Les Stromates/Livre septième/Chapitre XI

Texte établi par M. de GenoudeSapia (Tome cinquièmep. 632-640).
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Livre septième
CHAPITRE XI.
Vie du Gnostique. Son courage à supporter les maux, et même la mort, si telle est la volonté de Dieu.

Le Gnostique a recueilli la doctrine qui émane de Dieu, et, avec elle, les biens les plus vrais et les plus magnifiques. Il commence par admirer les merveilles de la création. Comme il apporte avec lui du sein de sa patrie primitive le témoignage qu’il est apte à la connaissance, il devient un disciple zélé du Seigneur. Il n’a pas plutôt entendu nommer Dieu et la Providence, qu’il croit déjà, incliné à la foi par l’admiration. Poussé par ce premier moteur, il s’applique sans relâche à l’étude de la doctrine, en se soumettant à tout ce qui peut le conduire à la connaissance des vérités après lesquelles il soupire. Le désir ardent et tendre qui le sollicite d’avancer dans la foi se mêle de recherche et d’examen. Par là, on devient digne d’une si haute contemplation. Avec ces dispositions ; le Gnostique goûtera la volonté de Dieu ; car ce ne sont pas les oreilles du corps, mais celles de l’âme qu’il ouvre à la signification cachée sous les paroles qu’il entend. Maintenant qu’il a reçu par les mots l’essence des choses, et les choses elles-mêmes, il élève sagement son âme vers des régions plus sublimes. Cette double défense, par exemple : « Tu ne commettras point l’adultère. » — « Tu ne seras point homicide, » il la comprend dans un sens particulier, telle qu’elle a été formulée pour le Gnostique, et non avec la signification vulgaire qu’elle a pour le reste des hommes. Il poursuit donc l’exercice de la contemplation scientifique afin de se former graduellement aux vérités qui portent avec elles plus d’universalité et de magnificence, bien convaincu que l’instituteur véritable de l’homme, ainsi que parle le prophète, c’est le Seigneur, le Seigneur qui opère par la bouche de l’homme. Voilà pourquoi il a revêtu lui-même les infirmités de notre chair.

Jamais le disciple de la science ne préfère ce qui est agréable à ce qui est utile, non, jamais, quand même une femme dans l’éclat de la beauté, le provoquerait au crime avec des allures de courtisane. La femme du maître que servait Joseph a-t-elle pu parvenir à ébranler ses résolutions ? Il abandonne sa tunique et se laisse dépouiller par ces mains impudiques. Je me trompe. Il n’est dépouillé que des vêtements du péché : il a revêtu la robe de l’innocence et de la gloire. Sans doute les yeux du maître, du maître égyptien veux-je dire, n’apercevaient pas Joseph ; mais le Tout-Puissant le voyait. L’homme entend, il est vrai, la parole ; il aperçoit les corps. Dieu va plus loin, il sonde la personne elle-même d’où partent la parole et les regards. Par la même raison, que la maladie, qu’un événement soudain, que la mort, de tous les événements le plus terrible, fondent sur le Gnostique, il conserve l’intrépidité de son âme, à la pensée que toutes ces catastrophes sont une condition inaliénable de notre nature. Il sait d’ailleurs que la puissance divine les convertit en remèdes salutaires, destinés à réformer par la correction et le malheur ceux qui résistent à la transformation spirituelle, attendu qu’une Providence vraiment miséricordieuse distribue ces enseignements selon les mérites de chacun. Comme il n’use des créatures que dans le temps et dans la mesure qui lui sont assignés par le Verbe, en rendant toujours grâces au Créateur, c’est le Seigneur lui-même qui préside à cet usage. A-t-il reçu quelque injure, jamais il ne s’en souvient. Jamais il ne s’irrite contre qui que ce soit, quand même la personne serait digne de haine par ses actions. Il honore, en effet, le Créateur, et il aime le compagnon de son exil : il a pitié de lui, il prie pour lui à cause de son ignorance. Il compatit également à la faiblesse de son propre corps, enchaîné qu’il est à un corps de souffrances et de misères. Toutefois, il ne se laisse pas ébranler le premier par les assauts de la passion. Que des événements involontaires viennent à la traverse, se dégageant de la douleur pour se replier dans ce qui lui appartient réellement, il demeure impassible et comme fermé à tout ce qui se passe hors de lui. Il ne condescend qu’au nécessaire, autant qu’il le faut pour conserver à l’âme sa liberté d’action. Que lui importe, en effet, l’opinion des hommes ? que lui font les apparences ? Il veut être fidèle en réalité, fidèle par la vérité comme par la connaissance, c’est-à-dire par des actions qui ne se démentent jamais, non moins que par des discours efficaces.

