Les Souvenirs du conseiller de la reine Victoria/08

Les Souvenirs du conseiller de la reine Victoria
Revue des Deux Mondes3e période, tome 20 (p. 312-351).
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LES SOUVENIRS
DU
CONSEILLER DE LA REINE VICTORIA

VIII.[1]
LES MARIAGES ESPAGNOLS.

La réception du roi Louis-Philippe au château de Windsor, cette réception qui, rapprochée de la visite du roi de Prusse Frédéric-Guillaume IV et de la visite du tsar Nicolas Ier a vraiment l’éclat d’une victoire, nous a suggéré cette conclusion toute naturelle : il ne reste plus qu’à maintenir cette amitié, à poursuivre ensemble les grands buts, à éviter les froissemens sur les choses de second ordre. C’est un programme qui s’offre de lui-même à l’esprit, et un programme si simple que l’exécution en semble assurée d’avance. D’où vient donc que dans les années qui suivent, cette amitié se trouble, des visées particulières se substituent aux grandes questions communes, des intérêts de second ordre font oublier l’intérêt permanent des deux pays ? d’où vient, dis-je, que deux années à peine après ces radieuses journées d’octobre 1844, au mois d’octobre 1846, l’entente cordiale est détruite ?

Ce n’est pas seulement l’entente cordiale qui est détruite, ce n’est pas seulement la froideur qui succède à l’affection, la défiance à la sympathie ; les meilleurs esprits de l’Angleterre se demandent avec inquiétude si la guerre ne va pas éclater au premier jour. L’éditeur des Mémoires de Stockmar a trouvé dans ses papiers la note extraordinaire que voici : « 19 février 1847. J’ai eu hier une longue conversation avec Peel. Il ne croit pas au maintien de la paix. Il trouve une hostilité ouverte dans les discours de Guizot et de Broglie. » Quoi ! un discours de M. le duc de Broglie, un discours de M. Guizot, au mois de février 1847, ont pu produire une telle impression sur le grand et sage esprit de sir Robert ! Que se passe-t-il donc à cette date, et de quels discours est-il question ?

Il s’agit de la discussion du projet d’adresse par la chambre des pairs au mois de janvier, par la chambre des députés au mois de février 1847, et particulièrement du long débat que souleva le paragraphe 3 relatif aux mariages espagnols.

Cette affaire, qui a tant ému l’Angleterre et la France dans les deux dernières années du règne de Louis-Philippe, a déjà été exposée sous bien des formes. Des deux côtés du détroit, bien des documens authentiques ont été mis au jour par les deux gouvernemens. Sans parler des ardentes batailles parlementaires de Paris et de Londres, il suffit de rappeler les papiers d’état publiés à cette occasion par le foreign office et l’important récit donné par M. Guizot au huitième volume de ses Mémoires, récit qu’il avait préparé ici même avec autant de précision que de force dans ses belles études sur la vie politique de sir Robert Peel[2]. Des informations d’un autre ordre, des correspondances royales non destinées à la publicité, des lettres intimes de la famille du roi Louis-Philippe, ont été trouvées aux Tuileries après le 24 février 1848, ou recueillies çà et là parmi les épaves de la monarchie de juillet. De toutes ces pages dispersées par l’ouragan et que des mains trop adroites ont rassemblées[3] les plus intéressantes, à mon avis, ce sont les pièces qui se rapportent de près ou de loin à l’histoire des mariages espagnols.

Les Mémoires de Stockmar ajoutent-ils quelque chose à ces renseignemens ? Non, le conseiller de la reine Victoria n’a point de révélations à fournir sur une affaire débattue au grand jour de la chambre des lords et de la chambre des communes ; il nous apporte seulement ses appréciations personnelles sur le rôle des principaux acteurs. Au milieu de ces contradictions passionnées, il y a un point tout particulièrement aigu et douloureux. Ce n’est plus une question politique, c’est une question d’honneur. Le roi Louis-Philippe a-t-il manqué à sa parole ? M. Guizot a-t-il joué la comédie ? est-ce le gouvernement français qui a failli être dupe, et qui, dégagé de ses promesses par la mauvaise foi de l’Angleterre, n’a plus consulté que ses intérêts propres, sans se soucier de l’entente cordiale ? Est-ce le gouvernement anglais qui, par ses manœuvres perfides, a poussé la France à bout et l’a obligée à cette éclatante rupture ? voilà le problème. Stockmar le résout à sa manière, et le fils de Stockmar, appuyé sur les notes de son père, intervient dans le débat avec une telle ardeur qu’il y a là pour ainsi dire une question toute nouvelle. Il faut donc reprendre le litige à ce point de vue de l’honneur des deux gouvernemens et des deux cours. S’il y a des coupables, quels qu’ils soient, l’impartiale histoire doit les faire connaître.

Est-il besoin de dire que les augustes personnes dont le nom va être si souvent prononcé, la reine Isabelle et le roi son époux, le duc de Montpensier et l’infante Luisa-Fernanda, sont tout à fait en dehors de ce débat ? Quand M. de Stockmar, aujourd’hui comme il y a trente ans, discute la vieille question des mariages espagnols et nous oblige à le suivre sur ce terrain, ce n’est pas de ces mariages même qu’il s’agit ; il s’agit uniquement des procédés réciproques de l’Angleterre et de la France, il s’agit de savoir qui est responsable de la rupture de l’entente cordiale.


I

Le 18 octobre 1846, le Moniteur universel contenait une longue description des deux mariages royaux célébrés huit jours auparavant à la cour de Madrid. La jeune reine d’Espagne, Isabelle II, venait d’épouser son cousin germain don François d’Assise, duc de Cadix, fils aîné de l’infant François de Paule, — et sa sœur, l’infante Maria-Luisa-Fernanda, venait d’épouser le plus jeune des fils du roi Louis-Philippe, le prince Antoine-Marie-Philippe-Louis d’Orléans, duc de Montpensier.

À en croire la feuille officielle, c’était là un événement du premier ordre dans l’histoire de la monarchie de juillet. Le récit, quoique tracé avec mesure, révélait un sincère enthousiasme. D’ailleurs, sans parler ni du cérémonial éclatant, ni de l’émulation des vieilles races nobles, ni de tout ce que les coutumes nationales ajoutent à la splendeur de ces royales fêtes, que de motifs pour y prendre intérêt ! Comment ne pas être touché de la situation des personnes et des espérances du pays ? La jeune reine, née le 10 octobre 1830, se mariait le jour même où elle accomplissait sa seizième année, le 10 octobre 1846 ; son mari, qui se trouvait doublement son cousin germain, étant fils d’une sœur de sa mère et d’un frère de son père, était âgé de vingt-quatre ans à peine. L’infante Fernanda allait avoir quinze ans, le duc de Montpensier n’en avait pas vingt-deux. Au point de vue extérieur, tout ici respirait la jeunesse, et il n’y avait en jeu que des affections de famille. En outre, que de garanties pour le bonheur de l’Espagne ! La jeune reine n’était encore qu’un enfant de trois ans lorsque le 29 septembre 1833 elle avait succédé à son père le roi Ferdinand VII, en vertu de l’ordre de succession légitime établi par la coutume du royaume et confirmé par le décret royal du 29 mars 1830. On sait avec quelle ardeur cet ordre fut contesté dès le lendemain de la mort de Ferdinand VII. Don Carlos, infant d’Espagne, frère puîné du feu roi, invoqua la loi salique, apportée en Espagne, disaient ses partisans, par la dynastie des Bourbons, et se considéra dès lors comme l’héritier légitime de la couronne. Cependant Isabelle, proclamée reine d’Espagne à Madrid le 2 octobre 1833, avait été placée sous la tutelle de sa mère Marie-Christine, nommée régente du royaume. Ce fut le signal de la guerre civile, — non pas guerre de famille seulement, l’oncle d’un côté, la nièce de l’autre, — mais guerre de deux partis, — les absolutistes poussant au combat l’indolent don Carlos, les libéraux s’attachant à la cause d’Isabelle et de la régente, sa mère. Est-il besoin de rappeler les orages de cette minorité, les perpétuelles vicissitudes de la lutte, tantôt les carlistes marchant sur Madrid et le trône d’Isabelle menacé, tantôt les vainqueurs prenant la fuite et les vaincus revenant à la charge, la défaite d’hier réparée par l’avantage d’aujourd’hui, l’impétueuse poussée du matin amenant la reculade du soir, rien de fait, nulle relâche, nul résultat, une interminable partie d’échecs, aussi meurtrière que fantasque, enfin, après six années d’alternatives sans nombre, l’insurrection réduite à néant par l’incapacité de don Carlos et la mort de son principal champion, l’intrépide Zumalacarréguy, le prétendant obligé de chercher un refuge en France, Espartero écrasant dans les provinces basques et aragonaises les derniers restes de l’absolutisme ? Est-il besoin de rappeler aussi, après cette victoire de 1839, la division introduite parmi les vainqueurs, les modérés et les exaltés aux prises, Marie-Christine destituée de ses hautes fonctions par les cortès, Espartero investi de la régence, le successeur de Marie-Christine renversé à son tour, puis, sa déchéance prononcée, les cortès, au lieu d’élire un autre régent, proclamant la majorité d’Isabelle âgée seulement de douze ans et demi ?

Sans entrer dans le détail de ces événemens, il suffit de les rappeler pour faire comprendre l’intérêt immense que présentait le mariage futur de la jeune reine. Il s’agissait de la pacification de l’Espagne. Soutenu mollement par les modérés, attaqué sans relâche par les exaltés, le gouvernement d’Isabelle avait besoin de compter sur une grande puissance étrangère. À qui devait-il demander ce patronage ? À la France ou à l’Angleterre ? telle était la question.

On entrevoit à ce seul exposé le conflit qui va surgir. La France ne saurait être désintéressée dans une pareille affaire ; sans y être engagée aussi directement, l’Angleterre, selon les circonstances, aura des objections graves à présenter. La France de 1830, gouvernée par un roi de la maison de Bourbon, pouvait-elle consentir à ce qu’une reine d’Espagne, une Bourbon, fût mariée à un prince d’une maison étrangère ? Non, certes. Un sentiment de famille, parfaitement d’accord avec l’intérêt politique, devait inspirer Louis-Philippe, et, pourvu que l’affaire fût conduite d’une main délicate, il était impossible de ne pas apprécier les raisons vraiment royales qui lui dictaient ses résolutions. D’autre part, l’Angleterre pouvait-elle permettre que l’Espagne fût trop étroitement unie à la France, que le mari de la reine d’Espagne fût un prince français, qu’un fils du roi Louis-Philippe partageât la fortune d’Isabelle ? Pas davantage. Des deux côtés, il y avait un principe à maintenir et des concessions à faire.

Les notes de Stockmar nous apprennent que dès l’année 1840, la reine d’Espagne n’ayant encore que dix ans, le gouvernement français se préoccupait déjà de son mariage. Lord Palmerston étant venu à Paris vers la fin de cette année, M. Guizot s’entretint avec lui des affaires générales de l’Europe, et, arrivé au chapitre, de l’Espagne, dit simplement ces mots : « La reine épousera Cadix, ensuite Montpensier épousera l’infante. » Cadix, c’était le duc de Cadix, don François d’Assise, fils aîné de l’infant don François de Paule, celui qui en effet épousa la reine six ans plus tard, le 10 octobre 1846, le même jour que le duc de Montpensier épousa l’infante Luisa-Fernanda. La forme de cette déclaration : « La reine épousera Cadix, ensuite Montpensier épousera l’infante, » atteste que ce plan venait du roi Louis-Philippe. M. Guizot ne se serait pas exprimé aussi familièrement s’il eût parlé en son nom propre ; il répète, cela est évident, les mots employés par le roi, et c’est le roi lui-même que nous entendons. Là-dessus, — toujours suivant le récit de Stockmar, — lord Palmerston annonça les objections que l’Angleterre serait obligée de faire à ce projet : « Fort bien, disait-il, c’est un Bourbon d’Espagne, d’après votre plan, qui épousera la reine d’Espagne ; mais si la reine vient à mourir ? si elle meurt sans postérité ? Pouvons-nous admettre qu’un Bourbon de France épouse la sœur de la reine d’Espagne, celle qui lui succéderait en cas de malheur ? » À quoi M. Guizot aurait répondu avec une merveilleuse assurance : « La reine aura des enfans et ne mourra point. »

Ce pronostic de M. Guizot, pour le dire en passant, s’est réalisé de tout point. L’enfant dont il parlait est devenue femme, elle a eu beaucoup d’enfans, elle vit encore, et si elle ne règne plus sur l’Espagne depuis la révolution de septembre 1868, c’est son fils, le prince Alphonse, que les cortès espagnoles, aptes avoir essayé de la république, après avoir tenté ensuite de substituer la maison de Savoie à la maison de Bourbon, sont allés chercher en exil pour lui rendre le trône de sa mère. Ce n’est pas là ce qui nous frappe le plus dans ce singulier entretien de M. Guizot et de lord Palmerston. L’entretien a-t-il eu lieu tel qu’il est raconté ? Les deux illustres interlocuteurs ont-ils tenu le langage qu’on leur prête ? Je sais bien que c’est un point difficile à élucider, puisqu’ils sont morts l’un et l’autre. Lord Palmerston et M. Guizot auraient pu seuls contrôler les assertions de Stockmar, et il est certain qu’on ne trouve aucune trace de ce fait ni dans les Mémoires de notre compatriote ni dans les biographies de l’homme d’état anglais. Cependant, est-il admissible qu’on invente de pareilles choses ? N’est-il pas probable que Stockmar, toujours attentif, toujours aux écoutes, aura recueilli ce détail, soit de Palmerston lui-même, soit de l’un de ses confidens, et qu’il l’aura noté au passage, comme il faisait souvent, sans en soupçonner toute la valeur ? Cette valeur est grande, on le verra par la suite de notre récit. Les paroles de M. Guizot, si elles ont été prononcées en 1840, réduisent à néant les accusations chicanières de Stockmar commentées et envenimées par son fils. Je retiens donc la note comme acquise au procès.

