplication antique était une cérémonie rituelle, aussi réglée, aussi intérieure, que pouvait l’être le pèlerinage au moyen-âge.

[J’avais tort de déclarer dans un précédent cahier, — je crois que c’est dans ce même cahier d’Avenard, — que nous ne faisions rien pour le mouvement révolutionnaire en Russie ; on vient d’inventer pour aider ce mouvement révolutionnaire quelque chose d’extrêmement nouveau : on va faire, on fait, on vient de faire un meeting. Je lis en effet dans le Socialiste, aujourd’hui Organe Central du Parti Socialiste (Section Française de l’Internationale ouvrière : Parti Socialiste, — Section française de l’Internationale ouvrière, — Fédération de la Seine, — GRAND MEETING Pour la Lutte révolutionnaire en Russie, — le lundi 11 décembre 1905, — à huit heures et demie du soir, — Salle du Trianon, boulevard Rochechouart ; orateurs : Jean Jaurès, Édouard Vaillant, Jean Allemane, Francis de Pressensé, Paul Lafargue, Marcel Sembat, Gustave Rouanet, Victor Dejeante, citoyenne Woynarowska, E. Roubanovitch, Dr Leiteisen, Dr Mok, Maximoff, Dr Effron ; entrée : 30 centimes.

Parmi ces noms d’orateurs, autant que je connaisse le russe, il me semble que je reconnais des noms russes ; il me serait très désagréable de prononcer, en des matières aussi délicates, des paroles qui seraient dures ou même simplement sévères ; mais je plains ces Russes, je les plains sincèrement, ces Russes qui parlent, à Paris, dans un meeting, pendant que leurs camarades, pendant que leurs frères se font tuer, en Russie, combattent, réellement, pour la libération de leur peuple.

Je sais bien que l’on me dira qu’il faut bien, qu’il faut aussi à la révolution, — et d’autant plus à la révolution russe qu’elle est plus éloignée, plus isolée, — des journalistes, des ambassadeurs, qui communiquent les nouvelles, transmettent les indications, font part des avis, combattent sur place les calomnies que les ennemis réactionnaires ne manqueront jamais d’apporter. Je sais bien qu’en toute guerre diplomatique, — et il y a aussi une diplomatie des révolutions, — il faut des diplomates, et qu’on investisse des plénipotentiaires. Je sais qu’il faut des ambassadeurs à Paris, selon le meilleur mot que l’on ait fait sur le sionisme. Mais tout de même je regrette que le poste d’ambassadeur à Paris soit aussi demandé. Quand éclate une guerre militaire, il faut une intendance et des magasiniers : c’est une fonction, ce sont des fonctionnaires strictement indispensables. Je n’en plains pas moins celui qui, au lieu de répondre à l’appel sur la ligne de feu, se précipite dans l’intendance et dans le corps d’élite des magasiniers.

Parmi ces noms d’orateurs, autant que je connaisse un peu de français, il me semble que je reconnais des noms français. Un homme extraordinaire, qui à Paris lit encore l’Humanité ailleurs que dans les coupures du Matin, un être singulier, notre collaborateur M. Pierre Mille, du Temps, nous contait récemment dans ce dernier journal que Jaurès commence à s’apercevoir que l’empereur d’Allemagne n’est un apôtre ni de pacifisme, ni de socialisme, ni même de libéralisme, et qu’il n’est point un défenseur absolument irréductible des libertés nationales, politiques et sociales. Si Jaurès continue, et surtout si son intérêt politique l’y pousse un tant soit peu, il finira par découvrir des vérités premières.

Il y a aussi Hervé, socialiste unifié avec Jaurès, qui voulait, nous a-t-on dit, aller en Pologne, voler au secours des Polonais, et former toute une légion polonaise avec les collaborateurs du Mouvement Socialiste. Seulement il n’est point parti. Un homme qui bavarde au lieu d’agir est, par définition même, un parlementaire. Ce Hervé n’est pas un traître seulement. Il est un politicien, et même un politicien de l’espèce parlementaire.

Jaurès et son camarade unifié Hervé finiront peut-être par découvrir, surtout si leurs intérêts politiques les y poussent un tant soit peu, ils finiront peut-être par s’apercevoir que ce n’est point en Pologne que nous aurons à défendre les libertés polonaises, et toutes les libertés de tout le monde, mais tout simplement et tout tranquillement, si je puis dire, sur les bords de la Meuse. Ils finiront par découvrir ce que nous avons connu d’une saisie toute immédiate, parce que nous ne sommes pas des politiciens : que plus que jamais la France est l’asile et le champion de toute la liberté du monde, et que toute la liberté du monde se jouera aux rives de Meuse, aux défilés d’Argonne, ainsi qu’aux temps héroïques, à moins que ce ne soit aux rives de Sambre, ainsi qu’au temps d’une révolution réelle, — et veuillent les événements que ce soit Valmy ou Jemmapes, — ou à quelque coin de la forêt de Soignes, — et veuillent les événements, si ce doit être un Waterloo, que ce soit au moins un Waterloo retourné.

