Les Stromates/Livre septième/Chapitre IX

Texte établi par M. de GenoudeSapia (Tome cinquièmep. 626-628).
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Livre septième

CHAPITRE IX.
La supériorité, dans les vertus précédentes, appartient à celui qui enseigne le prochain.

Quelle est grande la dignité du Gnostique ! Toutefois c’est la rehausser singulièrement, que d’avoir la charge d’instruire ses frères. Destiné à répandre par sa parole et par ses exemples le plus grand bien qu’il y ait ici-bas, l’homme investi de cette mission est une sorte de médiateur qui unit l’homme à la Divinité. Le païen qui adore la pierre et le bois, adresse ses vœux à de stupides simulacres comme s’ils avaient des oreilles pour l’entendre, et respecte les conventions qu’il a signées sous leurs yeux. De même, les images qui vivent et respirent, je veux dire les hommes, reçoivent de la bouche d’un maître qui mérite leur créance la réalité des magnificences du Verbe. Le bienfait qui leur est communiqué rappelle l’œuvre du Seigneur lui-même. À son image, l’homme véritable qui répand la semence de la parole, à la fois créateur et réformateur, renouvelle pour le salut l’homme qu’il catéchise. Les Grecs donnent au fer le nom de Mars, au vin le nom de Bacchus, en vertu de quelque relation secrète. Il en est de même du Gnostique. Comme il voit dans l’utilité du prochain son propre salut, on peut dire avec raison qu’il est l’image vivante du Seigneur, sinon dans les propriétés de sa nature, au moins dans les communications de sa puissance, et dans la conformité de la prédication. Tout ce qu’il porte au fond de l’âme, il le porte également sur ses lèvres. Plein d’harmonie dans sa doctrine et ses actions, il prêche d’exemples et de paroles devant tous ceux qui sont dignes de l’entendre. En effet, il exprime toujours la vérité qu’il pense, à moins que, semblable au médecin[1] qui déguise au malade une réalité dangereuse, il ne lui arrive parfois de dissimuler, ou plutôt, selon le langage des sophistes, de ne pas dire la vérité par forme de remède. Regardez, en effet. Voilà que l’illustre apôtre circoncit Timothée, à l’instant même où il écrit et proclame à haute voix que la circoncision pratiquée par la main de l’homme est une vaine cérémonie. Pourquoi cette condescendance ? Il craint que le brusque passage de la circoncision mosaïque, à la circoncision que la foi opère sur le cœur, ne pousse à une éclatante rupture avec la synagogue les Juifs qui chancellent encore. Il s’accommode donc à leur faiblesse, « et se fait Juif pour les gagner « tous. » Descendre pour se mettre à la portée du prochain, uniquement dans l’intérêt de son salut, sans jamais néanmoins prendre lâchement conseil du péril que la malveillance tient toujours suspendu sur la tête du juste, ce n’est ni faillir, ni violer le précepte. Mais il n’y a que le désir d’être utile à ses frères qui puisse déterminer le Gnostique à des actes auxquels il ne se serait pas prêté dans l’origine, s’il n’avait été guidé par ce motif. Il se livre, en effet, lui-même pour l’Église, pour les disciples qu’il a personnellement engendrés à la foi, afin de servir de modèle à ceux qui revêtiront dans l’avenir ce rôle de bienveillant et pieux docteur, victime dévouée à la manifestation de la vérité, et aux œuvres d’amour envers notre Seigneur. Il marche dans sa voie sans redouter la prison, ni la servitude, vrai dans ses doctrines, patient dans la fatigue, véridique dans ses paroles, et n’usant jamais du langage qu’avec innocence ! En effet, dès que le mensonge a pour but quelque supercherie, il est plus qu’un discours oiseux : il commence à devenir l’instrument du mal.

Paroles, actions, le Gnostique lui seul rend donc un témoignage unanime à la vérité, puisque dans ses discours, dans ses actions, dans ses pensées elles-mêmes, partout enfin, il se conduit avec une inviolable loyauté. Telle est, pour le dire sommairement, la piété du Chrétien. Si chacun de ses actes est conforme au devoir et réglé par la droite raison, sa conduite est pieuse et juste. Mais s’il en va ainsi, le Gnostique sera donc lui seul pieux, juste, et religieux adorateur de Dieu. Conséquemment le Chrétien n’est point un athée, proposition que nous avions dessein de démontrer aux philosophes. Il résulte de sa conduite qu’il ne fait jamais rien de méchant et de honteux, ce qui serait contraire à la justice. Enfin, pour dernière conclusion, il n’est point un impie. Seul sur la terre, il rend au Dieu véritable et tout-puissant, au roi, au monarque universel, un culte de respect et de piété, conforme à ce que la religion véritable demande de lui.

  1. Allusion à un passage de Philon, De Cherubim. Cet historien permet au médecin de tromper son malade, de peur que le découragement ne le prenne, ou que la crainte ne l’éloigné d’une opération salutaire qu’il faudrait subir. Platon dit quelque chose de semblable dans son troisième livre de La République. Il interdit le mensonge à tous les citoyens. Seulement les magistrats pourront y recourir dans quelques rares circonstances, quand il est question du salut de la patrie, ou simplement de l’intérêt public.