C’est en 1841 que les cabinets de Londres et de Paris commencèrent à s’occuper du mariage de la jeune reine. Les conversations du moins devinrent plus sérieuses, plus précises ; on ne se borna plus à des paroles fortuites comme dans l’entretien de lord Palmerston avec M. Guizot. Le roi Louis-Philippe, sans avoir encore arrêté les détails de son plan de conduite, avait fixé des règles générales dont il était résolu à ne pas se départir. Le fils du baron de Stockmar, éditeur de ses Mémoires, prétend que le roi des Français avait conçu l’idée de marier la reine d’Espagne avec un de ses fils, que le prince destiné par lui à cette alliance était le duc d’Au-ale et qu’il s’en était ouvert à la reine Marie-Christine. Quelles sont ici les autorités de M. Ernest de Stockmar ? Je ne sais ; Louis-Philippe a toujours affirmé le contraire, M. Guizot a toujours répété l’affirmation du roi avec des détails qui ne laissent prise à aucun doute. Une lettre du roi à M. Guizot, citée dans les Mémoires de ce dernier, contient ces paroles expresses : « Quand j’ai dit à lord Cowley, pour la trentième fois, que je n’avais jamais eu le moindre attrait pour cette alliance et que tous mes fils y étaient également contraires, lord Cowley m’a répété avec une insistance que je vous ai même signalée : Your majesty always said so[4]. » — La seule chose qui ait pu induire en erreur M. Ernest de Stockmar, c’est qu’à cette date, en 1841, il y avait en Espagne un parti nombreux, actif, qui désirait manifestement le duc d’Aumale. L’éclat militaire du jeune officier de l’armée d’Afrique avait excité en sa faveur des sympathies ardentes. Il est impossible d’étudier l’histoire des mariages espagnols sans rencontrer ce parti et ce projet jusqu’à la veille même du jour où est décidé le mariage du duc d’Aumale avec une autre princesse de la maison de Bourbon, Marie-Caroline-Auguste, princesse des Deux-Siciles, fille du prince Léopold de Salerne. C’est le 25 novembre 1844 que fut célébré ce mariage ; or, de 1841 à 1844, Louis-Philippe ne cesse de repousser les tentations qui lui viendraient de Madrid. Il écrit à M. Guizot le 1er novembre 1841 : « En vérité, c’est bien le cas de dire à ceux qui seraient tentés de se quereller aujourd’hui pour la main d’Isabelle II : avant de se disputer le trône d’Espagne, il faut savoir s’il y aura en Espagne un trône à occuper. » C’était sous la régence d’Espartero qu’il s’exprimait de la sorte ; après la chute du régent (29 juillet 1843), il tiendra encore le même langage, comparant les affaires d’Espagne aux cylindres mouvans des grandes usines. Malheur à qui ne se défie pas de l’engrenage ! Les dents de la machine emportent et broient tout ce qui s’y introduit.

Un de ces engrenages qu’il redoutait par-dessus tout, c’était la nécessité de répondre à une ouverture qui lui serait faite par le cabinet de Madrid au sujet du duc d’Aumale. Décidé à refuser cette demande, il ne se dissimulait pas les inconvéniens et même les dangers de son refus. Ne serait-ce pas blesser l’Espagne, irriter son orgueil, la rejeter du côté de l’Angleterre ? Le but à poursuivre, c’était donc que cette demande ne se produisît pas ; telle était la constante préoccupation du roi. Seulement, quel était le modus faciendi ? Comment faire entendre au cabinet de Madrid qu’on voudrait voir ce projet abandonné ? Il n’est pas facile d’insinuer ces choses-là sans courir les risques d’un peu de ridicule. « Je sens l’embarras, écrivait le roi à son ministre ; on ne refuse que ce qui vous est offert, ou bien on s’expose à s’entendre dire : Mais vraiment qui vous a dit qu’on songeait à vous ? » Fort bien, tout cela n’est que trop juste ; permettra-t-on cependant que les Espagnols se laissent entraîner à faire leur démarche, « dans la présomption qu’une offre nationale de l’Espagne exclurait la possibilité d’un refus et forcerait l’acceptation ? » Non, conclut le roi après cette curieuse délibération avec lui-même, non, « il faut instruire nos agens pour écarter et faire avorter autant qu’ils pourront toute proposition relative à mon fils. »

Il est regrettable que M. Ernest de Stockmar n’ait pas étudié plus attentivement sur ce point le dernier volume des Mémoires de M. Guizot ; à moins que son siège ne fût fait d’avance, il aurait renoncé au système sur lequel reposent ses chicanes et ses accusations. Admettons que le roi Louis-Philippe, au début de la question, ait songé un instant à marier la reine d’Espagne avec le duc d’Aumale, il n’aura guère tardé à s’apercevoir qu’un tel projet rencontrerait de la part de l’Angleterre une résistance inflexible. Esprit sage, intelligence pratique, il y aura donc renoncé immédiatement. Bien plus, pour effacer toute trace, pour détruire tout soupçon de ce qui n’avait pu être chez lui qu’une pensée fugitive, c’est à dater de ce moment qu’il eut soin de déclarer très haut les résolutions dont nous venons de parler. Il y revenait sans cesse et de la façon la plus nette. Dira-t-on que les déclarations publiques ne peuvent jamais contenir la vérité tout entière, qu’elles laissent toujours une porte ouverte aux événemens, une part à l’imprévu, et que les secrètes ambitions du roi comptaient bien sur ce secours ? M. Guizot répond d’une façon péremptoire : « Ce n’est pas dans des documens officiels, dans des entretiens avec les diplomates étrangers, c’est dans la correspondance intime et confidentielle du roi Louis-Philippe avec moi que je trouve ces témoignages positifs de sa ferme et spontanée résolution de ne pas rechercher, de ne pas accepter le trône d’Espagne pour l’un de ses fils, pas plus qu’en 1831 il n’avait accepté le trône de Belgique pour M. le duc de Nemours. Il sacrifiait, sans hésiter, à l’intérêt général d’une vraie et solide paix européenne, tout intérêt d’agrandissement personnel et de famille[5]. »

En revanche, dès que le roi eut renoncé pour un de ses fils à la couronne d’Espagne, il proclama non moins haut le principe qui devait diriger en cette affaire la politique de la France ; il fallait que le mari de la jeune reine fût un Bourbon de la descendance de Philippe V. Sur un trône où un petit-fils de Louis XIV avait assis une dynastie nouvelle, la France ne pouvait souffrir un prince de race étrangère. C’était pour elle une question d’honneur encore plus qu’un intérêt politique. La maison de Bourbon avait bien des maris à offrir à la jeune reine : des princes de Naples, des princes de Lucques, les fils de don Carlos ou les fils de don Francisco ; la France n’en excluait aucun, elle excluait tous les autres candidats, quels qu’ils pussent être.

Dans le temps même où se débattaient ces questions, on vit apparaître d’une façon mystérieuse la candidature qui a le plus contribué à faire de toute cette histoire un imbroglio inextricable. Un cousin du prince Albert, un neveu du roi des Belges, le prince Ferdinand de Saxe-Cobourg-Gotha, avait épousé en 1836 la reine dona Maria de Portugal, fille du roi dom Pedro, et ce mariage, combattu secrètement, assure-t-on, par la politique française, avait été décidé surtout par l’influence de lord Palmerston, chef du foreign office, dans le ministère Melbourne. Le roi de Portugal avait un frère, le prince Léopold, jeune homme de bonne mine et d’esprit cultivé. Est-ce l’époux de dona Maria qui conçut le projet de marier son frère à la reine Isabelle ? Espérait-il que le gouvernement anglais, si favorable au mariage d’un Cobourg avec la reine de Portugal, montrerait les mêmes dispositions au sujet de la couronne d’Espagne ? Il avait eu pour lui en 1836 la protection de son oncle le roi des Belges ; pensa-t-il que son frère, en 1841, ajouterait à ce patronage l’appui de son cousin le prince Albert et la haute autorité de la reine Victoria ? toute cette affaire est très obscure. M. Guizot nous apprend dans ses Mémoires que l’idée de marier le prince Léopold à la reine Isabelle se produisit en effet vers l’année 1841. À qui vint-elle d’abord ? Par qui fut-elle mise en avant ? Il déclare qu’il ne saurait le dire. M. Ernest de Stockmar, qui parle ici d’après les notes de son père, prétend que les premières ouvertures faites à ce sujet seraient venues de Marie-Christine elle-même. Marie-Christine, assure-t-il, quoique très favorable à un prince français, soit pour la reine Isabelle, soit pour l’infante Luisa-Fernanda, aurait fait insinuer plusieurs fois à la cour d’Angleterre qu’elle marierait volontiers la reine sa fille à l’un des princes de Saxe-Cobourg. Elle avait indiqué d’abord parmi ces princes celui qui tenait la première place, le duc Ernest, héritier présomptif du duc régnant, le frère aîné du prince Albert ; puis, voulant simplifier la question, elle avait désigné le cousin du duc héritier, le prince Léopold, le plus jeune frère du roi de Portugal[6]. Seulement, s’il faut en croire Stockmar, ces ouvertures n’auraient pas fait la moindre impression sur le gouvernement anglais. Aucun homme d’état ne les eût prises au sérieux. On inclinait plutôt à penser que Marie-Christine, en tenant ce langage, agissait d’accord avec le roi Louis-Philippe ; pour la reine douairière d’Espagne et pour le roi des Français, unis d’une si cordiale amitié, c’était un moyen de pénétrer les sentimens de l’Angleterre, de voir clair dans son jeu, de lui dérober son secret, s’il y en avait un.

Il n’y avait pas de secret, Stockmar l’affirme. Vers la fin du mois d’août 1841, lord Palmerston, avant de quitter la direction du foreign office ? avait déclaré que le jeune prince Léopold de Saxe-Cobourg (le duc héritier était déjà hors de cause) ne pouvait être le candidat de l’Angleterre ; il tenait de trop près au duc de Nemours, qui avait épousé sa sœur[7], et ce motif suffisait, dit Stockmar, pour que la reine Victoria ne fût point favorable au projet en question. Quant à lord Aberdeen, qui succéda bientôt à lord Palmerston comme ministre des affaires étrangères (août 1841), n’a-t-il pas toujours travaillé loyalement au maintien de l’entente cordiale entre l’Angleterre et la France ? On ne saurait donc le soupçonner d’avoir accueilli à cette date la candidature, sérieuse ou non, du prince Léopold, encore moins de l’avoir suscitée.

Ces détails sont nécessaires à la clarté de notre récit. On verra tout à l’heure qu’une des questions capitales du procès se résume en ces termes : L’Angleterre a-t-elle voulu, oui ou non, contrarier le principe établi par la France et faire asseoir sur le trône d’Espagne un prince étranger à la maison de Bourbon ? M. Guizot a répété souvent : « Nous ne voulons pas être dupes. » — « Nous sommes traités en dupes, » ont répété souvent les hommes d’état de l’Angleterre ; si bien qu’en présence des récits anglais et français, au milieu de ces plaintes contradictoires, dans ce feu croisé de récriminations amères, on est obligé de se demander de quel côté est la vérité, de quel côté le mensonge ? Or, c’est précisément la personne du prince Léopold qui a soulevé ces débats, c’est la candidature du prince Léopold qui, suscitée d’une façon peu loyale ou redoutée d’une façon peu sincère, a précipité les choses, amené un brusque dénoûment, compromis pour longtemps l’amitié de deux grands états, et contribué peut-être, quoique d’une façon indirecte, à la catastrophe du 24 février 1848. Encore une fois, qui a tort ici, de l’Angleterre ou de la France ? Des deux gouvernemens, lequel a trompé l’autre ? That is the question.

Il paraît difficile de ne pas ajouter foi aux paroles de Stockmar lorsqu’il affirme sur bonnes preuves que cette candidature du prince Léopold n’éveilla d’abord aucune sympathie parmi les hommes d’état de l’Angleterre. Les seules personnes qui ne l’eussent pas repoussée dès le premier mot étaient le prince Albert et le baron de Stockmar. Encore cette demi-faveur était-elle soumise à bien des conditions. Les hommes d’état anglais se bornaient à dire : Il n’y a là pour l’Angleterre aucun avantage sérieux, et il peut s’y trouver au contraire une cause de difficultés à la fois très dangereuses et très inutiles. Pour des esprits politiques, c’était écarter l’affaire d’un seul coup. Le prince Albert, dans un sentiment de famille qui se comprend sans peine, ne rejetait pas si absolument la candidature de son cousin ; Stockmar, dévoué à ses maîtres et à son pays natal, se gardait bien aussi de condamner si vite le jeune cadet de Saxe-Cobourg-Gotha. Tous les deux disaient : « Ce n’est pas un de ces buts qu’il faut poursuivre à tout prix, mais il ne serait pas sage non plus d’y renoncer sans examen. Si les circonstances deviennent propices, si l’on peut réussir par des moyens honorables et raisonnables, c’est-à-dire par des moyens qui ne compromettent pas de plus graves intérêts, la chose vaut bien qu’on s’en occupe. » Quant au roi des Belges, obligé comme gendre de Louis-Philippe à une extrême réserve, même dans une question qui intéressait la maison de Saxe-Cobourg, il montra, selon Stockmar, encore plus de tiédeur et de philosophie.

Il est naturel pourtant que le gouvernement français ait été moins frappé de cette tiédeur que le baron de Stockmar ; les points de vue étaient si différens ! Un jour, pendant un voyage du roi des Belges à Londres, l’ambassadeur de France, M. le comte de Sainte-Aulaire, ayant essayé de deviner le fond de sa pensée sur la question, le trouva très fin, très boutonné, par conséquent beaucoup moins indifférent qu’on ne l’aurait voulu. « Durant deux heures d’escrime, écrit M. de Sainte-Aulaire à M. Guizot, il a très dextrement paré mes bottes, sans jamais se découvrir. » M. de Sainte-Aulaire conclut en ces termes : « Mon impression est que le roi Léopold ne veut pas mécontenter notre roi, qu’il s’emploiera toujours en bon esprit entre nous et l’Angleterre, mais qu’après tout il est beaucoup plus Cobourg que Bourbon, et qu’il ferait pour son neveu tout ce qu’il jugerait possible. »

Au reste, la situation est nettement définie dans une page de Stockmar qui contient des révélations importantes. Voici ce que le conseiller du ménage royal de Windsor écrivait le 14 mai 1842 :

« En ce qui concerne le mariage espagnol, l’influence de mes désirs et de mes sentimens ne trouble en rien la préparation du jugement qui ne doit être prononcé que par la raison.

