Les Souvenirs du conseiller de la reine Victoria/07

Les Souvenirs du conseiller de la reine Victoria
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 18 (p. 538-574).
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LES SOUVENIRS
DU
CONSEILLER DE LA REINE VICTORIA

VII.[1].
TROIS VISITES ROYALES A WINDSOR.

La reine Victoria, sans exciter aucune défiance dans le parlement, avait obtenu le résultat que poursuivait si ardemment son amour, l’élévation politique et morale du prince Albert. Le prince était quelque chose de plus que le mari de la reine, il était le maître de la maison et le ministre permanent de la royauté. Au foyer de famille comme dans les affaires d’état, il avait trouvé la position qui convenait à sa dignité personnelle. C’est vers la fin de l’année 1841, sous le ministère de sir Robert Peel, que cette transformation s’était accomplie silencieusement. Plus tard des murmures éclateront à ce sujet, il y aura des plaintes, des propos amers, il y aura même de véritables dénonciations à la chambre des communes ; en 1841, personne ne proteste, et pendant une douzaine d’années on peut croire que la situation est définitivement acquise.

Cette victoire arrivait fort à point pour le prince Albert, car il se trouve que, de 1841 à 1844, trois visites royales auxquelles se rattachaient de grands intérêts politiques vinrent animer le château de Windsor. Au commencement de 1842, ce fut le roi de Prusse, Frédéric-Guillaume IV, qui, sur l’invitation expresse de la reine Victoria, fit le voyage d’Angleterre ; au mois de juin et au mois d’octobre 1844, ce furent deux des plus grands souverains de l’Europe, deux souverains qui représentaient dans le monde les principes politiques les plus opposés, Nicolas Ier, empereur de toutes les Russies, et Louis-Philippe Ier, roi des Français, qui allèrent visiter la reine à Windsor. Le premier s’était invité lui-même ; le second, que la reine et le prince Albert étaient venus voir au château d’Eu en 1843, leur rendait simplement cette marque de haute courtoisie.

Il y eut d’autres visites royales ou princières à Windsor en ces premières années du mariage de la reine ; le roi de Saxe, par exemple, et le prince de Prusse se rendirent aussi en Angleterre pendant cette même année 1844. Nous nous attachons ici aux trois visites du roi de Prusse, du tsar de Russie et du roi des Français, parce qu’elles forment comme les trois journées d’un vrai drame diplomatique, avec une action nettement engagée, des péripéties aussi soudaines qu’imprévues, enfin le dénoûment le plus favorable que pût souhaiter notre patriotisme. On soupçonnait bien quelque chose de ce conflit d’influences royales avant la publication des Mémoires de Stockmar ; les notes du conseiller de la reine Victoria nous permettent d’en retrouver les détails les plus caractéristiques. Non pas qu’il ait lui-même le sentiment du drame que nous indiquons, il en supprime au contraire toute une partie, car il ne parle que de ce qu’il a vu. Il ne se trouvait pas en Angleterre quand Louis-Philippe fut reçu à Windsor, et la troisième journée, qui donne aux deux premières une conclusion si précise, lui échappe d’un bout à l’autre. Là comme partout, il faut profiter de ses notes, compléter ses renseignemens et essayer de peindre le tableau dont il n’a fourni que des élémens épars.


I

Le 9 novembre 1841, la reine Victoria donna le jour à son second enfant. Cette fois ses vœux et ceux du prince furent exaucés ; l’enfant était un fils, un prince de Galles, le futur héritier de la couronne d’Angleterre. Quel en serait le parrain ? Grande question et fort embarrassante. Les candidats ne manquaient pas parmi les parens les plus rapprochés de la reine, soit dans la famille royale d’Angleterre, soit dans la famille de Cobourg. L’un des plus ardens était le duc de Cumberland, frère puîné du duc de Kent, celui que l’avènement de la reine Victoria avait fait roi de Hanovre. On débattit bien des noms, on pesa le pour et le contre ; bref, après un examen scrupuleux et sur le conseil de Stockmar, il fut décidé que le parrain du prince de Galles serait choisi en dehors des deux familles. C’était un moyen d’éviter l’inconvénient de faire un choix entre le roi de Hanovre, oncle paternel de la reine, et son oncle maternel, le roi des Belges. Supposez qu’on se fût adressé au roi de Hanovre, le roi des Belges, si dévoué à sa nièce, qui l’avait élevée, qui l’avait mariée, qui ne cessait de lui témoigner une affection paternelle, n’eût-il pas éprouvé un sentiment pénible ? D’autre part, préférer le roi des Belges au roi de Hanovre, n’était-ce pas s’exposer à froisser l’orgueil britannique, non-seulement chez le frère du duc de Kent, mais dans le pays ?