Jaurès et Hervé aujourd’hui nous opposeraient en vain que Bebel a parlé justifiant leur attitude. Le seul fait que Bebel a parlé avec un an de retard, un an plus tard qu’il ne devait, dans des circonstances, dans une situation générale et sous la menace d’événements où une minute avait son prix, le seul fait que Bebel a pu sensiblement se taire pendant toute une année montre assez combien cette intervention de Bebel est spontanée, intérieure, significative, efficace. Deuxièmement cette protestation de Bebel n’est qu’un discours de plus, un discours parlementaire de plus, et n’a aucune valeur que la valeur, si l’on peut dire, d’un discours politique parlementaire ; en tout pays ; en Allemagne moins que partout ailleurs ; il n’arrêterait pas plus l’invasion de la menaçante catastrophe, si même il pouvait l’arrêter autant, qu’un discours de Jaurès en France n’arrêterait des événements véritablement graves. Enfin, dans le texte même des paroles sur qui s’est appuyé Jaurès dans la séance d’interpellations du vendredi 8, je retrouve cette bonne vieille duplicité de Bebel, cette éloquence allemande qui florissait dans les congrès internationaux.

« Écoutez un dernier avertissement », aurait dit Bebel, cité par Jaurès à la tribune française. — J’emprunte ce texte au Matin du lendemain matin samedi 9 ; mais c’est un texte marqué si nettement qu’il ne peut pas y avoir de variantes considérables. — « Écoutez un dernier avertissement. Jusqu’ici l’ouvrier allemand a défendu la patrie allemande, mais, si vous continuez à en faire une patrie de servitude, il se demandera s’il vaut la peine pour lui de défendre cette patrie. »

Telle n’est point, telle n’est nullement la question : la question est tout autre. Nous ne demandons point que Bebel fabrique, imite et importe en Allemagne un hervéisme allemand qui fasse le pendant de l’hervéisme français. Ce n’est point de l’opposition, du balancement de ces deux hervéismes que nous attendons un équilibre qui fasse le salut de toutes nos libertés, et de toutes les communes libertés de tout le monde.

Le hervéisme est essentiellement le sabotage, un sabotage, un cas particulier de sabotage appliqué aux relations, aux fonctions, aux opérations internationales. Hervé dit sensiblement : Parce que la France n’a pas donné instantanément aux ouvriers un mystique régime de béatitude économique, politique et sociale (duquel régime les ouvriers auraient obtenu depuis cinquante ans tout ce qui est humainement saisissable s’ils ne s’étaient point mis à la remorque des politiciens et si eux-mêmes ils ne s’étaient point faits profondément politiciens) pour la punir, dit sensiblement M. Hervé, pour la peine, comme disent les enfants geignards, nous attendrons que tout ce peuple soit sous le coup de la plus atroce et de la plus pesante invasion militaire, et alors nous nous mettrons à le fusiller dans le tas, histoire de prouver combien nous sommes des pacifistes. — Nous ne demandons nullement que Bebel étende aux socialistes allemands ce raisonnement ingénieux. Nous demandons au contraire, nous espérons que si par impossible un gouvernement césarien de réaction militaire français préparait, aussi ouvertement, exécutait une invasion militaire des provinces rhénanes pour écraser les libertés nationales, politiques et sociales des Allemands, nous espérons que les socialistes allemands se lèveraient comme un seul homme contre ceux de nos Français qui se feraient les complices de ce crime. Et ces Français ne seraient pas nous. Car contre ce crime nous serions les premiers à donner non seulement le précepte, mais l’exemple non seulement de la désertion, mais de l’insurrection et de la révolte. Et cette insurrection-ci ne serait autre que la traditionnelle insurrection révolutionnaire française. Mais tel n’est pas, tel n’est nullement le cas aujourd’hui. Nous ne demandons pas à Bebel de ne pas défendre son pays dans une hypothèse gratuite imaginaire opposée à l’hypothèse qui se présente réelle aujourd’hui. Nous lui demandons de ne pas attaquer, de ne pas contribuer à attaquer le nôtre dans l’hypothèse réelle qui se présente aujourd’hui. Nous ne lui demandons pas de ne pas s’opposer à un crime qui serait commis par des armées françaises. Nous lui demandons au contraire qu’il s’y oppose ; de toutes ses forces et par tous les moyens. Mais pour cette fois et dans la réalité nous lui demandons que non seulement il ne participe point au crime que son empereur non seulement médite, mais prépare contre nous, mais qu’il s’y oppose de toutes ses forces et par tous les moyens. Comme nous nous y opposons, comme nous nous y opposerons nous-mêmes.