« Il faut à la reine un mari, c’est la condition première, contre lequel ni l’Espagne, ni l’Europe n’aient de sérieuses objections à élever, et qui, seconde condition, soit constitué de telle sorte au physique et au moral qu’on puisse espérer son succès dans cette tâche difficile de mari de la reine d’Espagne.

« Les Bourbons, si on les examine d’après cette double exigence, offrent prise à beaucoup d’objections.

« Notre candidat est plus acceptable que bien d’autres au point de vue politique et pour l’Espagne et pour les vrais intérêts de l’Europe, sans compter que la parenté avec le Portugal pourrait dans un cas donné apporter un élément utile aux deux dynasties, et les mettre sur le pied d’amitié que réclame leur salut commun. « C’est une autre question de savoir si Léopold possède les qualités personnelles nécessaires pour une entreprise si difficile ; il est jeune, inexpérimenté, et vit dans un milieu où il lui sera bien malaisé d’acquérir en si peu de temps ce qu’une pareille mission exige pour la maturité de l’esprit et surtout pour le caractère.

« En de telles circonstances, c’est faire assez, c’est même tout faire que de permettre au destin de le trouver, si le destin, dans sa capricieuse envie de réaliser des choses invraisemblables, persistait à le chercher en dépit de tous les empêchemens et de tous les obstacles.

« C’est ce qui a eu lieu, autant du moins que la chose était en notre pouvoir.

« Nous avons dirigé sur ce candidat l’attention de l’Espagne et de l’Angleterre avec la prudence que conseillait un examen attentif de toutes les convenances. Espartero ne s’est déclaré ni pour ni contre ; il a dit très sagement qu’une telle affaire ne pouvait être décidée que par le gouvernement espagnol en vue des véritables intérêts de la nation espagnole, sous le patronage et avec l’assentiment de l’Angleterre. Nous avons déjà obtenu que notre ministère (le ministère Peel), d’abord favorable à un Bourbon parce qu’un Bourbon susciterait le moins de difficultés extérieures, est devenu tout à fait impartial, et soutiendra loyalement tout choix conforme aux vrais intérêts de l’Espagne, c’est-à-dire par là même assuré du succès.

« Ainsi la semence est déjà confiée à la terre, à une terre, il est vrai, où, selon toute vraisemblance, elle ne lèvera point ; qu’importe ? notre part du travail est accomplie, la seule part qui fût possible, la seule que conseillât la raison ; nous n’avons plus qu’à attendre le résultat. »


Voilà un aveu des plus graves et qui vient compléter fort à point les Mémoires de M. Guizot. « Je ne saurais dire, écrit M. Guizot, à qui vint d’abord l’idée de la candidature du prince de Cobourg et par qui elle fut répandue. » Par qui elle fut répandue, Stockmar nous le dit sans détour ; ce fut par lui et par le prince Albert. Notre candidat, c’est le candidat des Cobourg, le candidat du prince Albert et du baron, le jeune prince Léopold. Et Voyez avec quel soin ils lui préparent ce rôle. Point de précipitation, point de témérité. Ce n’est pas une affaire à enlever d’un coup de main, c’est une chose délicate et sérieuse, qui veut être menée silencieusement à bon port. On a déjà obtenu l’assentiment secret du ministère Peel, au moment même où ce ministère vient de faire des déclarations tout opposées au gouvernement français. Mais tout cela se passe dans l’ombre. Aucun grave intérêt n’est compromis. On s’est borné à tenter le hasard, à jeter un grain dans le sillon, à montrer un jeune prince au destin, monstratus fatis, comme dit Tacite.

Maintenant, si vous lisez dans les Mémoires de M. Guizot combien il est surpris, troublé, inquiet, de voir lord Aberdeen et sir Robert Peel, des hommes qu’il estime si haut, des esprits si sages, si sincères, oublier leurs engagemens au sujet du mariage de la reine d’Espagne, protester contre l’idée de lui faire épouser un Bourbon, présenter cette politique comme une atteinte à la liberté personnelle de la reine, la condamner enfin comme un acte immoral, vous ne serez étonné ni du langage des ministres anglais ni du trouble de M. Guizot. M. Guizot ne s’est pas exagéré les choses, il n’a pas eu tort de soupçonner chez ses amis d’outre-Manche un brusque revirement d’idées ; ce n’est pas du tout pour le besoin de sa cause, ce n’est pas pour justifier les résolutions ultérieures du roi Louis-Philippe qu’il a raconté ses inquiétudes. Les griefs qu’il exprime ne sont que trop réels. Stockmar a tout avoué, habemus confitentem reum. C’est Stockmar et le prince Albert qui ont servi dans l’ombre la candidature du prince Léopold de Cobourg, c’est le prince Albert et Stockmar qui ont obtenu de sir Robert Peel l’abandon du principe adopté à l’amiable entre l’Angleterre et la France.

Ainsi les faits principaux qui se dégagent de cette histoire au commencement de l’année 1843, les faits qui sont le fond même de ce drame ou de cet imbroglio espagnol, peuvent être résumés de la sorte : Ce ne fut pas d’abord une bataille, ce fut un compromis. L’Angleterre excluait du trône d’Espagne les fils de Louis-Philippe, la France en excluait tout prince étranger à la descendance de Philippe V. Ces deux points admis, on était d’accord. Mais tout à coup le compromis est oublié. Le ministère anglais se pose en champion chevaleresque de la jeune reine et réclame pour elle la liberté de choisir. « Fort bien ! répondent nos diplomates ; la liberté de la reine, la liberté absolue de choisir, c’est un autre principe, mais un principe qui offre aussi de grands avantages, à la condition d’être sincèrement appliqué. Dès qu’on le prend pour guide, il faut le suivre jusqu’au bout. Si donc la reine d’Espagne choisit son cousin le duc d’Aumale, vous ne vous y opposerez pas[8]. » Là-dessus le ministère anglais bat en retraite. Il n’accepte ce principe que contre la France, c’est-à-dire pour placer un Cobourg sur le trône des Bourbons, il le repousse si la France doit en profiter.

Serrons les choses de plus près encore. Il y a ici deux politiques qui se rencontrent en champ-clos, un peu au hasard et dans l’ombre : d’une part le système de Louis-Philippe, très nettement conçu, très hautement proclamé ; de l’autre le système équivoque hasardé secrètement par le prince Albert ou du moins par le baron de Stockmar. Le système de Louis-Philippe, on l’a vu plus haut : aucun des fils du roi des Français sur le trône d’Espagne, puisque ce serait compromettre l’amitié de la France et de l’Angleterre, mais en revanche aucun prince choisi pour roi d’Espagne en dehors des Bourbons descendans de Philippe V. Le système de Stockmar, nous le connaissons désormais, consiste à soutenir, très prudemment il est vrai, avec toute sorte de ménagemens et d’habiletés, une candidature cherchée non parmi les parens de Louis-Philippe, mais parmi les parens de la reine Victoria. Cobourg et Bourbon ! tels sont les adversaires aux prises en ce mystérieux conflit.


II

Le premier acte de l’imbroglio, dans le résumé que nous venons d’en faire, embrasse une période de trois ou quatre ans. Il commence vers 1840 et se prolonge jusqu’en 1843. Tout à coup, dans le courant de cette année, un événement grave vient changer la face des choses. Le général Espartero, qu’une révolution avait porté à la régence en 1838, est précipité du pouvoir par une révolution nouvelle. Tous les partis, toutes les forces l’ont frappé à la fois, les progressistes comme les modérés, l’armée comme les cortès, les villes comme les campagnes. Le voilà chassé de ce royaume où il était maître, cet orgueilleux soldat, et le 29 juillet 1843, poursuivi jusque dans Cadix, il s’embarque à la hâte pour aller chercher un refuge en Angleterre.

La chute d’Espartero était un coup porté à l’influence anglaise en Espagne. Le ministère tory de sir Robert Peel avait accepté sur ce point l’héritage du ministère whig de lord Melbourne. Cependant, après les premiers accès d’une mauvaise humeur, peut-être plus apparente que réelle, lord Aberdeen, chef du foreign office, s’accommoda de la situation nouvelle et ne ressentit que plus vivement le besoin de resserrer les liens d’amitié avec la France. M. Guizot croit même trouver la trace de ce sentiment dans la visite toute spontanée que la reine Victoria et le prince Albert firent au château d’Eu en 1843.

S’occupa-t-on au château d’Eu du mariage de la reine d’Espagne ? Lord Aberdeen accompagnait la reine Victoria ; le roi des Français et la reine d’Angleterre, lord Aberdeen et M. Guizot eurent-ils occasion d’échanger leurs idées à ce sujet ? Il paraît bien qu’il n’en fut question que très sommairement. Louis-Philippe renouvela ses déclarations en ce qui concernait la candidature de l’un de ses fils, et tout en resta là. On n’en parla point davantage l’année suivante, lorsque Louis-Philippe, accompagné du duc de Montpensier, alla rendre aux augustes hôtes de Windsor la visite qu’il avait reçue. Ce fut seulement en septembre 1845, pendant le second séjour de la reine Victoria et du prince Albert au château d’Eu, qu’il y eut un échange de bonnes paroles touchant le mariage du duc de Montpensier avec l’infante d’Espagne, sœur de la reine Isabelle. Lord Aberdeen s’en entretint tour à tour avec le roi et avec M. Guizot. Fidèle à son plan de conduite, le roi déclara que le duc de Montpensier n’épouserait pas l’infante avant que la reine fût mariée et eût donné le jour à un enfant ; lord Aberdeen déclara de son côté que le gouvernement anglais ne soutiendrait, comme prétendant à la main de la reine, aucun prince étranger à la maison de Bourbon, d’où il résultait que toute candidature de ce genre, particulièrement et expressément celle du prince Léopold de Saxe-Cobourg-Gotha, était écartée d’une façon absolue.

Voilà, ce semble, une situation très nette et, d’une part comme de l’autre, des engagemens très précis. Eh bien, c’est précisément l’heure où l’imbroglio se complique. Il y faut regarder de près pour ne pas s’égarer dans ce dédale. Oh ! si l’on se contente d’un examen superficiel, rien de plus simple en apparence ; la cause est facile à juger. Le roi Louis-Philippe a promis que son fils, le duc de Montpensier, n’épouserait pas l’infante dona Fernanda avant que la reine Isabelle fût mariée et que de ce mariage fût né un fils ou une fille. Or le duc de Montpensier a épousé l’infante le jour même où la reine a épousé son cousin le duc de Cadix. Évidemment le roi Louis-Philippe a manqué à sa parole. Prenez garde, l’affaire n’est pas si limpide. L’engagement était synallagmatique, comme dit la langue du droit. Le gouvernement anglais a-t-il tenu la promesse de lord Aberdeen ? a-t-il écarté tout prétendant à la main de la reine qui ne fût pas un descendant de Philippe V ? a-t-il eu soin particulièrement de tenir à l’écart le prince Léopold de Saxe-Cobourg ? en un mot, sont-ce les procédés des ministres anglais qui ont dégagé Louis-Philippe des engagemens pris au château d’Eu ? ou bien est-ce Louis-Philippe qui, inventant des griefs, affectant de croire qu’on le trompait, a joué la comédie pour se dégager brusquement et courir à son but ? Les accusations les plus dures ont été proférées à ce sujet, des accusations si dures, si blessantes, qu’évidemment elles dépassent le but et se détruisent elles-mêmes. Comment accorder quelque crédit à de pareilles violences de langage ? est-il possible que la reine Victoria ait voulu de parti pris manquer à sa parole envers le roi Louis-Philippe en faisant monter sur le trône d’Espagne un parent du prince Albert ? est-il possible que le roi Louis-Philippe ait joué en présence de toute l’Europe la misérable comédie dont on parle, et qu’il ait affecté une inquiétude menteuse, une colère hypocrite, afin de reprendre sa liberté d’action ? Pour moi, après avoir étudié la cause avec toute l’impartialité dont je suis capable (et l’impartialité est facile quand il s’agit de choses si éloignées de nous), je demeure fermement persuadé que d’un bout à l’autre de cette histoire il y a eu surtout des malentendus, que ces malentendus ont eu pour causes premières des fautes à peu près égales chez l’un et l’autre gouvernement, que les plus coupables, je ne dis pas les seuls coupables, sont des agens politiques trop zélés, que cette grosse affaire peut se réduire à une sorte de combat singulier entre deux diplomates, et qu’il est impossible à un esprit désintéressé d’y voir soit une tromperie de la cour d’Angleterre, soit une comédie du roi Louis-Philippe.

Les deux diplomates qui, dans ce duel d’esprit et de ruse, ont ainsi envenimé la situation, je les nomme tout de suite, c’est M. le comte Bresson et sir Henry Bulwer. Ils étaient arrivés à Madrid, l’un et l’autre, vers la fin de l’année 1843. Dans les premiers temps de leurs relations officielles, sir Henry Bulwer, voulant savoir sans doute quel homme était son collègue de France et ce qu’on pouvait se permettre à son égard, lui adressa un billet qui certainement n’avait de modèle dans aucune chancellerie. Figurez-vous un papier plié au hasard, sans enveloppe, sans cachet, déchiré à la marge, couvert de taches d’encre, et sur lequel étaient tracées quelques lignes au crayon. Des collégiens peuvent correspondre de la sorte ; que dire d’une pareille drôlerie dans ce monde des scrupules et de la correction ? Jamais la religion de la forme n’avait été plus hardiment violée. Il y a un art charmant de parler à demi-mot, d’insinuer une épigramme, d’effleurer l’adversaire sans qu’il puisse même se plaindre ; ceci ressemblait au coup de poing d’un boxeur. M. le comte Bresson, sans s’émouvoir, riposta en maître. Il prit une feuille de même format, y fit la même déchirure, y versa le même nombre de gouttes d’encre, y traça au crayon le même nombre de lignes, plia sa missive de la même manière et la cacheta tout autant, c’est-à-dire tout aussi peu. An reste, les formules amicales ne manquaient pas dans ce singulier cartel ; il y avait bien à la première ligne mon cher Bulwer en échange de my dear Bresson, et à la dernière mille amitiés en échange de ever yours. Ainsi s’ouvrit ce mémorable duel qui ne dura pas moins de deux ans et demi.

