Œuvres complètes de Charles Péguy/Tome 2/Louis

Nouvelle Revue Française (Tome 2p. 475-492).

LOUIS DE GONZAGUE

Avec les bons souhaits des cahiers pour cette nouvelle année de travail : c’est en ces termes que je m’étais permis de souhaiter la bonne année aux abonnés des cahiers dans le cahier de René Salomé, rappelé ci-dessus, monsieur Matou et les circonstances de sa vie, huitième cahier, premier janvier de la quatrième série, un cahier blanc de 96 pages, bon à tirer du samedi 27, fini d’imprimer du mardi 30 décembre 1902, deux francs. Avec les bons souhaits des cahiers pour cette année nouvelle, c’est tout ce que nous pouvons nous permettre de souhaiter aujourd’hui, car nous ne savons pas si cette année nouvelle sera une année de travail.

Du temps de Salomé, pour l’année 1903, il ne s’agissait peut-être que de travail. Aujourd’hui, et pour cette année 1906, nous ne savons absolument pas s’il s’agira de travail ou s’il ne s’agira point de quelque fortune inaccoutumée.

Avec les bons souhaits des cahiers pour cette nouvelle année de travail, c’est ainsi que je m’étais permis de souhaiter la bonne année pour l’année 1903. Je crois bien que depuis d’année en année j’avais négligé de renouveler cette salutation, qui fût devenue annuellement comme une formalité officielle, une sorte d’abonnement à la salutation. Aujourd’hui hâtons-nous de recommencer. Car il faut aujourd’hui recommencer à nous souhaiter la bonne année.

La bonne année ; il en est de ces vieilles habitudes sociales comme des sentiments et des passions de la nature : on croit les connaître tous, et tout d’un coup on s’aperçoit que voilà qu’on n’en connaissait rien du tout ; la bonne année, vieille habitude désuète, naïve, inoffensive, et que l’on croyait bonne enfant. Et tout d’un coup voilà que l’on s’aperçoit que tout à l’heure, quand nos petits enfants viendront nativement nous souhaiter la bonne année, cette habitude amusée, mais cette habitude usée, dans l’ignorance totale où nous sommes de ce que nous serons dans un an, et d’abord si nous serons, cette habitude que l’on croyait épuisée prendra tout-à-coup une fraîcheur et un sens inattendu. En vérité nul ne supposait que cette habitude pût jamais redevenir une non habitude ; nul ne s’imaginait que cette habitude redeviendrait un jour une nouveauté, une innovation, un acte nouveau et premier, un point d’origine et de commencement de série ; et quand nos petits enfants parleront tout à l’heure, et comme eux tant de grandes personnes, ils diront des paroles que littéralement ils ne comprendront pas, ils parleront un langage qu’ils ne sauront pas, ils auront le don de prophétie, ou encore ils seront comme ces messagers de l’antiquité qui portaient un message, qui le faisaient tenir, qui le prononçaient, et qui ne savaient nullement ni ce qu’ils avaient dit, ni ce qu’ils avaient apporté. Ils ont une langue et des lèvres, et ils n’entendent point.

Nous au contraire, nous qui savons, quand tout à l’heure nous nous souhaiterons la bonne année, nous nous la souhaiterons rituellement, nous ne dirons pas un mot de plus, mais demi-souriants nous ferons les avantageux, parce que prononçant des paroles rituelles et modestes nous saurons que nous signifions, que nous portons infiniment au delà de nos propres paroles.

Souhaitons-nous comme nos pères la bonne année ; au commencement de cette année de fortune ou de fatalité, amis souhaitons-nous une bonne année. Si nous étions des anciens, nous pourrions nous réduire à nous souhaiter que cette année 1906, aujourd’hui commençante, soit une année heureuse. Mais puisque nous sommes des modernes, issus des quatre disciplines, hébraïque, hellénique, chrétienne, et française, ayons au moins les vertus de nos vices. N’oublions pas que l’humanité n’a point connu seulement Platon, qu’elle n’a point connu seulement ce plus grand philosophe de l’antiquité, mais qu’elle a connu aussi les grands philosophes modernes, Descartes, Kant, Bergson.