Il ne lui suffit donc pas de louer ce qui est bon : il s’efforce lui-même d’être bon ; de vertueux et fidèle serviteur qu’il était, il s’élève par l’amour au rang d’ami, et voit récompenser par ce titre la perfection des dispositions habituelles, qui sont en lui la pure conquête de la discipline véritable et d’un exercice prolongé. Le voilà donc travaillant de toutes ses facultés à parvenir au faîte de la connaissance, orné dans ses mœurs, recueilli dans son extérieur, possédant tous les avantages du véritable Gnostique, les yeux fixés sur les glorieux modèles, et contemplant les nobles devanciers qui l’ont précédé dans la perfection, les patriarches, les prophètes, les anges sans nombre qui veillent sur nous, et enfin le Seigneur qui nous a enseigné, par ses paroles et ses exemples, qu’il nous était possible d’arriver aux sublimités de cette vie. Le Gnostique, par conséquent, se garde bien de s’attacher à tous ces biens du monde qui se trouvent sous sa main : il ne veut pas séjourner sur la terre. Il chérit les biens qu’il espère, ou plutôt qu’il connaît déjà, qu’il espère du moins par la compréhension. Voilà pourquoi il supporte les labeurs, les tortures, les tribulations, non pas à la manière de ces philosophes dont le courage se soutient uniquement par l’idée que ces douleurs auront une fin, et céderont la place encore une fois au plaisir. Telles ne sont pas ses pensées. La connaissance lui a inculqué l’inébranlable conviction qu’il recevra les biens que lui promet l’espérance. De là vient qu’il méprise non-seulement les supplices, mais tous les plaisirs de la terre. On raconte que le bienheureux Pierre, ayant vu les bourreaux conduire son épouse à la mort, se réjouit de ce que l’heure de son rappel était venue, disant que c’était une exilée qui retournait dans sa patrie. Il l’exhortait, la soutenait par ses consolations, et, l’appelant par son nom, « femme, lui disait-il, souvenez-vous du Seigneur[1]. » Telle était dans le mariage la vie de ces bienheureux : telle était leur manière d’être, même vis-à-vis de ceux qu’ils chérissaient le plus. Aussi l’apôtre nous dit-il « que ceux qui ont des femmes soient comme s’ils n’en avaient pas. » Il ne voulait pas que le mariage descendît aux sympathies humaines, ni qu’il se séparât de cet amour pour le Seigneur, que le modèle des époux recommandait à sa femme de garder intact au moment où elle sortait de la vie pour aller rejoindre le Seigneur. Tous ces martyrs, qui rendaient grâces à Dieu au fort de la torture, ne proclamaient-ils point assez haut l’énergie de leur foi aux biens qui les attendaient après la mort ? Ils avaient, si je ne me trompe, une confiance inébranlable que suivaient les œuvres inspirées par la foi.

Elle est donc robuste et courageuse au milieu de tous les événements, l’âme du Gnostique qui, pareille à ces tempéraments athlétiques, est douée d’une saine constitution, et d’une vigueur à toute épreuve. Dans tout ce qui regarde les hommes, elle est une sage conseillère, et signale au juste la route qu’il lui faut suivre. Pourquoi s’en étonner ? Elle va puiser au ciel ses principes, et, pour accroître sa ressemblance avec Dieu, elle s’est accoutumée à maîtriser les plaisirs non moins que les douleurs du corps. Mais, armée de sa confiance en Dieu, elle lève fièrement la tête contre toutes les terreurs. L’âme du Gnostique apparaît donc réellement ici-bas comme l’image terrestre de la puissance divine, embellie des vertus les plus parfaites qu’elle doit au concours simultané de la nature, de l’exercice, et de la raison qui s’est développée avec elle. Cette beauté de l’âme devient le sanctuaire du Saint-Esprit, quand elle garde pendant toute la durée de la vie une manière d’être en harmonie avec l’Évangile. Avec ces dispositions, l’homme brave la crainte, le péril, tout ce qui est formidable. Que lui importent, non-seulement la mort, mais l’indigence, la maladie, l’outrage et ce qui peut leur ressembler ? La volupté ne le domine jamais, et il commande en souverain aux aveugles désirs. Il sait pertinemment ce qu’il faut faire et ce qu’il faut s’interdire, parce qu’il connaît de science certaine quels sont les objets véritablement formidables ou non. Conséquemment, il supporte avec connaissance de cause ce qu’il doit supporter, et ce que la raison lui montre convenable. Il distingue, aux rayons d’une lumière qui ne le trompe pas, sur quel fonds il doit placer sa confiance, c’est-à-dire qu’il discerne les biens réels d’avec les biens imaginaires, et les maux véritablement formidables d’avec les maux apparents, tels que la mort, la pauvreté, la maladie, qui appartiennent bien plus à l’opinion qu’à la vérité. Le voilà l’homme de bien, qui, tenu à l’écart de toute impulsion déraisonnable par la constante habitude d’une âme vertueuse, plane au-dessus de cette vie de tourments et de passions. Toutes les facultés qui relèvent de lui-même sont dirigées vers le but qu’il s’efforce d’atteindre ; car les revers de la fortune, selon le langage vulgaire, ne sont point formidables à l’homme de bien, puisqu’ils ne sont pas des maux réels. Quant aux maux vraiment à redouter, ils sont étrangers au Chrétien gnostique, puisque, en leur qualité de maux, ils sont diamétralement opposés aux biens, et qu’il est impossible que le même homme réunisse en même temps les contraires.