M. le comte Bresson était un homme de rare intelligence ; il voyait très vite et très loin. Avec ce merveilleux coup d’œil, il avait plus de vigueur que de mesure, plus de hardiesse que de méthode. Avant d’être envoyé à Madrid, il avait rempli des missions diplomatiques très importantes, à Bruxelles d’abord, ensuite à Berlin. À peine arrivé à son poste, il fut bientôt au courant de toutes les affaires de l’Espagne, du jeu des partis, du rôle des chefs, surtout des intrigues sans nombre auxquelles donnait lieu la grosse question du futur mariage de la reine. La reine-mère, Marie-Christine, n’était pas immédiatement revenue à Madrid après la chute d’Espartero ; M. Bresson contribua pour une grande part à son retour, s’insinua dans ses bonnes grâces, obtint sa confiance, et, sans se mêler de la politique intérieure sur un sol si agité, au milieu de partis si animés et si jaloux, profita de son influence pour connaître à fond tout ce qui intéressait la France. Dévoué à la monarchie de Louis-Philippe et à la politique de M. Guizot, il portait dans toutes les affaires dont il était chargé un patriotisme ardent, avec des inspirations qui lui étaient propres. Un des Bourbons de Naples, le comte de Trapani, frère cadet du comte d’Aquila, était alors le prétendant sur lequel l’Angleterre et la France semblaient d’accord pour en faire le mari de la reine Isabelle. Seulement le comte de Trapani avait contre lui toute l’Espagne ; modérés et progressistes le repoussaient également. M. Bresson, dès les premiers jours, ne se fit aucune illusion à cet égard, et tandis que M. Guizot, plus ou moins aidé par lord Aberdeen, voulait poursuivre sur ce point les négociations commencées, lui, de son regard prompt et sûr, apercevait dans un avenir prochain une situation toute différente. Il voyait le comte de Trapani exclu par l’antipathie espagnole, les fils de don Carlos exclus par des raisons politiques, les fils de l’infant don François de Paule, c’est-à-dire le duc de Cadix et le duc de Séville, exclus aussi tous deux, le premier par son insignifiance, le second par sa réputation détestable et ses accointances perpétuelles avec les radicaux ; que resterait-il alors, tous les Bourbons d’Espagne et d’Italie se trouvant écartés ? Un Bourbon de France ou un prince d’une autre race, un fils de Louis-Philippe ou le prince Léopold de Saxe-Cobourg.

Pressé par cette vision qui l’obsède, il se fait aussitôt son système et adresse à M. Guizot un langage d’une hardiesse inouïe. La forme est respectueuse, le dévoûment incontestable ; le fond est une vraie déclaration de principes avec une demande à brûle-pourpoint. Écoutez-le : « Entre un prince français et un prince allemand, réduit, adossé à ces termes, je n’hésiterais pas un moment, je ferais choisir un prince français. Ici, cher ministre, mes antécédens me donnent le droit de soumettre respectueusement au roi et à vous quelques observations personnelles. En 1831, quand la question s’est posée en Belgique entre le duc de Leuchtenberg et le duc de Nemours, je me suis trouvé dans une position identique. Je ne rappellerai pas à sa majesté cette conversation que je suis venu chercher à toute bride de Bruxelles, et que j’ai eue avec elle, le maréchal Sébastiani en tiers, le 29 janvier au point du jour. Les circonstances étaient imminentes, au dedans et au dehors ; tout bon serviteur devait payer de sa personne ; j’ai pris sur moi une immense responsabilité : j’ai fait élire le duc de Nemours, et je n’hésite pas à reconnaître que je l’ai fait sans l’assentiment du roi et de son ministres ». Il a beau dire qu’il y a compromis sa carrière, sa réputation même, qu’il a touché à sa ruine, on voit qu’il serait encore tout prêt à recommencer, tant la bataille l’excite et l’appelle ! Il aimerait mieux cependant être couvert par les ordres de son chef, craignant, si on le désavouait une seconde fois, de ne plus être aux yeux de tous qu’un brûlot de duperie ou de tromperie. « Expliquons-nous donc secrètement, entre nous, mais sans détour. Sur quoi puis-je compter ? votre résolution est-elle prise ? Êtes-vous préparé à toutes ses suites ? .. Si la combinaison napolitaine échoue, si, après avoir tenté, je l’atteste sur l’honneur, tous les efforts pour la faire triompher, je me trouve forcément amené, — pour épargner à notre roi et à notre pays une blessure profonde, — à faire proclamer un prince français pour époux de la reine, accepterez-vous ce choix et en assurerez-vous à tout prix l’accomplissement ? J’espère, cher ministre, que le roi ne pensera pas, que vous ne penserez pas qu’en vous adressant une question si grave et si précise, je m’écarte du respect que je dois et veux toujours observer. L’imminence du danger a pu seule me conduire à mettre de côté tous les détours et toutes les circonlocutions d’usage. »

Voilà l’homme tout entier. M. Guizot se hâte de calmer son ardeur, il lui dit qu’il n’y a pas lieu d’aller si vite, il lui rappelle que la combinaison Trapani n’est pas encore abandonnée, qu’à défaut du comte de Trapani, les deux infans, fils de don François de Paule, le duc de Cadix et le duc de Séville, ont leur place dans le plan général de la France, qu’il ne faut donc ni déprécier leurs titres ni méconnaître leurs chances possibles.

Il est bon de remarquer ici, pour apprécier exactement la suite des faits, que M. Guizot, tout en calmant l’humeur impétueuse de notre ambassadeur, ne fut pas du tout fâché de lui voir ces dispositions. « Bien loin de me blesser, écrit-il, la franche et hardie question de M. Bresson me plut et redoubla la confiance que je lui portais déjà ; je me tins pour assuré que nous avions à Madrid un agent qui, dans un moment critique, n’hésiterait pas à prendre une grande responsabilité, et ne se laisserait prévenir ni arrêter par aucune intrigue, espagnole ou diplomatique. » Si le comte Bresson a connu ces sentimens de M. Guizot, et n’est-il pas bien difficile qu’il les ait ignores ? il pouvait presque y trouver le blanc-seing qu’il demandait.

Ce programme que M. Guizot venait de lui indiquer, le comte Bresson l’adopta loyalement, quoiqu’il en eût un autre au fond du cœur, et, selon son habitude, il s’y employa aussitôt avec feu. C’était le moment où sir Henry Bulwer, recevant du foreign office des indications analogues, mais données un peu mollement, préférait suivre ses propres idées, car il avait son système comme le comte Bresson avait le sien. Le système du comte Bresson, c’était la reine d’Espagne mariée à un fils de Louis-Philippe ; le système de sir Henry Bulwer, c’était la reine d’Espagne mariée au prince de Cobourg. Seulement le comte Bresson était bien décidé à servir d’abord le programme que lui dictaient ses instructions, et à ne s’en écarter, s’il le fallait, qu’à la dernière extrémité, tandis que sir Henry Bulwer commençait résolument par son programme à lui, sans trop se soucier des ordres officiels. Sir Henry comptait bien que s’il parvenait à faire d’un Cobourg un roi d’Espagne, la victoire justifierait son équipée, et que les protecteurs ne lui manqueraient pas à la cour du prince Albert. Ainsi, des deux ambassadeurs qui, d’après la volonté commune de M. Guizot et de lord Aberdeen, devaient travailler ensemble au mariage du comte de Trapani avec la reine Isabelle, un seul, le comte Bresson, était franchement à l’œuvre ; l’autre, sir Henry Bulwer, agissait pour le prince de Cobourg. Bresson le savait bien et redoublait d’activité, mais plus il y mettait d’application, plus il excitait l’ardeur de Bulwer. C’était comme une course d’Epsom. À travers les obstacles, à travers les casse-cous, qui des deux arriverait le premier ?

La course dura plus de deux ans. Les péripéties de la lutte remplissent les années 1844, 1845, et se prolongent quelques mois au-delà. Bulwer trouva d’abord un grand secours dans l’affection même de la reine-mère Marie-Christine pour la famille du roi Louis-Philippe. La reine-mère disait souvent au comte Bresson : « Donnez-nous donc un de vos princes, » et le comte Bresson, fidèle à sa consigne, lui répondait qu’il n’y fallait pas compter, à moins d’événemens imprévus. Un jour, entraîné par l’idée qui l’obsédait, l’impétueux diplomate ne put se retenir d’en parler à la reine-mère ; il lui raconta en riant que le chargé d’affaires de Belgique glissait de temps en temps l’offre de son Cobourg, et que le roi Léopold, en effet, n’y avait pas encore renoncé. Il tenait la chose, lui, Bresson, de Bulwer lui-même, à qui sur-le-champ il avait répondu en ces termes : « Quand lord Ponsonby, il y a treize ans, a essayé de pousser au trône de Belgique le duc de Leuchtenberg, j’ai fait élire en quarante-huit heures le duc de Nemours. Je puis assurer le roi Léopold ou tout autre qu’il ne m’en faut ici que vingt-quatre pour faire proclamer le duc d’Aumale. » La reine-mère, qui souhaitait si vivement cette solution-là, ne fut point choquée de l’assurance un peu bien hautaine du diplomate : « Il ne vous en faudrait pas tant, lui répondit-elle avec gaîté, et si je savais que ce fût le moyen d’arriver à mon but, moi aussi je pousserais le Cobourg. » Est-ce la confidence de M. Bresson qui suggéra cette tactique à Marie-Christine ? Est-ce le sentiment personnel de la jeune reine, un secret dépit de voir les princes d’Orléans tenus à l’écart par le refus obstiné de leur père, un certain désir de se venger en se tournant avec plus ou moins de sincérité vers le candidat de Windsor, — est-ce tout cela qui détermina la conduite de la reine-mère ? La vérité est que pendant ces deux années (1844-1845) il lui arriva sans cesse de pousser le Cobourg.

Sir Henry Bulwer ne négligeait aucune occasion d’exploiter ces sentimens divers. Le dépit de la reine, le mécontentement de Marie-Christine, l’orgueil espagnol blessé, le parti français découragé, la combinaison napolitaine de plus en plus impopulaire, c’étaient là autant d’armes qu’il maniait avec prestesse pour frayer le passage au prince de Cobourg. Au milieu de toutes ces intrigues, Louis-Philippe eut une inspiration heureuse. C’est en novembre 1844, au plus fort de la négociation relative au comte de Trapani, qu’il fit entrevoir pour la première fois à M. Bresson un projet de mariage entre le duc de Montpensier et l’infante dona Luisa-Fernanda. Le moment était bien choisi. Le mariage du duc d’Aumale avec la princesse Marie-Caroline de Naples avait dû évidemment porter un coup pénible à Marie-Christine ; il était facile de prévoir qu’elle allait se rejeter plus que jamais vers l’Angleterre et le prince de Cobourg. Pour prévenir de sa part une résolution désespérée, rien de mieux que cette candidature du duc de Montpensier à la main de l’infante. La combinaison répondait à tout. Louis-Philippe n’abandonnait pas son principe ; l’idée souriait au jeune duc et la reine y donnait son entier assentiment. Enfin ! pensait-elle, nous cessons de nous heurter à ce refus inflexible du roi des Français ! Le jour où le général Narvaez lui parla de ce projet, elle s’écria : Por l’amor de Dios, que no deja escapar este principe ! (Pour l’amour de Dieu, ne laisse pas échapper ce prince !) — Elle eût voulu mieux encore assurément, elle eût voulu le duc de Montpensier pour la reine, Narvaez aussi l’eût préféré, mais il n’y avait aucun espoir de faire fléchir sur ce point la résolution de Louis-Philippe. Elle se résigna donc, heureuse encore de ce demi-résultat. Il y avait là pour elle un intérêt politique étroitement uni aux motifs d’affection et de famille ; un Bourbon d’Italie ou d’Espagne ne devant pas apporter une grande force à la royauté d’Isabelle, il fallait que le second mariage fit apparaître à côté du trône l’image protectrice de la France.

Tel était vers la fin de l’année 1844, au moment du mariage du duc d’Aumale avec la fille du prince de Salerne, le système confié à M. Bresson par M. Guizot : le comte de Trapani, ou bien, à son défaut, l’un des deux infans d’Espagne, Cadix ou Séville, pour la reine Isabelle ; le duc de Montpensier pour l’infante. Il était bien entendu que le roi Louis-Philippe, fidèle à son principe de ne rechercher le trône d’Espagne pour aucun de ses fils, mettrait un intervalle raisonnable entre le mariage de la reine et celui de l’infante ; c’est ce qui fut répété tannée suivante au château d’Eu, dans les conversations de Louis-Philippe avec la reine Victoria et lord Aberdeen.

Pendant ce temps-là, sir Henry Bulwer poursuivait toujours son siège, creusait les tranchées, disposait les mines et préparait l’assaut. Vainement le roi Louis-Philippe et la reine Victoria, M. Guizot et lord Aberdeen, étaient-ils parfaitement d’accord sur la double combinaison que nous venons d’indiquer, sir Henry, soutenu évidemment par l’assurance de ne pas déplaire à certaines influences occultes, se croyait en mesure de tenir en échec les deux gouvernemens d’Angleterre et de France. Vers le milieu de novembre 1845, trois mois après la seconde visite de la reine Victoria au château d’Eu, M. Guizot apprit tout à coup de Londres et de Madrid, par le comte de Jarnac et le comte Bresson, que l’intrigue Cobourg prenait des proportions inquiétantes. Le jeune prince Léopold, accompagné de son père et de sa mère, le duc et la duchesse Ferdinand de Cobourg, venait d’arriver à Londres ; on disait qu’il devait se rendre de là chez son frère, le roi de Portugal, et, poursuivant son voyage, se montrer bientôt à Gibraltar, à Cadix, à Madrid. C’était toute une mise en scène dont le sens n’était que trop manifeste. Sir Henry Bulwer avait distribué les rôles ; l’action allait marcher vite et le dénoûment était prochain. Aussitôt réclamations très vives de M. Guizot auprès de lord Aberdeen par l’entremise du comte de Jarnac ; réponses un peu embarrassées de lord Aberdeen, réponses qui ne jettent aucun doute sur la loyauté de ce parfait homme de bien, mais qui attestent une situation équivoque dont il souffre tout le premier. Ce qui rendait ces réponses encore moins rassurantes, c’est que le ministère tory était condamné à une dissolution inévitable et que lord Palmerston, l’adversaire acharné de l’influence française en Espagne comme partout ailleurs, allait remplacer lord Aberdeen au foreign office.