On embarbouille à plaisir ces questions, je veux dire ces demandes, ces interrogations si simples de la réalité en les altérant, en les transformant en cas logiques, voire mathématiques. Mais que deviendraient les charlatans politiciens parlementaires s’ils ne gagnaient pas leur pauvre vie en embarbouillant toutes les questions. Il ne s’agit point, aujourd’hui, de tous ces cas de prétendue conscience amphigouriques. Il s’agit d’un événement réel. Car il ne suffit plus de dire que nous sommes sous la menace militaire allemande. Il faut dire aujourd’hui que nous sommes sous la préparation militaire allemande. Et même il faut dire que nous sommes aujourd’hui sous la promesse ferme militaire allemande.

Cela étant, quand Bebel parle de la défense du pays allemand, je ne dirai pas qu’il fait le jeu de la politique impériale allemande, parce que ce serait pousser un peu loin le souci de l’exactitude, mais il adopte la version impériale allemande des événements actuels, mais il entre dans cette version. Qui est que ce serait l’Allemagne elle-même qui serait en danger d’invasion. Quand il répond que le peuple allemand finira par se demander s’il doit continuer à défendre le pays allemand, il suppose, il feint, il confirme que la demande à laquelle il est contraint de répondre ainsi est en effet la question de savoir si et comment les Allemands doivent défendre le pays allemand menacé. En un mot il parle de ce dont il ne s’agit pas, ce qui est le commencement des tactiques politiciennes dans tous les pays du monde. Car il n’y a jamais eu qu’un internationalisme réalisé. Et c’est celui du verbalisme politique parlementaire et des grosses malices politiques recousues de fil parlementaire dans tous les pays politiques parlementaires du monde.

Quand Bebel répond que les socialistes allemands finiront par être conduits à se demander s’ils continueront à défendre le pays allemand, il ne répond pas à la question, il imagine, il feint, il imite une question imaginaire opposée à la question réelle réellement posée. Ce qui est en cause réellement, ce n’est point la défense du pays allemand. C’est, ce qui est le contraire, la défense du pays français.

C’est abuser au delà des limites permises que d’imaginer un balancement exact où le gouvernement bourgeois français ferait symétriquement contre-poids au gouvernement impérial allemand et par suite où l’insurrection hervéiste française ferait un nécessaire contrepoids à une insurrection hervéiste allemande. Pour que ce raisonnement fût admissible, pour que cette imagination ne fût pas purement imaginaire, il faudrait que de part et d’autre les deux parties de cet équilibre imaginaire fussent égales elles-mêmes en toutes leurs parties sous-partielles, en toutes leurs subdivisions, ou que de part et d’autre les totaux au moins fussent égaux ou équivalents. Or nous sommes au contraire fort éloignés d’une égalité, et même d’une équivalence. Du côté gouvernemental, ou, pour ne point faire chevaucher deux jeux de comparaisons, une horizontale et une verticale, dans les régions gouvernementales toute la force militaire allemande est menace, promesse, préparation, offensive et offense ; toute la force militaire française au contraire est menacée, défensive et défense ; demandons seulement qu’elle aussi elle soit toute préparatoire. Dans les régions insurrectionnelles, toute insurrection française serait dangereuse, — pour la défense militaire, — parce que toute insurrection française serait sérieuse, parce que les Français, ou du moins certains Français, feraient l’insurrection, ou feraient de l’insurrection comme les Français font tout ou font de tout, sérieusement ; il n’y a que les Français qui aient successivement pris au sérieux tant de théories contradictoires ; et l’insurrection allemande au contraire serait une opération non réelle, à l’allemande, purement imaginaire, purement doctrinale, purement dogmatique, purement politique et parlementaire, nullement sérieuse, nullement dangereuse pour l’offense militaire ; une supplication elle-même et non point une révolution. Car les Allemands aussi ne sont point révolutionnaires, les Allemands aussi sont supplicationnaires, plus lourdement que personne, et malgré toutes les apparences qu’ils veulent se donner, sous toutes ces apparences, la supplication comme nous l’avons définie est la forme que prennent chez eux toutes les revendications.

Ainsi ces deux inégalités, bien loin de s’opposer et de se compenser, s’ajoutent au contraire et s’alourdissent l’une l’autre. Du côté militaire allemand tout est offense ; du côté militaire français tout est défense. Du côté insurrectionnel français, il y aurait, parmi les citoyens entraînés, quelques éléments, quelques hommes sérieux ; du côté insurrectionnel allemand, rien de sérieux ; c’est un peuple de soumis et d’obéissants, pour ne pas dire plus, un peuple de nuques basses et de discipline passive. Nullement un peuple révolutionnaire. Tout le contraire d’un peuple révolutionnaire.