Les argumens de Stockmar prévalurent ; le choix de la reine et du prince s’arrêta sur le roi de Prusse, Frédéric-Guillaume IV. Ce n’étaient plus des raisons de famille qui se trouvaient en jeu, c’étaient des raisons politiques. Le parrain du prince de Galles serait le roi d’une nation amie, le plus grand souverain protestant du continent. Ce projet, dès qu’il en fut question, avait été approuvé par le ministère whig ; le cabinet tory ne pouvait aussi que s’en féliciter. Il était clair d’avance que, dans une telle affaire, sir Robert Peel et lord Melbourne seraient nécessairement d’accord. Le roi de Hanovre en devint furieux, nous disent les notes de Stockmar ; mais il eût été sans doute bien plus irrité, si la reine eût choisi le roi des Belges, et d’ailleurs il n’y avait pas lieu de se préoccuper des fureurs du roi de Hanovre, si l’on se rappelle sa conduite envers le prince Albert au sujet du bill de régence.

Dès que la décision fut prise, le roi de Prusse dut en être averti indirectement, au nom des augustes habitans de Windsor, car on trouve dans sa correspondance avec le baron de Bunsen la curieuse lettre que voici :

« Charlottenbourg, 3 décembre 1841.

« Si je suis encore de ce monde, si je ne suis pas malade, si la santé de ma chère Élise n’exige pas ma présence, si Thiers ne revient pas au pouvoir, si aucun corps d’armée ennemi n’est rassemblé sur nos frontières, bref, s’il ne survient aucune circonstance qui doive réellement m’arrêter, j’arriverai en Angleterre vers le milieu de janvier, — en supposant qu’on n’ait point de scrupule à Windsor et que je reçoive une invitation, officiellement ou sous main, mais d’une façon directe.

« FREDERIC-GUILLAUME. »

Quels étaient donc les scrupules qu’on pouvait éprouver à Windsor et qui avaient empêché la reine d’adresser directement son invitation au roi de Prusse ? Oh ! de simples scrupules de discrétion ; il avait paru convenable de ne pas gêner la liberté du roi. Chacun du reste était persuadé, dans le monde politique de Londres, non-seulement que le roi de Prusse accepterait l’honneur d’être le parrain du futur souverain de la Grande-Bretagne, mais qu’il viendrait en personne s’acquitter de ses fonctions. Cinq années auparavant, il avait fait, comme prince royal, le voyage d’Angleterre ; il en avait conservé le meilleur souvenir et il exprimait souvent le désir de revoir ce grand pays. Préoccupé comme il l’était de la réorganisation de l’église protestante en Prusse, c’étaient surtout des questions ecclésiastiques, des questions de liturgie et de clergé qui l’attiraient à Londres. Il viendra, disait-on, il viendra certainement, et déjà les parlementaires anglais attribuaient à cette visite royale une signification politique exagérée.

Cette manière de voir ne tarda guère à être connue dans les sphères supérieures de la société européenne. Le monde diplomatique des grandes capitales est une espèce de forum d’élite où se concentrent les nouvelles d’état. Le roi de Prusse fut un peu ému de l’importance qu’on attachait d’avance à sa démarche. Devait-il se rendre à Windsor ou simplement s’y faire représenter ? Il demanda conseil au prince de Metternich, dont la sagesse lui inspirait toute confiance ; on sait qu’il ne prenait pas de détermination grave sans l’avoir consulté. Le prince fit une réponse évasive. C’était déjà un signe inquiétant. Ce signe devint plus clair lorsque des influences autrichiennes, russes, françaises, à la cour de Berlin, mirent tout en jeu pour le détourner de son projet. Il y eut même un parti prussien qui agissait dans le même sens, craignant les fantaisies ecclésiastiques du roi et son idée d’imposer au protestantisme de l’Allemagne du Nord une sorte de constitution anglicane. Ce n’est pas tout : la cour de Saxe elle-même, chose curieuse à cette date, éprouvait de sérieuses appréhensions. Elle redoutait, Stockmar nous l’apprend, qu’une trop intime union de la Prusse et de l’Angleterre n’eût pour ses intérêts des conséquences funestes. On se rappelait à Dresde que la Prusse s’était agrandie en 1815 aux dépens du royaume de Saxe ; n’avait-elle pas l’ambition et le dessein de s’agrandir encore ? Ce sont là des traits qu’il n’est pas inutile de noter en passant. Hâtons-nous d’ajouter toutefois que ces visées occultes étaient bien étrangères à la politique personnelle de Frédéric-Guillaume IV ; la seule chose qui le poussât vers Londres, outre le désir de répondre plus complètement à la flatteuse invitation de la reine, c’était la joie de revoir un grand pays où se déployait librement une vie religieuse comme celle qu’il rêvait pour la Prusse. Son ministre des affaires étrangères, M. le comte Maltzan, le soutint dans ses irrésolutions ; il lui conseilla de ne tenir aucun compte des intrigues qui s’agitaient autour de lui. La cour de Windsor l’avait invité pour un devoir de famille ; il devait s’y rendre à ce titre, sans se soucier des interprétations de l’Europe.