Le chrétien qui poursuit, sans mériter un seul reproche, le rôle de la vie dont Dieu l’a chargé sur ce théâtre du monde[2], connaît donc ce qu’il faut faire et ce qu’il faut endurer. La pusillanimité n’a-t-elle pas son origine dans l’ignorance des objets réellement formidables ou non ? J’en conclus que le Gnostique lui seul a du courage, puisque seul il connaît les biens présents et à venir. Éclairé, comme je viens de le dire, sur les maux qui ne sont pas à redouter, et persuadé que le vice lui seul est la ruine et la mort de ceux qui marchent vers la connaissance, muni des armes de Dieu, il livre au vice une guerre de tous les moments. Qu’il échappe à la faiblesse humaine quelque surprise, soit par imprudence, soit par opération, ou, pour mieux dire, par coopération de Satan, ce n’est point là une imprudence habituelle, ni une malice diabolique. Point d’acte, en effet, qui soit la prudence, puisque la prudence est une manière d’être, et que nulle œuvre, n’importe laquelle, n’est la prudence. L’action qui a lieu par ignorance n’est donc pas l’ignorance, mais le vice est amené par l’ignorance, sans toutefois se confondre avec elle. En effet, ni les passions ni les fautes ne sont des vices, quoiqu’elles procèdent du vice. Quiconque se montre courageux en dehors de la raison, n’est donc pas véritablement Gnostique. Autrement il faudrait honorer du nom de courage l’impassibilité de quelques enfants devant un péril dont ils n’ont pas l’idée[3]. Ne les voyons-nous pas chaque jour toucher ainsi au feu ? Eh bien ! alors, qu’on attribue au même titre la bravoure aux bêtes féroces qui se précipitent aveuglément au milieu des lances et des piques ! qu’on proclame le courage de ces histrions de nos places publiques qui, bondissant avec une certaine adresse sur des épées, exercent pour un vil salaire un art criminel ! Il n’en va point ainsi de l’homme véritablement courageux. La fureur populaire lui prépare-t-elle un supplice auquel il n’échappera point ? Il accepte résolument la mort qu’on lui présente ; et c’est là une circonstance qui le distingue du reste des martyrs. Les uns vont au devant de l’occasion, et, s’il est permis de parler ainsi, se jettent étourdiment au milieu du péril. Les autres commencent par se tenir à l’écart, ainsi que le conseille la droite raison. Mais que Dieu les appelle, ils livrent avec empressement leurs personnes, rendent témoignage à leur vocation, parce qu’ils n’ont pas disposé d’eux-mêmes à la légère, et montrent à la terre l’homme véritablement digne d’admiration, dans l’exercice d’un courage éclairé par la raison et la vérité. Supportent-ils, comme le font la plupart des mortels, des supplices légers pour échapper à de plus grands supplices ? Persistent-ils dans la confession de leur foi parce qu’ils craignent le blâme de leurs égaux en dignité, de leurs frères en religion ? Nullement. Ils obéissent volontiers à la voix qu’ils entendent, entraînés par leur amour pour Dieu, sans se proposer d’autre but que de lui plaire, laissant de côté toute espérance de voir récompenser leurs travaux. En effet, il arrive communément que les hommes souffrent la mort ; mais les uns l’endurent par un désir de s’illustrer ; les autres, pour échapper à un supplice plus redoutable ; ceux-là, pour entrer après cette vie en possession de la joie et du plaisir. Enfants qui essaient leurs premiers pas dans la foi, heureux, si vous le voulez, mais qui ne marchent pas en hommes faits, à la manière du Gnostique, dans l’amour de Dieu ! Oui, l’Église, de même que les Cirques et les Gymnases, a des couronnes pour les hommes et pour les enfants[4]. Mais il faut désirer la charité pour elle-même, et non pour tout autre motif. La perfection du courage se développe donc, chez le Gnostique, simultanément avec la connaissance par l’exercice de la vie morale, et dans les efforts journaliers pour remporter la victoire sur les passions. Ainsi, la charité, en marquant de son onction sainte le front de son athlète et en exerçant ses bras à la lutte, en fait un combattant libre de toute pusillanimité, ferme et plein de confiance en Dieu, de même que la justice lui apprend à dire constamment la vérité. L’abrégé de la justice est renfermé dans cet oracle : « Que votre discours soit, oui, oui, non, non ! »