Toute confrontation, toute comparaison entre l’ensemble de la situation française et l’ensemble de la situation allemande tombe donc ; loin qu’il faille ajouter et comparer d’une part la force militaire française et d’autre part la force militaire allemande comme des grandeurs du même ordre, loin aussi qu’il faille ajouter et comparer d’une part la tentative insurrectionnelle française et d’autre part la tentative insurrectionnelle allemande comme des grandeurs du même ordre, au contraire, dans ce conflit réel de deux puissances antagonistes, et non pas de quatre, — car on ne peut pas se battre à quatre, on ne peut pas se battre quatre à la fois, c’est-à-dire chacun contre tous les trois autres, et de la vieille chanson :

Ils étaient quatre
Qui voulaient se battre,


les grammates auraient tort de lire le texte en ce sens que l’on peut se battre quatre à la fois, — dans ce conflit venu c’est la tentative insurrectionnelle française qui devient un appoint et qui doit se comparer comme une grandeur du même ordre et s’ajouter à la force militaire allemande, et c’est la force militaire française qui devient le principal et qui doit se comparer comme une grandeur du même ordre et s’ajouter à la supposée tentative insurrectionnelle allemande.

Loin que ce soit, comme un agité l’a dit, le soldat français qui fasse la même chose que le soldat allemand, et loin que ce soit le déserteur insurrectionnel français qui fasse la même chose que l’hypothétique déserteur insurrectionnel allemand, au contraire, dans ce débat réel, dans ce double conflit, qui ne peut absolument pas être un conflit quadruple, c’est l’insurgé français qui fait la même chose que le soldat allemand, et c’est le soldat français qui fait la même chose que le supposé insurgé allemand.

Dans l’histoire du monde, dans un tel conflit un soldat, un réserviste, un citoyen français qui rejoint fait exactement la même chose que ferait un Allemand qui se révolterait, avec cette diminution d’effet qu’il est moins efficace, opérant dans une armée ennemie à l’armée allemande ; et tout citoyen français qui ferait une insurrection ferait la même chose que fait un Allemand qui rejoint, avec cette aggravation infinie qu’il est infiniment plus dangereux, parce qu’il est un traître, techniquement, c’est-à-dire parce qu’il opère derrière une armée et dans une cité dont il avait jusqu’à cette date joui comme citoyen.]

[Parlementarisme de Jaurès et parlementarisme de Hervé. Parlementarisme de Bebel. Parlementarisme des réfugiés russes. Quand on voit des réfugiés russes demeurant à Paris aller bavarder dans des meetings français, comme on reconnaît qu’il y a encore de beaux jours pour le parlementarisme en tous pays, et que s’il est permis d’espérer que la Russie échappera prochainement à la domination tsariste, de même on ne voit pas qu’il soit permis d’espérer qu’elle soit près d’échapper aux dominations parlementaires.]

[Quel contraste entre ce bruit de bavardage des meetings et ce grand silence que nous avons eu pendant plus d’une semaine de tout ce qui se passait de réel dans cet immense empire. Quel contraste : Nous avons les oreilles pleines de tout le bruit de ceux qui n’agissent pas. Et de tous ces immenses peuples qui agissent et qui souffrent, de tous ces immenses peuples qui travaillent et qui meurent, pendant une semaine et plus nous n’avons entendu rien. Une simple grève des agents russes des postes et des télégraphes, et, je pense, des célèbres sous-agents, avait suffi à nous replonger dans des conditions séculaires d’existence, et dans des conditions de connaissance que tout le monde croyait définitivement abolies. C’est une idée chère au monde moderne que les perfectionnements obtenus, notamment dans l’ordre des moyens de communication, par l’application de la science à l’industrie, et plus généralement par l’application de l’industrie à la science ont donné des résultats acquis, indéplaçables, irrémissiblement inamovibles. Je crois au contraire que de grandes commotions n’auraient pas beaucoup à faire pour nous replonger dans des conditions de vie antiques, et que presque instantanément elles replongeraient des parties considérables de l’humanité, sinon l’humanité tout entière, dans des conditions d’existence et de connaissance que l’on croyait irrévocablement dépassées. Eydtkuhnen est à notre porte, mais il y a eu immédiatement derrière Eydtkuhnen une barrière telle qu’au-delà, qu’immédiatement à cette barrière commençait un silence plus silencieux que les silences du moyen-âge et de l’antiquité, un silence total et parfaitement réalisé, sans infiltrations, sans pèlerinages ni odyssées. Ce silence n’a duré que quelques jours, mais pendant les quelques jours qu’il a duré, nous étions autant ignorants de ce qui se passait dans ces pays que nos pères l’étaient au temps de la Horde d’Or, et plus ignorants qu’ils ne l’étaient par le ministère des croisades. Et aujourd’hui même que les communications ont été rétablies partiellement, aujourd’hui que des courriers de voitures et de trains de chemins de fer ont partiellement remplacé le télégraphe de Saint-Pétersbourg à Eydtkuhnen, ce que nous apprenons, c’est que pour les Russes mêmes, pour la capitale officielle de la Russie, des provinces entières, des provinces considérables, des provinces plus grandes que cette France même et que l’autre Allemagne sont depuis plusieurs mois ensevelies dans un total silence. Comme les psychologues ont raison de nous dire que nous entendons le silence : nous avons encore dans les oreilles la mémoire et le son de ce silence-là. Et nous l’avons entendu aussi comme un avertissement.]