Héritiers, autant que nous le pouvons, de la culture antique, autant et même un peu plus que nous n’en sommes dignes, souhaitons-nous que cette année soit une année heureuse et qui nous réussisse, mais souhaitons-le-nous sans aucun orgueil, sans aucune présomption, sans aucune anticipation ; sans aucune usurpation ; c’est-à-dire croyons que la fortune et que le bonheur considéré comme la réussite de l’événement est un élément capital de toute vie, et ne méprisons point la réussite, ni cette réussite qui se nomme la paix et le maintien de la paix, ni cette réussite qui se nomme la victoire ; mais souhaitons-la-nous de telle sorte et dans un langage tel que nous n’attirions sur nos têtes ni la jalousie des dieux ni la vengeance de la fatalité ; ne faisons point comme l’autre qui brave.

Héritiers autant que nous le pouvons, autant que nous le voulons, et quelquefois même un peu plus, de la discipline hébraïque, héritiers des Juifs anciens, cohéritier des Juifs anciens avec les Juifs modernes, au moins avec certains d’entre eux, ami de certains Juifs nouveaux, particulièrement qualifiés, des plus nobles, des plus dévoués, des plus dignes de leur éternité terrestre et de leur incomparable race, — commensaux des Juifs, c’est-à-dire aujourd’hui mangeant à la table de la même cité, — de la discipline hébraïque, des anciens et des nouveaux Juifs recevons cet enseignement que le salut temporel de l’humanité a un prix infini, que la survivance d’une race, que la survivance terrestre et temporelle d’une race, que la survivance infatigable et linéaire d’une race à travers toutes les vagues de tous les âges, que le maintien d’une race est une œuvre, une opération d’un prix infini, que l’immortalité terrestre et temporelle d’une race élue, quand même ce serait une race humaine simplement, et surtout quand c’est une race comme cette race la seule visiblement élue de toutes les races modernes, la race française, que ce maintien et que cette immortalité est un objet, une proposition d’un prix infini, qui paie tous les sacrifices. Et je place ce paragraphe sous l’invocation de la mémoire que nous avons gardée du grand Bernard-Lazare.

Héritiers autant que nous le pouvons et plus que nous ne le méritons de la discipline antique, des anciens recevons cet enseignement que nous sommes des citoyens, que la cité a une valeur propre, une valeur en elle-même, une valeur éminente, qu’elle est une institution, une proposition d’un prix parfait, que la survivance et que la conservation, que l’immortalité poussée toujours plus loin de la cité est une œuvre, une opération qui est elle-même d’un prix parfait.

Héritiers des chrétiens, nos pères, de Pascal recevons cet enseignement que le salut éternel est d’un prix infiniment infini ; c’est-à-dire que dans le même temps que nous ferons tout ce qui nous sera possible humainement pour assurer la perpétuité, la survivance de cette race et la conservation de cette cité, nous nous garderons scrupuleusement de rien commettre qui soit attentatoire, nous rappelant que tout ce qui tient à la sainteté est d’un ordre infiniment supérieur ; la distance infinie des corps aux esprits figure la distance infiniment plus infinie des esprits à la charité, car elle est surnaturelle.

Platoniciens nous saurons toute notre cité, kantiens nous saurons tout notre devoir. Platoniciens, ou héritiers des anciens platoniciens, nous saurons toute notre République et nous saurons toutes nos lois. Kantiens ou héritiers des — nouveaux — kantiens, nous saurons toutes nos obligations morales. Mais nous demanderons aux anciens que ces obligations morales demeurent belles, nous demanderons aux chrétiens que ces obligations morales demeurent saintes, demeurant charitables, aux messianiques nous demanderons qu’elles demeurent ardentes, aux cartésiens nous demanderons qu’elles demeurent distinctes et claires, aux bergsoniens nous demanderons qu’elles demeurent profondes, intérieures et vivantes, mouvantes et réelles.

Et réciproquement aux kantiens nous emprunterons que la cité soit morale, que la République demeure morale, que l’action, que l’idée, que la race, que la sainteté même et la charité, que la vie, l’intérieur et la profondeur, que le mouvement et la réalité demeure humainement et absolument morale.