Il en est de même de la tempérance. Il ne faut pas qu’elle ait pour mobile le désir des honneurs, comme il arrive aux athlètes qui combattent pour la couronne et la gloire ; ni le désir des richesses, comme il arrive à quelques-uns qui poursuivent une vertu sous l’inspiration d’un vice funeste. Je n’appelle pas du nom de tempérant l’homme qui, par amour de soi-même, dans un intérêt de santé, ou bien par suite de mœurs grossières, s’abstient des plaisirs dans une espèce de continente rigidité. Quand ceux qui usent leur vie dans de rudes labeurs viennent à goûter aux plaisirs, ils ne tardent point à briser contre l’écueil des voluptés l’inflexible dureté de leur continence. Le fait est incontestable. Il se passe quelque chose de semblable pour ceux que retiennent la crainte et les menaces de la loi. Présentez-leur une occasion favorable, les voilà qui désertent la vertu et transgressent furtivement la loi. Mais la tempérance qu’il faut rechercher pour elle-même, parce que la connaissance en est la perfection, et le ciment toujours ferme et durable, érige l’homme en maître et en souverain. Aussi regardez le Gnostique ! quelle tempérance ! Jamais les passions ne le troublent, jamais il ne fond au creuset de la douleur, pareil au diamant qui résiste, dit-on, à la flamme la plus ardente[5].

Le principe d’où découlent ces conséquences, c’est la charité, de toutes les sciences la plus sainte et la plus éminente. Par un culte fidèle à tout ce qui est très-bon et très-excellent, auquel l’être unique imprime son inviolable caractère, elle élève au rang d’ami et de fils, le Gnostique qui « est parvenu à l’âge de l’homme parfait et à la plénitude de Jésus-Christ. » Il y a mieux. L’assentiment sur les mêmes points forme l’harmonie : l’identité produit l’unité. Or, l’amitié s’achevant par la ressemblance, puisque la communauté se confond dans un seul être, il suit de là que le Gnostique, en aimant celui qui est véritablement le Dieu unique, est l’homme véritablement parfait, qu’il est l’ami de Dieu, et son fils adoptif. Telles sont les saintes dénominations qui expriment la noblesse, la connaissance et la perfection dans la vision de Dieu, dernier progrès où arrive l’âme du Gnostique, quand elle a été purifiée de ses moindres souillures, et qu’elle a été jugée digne de contempler face à face le Tout-Puissant dans toute la longueur de l’éternité. En effet, une fois qu’elle est devenue toute spirituelle, elle va rejoindre dans l’Église spirituelle le principe d’où elle est sortie et demeure dans le repos de Dieu.

  1. Eusèbe a répété ce fait au livre III, chapitre xxiv, de son Histoire ecclésiastique.
  2. Voyez l’Enchiridion d’Épictète, chap. xxiii.
  3. Voyez le Lachès de Platon. « Non, je n’appelle point courageux, » etc.
  4. Pausanias rapporte que les habitants d’Élée instituèrent des couronnes pour les enfants dans la trente-septième olympiade. Hipposthène de Lacédémone et Polynice d’Élée furent les premiers vainqueurs, celui-ci au combat de la course, l’autre à celui de la lutte. Dans la quarante-septième olympiade, les enfants disputèrent entre eux le prix du ceste.
  5. « Placés sur l’enclume, quelques diamants se refusent tellement aux coups, que le fer du marteau et de l’enclume vole en éclats. Telle est leur inexprimable dureté, que leur nature réfractaire triomphe de action des flammes et ne s’échauffe jamais. » (Pline le naturaliste, liv. XXXVII, chap. iv.)