Porché me pardonnera : je n’ai pas pu résister au désir enfantin de mettre du grec dans ce cahier. J’ai voulu me payer de corriger des épreuves de grec. Je me suis bien rendu compte que sans ce coup de force cela ne me serait jamais donné sans doute. J’ai voulu copier du grec pour les imprimeurs. Le poète de à chaque jour comprendra mieux que personne ce sentiment qui dans les difficultés de l’action d’un certain âge, dans les labeurs de la maturité, nous pousse à revivre artificiellement certains des anciens jours, quelques-uns des jours passés, particulièrement chers, particulièrement élus, nous poussant à recommencer les exercices, quelques, certains exercices de nos premiers apprentissages. Vainement. Je me suis aperçu, à l’essai, que ma main de barbare était redevenue lourde. Ma lecture même était redevenue lourde. Et regardant les deux feuilles tirées de ce cahier je m’aperçois, trop tard, que page 49 j’ai laissé passer Δίος accentué sur le ί, au lieu de Διός, comme si ce n’était pas une hérésie de ne pas accentuer sur la finale un génitif ou un datif de nominatif monosyllabique. Enfin consolons-nous sur ce que le dictionnaire donne Δίος en éolien. Phénomène singulier, le sens était demeuré beaucoup plus entier dans ma mémoire, beaucoup plus intact et beaucoup plus frais, comme s’il fût antérieur au texte et en nous encore plus profond. L’enseignement de culture que nous avons reçu dans certaines écoles se perd vite aux grossièretés de la vie moderne. J’ai copié d’une main gauche. Tout uniment, trop tranquillement, trop innocemment j’ai copié dans ma vieille édition scolaire, dans mon vieux Tournier des familles. Cela doit être très mal porté, aujourd’hui, de copier un texte grec dans une édition de Tournier, On a dû inventer, depuis, des éditions beaucoup plus savantes. Le temps n’est plus, le temps ne reviendra jamais où nous faisions pour nos bons maîtres, en thèmes, ces admirables manuscriptions moulées du grec. Ce grec de nos thèmes n’était pas toujours du bon grec. Et quelquefois même il n’était pas du grec du tout. C’est du moins ce que disaient nos maîtres, et ensuite ce qu’ils écrivaient sous forme de notes quelquefois sévères. Ils avaient évidemment raison. Et quand même ils n’auraient pas eu raison, ils auraient eu raison tout de même. Car les anciens Grecs ne revenaient point pour nous départager. Mais les écritures étaient déjà belles et moulées comme les typographies de nos éditions ultérieures. Et ces écritures admirables relevaient un peu nos moyennes. Car nos maîtres étaient des hommes. Et ces écritures moulées reposaient un peu les regards de celui qui les corrigeait. Elles défronçaient les fronts soucieux et plissés ; elles reposaient un peu les pauvres yeux dévoués, fatigués professionnellement. Souveraines contre la migraine. Manuscriptions antinévralgiques. Et elles faisaient plaisir à voir. Et leurs yeux fatigués, se fatiguant moins, inclinaient leurs âmes à l’indulgence. Et le grec, avec raison, leur paraissait meilleur. Et peut-être, en réalité, en était-il meilleur.