Français, héritier de nos pères, à celui qui fit les guerres d’Allemagne, à tant de Français qui firent la guerre et qui plusieurs fois combattirent et chacun une fois moururent pour la liberté du monde nous demanderons cette forme de courage si particulière et si éminente que l’historien sera contraint de nommer le courage français, ce courage essentiellement fait de calme et de clarté, de non épatement, ce courage classique, essentiellement fait de non romantisme.

J’étais alors en Allemagne, où l’occasion des guerres qui n’y sont pas encore finies m’avait appelé ; et, comme je retournais du couronnement de l’empereur vers l’armée, le commencement de l’hiver m’arrêta en un quartier où, ne trouvant aucune conversation qui me divertît, et n’ayant d’ailleurs, par bonheur, aucuns soins ni passions qui me troublassent, je demeurais tout le jour enfermé seul dans un poêle, où j’avais tout le loisir de m’entretenir de mes pensées.

Ce courage qui ne consiste ni à ignorer ni à mépriser, — mépriser, c’est-à-dire ne pas tenir compte du prix, mal estimer le prix, — mais à savoir très exactement, et très exactement à n’avoir point peur et à continuer très exactement. Et à cette seule fin que nous ne soyons pas exposés à la tentation de l’orgueil national, ce n’est point dans la vie d’un Français que nous trouverons un symbole éminent et parfait de ce courage français, mais c’est dans la vie d’un saint qui avait, je pense, plus de l’Allemand ou de l’Italien du Nord et même du Sud ou de l’Espagnol que du Français qu’il nous faut le chercher et qu’exactement nous le trouverons, et que nous en trouverons la formule même.

Un étranger s’étonnerait qu’étant sous le coup de cette menace et le sachant parfaitement nous continuions à publier des poèmes, des proses, des œuvres :

Louis de Gonzague, on conte que saint Louis de Gonzague étant novice, pendant une récréation ses camarades, ou ses compagnons, — je ne sais pas comme il faut dire, — s’amusèrent, — mettons, pour me plaire, qu’ils jouaient à la balle au chasseur, — s’amusèrent tout à coup à se poser cette question, qui doit faire le fond d’une plaisanterie traditionnelle de séminaire. Ils se posèrent donc tout à coup cette question, qui fait, si l’on veut, un jeu de société, mais qui est, quand même on ne le voudrait pas, une interrogation formidable. Ils se dirent, entre eux, tout à coup, ils se demandèrent mutuellement : « Si nous apprenions tout d’un coup, en ce moment même, que le jugement dernier aura lieu dans vingt-cinq minutes, il est onze heures dix-sept, l’horloge est là, qu’est-ce que vous feriez ? » Ils ne parlaient peut-être point aussi bref, et sans doute ils parlaient un peu plus comme des moines et comme des catholiques, mais enfin le sens était le même. Alors les uns imaginaient des exercices, les uns imaginaient des prières, les uns imaginaient des macérations, tous couraient au tribunal de la pénitence, les uns se recommandaient à notre Dame, et les uns en outre se recommandaient à leur saint patron. Louis de Gonzague dit : Je continuerais à jouer à la balle au chasseur.

Ne me demandez pas si cette histoire est authentique. Il me suffit qu’elle soit une des histoires les plus admirables du monde. Je serais bien embarrassé de vous donner la référence. On peut donner des références pour du Hugo. Pour les saints c’est beaucoup plus difficile. C’est une histoire qui est vulgaire chez les catholiques. Elle court les catéchismes. Parlez-en à un catholique. Son premier mouvement sera de vous rire au nez. Parbleu, si je la connais, votre histoire. D’ailleurs il n’en mesure point l’immense amplitude, comme le paysan ne sent pas l’odeur de la terre, parce qu’il y est habitué. Son deuxième mouvement, surtout s’il est un peu un catholique savant, comme il y en a tant aujourd’hui, sera d’avoir un peu honte et de vous dire, négligemment et sur un certain ton qu’ils ont pris afin d’imiter la Sorbonne : D’ailleurs c’est une anecdote qui est attribuée à plusieurs autres saints. Les catholiques sont à battre avec un grand bâton, quand ils se mettent à parler sur un certain ton scientifique de leurs admirables légendes, afin de se mettre, de se hisser, à la hauteur de deux philologues traitant de trois versions d’un même épisode homérique. Son troisième mouvement est de courir chercher dans les textes et de vous rapporter enfin qu’il n’y a trouvé aucune trace de cette légende.