Le dénoûment préparé par sir Henry Bulwer se dessinait de plus en plus. C’est au mois de février 1846 que le prince Léopold avait fait son voyage d’Espagne, recueillant des marques de sympathie, profitant de l’impopularité du Bourbon de Naples ; c’est au mois de mai que le ministère espagnol, d’accord avec les reines, adresse au duc régnant de Saxe-Cobourg, par l’entremise du roi de Portugal, un message à l’effet de négocier le mariage du prince Léopold avec la reine Isabelle. Qui donc a fait envoyer ce message ? Le représentant de lord Aberdeen, sir Henry Bulwer. Et par qui cette grave nouvelle est-elle communiquée à M. Guizot ? Par lord Aberdeen en personne. Lord Aberdeen est le plus loyal des hommes, il souffre d’être en butte à un soupçon de duplicité, il dit expressément à M. le comte de Sainte-Aulaire, ambassadeur de France : « Je suis très mécontent de la conduite de Bulwer, et je me déclare prêt à faire ce que M. Guizot jugera convenable pour constater que je n’y suis pour rien, et que dans toute cette affaire mes actes ont été d’accord avec le langage que je vous ai toujours tenu. »

Sir Henry Bulwer, blâmé par lord Aberdeen, lui offre sa démission ; n’allez pas croire cependant qu’il abandonne la fiévreuse partie où il est engagé. L’habile homme sait bien, et l’Espagne politique sait avec lui qu’il ne tardera point à reprendre son poste. Les jours du ministère Peel sont comptés. Le 25 juin 1846, le cabinet tory, qui a lui-même si hardiment et si noblement préparé sa chute par ses grandes réformes économiques, est mis en minorité sur une question toute différente par la coalition prévue des whigs et des tories. Il s’agissait d’un bill relatif aux désordres d’Irlande. Les whigs qui, dans la réforme des lois commerciales, avaient fait le triomphe de sir Robert Peel en servant leur propre cause, ne pouvaient lui rester unis plus longtemps ; l’alliance n’avait eu lieu que sur un point, et, ce point gagné, chacun reprenait son poste de combat. Quant aux tories, irrités de la conduite de leur ancien chef, ils attendaient et saisirent ardemment la première occasion de châtier d’une façon éclatante ce qu’ils appelaient la trahison de sir Robert Peel. Quatre jours après, le 29 juin, sir Robert, dans un admirable discours, expliquant sa conduite et rendant hommage aux sentimens élevés qui avaient pu animer même ses plus violens adversaires, annonçait que la reine avait accepté la démission du cabinet, et chargé lord John Russel de former une nouvelle administration[9]. Lord Palmerston prenait la place de lord Aberdeen.

Si Bulwer a travaillé au succès du prince de Cobourg malgré les instructions contraires de lord Aberdeen, on devine ce qu’il fera sous la direction de lord Palmerston. Il sollicite des ordres conformes à son plan et ne tarde pas à convaincre le nouveau chef du foreign office. « Mon cher Bulwer, lui écrit Palmerston, je me range à l’avis que vous avez eu raison tout le temps, et que c’est nous qui avons eu tort dans cette affaire du mariage espagnol. Nous aurions dû tout de suite et bravement adopter Cobourg et le faire triompher en bravant la France ; mais nous n’étions pas disposés à rompre avec la France, et nous ne croyions pas que le mariage fût un intérêt anglais assez fort pour justifier cette rupture. » voilà une autorisation d’agir assez explicite ; on avait des motifs pour être modéré au début, on reconnaît maintenant que Bulwer avait raison ; n’est-ce pas dire qu’on lui donne carte blanche ? Ce n’est pas tout ; regardons-y de plus près, nous verrons toute la pensée de lord Palmerston. La lettre qu’on vient de lire est du mois d’août 1846 ; or quelle était cette modération dont il parle ? Dans une dépêche du 19 juillet, par conséquent trois ou quatre semaines avant d’exprimer ce regret, il écrivait à sir Henry Bulwer que les candidats à la main de la reine d’Espagne étaient réduits à trois, savoir : le prince Léopold de Saxe-Cobourg et les deux fils de don François de Paule. Quoi ! le prince Léopold, après tout ce qu’avait promis lord Aberdeen ! le prince Léopold nommé ici le premier, après que lord Aberdeen avait si vertement blâmé Bulwer d’avoir travaillé pour lui ! C’est donc une politique nouvelle ? Lord Palmerston ne se considère pas comme lié par les paroles de son prédécesseur, lord Palmerston se dégage. Fort bien, c’est son droit, mais alors il dégage aussi la parole de la France. Pourra-t-on invoquer désormais les conversations du château d’Eu ? tout cela est détruit, chacun a repris sa liberté.

Cette même dépêche du 19 juillet, adressée par lord Palmerston à Bulwer, s’exprimait dans les termes les plus vifs sur le compte des modérés espagnols. Le ministre whig tendait la main aux progressistes, c’est-à-dire à la révolution. Telle était la timidité qu’il se reprochait ; il était si décidé au contraire à payer d’audace, qu’il négligea les précautions les plus simples. Rien ne l’obligeait à montrer son jeu à ses adversaires ; il communiqua cette dépêche au comte de Jarnac, qui avertit immédiatement M. Guizot. Là-dessus, comme on pense, ordre donné au comte Bresson de faire connaître aux ministres espagnols le danger qui les menace. La nouvelle arrive à propos, les deux reines hésitaient encore, les ministres se perdaient dans les fils embrouillés de l’intrigue ; à la lecture de la fameuse dépêche, et sans qu’il y ait besoin de commentaires, plus d’hésitations, l’heure est venue d’en finir. « Engage donc Bresson à s’entendre avec moi pour faire les deux mariages Bourbon le plus tôt possible. Les Anglais et la révolution nous menacent. » Qui tient ce langage ? la reine-mère, et c’est un des ministres, M. Mon, qu’elle appelle ainsi à son secours. Reste une difficulté : il faut que la jeune reine consente à épouser son cousin, le duc de Cadix, le seul candidat possible entre les deux fils de don François de Paule. La reine mère s’en charge, elle dispose sa fille, elle la rend favorable à cette idée ; le comte Bresson, à qui l’on doit tous ces détails, ajoute avec joie : « Elle s’aidera de la jeune infante, fort occupée de M. le duc de Montpensier, et à qui elle a appris que son mariage ne pouvait se faire que si sa sœur épousait un Bourbon. »

Enfin, le 27 août, après un redoublement d’efforts en sens contraires, après, un nouvel assaut de sir Henry Bulwer et de nouvelles hésitations de la jeune reine, tout fut brusquement décidé. Lord Palmerston, dans son ardeur à s’attacher les progressistes, avait commis l’insigne maladresse de recommander presque impérieusement le duc de Séville, comme le seul prince espagnol qui méritât par ses qualités personnelles de devenir le mari de la reine. Ballottée ainsi du prince de Cobourg au duc de Séville par les caprices de lord Palmerston, la jeune reine comprit qu’elle serait le jouet du ministre whig ; elle consentit sans plus de retard à épouser le duc de Cadix. Elle manda ses ministres, leur signifia sa volonté, qui fut admise sans discussion, et les informa en même temps qu’elle donnait sa sœur au duc de Montpensier ; elle ajouta que ces deux mariages devraient se faire très promptement, et, autant que possible, le même jour.

Autant que possible, c’était une allusion aux difficultés de la France, par suite de ses engagemens avec l’Angleterre. La France était-elle tout à fait déliée de ses engagemens ? Elle avait de bonnes raisons pour l’affirmer, mais l’Angleterre voyant les choses d’un autre œil, il fallait procéder avec circonspection. Ce fut encore Palmerston qui précipita le dénoûment par ses provocantes allures. Les cortès, convoquées par ordre de la reine, s’étaient réunies le 14 septembre. Le 18, le sénat avait voté à l’unanimité une adresse de félicitation à la reine sur l’un et l’autre mariage ; le 19, le congrès des députés, par 159 voix contre une seule, adressa l’expression des mêmes sentiments à la reine Isabelle. Les deux mariages étaient consacrés d’avance par l’assentiment loyal et libre des représentans du pays.

Après ce vote comme avant, sir Henry Bulwer continua la lutte. Il était de ceux qui ne quittent pas le champ de bataille tant qu’il y a encore une cartouche à brûler. L’Angleterre se résignait bien au mariage de la reine avec le duc de Cadix, elle n’admettait pas le mariage de l’infante avec le duc de Montpensier. C’était une atteinte à l’équilibre de l’Europe, un moyen d’assurer un jour le trône d’Espagne à un fils du roi Louis-Philippe. Les ministres de la reine savaient-ils bien à quels dangers ils exposaient leur pays ? Bulwer, pressant et menaçant, variait ce thème sur tous les tons. Si ce n’était pas assez de la parole, l’action y suppléait : un jour, il envoyait une note au ministère espagnol ; le lendemain il expédiait des courriers aux vaisseaux anglais de Gibraltar ; il voulait frapper les imaginations, faire croire à tous que c’était la guerre, la guerre imminente. Le 23 septembre, pour couronner son œuvre, il remit au chef du cabinet de Madrid non pas une note de sa main, mais une protestation expresse de lord Palmerston. Au nom de l’équilibre européen, au nom de l’indépendance de l’Espagne, au nom des services rendus par l’Angleterre, le chef du foreign office protestait contre le projet de marier l’infante avec le duc de Montpensier et témoignait l’espoir que le gouvernement espagnol ne persévérerait pas dans ce dessein.

C’était trop. Il n’est pas dans le caractère espagnol de céder à de telles sommations. La France aussi se trouvait plus dégagée que jamais, les scrupules n’étaient plus de mise. M. Isturitz répondit comme il devait répondre. En face des protestations du ministère whig, il fit apparaître la volonté de la reine, l’approbation de la reine-mère, l’assentiment des ministres, les félicitations des cortès. Le double mariage devait se faire prochainement et le même jour. Il n’y avait plus lieu de maintenir la formule autant que possible ; lord Palmerston venait de l’effacer.

Aussi, quelques jours après, le 28 septembre, le duc de Montpensier partit de Paris pour Madrid, le duc d’Aumale l’accompagnait. Les deux princes, entrés en Espagne le 2 octobre avec leur suite, y reçurent partout l’accueil le plus empressé. Le 5, à une demi-lieue de la ville, ils montèrent à cheval, escortés par le ministre de la guerre, par le capitaine-général, par un grand nombre de généraux dont plusieurs appartenaient à l’opposition. Le temps était magnifique ; on eût dit la fête de la jeunesse et de l’espérance, tant une joie sérieuse illuminait tous les visages. « Pas un dissentiment ne s’est trahi, écrivait M. Bresson, pas un cri hostile ne s’est fait entendre. » Enfin, le 10 octobre au soir, dans l’intérieur du palais, le patriarche des Indes, archevêque de Grenade, célébrait le mariage de la reine d’abord, puis le mariage de l’infante ; le lendemain 11, la même cérémonie s’accomplit dans l’église de Notre-Dame d’Atocha. C’est l’usage espagnol que les mariages royaux soient célébrés deux fois, la première devant la famille, la seconde devant la nation. Une foule immense remplissait les nefs et les galeries de Notre-Dame ; en dehors de l’église, sur tout le parcours du royal cortège, aux fenêtres, aux balcons, la population de Madrid saluait respectueusement les deux couples.


III

Le dernier acte de ce drame, ou du moins de cette vive comédie espagnole, est rempli tout entier par l’explosion des colères anglaises. M. Guizot glisse très légèrement sur ce point. Il indique le mécontentement de lord Palmerston, le dépit de sir Henry Bulwer, qui se retire à Aranjuez, les susceptibilités de lord Normanby, ambassadeur d’Angleterre à Paris, qui interrompt presque ses relations avec le gouvernement français, mais il affirme en même temps que ce furent là des bouderies insignifiantes. Au plus fort des protestations de Bulwer, quand Bulwer s’abstint de paraître à la réception du corps diplomatique par les deux princes français, le belliqueux plénipotentiaire n’avait-il pas adressé à son ardent collègue, le comte Bresson, la lettre la plus amicale ? Le comte Bresson n’avait-il pas répondu sur le même ton, non pas de courtoisie seulement, mais de sincère amitié ? Enfin, à Paris, le représentant de lord Palmerston ne s’est-il pas hâté de se réconcilier personnellement avec le ministre de Louis-Philippe dans les salons de l’ambassadeur d’Autriche ? Ainsi donc, tout est fini, voilà l’impression qui résulte du récit de M. Guizot ; les ministres anglais se sont aperçus que leurs craintes au sujet de ces mariages étaient bien exagérées et leur langage bien agressif. Tout est fini, ou du moins tout va finir ; cette longue bataille diplomatique ne laissera aucune amertume dans l’âme de nos contradicteurs.

Étrange conclusion d’un récit d’ailleurs si loyal ! Il faut le dire, quoi qu’il en coûte : rien n’est plus contraire à la vérité. Le lecteur qui s’en tiendrait sur ce point aux Mémoires de M. Guizot n’aurait aucune idée de ce douloureux et terrible dernier acte. M. Guizot a plaidé ici pro domo suâ, c’est pro domo suâ qu’il a été si long, si expansif, dans tout ce qui concerne les négociations relatives au mariage. Tous les incidens qui préparent sa victoire, il les raconte dans le plus grand détail, tant il tient à prouver la loyauté de sa conduite, et cette démonstration est irréfutable ; mais sur les conséquences de cette victoire, sur les effets qu’il aurait dû prévoir et qu’il n’a pas prévus, sur les-irritations qu’il a soulevées, sur les intérêts qu’il a compromis, sur les ruines qu’il a faites, c’est à peine s’il y a une allusion de quelques lignes.

Il n’ignorait pas cependant les faits très graves, plusieurs même très douloureux, qui sont mêlés à cette histoire des mariages espagnols. Quoi ! pas un mot de ce qu’a souffert le roi Louis-Philippe ! pas un mot des sentimens, fondés ou non, de la reine Victoria ! pas un mot de ces justifications que le roi des Français se croit obligé d’adresser à la reine d’Angleterre par l’entremise de sa fille, la reine des Belges ! pas un mot des critiques, des plaintes, j’allais dire des gémissemens, qui échappent à des membres de sa famille, dans l’intimité des confidences fraternelles ! Si l’illustre homme d’état ignorait ces détails en 1846, il n’a pu les ignorer en 1848 ; il les a connus certainement après que les papiers trouvés aux tuileries ont été brutalement mis au jour, et comme il n’a écrit ses Mémoires que bien des années plus tard, ç’a été de sa part une fâcheuse inspiration de supprimer un pareil épisode. Quelle que soit l’origine de certains documens, il ne sert de rien de les dédaigner ; un jour peut venir en effet où les pages suspectes sont reprises par des chercheurs studieux, et, contrôlées, rectifiées, complétées, entrent dans les archives de l’histoire. L’histoire avait le droit de les tenir en défiance tant qu’elle ne les trouvait que dans la Revue rétrospective de 1848 ; peut-elle les traiter avec le même mépris, quand elle les rencontre dans les notes de l’homme qui fut si longtemps le conseiller et l’ami de la reine Victoria ? Évidemment non. Voici donc tout un portefeuille qu’elle réclame.