Porché me pardonnera. Je n’ai pas pu résister à la tentation. Comment, écrivain, résister à la tentation de se remettre à la rude et salubre, et salutaire école de la traduction. Écrivain français, comment résister à la tentation de se remettre à cet admirable grec aïeul. Je n’ai pas pu résister au désir enfantin, — mettons au désir filial, — de traduire le plus beau lever, — ou baisser, — de rideau qu’il y ait jamais eu depuis qu’il y a un théâtre au monde et que dans le monde il y a des spectateurs. Combien ne faut-il pas que la misère et plus particulièrement le malheur, défini comme la non réussite de l’événement, soient essentiels à l’humanité pour qu’en plein âge moderne un écho de la lamentation antique et de la supplication grecque retentisse aussi fidèle après un écartement de plus de vingt-deux siècles écoulés, ou si l’on va dans le sens contraire, pour que la lamentation contemporaine et pour que cette supplication du 22 janvier nouveau style ait reçu il y a plus de vingt-deux siècles sa formule même, son rite, je dirai son rythme, et son schème essentiel. Et quel ne faut-il pas qu’ait été le génie de ce Sophocle, d’avoir si exactement donné, il y a plus de vingt-deux siècles, la formule de la supplication antique au seuil de sa tragédie, et si purement, que cette formule, après un écartement de plus de vingt-deux siècles à venir, devînt la formule même et fît le rite essentiel d’une supplication dont l’événement nous est contemporain. Quel effrayant et presque mystérieux retentissement à distance. Quelles effrayantes identités humaines. Sous tant d’apparences de transformations. On est prié de recevoir ma version grecque d’aujourd’hui comme un exercice pieux et elle aussi comme un — modeste — ressouvenir, d’ancien élève. Je la placerai sous l’invocation de la mémoire que nous avons gardée de l’un des hommes à qui nous devons le plus, sous l’invocation de notre regretté maître, de l’un, entre tous, de nos regrettés maîtres, de celui que tous ensemble nous nommions familièrement et affectueusement le père Edet. Pater Aedeas, comme disaient les nouveaux, qui voulaient faire les malins. Quoi qu’en ait prétendu un jour notre camarade Larby, c’est un des hommes à qui les hommes de ma génération doivent le plus. Il était tout cœur et toute bonté. Sa grosse voix grondante paternelle écumait de bonté. Sa voix trempée d’attendrissement un peu lourd et profond, sa voix bourrée de bourrades bonnes enseignait cette justesse qui est inséparable de la justice. À tous ceux, petits élèves, qui eurent l’honneur et le bonheur de recevoir ses leçons, à Lakanal, à Henri IV, en Sorbonne, il enseignait cette probité intellectuelle qui entraîne infailliblement la probité morale. C’est lui qui aimait mieux un bon contre-sens qu’un douteux faux-sens. C’est-à-dire un beau contre-sens, hardi, franc du collier, bien dessiné, bien découplé. Mais bien délimité aussi. Plutôt qu’un de ces douteux à côté entre-deux bissecteurs qui ménagent également le bon sens et le mauvais. Qui sont une trahison perpétuelle du texte, et qui décèlent toujours chez leur auteur un double et louche et fourbe caractère faux fuyant. Ce n’est pas lui qui se contentait d’un à peu près. Sans morgue et sans aucun système, — comme tant d’autres, systématiques, et qui vous feraient un système rien que pour être, simplement, un honnête homme, — il enseignait inlassablement la probité, la lenteur, l’exactitude, l’attention, la précaution, le serré du texte, et de ne point confondre l’irréel avec le potentiel, et de ne point emmêler ensemble tous les paragraphes du Riemann et Goelzer. J’avais encore le son de sa voix dans la mémoire quand poursuivant aujourd’hui ma version grecque je fus amené à traduire enfin que Œdipe serait un mauvais, de ne pas faire tout ce que le dieu manifeste. Qui ne se rappelle encore et qui n’entend comme il prononçait un mauvais, en allongeant et en aggravant le au en ô : un môvais. Un môvais, c’était indistinctement et aussi sincèrement Œdipe qui désobéirait aux dieux que celui qui lui mettait Romanibus dans un thème latin. Romanibus était l’abomination de la désolation. Monsieur Gibout, vous m’avez encore mis Romanibus.