Ce troisième mouvement est le plus décidément le mauvais.

Je ne suis pas comme lui, moi. J’affirme que cette histoire est authentique, et cela me suffit, parce qu’elle est une des histoires les plus admirables que je connaisse. Moi aussi je pourrais vous dire qu’elle me paraît dépasser de beaucoup ce petit saint assez niais qui me paraît avoir été un des plus fréquents exemplaires, un des plus communs échantillons du petit saint jésuite. Mais c’est l’avantage des saints sur nous autres hommes qu’ils ont des paroles qui les dépassent infiniment, qui viennent d’ailleurs, qui ne viennent point d’eux, qui viennent de leur sainteté, non point d’eux-mêmes.

Il ne s’agit donc point de savoir si cette parole le dépasse ou même si elle est de lui ou même si elle est de quelqu’un et si elle a jamais été prononcée. Comme elle est, c’est une des histoires les plus admirables, un des schèmes les plus exacts, un des symboles vraiment les plus rares et les plus pleins de sens, une formule incomparable pour tout ce qui tient à la règle de la vie et à l’administration du devoir.

Quelque étranger s’étonnerait que sous le coup de cette menace, appelés à comparaître d’un moment à l’autre, ayant depuis six mois connu d’une connaissance immédiate, saisi d’une pleine saisie et d’un total saisissement qu’une menace capitale militaire était sur nous, dans ces cahiers nous continuions à publier comme devant des documents et des renseignements, des textes et des commentaires, des dossiers et des contributions, des travaux et des œuvres, que nous ayons cette année même entrepris des travaux de longue haleine. Un Français ne s’y trompera pas : nous continuons à jouer à la balle au chasseur. Les poèmes de Spire qu’on lira plus loin ont été faits, comme leurs dates le portent, de 1903 à 1905. C’est dire qu’ils sont à cheval sur le commencement de cette crise, les uns antérieurs au commencement de la crise, les autres contemporains de la crise elle-même. Et pourtant je défie bien qu’on réussisse à noter dans ces poèmes quelque part une rupture, du ton, une brisure, une lézarde, une altération quelconque, une paille dans le métal, un brisé décélateur de quelque appréhension sournoise. Et pourtant Spire appartient à la lourde aristocratie des artilleurs. Mais poète son souci de poète est resté entier, son métier est resté intact, sa technique est demeurée pure. Il n’a point cessé un seul instant, pour cela, d’avoir le même goût et le même soin et la même attention et le même souci aux mêmes rythmes, à la même technique, au même travail, au même métier, au même office. Il n’en a pas cessé un seul instant de s’appliquer autant à sa même technique de poète et à la même notation exacte des mêmes sentiments.

Ce qui l’intéresse, lui poète, et particulièrement en un certain sens poète social, ce sont des sentiments, ce sont ses sentiments, ce sont des efforts, c’est une action, et particulièrement ce sont des efforts sociaux. On me permettra, connaissant Spire comme on le connaît, de dire que c’est un peu et même beaucoup l’histoire de ses anciens efforts sociaux. Après comme avant il est le même. Nulle trace dans son œuvre d’une infiltration quelconque. Laquelle serait toujours, en dernière analyse, un symptôme de la peur, quelque infiltration de quelque peur.

Il ne dépend pas de nous que l’événement se déclanche ; nous sommes des petits seigneurs ; nous ne sommes à aucun degré du gouvernement ; et il est déjà beau et c’est déjà beaucoup que nous ayons l’impression que nous sommes assez bien représentés dans le gouvernement de la guerre et dans le gouvernement des affaires étrangères.

Il ne dépend pas de nous, il ne dépend pas même de notre peuple que l’événement se déclanche ; pour maintenir la paix, il faut être au moins deux ; celui qui a fait la menace peut toujours la mettre à exécution ; il peut toujours passer de la menace à l’accomplissement de la menace.