La première de ces lettres royales est signée de la reine Marie-Amélie. Le 8 septembre 1846, deux jours avant la célébration du mariage du duc de Montpensier avec l’infante dona Luisa-Fernanda, la reine des Français, sur la demande du roi évidemment, écrivait à la reine d’Angleterre :


« Madame,

« Confiante dans cette précieuse amitié dont votre majesté nous a donné tant de preuves et dans l’aimable intérêt que vous avez toujours témoigné à tous nos enfans, je m’empresse de vous annoncer la conclusion du mariage de notre fils Montpensier avec l’infante Louise-Fernande. Cet événement de famille nous comble de joie parce que nous espérons qu’il assurera le bonheur de notre fils chéri, et que nous retrouverons dans l’infante une fille de plus, aussi bonne, aussi aimable que ses aînées, et qui ajoutera à notre bonheur intérieur, le seul vrai dans ce monde et que vous, madame, savez si bien apprécier. Je vous demande d’avance votre amitié pour notre nouvelle enfant, sûre qu’elle partagera tous les sentimens de dévoûment et d’affection de nous tous pour vous, pour le prince Albert et pour votre chère famille.

« Le roi me charge de vous offrir ses tendres et respectueux hommages, ainsi que ses amitiés au prince Albert[10]. Il espère que vous aurez reçu ses lettres et que les pêches sont arrivées à bon port. Tous mes enfans me chargent aussi de vous offrir leurs hommages. Veuillez offrir mes amitiés au prince Albert ; embrassez pour moi vos si chers enfans et recevez l’expression de la tendre et inaltérable amitié, avec laquelle je suis, Madame, de votre majesté la toute dévouée sœur et amie,

« MARIE-AMELIE. »


Si les notes de Stockmar ne venaient pas ici à notre aide, nous aurions de la peine à nous expliquer les sentimens que cette lettre éveilla dans le cœur de la reine d’Angleterre. Un de ses ministres, lord Aberdeen, avait négocié cette affaire avec M. Guizot, et tous les deux s’étaient liés par des engagemens réciproques. Ce ministre est renversé du pouvoir. Son successeur au foreign office, lord Palmerston, ne tient aucun compte des engagemens pris et par cela même dégage la parole de la France. Où y a-t-il en tout cela quelque chose qui puisse toucher la reine ? C’est le jeu des institutions parlementaires. Une politique remplace une politique, une méthode remplace une méthode ; rien de plus simple. Si lord Palmerston a subi un échec, la faute en est à lui. La reine épouse-t-elle donc si vivement les griefs de l’altier ministre ? Nous ne sommes guère disposés à le croire, nous qui savons que cinq ans plus tard elle rappellera si fermement à l’ordre ce même ministre et lui fera signifier son congé. Ah ! c’est qu’alors ce ministre aura osé déclarer une guerre sournoise au prince Albert, tandis qu’aujourd’hui le prince Albert soutient la même cause que lui. Nous voici encore ramenés au prince de Cobourg. On se rappelle ce que nous ont dit à ce sujet les notes de Stockmar. Nous l’avons vu, aux premières pages de ce récit, résumer très nettement son opinion et celle du prince sur la candidature du jeune Cobourg : c’est une combinaison à suivre sans bruit, sans éclat, sans rien risquer, en. laissant la plus grande part d’action aux circonstances. Parmi ces circonstances auxquelles il se confie de la sorte, Stockmar aurait-il compté par hasard les dispositions possibles de tel ou tel ministre, chez l’un une certaine passion antifrançaise, chez l’autre le désir de flatter adroitement les secrètes pensées de la reine et du prince ? On est bien obligé d’admettre une explication de ce genre quand on lit la réponse de la reine Victoria à la reine Marie-Amélie. La voici telle que Stockmar la donne :

« Osborne, 10 septembre 1846.


« Madame,

« Je viens de recevoir la lettre de votre majesté du 8 de ce mois et je m’empresse de vous en remercier. Vous vous souviendrez peut-être de ce qui s’est passé à Eu entre le roi et moi ; vous connaissez l’importance que j’ai toujours attachée au maintien de notre entente cordiale et le zèle avec lequel j’y ai travaillé ; vous avez appris sans doute que nous nous sommes refusés à arranger le mariage entre la reine d’Espagne et notre cousin Léopold, que les deux reines avaient désiré vivement, dans le seul but de ne pas nous éloigner d’une marche qui serait plus agréable à votre roi, quoique nous ne pouvions considérer cette marche comme la meilleure. Vous pourrez donc aisément comprendre que l’annonce soudaine de ce double mariage ne pouvait nous causer que de la surprise et un bien vif regret.

« Je vous demande bien pardon de vous parler de politique dans ce moment, mais j’aime pouvoir me dire que j’ai toujours été sincère envers vous.

« En vous priant de présenter mes hommages au roi, je suis, Madame, de votre majesté la toute dévouée sœur et amie,

« Victoria R. »


À en croire le baron de Stockmar, ce qui aurait blessé la reine Victoria dans la communication de la reine Marie-Amélie, ce serait bien plus la forme de la lettre que le fond même de l’affaire. Elle pensa, on pensa autour d’elle que ce simple billet de faire part, sans aucune allusion aux difficultés pendantes depuis quatre ou cinq ans, sans aucun témoignage de regret touchant les dissentimens survenus, ressemblait à une offense. La reine Marie-Amélie avait l’air d’ignorer ce qu’elle savait comme tout le monde et mieux que tout le monde. De là le ton offensé, et à son tour offensant, de la réponse de la reine Victoria, ces rappels si hautains à la vérité, ces leçons de mémoire données si sèchement, si durement, malgré l’apparente courtoisie des formes : Vous vous souviendrez peut-être…, vous avez appris sans doute…, vous pourrez donc aisément comprendre… Stockmar ne dit rien de ces duretés et, paraît à peine s’en apercevoir, il insiste avant tout sur les torts du roi Louis-Philippe envers la reine Victoria (car c’est lui seul, on le conçoit, qu’il rend responsable de la démarche et de la missive de la reine Marie-Amélie), il lui reproche d’avoir manqué à la vieille galanterie française, d’avoir oublié ce qu’un gentleman doit à une dame[11]

Ce sont là des questions bien délicates, et il n’y a, selon moi, qu’une manière de les juger, c’est de se placer au vrai point de vue, je veux dire au point de vue des intentions. Quel a été le sentiment de la reine Marie-Amélie, ou plutôt du roi Louis-Philippe, quand il a pris le parti d’annoncer le double mariage à la reine d’Angleterre comme si rien ne s’était passé jusque-là ? Évidemment cette lettre a été longtemps méditée ; entre les différentes formules qui se présentaient, il a choisi la plus simple, la moins pénible, celle qui écartait toute idée de discussion, celle qui le dispensait d’exprimer des regrets sans franchise ou des reproches hors de propos. Le baron de Stockmar écrit doctoralement dans ses notes : « Si le roi voulait se délier des engagemens du château d’Eu, il devait le faire par voie diplomatique à l’égard du gouvernement anglais, et en même temps, ou mieux encore avant, il devait le faire en son nom personnel, comme un gentleman à l’égard d’une dame, par voie de courtoisie royale. » Stockmar nous montre ici qu’il ne connaissait pas les dépêches échangées entre Paris et Londres aux mois de juillet et août 1846. Ce qu’il demande a été fait ; dès les premiers actes de lord Palmerston, le gouvernement français avait annoncé au foreign office qu’il se regardait comme dégagé. Reste donc la question de la démarche personnelle, mais ce sont là encore une fois des choses d’une extrême délicatesse, et c’est surtout l’intention qu’il faut voir.

Je remarque d’ailleurs que Stockmar, sans s’inquiéter de se contredire, nous donne un peu plus loin la véritable explication des sentimens de la cour d’Angleterre. Dans une lettre qu’il écrit le 10 novembre 1846, sans doute à un de ses amis de Cobourg ou de Gotha, on trouve ces curieuses paroles : « Ici tous, vont bien, mais tous sont réellement affligés. Au commencement, la reine était tout entière aux idées de pardon et de réconciliation ; le prince, au contraire, ressentait le coup comme il convient à un homme ; il y voyait une chose injuste au fond, une offense nationale dans la forme et pour lui-même un procédé blessant, car il pouvait se dire qu’ayant sacrifié à de hauts intérêts politiques sa bienveillance pour son cousin, il n’avait reçu en échange de ce sacrifice qu’une marque d’ingratitude sous la forme la plus dédaigneuse. » Ainsi la première impression de la reine Victoria n’a pas été un mouvement de colère, peut-être même avait-elle senti avec une délicatesse féminine l’intention secrète du roi et de la reine des Français ; l’interprétation hostile est venue du prince Albert, c’est le prince Albert qui s’est cru atteint dans le fond et dans la forme, comme prince de Cobourg et comme premier sujet de la reine. Tout cela est bien équivoque ; il est clair que le prince n’aurait pas pris la chose avec une telle violence s’il avait sacrifié aussi complètement qu’il le dit la candidature de son cousin.

Quoi qu’il en soit, l’irritation ne fit que s’accroître dans l’entourage de la reine. Stockmar ajoute pourtant qu’il ne croit pas à une rupture pouvant amener la guerre ; mais comme il faut que le prince se domine ! comme la reine a besoin de patience et de longanimité ! "Le prince est calme, écrit Stockmar, et certainement il ne se laissera pas entraîner à satisfaire ses ressentimens aux dépens de la vrais et grande politique de la paix." Et qu’est-ce donc qui aurait pu le pousser à de telles idées de vengeance, une fois le premier mouvement de colère réprimé ? C’est répond Stockmar, la justification même du gouvernement français, laquelle se résumait en ces termes : "Si nous n’avons pas tenu nos promesses, c’est que vous-même avez dégagé notre parole en manquant à la vôtre." Sur quoi Stockmar s’écrit en levant les mains au ciel : "Il faudrait être un saint pour ne pas perdre patience devant une pareille attitude !"

Stockmar, si passionné qu’il soit contre la France, n’est ni un hypocrite ni un brouillon ; c’est un caractère honnête et respectable. Il ne fait que répéter ici les appréciations de ses augustes hôtes. On voit donc par ses paroles quels malentendus ont divisé alors la cour d’Angleterre et la cour de France. À côté des dissentimens inévitables, il y a les erreurs de fait et les méprises. La reine Victoria, du sein des sphères supérieures, pouvait-elle connaître tous les détails de la négociation ? savait-elle alors, pouvait-elle savoir ce que nul n’ignore aujourd’hui, parmi ceux qui ont étudié ces choses de près, je veux dire les menées de sir Henry Bulwer et le changement de politique si brusquement introduit par lord Palmerston ? La politique française a été constamment fidèle dans cette affaire à un plan de conduite, bon ou mauvais, mais loyalement annoncé dès le premier jour. La politique anglaise, parfaitement loyale et droite avec le ministère tory, a dévié sans vergogne avec le ministère whig. Lors Zberdeen écrivait à sir Henry Bulwer : "Vous avez eu grand tort de remettre en avant la candidature du prince de Coburg ;" lord Palmerston arrivant au pouvoir écrit à Bulwer : "Vous seul avez raison."

Les premiers coupables ici, au moins dans l’ordre des dates et la succession des faits, ce sont les deux diplomates entre lesquels s’est engagée la bataille, sir Henry Bulwer et le comte Bresson. Surtout pas de zèle ! voilà une des circonstances où l’on comprend bien le mot de M. de Talleyrand. Le zèle de sir Henry Bulwer a compromis l’Angleterre comme le zèle du comte Bresson a compromis la France. Il importe peu de savoir lequel des deux a commencé ; tous deux ont été aussi vifs, aussi excités, aussi ardens à la lutte, tous deux ont mérité, à une certaine heure, le désaveu de leurs gouvernemens. Si lord Aberdeen, dans sa haute loyauté, a blâmé Bulwer et prévenu M. Guizot de l’intrigue qui se préparait, Louis-Philippe a été sur le point de désavouer le comte Bresson et n’en a été empêché que par les instances de M. Guizot.

Un homme bien plus coupable, parce qu’il occupait un rang bien plus élevé, ce fut lord Palmerston. Les deux agens de France et d’Angleterre ont péché par entraînement, lord Palmerston a mal agi par un sentiment de haine qu’entretenait une imagination ténébreuse. Nous nous associons complètement à ce que dit sur ce point notre collaborateur M. Auguste Laugel : « Jamais le gouvernement anglais n’eut à se plaindre sérieusement de la conduite de la France vis-à-vis de l’Espagne ; mais il plaisait à Palmerston de nourrir des griefs contre nous, de nous représenter comme des alliés peu sûrs, des modèles de fourberie, des abîmes d’ambition ; il voit rouge quand il est question du roi des Français… » C’est donc sur lui que pèse la responsabilité tout entière ; il ne faisait aucun cas de cette grande pensée libérale et civilisatrice, l’union de l’Angleterre et de la France. Il tenait à humilier la politique française au moment où cette politique, si amèrement combattue chez nous comme trop dévouée à l’alliance anglaise, avait droit à des témoignages d’amitié. Pour détruire l’œuvre si bien commencée par sir Robert Peel et lord Aberdeen, aucun moyen ne lui coûtait. « S’il avait mis Cobourg sur le trône d’Espagne, ajoute M. Auguste Laugel, il eût bien ri de la candeur de ceux qui eussent accusé sa diplomatie d’incorrection. » voilà l’homme qui taxe de duplicité ceux qui ne faisaient que se mettre en garde contre ses intrigues ! M. Ernest de Stockmar lui-même, le fils et l’éditeur du célèbre baron, malgré son désir de nous trouver en faute, est obligé de convenir que Palmerston a été bien mal inspiré lorsque, non content d’inscrire le prince de Cobourg sur la liste des prétendans à la main de la reine d’Espagne, il l’y a placé au premier rang. Seulement il croit que c’est l’erreur d’un jour, un oubli, une maladresse très fâcheuse sans doute, mais fortuite. Il n’y avait rien là de fortuit, c’était un système obstinément suivi, un système qui obligeait la France à se défendre, non certes contre la reine et le prince Albert, mais contre les manœuvres de lord Palmerston.