Pauvres nouveaux, qui faisaient les malins. C’est encore lui qui leur enseignait ce que c’est qu’une édition, des éditeurs. Frais débarqués à Lakanal, pauvres petits garçons des provinces départementales françaises, les plus avancés d’entre nous débarquaient distinguant à peine d’un libraire, qui vend des livres, un éditeur, qui en sort, qui en fabrique. Ils disaient naïvement et couramment l’édition Hachette ou l’édition Colin. Quand encore ils regardaient à ces différences et connaissaient ces premières éditions mêmes : heureux encore ceux qui avaient de tels soucis. Et ils croyaient avoir tout dit quand ils avaient distingué une édition française d’une autre édition française. Et c’est à peine si les plus dévergondés osaient aller jusqu’à parler de Teubner et de Tauchnitz. Et quand ils avaient prononcé l’un ou l’autre de ces deux noms, ils reculaient d’effroi devant leur propre audace. Et ils croyaient qu’ils avaient passé les limites honnêtement permises de la science humaine, parce qu’ils avaient prononcé l’un de ces deux noms allemands. Alors intervenait doucement ce père Édet, — car Aedeas est lui-même un affreux barbarisme, — et il nous enseignait paternellement, sans ironie, sans orgueil de son ancien savoir, comme on enseigne aux conscrits dans les casernes quelques vérités par trop élémentaires paternellement il nous enseignait qu’un éditeur ce n’est pas un commerçant qui fabrique un livre ou qui le fait fabriquer, mais que c’est un savant qui établit un texte ; paternellement il nous enseignait tout le doux mépris paterne que l’on doit avoir pour ces commerçants qui s’enrichissent ou qui sont censés s’enrichir ou qui font semblant de s’enrichir en vendant du grec, et tout l’immense respect que l’on doit avoir, au contraire, toute l’admiration pour les professeurs et pour les savants qui établissent des textes ; le premier il nous fit discrètement comprendre que les éditeurs allemands étaient encore beaucoup plus forts que les éditeurs français ; le premier il fit qu’au bout de très peu de temps nous prononcions comme père et mère et d’un air entendu ces phrases innocentes : Nous lisons dans Witzschel ; ou : Je trouve dans Stallbaum ; ou enfin : Weise donne. Donne était sur tout éloquent, donne en disait long. Weise donne παλαιός, mais Untelmensch ne donne que πάλιν. Et c’était toute une affaire. En moins d’un mois nous avions appris à sourire fraternellement, comme des frères aînés, quand un nouveau nouveau, ignorant les distinctions nécessaires, impromptu recommençait à nous parler de l’édition Hachette.

Il était de ces anciens universitaires et de ces universitaires anciens qui avaient une telle idée de la justesse qu’indissolublement et sans le faire exprès et même en ayant quelquefois l’apparence du contraire, ils enseignaient indissolublement toute la justice. Note distinctive : ils n’étaient pas conseillers municipaux ni même adjoints des villes où ils opéraient. — Je ne dis pas cela pour Litalien, qui mérite une entière estime. Je le dis pour beaucoup d’autres.

Comme cette race n’est plus, — nous en avons vu les derniers exemplaires, et c’est à peine si nos jeunes gens en ont aperçu, — ainsi ce temps n’est plus, et ne sera sans doute plus jamais. Ce ne serait rien, et je m’en consolerais aisément. L’homme se consolerait aisément de vieillir, et de passer, et de disparaître, puisque telle est sa nature, et que telle est sa destinée s’il avait au moins cette consolation que les générations passent et que l’humanité demeure.

Nous n’avons malheureusement plus cette consolation même ; et même nous avons la certitude contraire que l’humanité ne demeure pas. Les générations passent, et l’humanité ne passe pas moins. L’humanité grecque meurt aujourd’hui sous nos yeux. Ce que n’avaient pu obtenir les invasions ni les pénétrations d’aucuns barbares, ce que n’avaient pu obtenir les persécutions d’aucuns barbares chrétiens, ni les émeutes sourdement concertées et sournoisement grossières et meurtrières des sales moines grossiers de la Thébaïde, ce que n’avait pas obtenu le temps même, infatigable démolisseur, le passager triomphe de quelques démagogies politiciennes est en train de l’effectuer sous nos yeux.

Aujourd’hui : ce soir, à huit heures et demie, comme le disent les affiches, comme le crient les crieurs de théâtre : ce soir, à huit heures et demie, sur le théâtre du monde moderne, irrévocablement suprême représentation, au réel, du drame d’Hypatie. Les sales moines grossiers sortis de la Thébaïde comme un troupeau de nuit de chiens maigres n’avaient assassiné que le corps. Ce que n’avaient obtenu aucuns barbares ni le Temps complice de toutes les démolitions, une méprisable compagnie de politiciens modernes l’a joué sous nos yeux, et a gagné la partie. Ce que n’avaient obtenu aucuns barbares ni le Temps barbare, une toute petite compagnie de politiciens modernes, sans effort, sans débat, sans bataille, vient de l’effectuer sous nos yeux. Une fois de plus il a été donné à une petite troupe de petits malfaiteurs d’obtenir, d’exécuter, d’effectuer ce que des troupes immenses de grands malfaiteurs n’avaient point obtenu.

Je me vois aujourd’hui, pour avoir trop vécu,
Recevoir un affront et demeurer vaincu.
Ce que n’a pu jamais combat, siège, embuscade,
Ce que n’a pu jamais Aragon ni Grenade,
Ni tous vos ennemis, ni tous mes envieux,
Le comte en votre cour l’a fait presque à vos yeux.