Il ne dépend pas de nous que l’événement se déclanche ; mais il dépend de nous d’y faire face. Mais pour y faire face nous n’avons ni à nous tendre, ni à nous altérer, ni à nous travailler particulièrement. Nous ne sommes point du gouvernement, nous sommes des petites gens de l’armée. Quand nous avons bien regardé notre feuille de route ou notre lettre de service et que nous nous sommes procuré quelques paires de chaussettes de laine, quelques bonnes paires de bonnes chaussettes de grosse laine neuves, pour ne point laisser nos pieds en morceaux au hasard des étapes, quand nous nous sommes entretenus en bon état d’entraînement et de santé, quand nous sommes restés bons marcheurs, bons coureurs, bons vivants, nous avons fait tout ce que nous avons à faire. Nous n’avons ni à rompre ni à altérer nos métiers, ni à rompre ni à altérer nos vies ordinaires.

Si quelque appréhension de ce qu’une intolérable menace militaire peut un jour être réalisée, se glissant sournoisement ou insolemment dans nos consciences, nous faisait introduire dans nos métiers, dans nos vies, dans nos formes, dans la forme de notre race et je dirai dans la forme de notre vie intérieure la moindre altération, c’est là ce qui serait déjà, c’est là ce qui serait alors une défaite, c’est là ce qui serait déjà un commencement de la défaite, un essai de la défaite, un commencement d’invasion, et sans aucun doute la pire de toutes les invasions.

Si nous avions jamais pu trouver quelque chose de plus ou de mieux, à faire, que ces cahiers, par définition nous eussions fait ce quelque chose ; si nous avions jamais pu imaginer quelque œuvre ou quelque vie meilleure ou plus utile, par définition nous nous serions proposé d’opérer cette œuvre et de vivre cette vie ; mais c’est justement parce que nous n’avons rien trouvé ni rien imaginé de mieux à faire que ces cahiers que nous avons fait ces cahiers ; cela était vrai quand nous n’étions ou quand nous croyions que nous n’étions sous aucune menace ; loin que cela devienne moins vrai parce que nous sommes sous l’ombre portée d’une menace, au contraire cela est devenu d’autant plus intensément et d’autant plus apparemment vrai que nous sommes aujourd’hui sous cette ombre portée.

Je ne veux rien faire qui ait l’aspect même d’une confession dans un cahier où je conte une histoire dont un des mérites est précisément de supprimer toute confession entre l’instant présent et l’instant futur, entre l’instant présent de vie honnête ordinaire et l’instant futur d’une menace capitale réalisée. Je veux dire seulement que depuis que je me connais je n’ai jamais cessé de me proposer de rendre mon maximum, et, je puis le dire, mon optimum ; il se peut que je me sois trompé souvent dans l’application ; mais je ne me suis jamais trompé que dans le même sens, qui était d’accorder beaucoup trop de confiance à des hommes qui ne la méritaient pas ; je n’ai jamais cessé de me proposer de rendre mon maximum et mon optimum ; il se peut que ce n’ait été ni beaucoup ni très bon, mais en bonne justice, en bonne morale, en bonne vie, en tout bon système, c’est à cela seulement que nous pouvons être tenus, c’est cela seulement que nous pouvons devoir. Et donc c’est cela seulement que nous pouvons et devons continuer.

Évitons jusqu’à ces formes un peu solennelles et jusqu’à ces formules de testament, évitons bonnement tout cela dans un cahier où je conte une histoire dont un des mérites est précisément qu’elle supprime tout testament entre l’heure présente et l’éternité prête ; quand un peuple de culture est menacé d’une invasion militaire par un peuple barbare, ou par un gouvernement barbare qui a toujours fait marcher son peuple, quand un peuple libre est, dans ces conditions au moins, menacé d’une invasion militaire par un peuple de servitude, le peuple de culture, le peuple libre n’a qu’à préparer parfaitement sa mobilisation militaire nationale, et sa mobilisation une fois préparée, il n’a qu’à continuer le plus tranquillement du monde, le plus aisément et de son mieux son existence de culture et de liberté ; toute altération de cette existence par l’introduction de quelque élément de peur, d’appréhension, ou même d’attente, serait déjà une réussite, un essai, un commencement de cette invasion, militaire, barbare et de servitude, littéralement une défaite, littéralement une conquête, une entrée dedans, puisque ce serait un commencement de barbarie et un commencement de servitude, la plus dangereuse des invasions, l’invasion qui entre en dedans, l’invasion de la vie intérieure, infiniment plus dangereuse pour un peuple qu’une invasion, qu’une occupation territoriale.