N’y avait-il donc aucun moyen de faire cesser les malentendus ? Le moyen, la reine Victoria l’a indiqué dans une lettre à la reine des Belges, lorsqu’elle écrit ces mots : « Si le roi avait des doutes sur nos sentimens, pourquoi n’a-t-il pas cherché à éclaircir la situation, au lieu d’agir comme il a fait ? A quoi bon parler d’entente cordiale si, en cas de besoin, on ne devait pas s’entendre préalablement et cordialement[12] ? » À ce reproche, il n’y a rien à répondre ; écrire seulement après l’affaire conclue, c’était beaucoup trop tard. Louis-Philippe l’a bien senti. Aussi, quand la reine Victoria eut adressé à la reine Marie-Amélie la lettre amère que nous venons de reproduire, il considéra comme un devoir de se justifier auprès d’elle. Sa fille, la reine des Belges, était un intermédiaire tout naturellement indiqué. Il écrivit donc à la reine des Belges la justification qu’il voulait faire mettre sous les yeux de la reine d’Angleterre. La lettre est longue, cordiale, pleine de souplesse et de bonhomie royale, elle contient un récit exact et détaillé des faits ; mais, il faut bien le reconnaître, quelle qu’en soit la sincérité, elle n’échappe pas au reproche exprimé plus tard par la reine Victoria, reproche si naturel et qui domine toute la question : « À quoi bon parler d’entente cordiale si, en cas de besoin, on ne devait pas s’entendre préalablement et cordialement ? » Cette lettre de Louis-Philippe à la reine des Belges n’est pas mentionnée dans les Mémoires de M. Guizot ; M. Ernest de Stockmar s’y réfère sans cesse dans sa discussion sur les mariages espagnols. En voici le commencement :


« Neuilly, 14 septembre 1846.


« Ma chère bonne Louise,

« La reine vient de recevoir une lettre, ou plutôt une réponse de la reine Victoria à celle que tu sais qu’elle lui avait écrite, et cette réponse m’a fait une vive peine. Je suis porté à croire que notre bonne petite reine a eu presque autant de chagrin à écrire cette lettre que moi à la lire. Mais enfin elle ne voit maintenant les choses que par la lunette de lord Palmerston, et cette lunette les fausse et les dénature trop souvent. C’est tout simple ; la grande différence entre la lunette de lord Aberdeen et celle de lord Palmerston provient de la différence de leur nature : lord Aberdeen aimait à être bien avec ses amis ; lord Palmerston, je le crains, aime à se quereller avec eux. C’est là, ma chère Louise, ce qui causait mes alarmes sur le maintien de notre entente cordiale, lorsque lord Palmerston a repris la direction du foreign office. Notre bonne reine Victoria repoussait ces alarmes, et m’assurait qu’il n’y aurait de changé que les hommes. Mais ma vieille expérience me faisait craindre que, par l’influence du caractère de lord Palmerston, plutôt peut-être que de ses intentions, les allures politiques de l’Angleterre ne subissent une modification graduelle ou brusque, et malheureusement les affaires d’Espagne viennent d’en être l’occasion.

« Dans le premier moment qui a suivi la lecture de la lettre de la reine Victoria, j’étais tenté de lui écrire directement, et j’ai même commencé une lettre pour faire appel à son cœur et à ses souvenirs, et lui demander d’être jugé par elle plus équitablement et surtout plus affectueusement ; mais la crainte de l’embarrasser m’a arrêté, et j’aime mieux t’écrire à toi, à qui je puis tout dire, pour te donner toutes les explications nécessaires, to replace the things in their true light, et pour nous préserver de ces odieux soupçons dont je puis dire en toute sincérité que ce n’est pas à nous qu’on pourrait les adresser.

« Je reprendrai donc avec toi les choses au commencement et je remonterai à l’origine des mariages espagnols.

« Tu sais, ma chère amie, que, pendant sa régence, et longtemps avant son expulsion, la reine Christine nous demandait sans cesse de conclure les mariages de nos deux fils cadets, les ducs d’Aumale et de Montpensier, avec ses deux filles, la reine Isabelle II et l’infante Louise-Ferdinande. Nous lui avons constamment répondu que, quant à la reine, quelque flattés que nous fussions d’une pareille alliance, il n’y avait pas à y penser, et que nous avions sur cela un parti bien arrêté ; mais que, quant à l’infante, nous nous en occuperions quand elle serait nubile, ou, comme on dit en Angleterre, marriageable, et que, pourvu qu’il y eût bonne chance qu’elle ne devînt pas reine, et qu’elle restât infante, c’était une alliance qui nous conviendrait beaucoup, et que nous la ferions contracter avec plaisir au duc de Montpensier.

« À mesure que les succès militaires de tous mes fils donnaient une nouvelle impulsion à cette opinion favorable qui se développait de toutes parts sur leur compte, et que le glorieux combat d’Aïn-Taguin, où le duc d’Aumale commandait, et où il parvint à s’emparer de tout le camp (autrement dit la Smala) d’Abd-el-Kader, entourait son nom de ce prestige qui entraîne toujours les hommes de tous les pays, il s’élevait en Espagne un cri que je pourrais dire presque universel, pour exprimer le vœu que le duc d’Aumale devînt l’époux de la reine Isabelle II. Mais je continuai à être aussi sourd à ce vœu que je l’avais été à ceux qui m’avaient été adressés successivement pour placer le duc de Nemours sur les trônes de Belgique et de Grèce et pour lui faire épouser la reine de Portugal. Mes refus furent nets et positifs. Je n’ai jamais trompé personne. Je l’ai dit aux Portugais comme aux Belges. Je n’ai laissé aucune illusion, ni à ceux qui craignaient, ni à ceux qui désiraient, et après que ma loyauté, dans les intentions que je proclamais de ne pas accepter la main de la reine d’Espagne pour le duc d’Aumale, avait été prouvée avec tant d’éclat par son mariage avec une princesse de Naples, il est inconcevable que lord Palmerston parle aujourd’hui au comte de Jarnac, mon chargé d’affaires à Londres, dans un billet écrit de sa main, de celle ambition cachée qu’il juge à propos de considérer comme le mobile de ma conduite relativement au mariage du duc de Montpensier avec l’infante Louise-Ferdinande. »


Le roi rappelle ensuite la marche de l’affaire, le parti auquel il s’est arrêté, le principe qu’il a établi touchant le mariage de la reine, la nécessité de choisir le roi d’Espagne parmi les descendans de Philippe V, l’acquiescement de lord Aberdeen à ce système, sinon au point de vue des doctrines, du moins au point de vue des faits, l’approbation donnée par le ministère tory à la candidature du comte d’Aquila d’abord, ensuite du comte de Trapani, et il ajoute cette page que nous ne pouvons nous dispenser de transcrire :


« … Ce fut au milieu de cette lutte que fut mise en avant, n’importe par qui, n’importe comment, l’idée de donner pour époux à la reine d’Espagne le prince Léopold de Saxe-Cobourg, neveu du roi des Belges, cousin germain de la reine Victoria et du prince Albert, frère du roi de Portugal, de la duchesse de Nemours et du prince Auguste mon gendre. « Cette candidature fut un incident bien fâcheux. Elle a faussé toutes les positions, la mienne surtout, par l’opposition que j’ai cru de mon devoir d’y apporter ; et je vois encore, par les termes même de la lettre de la reine Victoria, à quel point on se trompe et on est injuste de son côté dans l’appréciation qu’on fait des motifs qui ont dicté cette opposition. Ces motifs étaient puisés autant dans la sincère amitié que je porte aux princes de Cobourg (et dont je crois leur avoir donné plus d’une preuve dans la part que j’ai prise à faciliter les nouvelles illustrations de leur maison) que dans les mêmes considérations politiques qui me portaient à écarter mes propres enfans de cette candidature. J’étais convaincu, et je le suis plus que jamais, que le succès de cette candidature n’aurait servi qu’à attirer des malheurs sur la tête de ce jeune prince, et aussi sur celle de la reine elle-même (si elle l’avait épousé), en amenant le renversement de leur trône, et en plongeant l’Espagne dans cette anarchie dont il est toujours difficile de la préserver. Tu sais, ma bonne Louise, à quel point j’ai développé cette opinion, tant dans mes conversations avec ton excellent roi que dans lus lettres que je lui ai écrites, et tu dois te rappeler tous les argumens dont je me suis servi pour la motiver. Je ne les répéterai donc pas dans cette lettre déjà si longue, mais je te rappellerai combien j’ai constamment regretté que l’exemple que j’ai donné en prononçant moi-même l’exclusion de mes fils n’ait pas été suivi, et que cette candidature, dont le succès me paraissait devoir être un malheur pour tous, n’ait pas été formellement repoussée et écartée dès l’abord par ceux qui avaient autorité pour le faire ; ce qui aurait probablement évité, aux uns un grand et inutile désappointement, à moi un des plus pénibles chagrins que j’aie éprouvés, — et Dieu sait que je n’en ai pas manqué dans le cours de ma longue vie ! »


Ceux qui avaient autorité pour écarter dès l’abord cette candidature, quels sont-ils ? Ce sont évidemment les chefs de la maison de Cobourg, ceux-là surtout que leur situation mêlait aux affaires européennes, le roi des Belges et le prince Albert. Le roi des Français ne savait pas si bien dire. On a vu par les notes de Stockmar, au début de ce récit, que le plan du prince Albert et de son conseiller se résume en ces termes : « Nous ne soutenons pas cette candidature au point d’y sacrifier de plus précieux intérêts, nous nous gardons bien aussi de l’écarter. Il faut attendre les circonstances afin d’en profiter s’il y a lieu. » Une de ces circonstances fut la chute du ministère Peel et le remplacement de lord Aberdeen par lord Palmerston. C’est ce qui a tout compromis et tout perdu.

Le roi arrive ensuite au mariage du duc de Montpensier avec l’infante, à la célébration simultanée des deux alliances, à ce qu’il appelle très franchement la déviation des conventions premières. Il énumère les causes qui ont rendu cette déviation inévitable, les unes qui sont le fait des agens politiques de l’Angleterre, les autres qui résultent de la situation de l’Espagne. La célébration simultanée des deux mariages, qu’il regrette pour sa part et qu’il eût voulu éviter, c’était le sine qua non de la reine Christine, c’était le vœu du ministère, le vœu de la nation espagnole, qui voyaient dans cette prompte solution le seul moyen de mettre un terme aux incertitudes publiques, par conséquent aux espérances et aux menées des factieux.


« Actuellement, ma chère bonne Louise, c’est à la reine Victoria et à ses ministres qu’il appartient de peser les conséquences du parti qu’ils vont prendre et de la marche qu’ils suivront. De notre côté, ce double mariage n’opérera dans la nôtre d’autres changemens que ceux auxquels nous serions contraints par la nouvelle ligne que le gouvernement anglais jugerait à propos d’adopter. Il n’a à redouter de notre part aucune ingérence dans les affaires intérieures de l’Espagne. Nous n’avons point d’intérêt à le faire, et nous avons une volonté très décidée de nous en abstenir. Nous continuerons à respecter religieusement son indépendance, et à veiller, autant que cela dépendra de nous, à ce qu’elle soit également respectée par toutes les autres, puissances. Nous ne voyons aucun intérêt, aucun motif, ni pour l’Angleterre, ni pour nous, à ce que notre entente cordiale soit brisée, et nous en voyons d’immenses à la bien garder et la maintenir. C’est là mon vœu, c’est celui de mon gouvernement. Celui que je te prie d’exprimer de ma part à la reine Victoria et au prince Albert, c’est qu’ils me conservent dans leur cœur cette amitié et confiance auxquelles il m’a toujours été si doux de répondre par la plus sincère réciprocité, et que j’ai la conscience de n’avoir jamais cessé de mériter de leur part[13]. »


Cette justification ne désarma ni la reine Victoria ni le prince Albert. La reine répondit à Louis-Philippe par la même entremise. La fille de Louis-Philippe, comme elle avait reçu et transmis les explications de la France, reçut et transmit la réplique de l’Angleterre. Princesse accomplie, toute dévouée à son père et attachée à la nièce de son mari par la plus sérieuse affection, la reine Louise dut remplir en conscience son rôle de médiatrice. C’est elle sans nul doute qui empêcha la rupture de passer des sentimens aux faits. L’ancienne entente fut détruite, la paix ne fut point troublée. Elle ne réussit pas cependant à calmer le mécontentement de la cour d’Angleterre. C’est le 27 septembre 1846 que la reine Victoria lui écrivit sa réponse aux explications du roi des Français ; le même jour, lord Palmerston écrivait à lord Normanby : « La reine a écrit au roi des Français une lettre chatouilleuse[14] en réponse à la sienne. » On voit d’ici le sourire de celui qui annonçait la nouvelle en ces termes. L’habile homme avait persuadé à la souveraine qu’elle devait s’en tenir aux conversations du château d’Eu, que rien n’avait été changé dans la situation, que donner un autre sens à sa dépêche du 19 juillet (à cette dépêche où la candidature du prince de Cobourg était placée au premier plan !) c’était faire violence à ses paroles. Voilà précisément ce que la reine Victoria écrivit à la reine des Belges. Forte de sa loyauté, la reine d’Angleterre ne se rappelait que ce qu’elle avait fait elle-même ; le reste ne comptait pas. Étrangère à toute pensée d’intrigue, elle couvrait, sans le savoir, les intrigues de Palmerston et de Bulwer.