Il est très fréquent dans l’histoire que de très petites compagnies de petites gens de bien réussissent à faire ce qui a été refusé à de grandes compagnies de grands hommes de bien. Et naturellement il est encore beaucoup plus fréquent que de très petites compagnies de petites gens de mal réussissent à faire ce que de très grandes compagnies de criminels n’avaient point obtenu. De grandes et de fortes humanités se sont battues pendant des siècles pour et contre la culture grecque, c’est-à-dire pour et contre une des cultures essentielles de l’humanité. Un immense effort a été donné pour l’oppression, pour l’ensevelissement, pour l’anéantissement de la culture antique. Un respectable effort de conservation, de continuation a été fait par un certain nombre de chrétiens. Un admirable effort de restitution a été fait par les hommes de la Renaissance. Et nos grands Français du dix-septième siècle, et même ceux du dix-huitième, et même ceux du dix-neuvième siècle avaient maintenu les résultats de cette renaissance. Les grands républicains, — je ne parle évidemment pas de ceux d’aujourd’hui, — les républicains de la première, de la deuxième, et du commencement de la troisième république avaient vu très nettement combien il importait au maintien de l’esprit public sous un gouvernement républicain que les humanités fussent premières maintenues.

C’est un phénomène très fréquent dans l’histoire de l’humanité. Pendant des siècles de grandes humanités se battent pour et contre une grande cause. Et puis tout passe. Et puis, un jour, pendant que l’humanité a le dos tourné, une petite bande de malandrins arrive, détrousseurs de cadavres, chacals et moins que chacals, et on s’aperçoit le lendemain que la dite grande cause a été étranglée dans la nuit.

C’est ce qui vient de nous arriver dans le monde moderne avec le grec. Par une simple altération, par une simple prétendue réforme des programmes de l’enseignement secondaire français, par le triomphe passager de quelques maniaques modernistes et scientistes français, généralement radicaux, quelques-uns socialistes professionnels, toute une culture, tout un monde, une des quatre cultures qui aient fait le monde moderne, — il est vrai que ce n’est pas ce qu’elles ont fait de mieux, — disparaît tout tranquillement et tout posément sous nos yeux de la face du monde et de la vie de l’humanité. Sous nos yeux, par nos soins disparaît la mémoire de la plus belle humanité. Et en deuxième ligne, au deuxième degré, sous nos yeux, par nos soins périt tout l’effort des humanistes et des hommes de la Renaissance. Tout cet admirable seizième siècle aura fermenté et restitué en vain.

C’est une perte qui sera sans doute irréparable. Car nous savons par l’histoire de l’humanité qu’en matière de culture on sait bien quand on perd, et ce que l’on perd, mais on ne sait pas quand on retrouve, ni ce que l’on retrouve. Le triomphe des démagogies est passager. Mais les ruines sont éternelles. On ne retrouve jamais tout. En pareille matière il est beaucoup plus facile de perdre que de retrouver.

On nous dit en vain que le grec s’est réfugié dans l’enseignement supérieur, qu’il demeure entier dans quelques chaires et dans quelques bibliothèques. C’est ici la plus grande stupidité que l’on ait dite dans les temps modernes, où pourtant on ne s’est pas privé de dire des stupidités. C’est comme si l’on disait que les anciens Égyptiens vivent et revivent dans les momies des sarcophages des salles basses du Louvre. Comme j’espère le démontrer dans la thèse que je prépare depuis plusieurs années de la situation faite à l’histoire et à la sociologie dans les temps modernes, il y a un abîme pour une culture, pour une histoire, pour une vie passée dans l’histoire de l’humanité, pour une humanité enfin, entre figurer à son rang linéaire dans la mémoire et dans l’enseignement de quelques savants et dans quelques catalogues de bibliothèques, et s’incorporer au contraire, par des études secondaires, par des humanités, dans tout le corps pensant et vivant, dans tout le corps sentant de tout un peuple, de tout le peuple, dans tout le corps des artistes, des philosophes, des poètes, des écrivains, des savants, des hommes d’action, de tous les hommes cultivés, des critiques mêmes et des historiens, de tous les hommes de goût, de tous les hommes de sens, de tous les hommes de droiture et de fécondité, de tous ces hommes en un mot qui formaient un peuple cultivé dans le peuple, dans un peuple plus large. Ce sont deux existences qui ne sont pas du même ordre. L’existence dans le corps des producteurs de tout un peuple est une existence de vie. L’existence dans les rayons, sur les rayons de quelques bibliothèques est une existence de mort. Surtout étant donné ce que sont les bibliothèques modernes. Un poète qui gisait manuscrit, ignoré, incompris, non lu non lisible en quelque monastère perdu n’était lui-même ni un poète perdu ni un poète mort. Quelque moine pieux, méritant notre éternelle reconnaissance, pouvait le soigner, le conserver, le recopier, nous le transmettre enfin. Il n’était donc pas mort. Il vivait donc pour la vie à venir de l’humanité. Un poète, connu, compris classé, catalogué, qui gît imprimé aux rayons de cette stérile Bibliothèque de l’École Normale et qui ne serait point quelque autre part, qui ne serait point couvé dans quelque cœur, est un poète mort.