Pareillement un simple citoyen, quand il a mis prête et quand il tient prête sa petite mobilisation individuelle, il n’a plus qu’à continuer de son mieux son petit train-train de vie d’honnête homme ; car il n’y a rien de mieux au monde qu’une vie d’honnête homme ; il n’y a rien de meilleur que le pain cuit des devoirs quotidiens.

Les poèmes que l’on va lire sont construits selon une technique particulière, nouvelle, bien qu’au premier abord elle ne paraisse point nouvelle après tant de nouveautés. Cette technique inquiétera peut-être, à ce premier abord, les personnes qui sont, comme je le suis, partisans déterminés et irréductibles du vers classique. Mais je suis d’autant moins suspect quand j’écris que cette technique nouvelle forcera, retiendra l’attention, forcera, retiendra l’estime des personnes qui dans le principe seraient les plus prévenues encontre, des personnes qui dans le principe lui seraient le plus hostiles, étant le plus délibérément hostiles à toute nouveauté en ces matières. Je ne m’adresse point ici aux personnes qui admettent les nouveautés techniques et particulièrement les nouveautés rythmiques. Je suis assuré en effet que ces poèmes emporteront les suffrages de toutes ces personnes. Je me réserve, comme de juste, pour les personnes qui me ressemblent, qui sont naturellement rebelles à toute nouveauté technique, particulièrement rebelles à toute nouveauté rythmique, invinciblement attachées au rythme et à la forme du vers classique, et je me permets de dire à ces personnes : attention.

Attention. Gardez-vous surtout de croire que le rythme et la technique de Spire sont obtenus par une altération, par une déformation, par une décadence, en particulier par un grossissement, enfin par une corruption du vers classique, de la technique et du rythme classique. Le vers, la technique, le rythme de Spire n’est pas plus du vers, de la technique, du rythme classique corrompu que le français n’est du latin corrompu. Filial du classique, fils ou filleul, il forme aujourd’hui, dans sa pleine maturité, en pleine connaissance de cause, en toute volonté, un tout autre système, indépendant et libre, existant en lui-même et qu’il faut connaître, apprécier, juger, goûter en lui-même.

Ce serait donc nous-mêmes commettre un grossier contre-sens, nous les tenants irréductibles du vers classique, ce serait commettre un contre-sens injurieux, injuste, que de nous imaginer qu’il faudrait partir en esprit du vers classique pour dégénérer, descendre aux vers qui suivent par la voie de quelque corruption. Nous devons prendre ce système lui-même, en lui-même et à partir de lui-même, fraîchement, et j’ose dire que nous en serons récompensés.

Nous n’avons pas affaire ici à un homme qui ait plus ou moins consciemment, plus ou moins effrontément, plus ou moins par dépit ou par un goût malsain d’innovation brisé, altéré, corrompu, désossé, démembré, désarticulé, défait le système, le vers classique, mais à un homme qui a très délibérément son système à lui, créé, inventé, monté par lui, et à qui nous devons donc de le lire en lui-même.

Nous avons affaire à un homme qui s’est mis résolument aux questions de phonétique, à un homme qui y a acquis quelque compétence, à un homme enfin qui travaille très régulièrement au laboratoire de M. l’abbé Rousselot.

M. l’abbé Rousselot n’est pas saint Louis de Gonzague et je ne prétends pas que ce soit la science qui fasse l’art. Mais tout de même, quand un poète introduit un système nouveau, il est loyal, il est sérieux, et c’est pour nous une garantie qu’il cherche dans une science véritable, dans une science authentique, une base d’appui profonde et sérieuse pour sa technique nouvelle ; c’est un cas nouveau, c’est un nouveau cas particulier de ce qu’on nomme un peu improprement l’application de la science aux arts et métiers et qui est bien plutôt la recherche, la justification, la poursuite, la revendication des arts et métiers dans la science, à l’intérieur et dans les profondeurs toujours creusées, creusées tous les jours plus avant, de la science.