Si la reine était trompée par son ministre, comment l’opinion publique aurait-elle mieux connu la vérité ? Pour se rendre compte de l’irritation qui éclata dans toutes les classes de la société anglaise, il faudrait lire tous les journaux, toutes les brochures, tous les manifestes de l’année 1846. La clameur fut unanime. On retrouve encore la trace.de ces passions dans les notes que Stockmar traçait cinq ans plus tard, après qu’une révolution avait passé sur la France et dispersé les vainqueurs. C’était au commencement de l’année 1851 ; Stockmar, dans son cabinet de Windsor, toujours attentif, comme un vieux pilote, aux points noirs de la politique européenne, était effrayé des conséquences possibles de la révolution de 1848. Il cherchait à deviner ce qu’allait devenir la France, non pas qu’il eût pour nous la moindre sympathie, mais il pensait à la Belgique, il s’inquiétait pour son maître et ami, le roi Léopold, il craignait enfin que la monarchie de 1831, privée de l’appui de la France, ne fût ou très ébranlée, ou entraînée vers des alliances funestes. C’est ainsi que la révolution de 1848 lui inspirait des regrets amers, regrets d’égoïsme, nullement de sympathie et d’humanité. Qu’allait donc devenir la France ? et quels seraient par suite les dangers de la royauté belge ? Pendant qu’il sonde l’avenir, le passé lui apparaît sous des couleurs plus vives, et il maudit cette journée du 24 février qui a soulevé tant de problèmes sinistres. Journée désastreuse et qu’il était, selon lui, si facile d’éviter ! En même temps qu’il la maudit, il en proclame la signification, et, appliquant cette doctrine que l’histoire du monde est le jugement du monde, il y voit un grand acte de la justice de l’histoire. À l’entendre, le gouvernement de Louis-Philippe a expié ce jour-là la conduite qu’il a tenue dans l’affaire des mariages espagnols. Telle est, au milieu de ses appréhensions pour l’avenir, la persistance implacable de ses rancunes.

Laissons de côté dans les pages de Stockmar tout ce qui appartient à cette mauvaise inspiration du ressentiment ; on ne discute pas avec des passions. Que le conseiller de la reine Victoria use et abuse d’une lettre adressée par le prince de Joinville au duc de Nemours, le 7 novembre 1847, et publiée cinq mois après dans la Revue rétrospective, c’est son droit, je le reconnais ; n’aurait-il pas dû se demander pourtant si cette lettre, écrite dans une heure d’amertume et envoyée confidentiellement à un frère, était bien l’expression vraie, l’expression réfléchie et définitive du noble esprit qui l’a tracée ? Le 7 novembre 1847, le prince de Joinville est à bord du Souverain, dans la station navale de la Spezzia. Il vient d’apprendre le suicide du comte Bresson, qui était passé de l’ambassade de Madrid à l’ambassade de Naples. Il ignore, comme tous l’ignoraient encore à cette date, les véritables causes de ce tragique événement. Il le rattache à l’affaire des mariages espagnols et à la situation générale. Le peu de sympathie qu’il éprouve pour la politique de M. Guizot le dispose à tout blâmer dans la campagne de l’année précédente. Comme il vit à l’étranger, qu’il recueille les propos de l’étranger et que les colères de l’opinion anglaise ont des échos partout, il affirme que cette campagne nous a revêtus d’une déplorable réputation de mauvaise foi. Il ajoute : Ces malheureux mariages espagnols ! nous n’avons pas encore épuisé le réservoir d’amertume qu’ils contiennent. Et plus loin, dans le post-scriptum, indiquant par là que cette pensée ne le quitte pas, il jette ce dernier cri : Les mariages espagnols sont mon cauchemar. Est-il bien sûr encore une fois que ce soit là un jugement définitif ? Et serait-on loin de la vérité, si l’on y voyait surtout l’élan d’une nature généreuse, l’inquiétude d’une belle âme qui voudrait bien se tromper, et qui appelle une réfutation ? N’est-ce pas pour cela précisément qu’il s’adresse à celui de ses frères qui, par son âge, par sa réserve, est le mieux en mesure de le rectifier, s’il y a lieu ? voilà, pour le dire en passant, ce que valent ces prétendues révélations, ces pages publiées brusquement, perfidement, et qui, détachées des circonstances où elles furent écrites, perdent leur véritable sens. Il faut donc rejeter au nom de l’histoire impartiale toute cette partie de la polémique de Stockmar, polémique si amère, si injuste, et envenimée encore par son fils ; mais, s’il y a dans une autre partie de cette discussion des idées que la raison confirme et qui renferment de hautes leçons, la même impartialité nous fait un devoir de les recueillir. Fas est et ab hoste doceri.

De tous les discours qui furent prononcés sur ce sujet dans la chambre des pairs et la chambre des députés, l’un des plus beaux assurément est celui de M. le duc de Broglie. C’est un discours très français, comme toutes les œuvres de ce grand esprit, et qui résume les mille détails de l’affaire dans une pensée maîtresse. Cette pensée, ce n’est pas l’intérêt de famille qui a pu réjouir le roi Louis-Philippe, si respectable que soit un tel sentiment, c’est l’intérêt de la France menacée en Espagne par la politique anglaise. La vigilance du gouvernement, disait hardiment M. le duc de Broglie, a déjoué les desseins de lord Palmerston, qui voulait faire de l’Espagne l’annexe et l’extension du Portugal. Et quant aux périls d’un autre genre que pouvait amener cette victoire, il répondait avec un bon sens supérieur : « Nous sommes isolés, dit-on ; mais l’isolement, c’est la situation naturelle de toutes les puissances en temps de paix générale. L’alliance, l’entente cordiale, l’intimité, de quelque nom qu’on veuille l’appeler, c’est une situation exceptionnelle, c’est une situation qui a ses hauts et ses bas, qui a ses bons et ses mauvais momens. Il faut savoir profiter des bons et supporter les mauvais. On dit que l’isolement peut entraîner certains dangers. Je ne dis pas non ; mais qu’y faire ? Les choses sont ce qu’elles sont[15]… » Rien de plus sage, les choses sont ce qu’elles sont. Si l’on se rend compte de ce que renferme ce mot, on y trouve la philosophie même de la politique, la politique n’étant que l’art de démêler ce que sont les choses et de se conduire en conséquence. Seulement il faut aller jusqu’au bout de cette pensée ; après avoir dit : les choses sont ce qu’elles sont, il faut tâcher de savoir ce qu’elles commandent. Le grand tort de M. Guizot, au lendemain des mariages espagnols, est de ne pas avoir démêlé la situation nouvelle de la France et compris les devoirs qu’elle imposait. Puisqu’un guide tel que M. le duc de Broglie, à l’entrée de ce détroit, annonçait une traversée périlleuse, ne fallait-il pas redoubler d’attention, assurer sa marche, se tenir prêt à toutes les manœuvres, tendre ou plier ses voiles selon la direction du vent, surtout prendre bien garde de ne pas laisser les mêmes mains se raidir au gouvernail ? Il y a des cas où la souplesse est le meilleur signe de force.

C’est ici que se rencontrent dans les pages de Stockmar les observations politiques dont je parlais tout à l’heure, observations, non plus d’un adversaire irrité, mais d’un philosophe attentif aux causes et aux effets. Stockmar, qui s’est trompé sur les détails de l’affaire parce qu’il les regardait de loin, a des vues originales et neuves sur l’ensemble parce qu’il le considère de haut. Il constate que depuis les mariages espagnols le système parlementaire de la France a été misérablement faussé. Ce n’est pas seulement la France qui est isolée en Europe par la rupture de l’entente cordiale avec l’Angleterre, c’est le roi et son ministre qui désormais sont isolés en France par la violation, non pas éclatante, mais continue, du régime constitutionnel. Isolés, qu’est-ce à dire ? Cela veut dire : isolés de l’opinion, séparés de la vie publique, privés des communications nécessaires avec la pensée du pays. Là aussi, l’entente est rompue. Quoi ! pour cette conclusion des mariages espagnols ? Était-ce donc une affaire à passionner le pays dans tel ou tel sens ? Non, certes ; mais après une négociation si longue, si laborieuse, après six années d’escrime diplomatique, après tant de péripéties, d’espérances, d’alarmes, de précautions inutiles, de résolutions sans cesse prises et reprises, le roi et son ministre furent comme enchaînés l’un à l’autre. Stockmar prétend que le roi se serait écrié un jour ; « Cela va trop loin, cela va fausser toute la politique de mon règne. » Je ne sais si cela est vrai ; ce qui est certain, c’est que le roi avait entraîné le ministre, et que le ministre, à son tour, entraînait le roi. Qu’arriva-t-il ? Que tous deux se trouvèrent liés pour toute la durée du règne. « Jusque-là, dit Stockmar, Louis-Philippe avait évité toutes les difficultés en se décidant à changer de ministère, alors même que ce changement lui souriait peu ; à partir de ce moment, il fut convaincu que M. Guizot était l’homme nécessaire, qu’il ne pouvait plus gouverner qu’avec lui et par lui. » C’est bien ce système qui a tout perdu, et voilà dans quel sens on a pu dire, malgré les dénégations intéressées de M. Guizot, que les mariages espagnols ont été indirectement une des principales causes de la révolution de 1848.


SAINT-RENE TAILLANDIER.

  1. Voyez la Revue du 1er janvier, du 1er février, du 1er mars, du 1er mai, du 15 août, du 1er novembre et du 1er décembre 1876.
  2. Voyez, dans la Revue du 1er septembre 1856, Sir Robert Peel, quatrième partie, par M. Guizot.
  3. Revue rétrospective, ou Archives secrètes du dernier gouvernement, 1830-1848, 1 vol. in-4o ; Paris, mars 1848. — Je dis des mains trop adroites, puisqu’il est certain que les éditeurs ont supprimé beaucoup de choses qui pouvaient compromettre leurs amis politiques. On fait d’ordinaire ces publications-là pour insulter à un gouvernement tombé, et presque toujours, si elles se faisaient sincèrement, elles ne nuiraient qu’aux éditeurs eux-mêmes ou aux gens de leur parti.
  4. « votre majesté m’a toujours parlé ainsi. » Voyez M. Guizot, Mémoires, t, VIII, p. 109.
  5. Guizot, Mémoires, t. VIII, p. 110.
  6. La maison de Saxe-Cobourg-Gotha, cette maison si rapidement ascendante, comme dit M. Guizot, se divisait alors en plusieurs branches. Il y avait d’abord la branche régnante, dont le chef à cette date était le duc Ernest Ier Le duc Ernest Ieravait deux fils, l’un qui lui succéda en 1844 sous le nom d’Ernest II, l’autre le prince Albert, qui épousa en 1840 la reine Victoria. — Ensuite venait la branche cadette, celle du prince Ferdinand, frère du duc Ernest Ier qui avait trois fils et une fille. L’aîné de ses fils, le prince Ferdinand, est celui qui en 1836 était devenu roi de Portugal et des Algarves par son mariage avec dona Maria ; le second, le prince Auguste, épousa en 1843 la princesse Clémentine d’Orléans, fille du roi Louis-Philippe ; le troisième est le prince Léopold, dont il est question dans notre récit. La fille du prince Ferdinand, sœur des princes que nous venons de nommer, est la princesse Victoire, qui avait épousé le duc de Nemours en 1840. — Enfin, la troisième branche est celle du prince Léopold, fondateur du royaume de Belgique. — Ces trois frères, le duc Ernest, le prince Ferdinand, le prince Léopold, dont la descendance occupe les trois trônes d’Angleterre, de Belgique et de Portugal, avaient deux sœurs, l’une, la princesse Julienne, l’aînée de toute la famille, mariée très malheureusement en 1796 au grand-duc Constantin de Russie et divorcée en 1820 ; l’autre, la princesse Victoria, qui est devenue la duchesse de Kent, mère de la reine d’Angleterre.
  7. C’est le 27 avril 1840 que la princesse Victoire de Saxe-Cobourg-Gotha avait été mariée à Louis d’Orléans, le duc de Nemours.
  8. Voyez, dans les Mémoires de M. Guizot, t. VIII, p. 114-116, la conversation qui eut lieu au foreign office le 9 mai 1842 entre lord Aberdeen d’une part, de l’autre M. le comte de Sainte-Aulaire, ambassadeur de France, et M. Pageot, un de nos plus habiles diplomates, très initié aux choses de l’Espagne et qui arrivait d’une mission à Madrid. « Nous ne faisons, dit M. Pageot, que rendre exclusion pour exclusion. — Nous n’excluons personne, reprit lord Aberdeen ; c’est une affaire purement domestique dont nous ne voulons pas nous mêler. — Dans ce cas, je pourrai dire au gouvernement du roi que, si la reine Isabelle désire épouser son cousin le duc d’Aumale, vous ne vous y opposerez pas. — Ah ! je ne dis pas ; il s’agirait alors de l’équilibre de l’Europe ; ce serait différent. »
  9. Nous n’avons pas à raconter cette séance, l’une des plus nobles que présente l’histoire de la tribune anglaise au XIXe siècle. Ce serait sortir de notre sujet. Nous ne pouvons toutefois nous résigner à n’en faire qu’une mention rapide sans signaler au moins la grandeur émouvante de la scène et l’héroïque sublimité du rôle de Robert Peel. Ce grand homme d’état, accablé d’outrages par ses amis de la veille, abandonné par ses alliés d’un jour, qui avait prévu tout cela, qui avait préparé sa chute en ne songeant qu’au bien du pays, et qui sort du ministère sans plainte, sans amertume, sans orgueil, sans esprit de vengeance, rendant justice à tous et disant que cette issue de la crise est peut-être ce qui convient le mieux à l’honneur des principes comme à l’intérêt du pays, est certainement un type de beauté morale unique dans les annales parlementaires. On dirait une de ces tragédies qui élèvent l’âme par l’admiration, sans aucune trace de vertu déclamatoire. Ceux qui voudraient un récit complet de la séance du 25 juin 1846 le trouveront dans les belles études que M. Guizot a consacrées à Robert Peel. Le tableau est digne du sujet et de celui qui l’a signé. Voyez, dans la Revue du 1er août 1896, Sir Robert Peel, par M. Guizot.
  10. Tout ce paragraphe manque dans le texte donné par la Revue rétrospective.
  11. Als Gentleman einer Dame gegenüber.
  12. Nous n’avons pas toute la lettre de la reine Victoria ; Stockmar en donne seulement ces deux phrases. La dernière, celle qui est imprimée en italique, est citée en français dans son texte.
  13. Revue rétrospective, Paris, mars 1848, no 2.
  14. Une lettre chatouilleuse, une lettre piquante, a tickler.
  15. C’est à la chambre des pairs, dans la séance du 19 janvier 1847, que M. le duc de Broglie a prononcé cet éloquent discours. On discutait le troisième paragraphe de l’adresse relatif aux mariages espagnols.