Car cette phonétique n’est pas comme la sociologie, une science qui n’existe pas. Elle est une science qui existe, c’est-à-dire qui travaille sur une réalité. Et à ce titre elle est respectable. Elle est instructive. Elle est consultative. Elle travaille sur la réalité de la prononciation.

Spire avait eu un instant l’idée de mettre lui-même en tête de son cahier un bref exposé de sa technique, ou de demander ce bref exposé à quelqu’un de ses camarades et de ses collaborateurs au laboratoire de phonétique. Au dernier moment, il a renoncé à cette idée. Il a eu cent fois raison. Il est poète, que diable. Il nous a donné son œuvre. Une œuvre se défend toute seule. Une œuvre affirme son rythme et prouve sa technique. Sans préface ni commentaires. Et son œuvre à lui se défend mieux que tout autre.

Ce silence de l’auteur m’imposerait peut-être le devoir de parler un peu en sa place pour lui si je connaissais un peu mon métier de gérant. Mais je ne suis point de ces prévôts qui ont des lumières de tout et malheureusement je n’ai point de compétence dans ces questions de rythmes nouveaux, de systèmes prosodiques, de techniques et de techniciens. Ma faible compétence est bornée aux questions de prose française. Et encore dans ces limites… Je suis ainsi mis dans l’impossibilité, à mon grand regret, de faire aujourd’hui mon office. Il faudrait introduire ici, ce serait le moment d’introduire les quelques poètes qui entrant successivement dans ces cahiers ont bien voulu y devenir nos collaborateurs attitrés : Pierre Baudouin, le plus ancien de tous, et le plus parfaitement ignoré, le récent Porché, Marix, enfin ce nouveau Spire. Ils nous parleraient avec de la compétence. Mais ils se battraient au bout d’un quart d’heure. Et ce serait dommage pour un jour de nouvel an.

Tout ce que je suis en situation de dire moi prosateur, c’est que la technique de Spire et son rythme reposent essentiellement sur le principe de ce qu’ils nomment la prononciation réelle ou la prononciation vraie, c’est-à-dire de la prononciation comme on prononce naturellement quand on ne fait pas exprès de prononcer parce que ce sont des vers et pour que ce soient des vers.

Ce que donne ce système, il ne m’appartient pas de le dire ; je puis parler, un peu et mal, de la technique ; je puis parler de la métrique et de la prosodie ; de la forme ; il y a de la loyauté à parler de la technique, nouvelle ; il y aurait de la grossièreté à parler de l’effet obtenu. Je ne l’ai jamais fait dans ces cahiers. Si ces vers n’étaient pas beaux, ils ne seraient point ici. J’ai dit que de les lire et d’accepter ce système, au moins provisoirement, pour le temps de la lecture, et sous bénéfice d’inventaire, on serait récompensé. C’est déjà de ma part, étant donné le langage que l’on parle ici, un grand engagement.

Une preuve est faite, en tout cas, et c’est une preuve souveraine en matière de métrique et de prosodie, et c’est à celle-là sans doute que Spire tient le plus, et il a bien raison, et cela j’ai le droit de le dire : dans les poèmes qui suivent il n’y a sans doute pas une rime et le système est tout différent du vers classique. Il n’en est pas moins acquis que dans tout ce cahier il n’y a pas un seul vers dont on ne voie au premier abord, dont on ne sente profondément à la lecture qu’en effet il est bien un vers.

Louis de Gonzague. — Surtout gardons ce trésor des humbles, cette sorte de joie entendue qui est la fleur de la vie, cette sorte de saine gaieté qui est la vertu même et plus vertueuse que la vertu même.

Il ne dépend pas de nous que l’événement se déclanche, mais il dépend de nous de faire face à l’événement ; et aujourd’hui déjà nous sommes en situation de dire que si l’événement ne s’est pas déclanché il y a six mois, la raison à beaucoup près la principale en est qu’après quelques hésitations brèves nous nous sommes tous mis, chacun pour sa part d’homme et pour sa part de citoyen, matériellement et moralement, rapidement en devoir et en état d’y faire face.

Il ne dépend pas de nous que l’événement se déclanche. Mais il dépend de nous de faire notre devoir.