Quand le roi eut pris son parti, notre ambassadeur à Berlin, M. le comte Bresson, demanda que Frédéric-Guillaume IV passât au moins par la France et donnât quelque part un rendez-vous à la famille royale. Demande singulière, dira-t-on, au moment où le roi de Prusse, sur le conseil de son ministre, s’efforçait d’enlever à son voyage tout caractère politique particulier. L’idée n’est singulière qu’en apparence ; au fond, elle montre que l’habile diplomate avait deviné chez le roi de Prusse de vives défiances à l’égard de notre pays, et qu’en toute occasion il s’appliquait à les dissiper. La demande, dût-elle ne pas être accueillie, était une démanche gracieuse. Le roi de Prusse, comme on devait s’y attendre, déclina l’invitation de l’ambassadeur français ; « il allait directement de Berlin à Londres pour y être le parrain du prince de Galles. Son voyage ne devait pas signifier autre chose. » C’était le moyen de conserver sa liberté, puis, une fois arrivé à Londres, d’y faire de la politique, si cela lui convenait, à ses heures et selon sa méthode.

Les Mémoires de Bunsen, qui complètent ici les notes de Stockmar, nous donnent quelques détails sur l’arrivée du roi de Prusse en Angleterre. Le baron de Bunsen était depuis plusieurs mois accrédité auprès de la reine Victoria comme représentant de Frédéric-Guillaume IV. Le 18 janvier, il s’embarqua sur le Feuerbrand pour aller à Rotterdam au devant de son auguste maître ; cinq jours après, le roi de Prusse abordait à Greenwich, où le prince Albert l’attendait à l’hôtel de l’amiral avec tout un cortège de lords et de ladies. Est-il nécessaire de dire que le parrain du prince de Galles reçut de tous côtés l’accueil le plus cordial et le plus magnifique ? Stockmar ne s’arrête point à ces démonstrations extérieures. Homme grave, sévères, un peu sombre, tout à fait insensible aux vanités mondaines, il se réserve pour les occasions où il pourra étudier les personnages qui l’intéressent, apprécier leur caractère et deviner leur politique. Faisons comme lui, laissons là les cérémonies du baptême, les fêtes de Windsor, les dîners, les concerts, les réceptions éblouissantes, suivons Stockmar dans l’appartement du roi de Prusse. Il va être question de politique, non pas seulement de questions politiques allemandes, de celles qu’a réveillées en 1840 l’avènement de Frédéric-Guillaume IV au trône de Prusse, mais de questions qui touchent de bien plus près à l’Angleterre : il va être question de la royauté belge et de son fondateur, l’oncle de la reine Victoria. Le roi de Prusse n’éprouve pas plus de sympathie pour cette création révolutionnaire que n’en éprouve l’empereur de Russie lui-même : or ce qu’il a sur le cœur à ce sujet, ne pouvant le dire ni à la reine, ni au prince Albert, il va le dire en toute franchise au confident du prince, au conseiller de la reine. Il ne prendra pas Stockmar en traître, il n’essaiera pas de l’embarrasser par une attaque soudaine à brûle-pourpoint ; un des hommes d’état prussiens qui ont accompagné Frédéric-Guillaume IV à Windsor, le comte Stolberg, est chargé d’annoncer au baron que sa majesté le roi de Prusse désire lui parler de la Belgique. Un matin, M. de Humboldt va le trouver et l’introduit auprès du roi. Voici le récit de cette conférence, tel que Stockmar l’a tracé. Nous traduisons littéralement :

« … Le roi me reçut d’une façon très amicale. Il commença par m’exposer ses devoirs envers l’Allemagne ; il parla longtemps avec suite, avec bonheur, je dirai même avec éloquence. C’était lui, disait-il, qui était le représentant naturel de l’honneur et de la prospérité de l’Allemagne. Comme tel, il avait l’obligation d’avoir les yeux ouverts sur le péril qui peut menacer l’Allemagne du côté de la Belgique. Il considérait l’indépendance de la Belgique comme une situation tout à fait précaire qui durerait à peine deux générations. Le danger qui menaçait la Belgique ne pouvait venir que de la France. Il désirait donc qu’il fût possible à la Belgique de se rattacher à l’Allemagne, de se faire admettre dans la confédération germanique. Là seulement il pouvait voir pour la Belgique et son indépendance une garantie de durée. Il ne se dissimulait pas les obstacles que la constellation actuelle de la politique opposerait à l’accomplissement de son désir. Aussi n’exercerait-il aucune pression à ce sujet, ne voulant pas créer de difficultés nouvelles. Il ne demandait qu’une chose : la promesse que la roi Léopold entrait loyalement dans ses vues, qu’il adopterait le système politique le plus propre à les faire réussir, qu’il le maintiendrait fidèlement et s’efforcerait de réaliser ce dessein en des circonstances plus favorables. Il me laissa entendre que le roi des Belges lui paraissait fort enlacé dans les liens de la politique et de la parenté françaises. Il me sembla juger exactement la crise possible qu’amènerait la mort du roi actuel (Louis-Philippe), étant donné le caractère de son successeur (le duc d’Orléans). Il me dit : « En France aujourd’hui, il n’y a plus ni religion ni morale, c’est un état social entièrement pourri, comme celui des Romains avant la chute de l’empire ; je crois que la France s’écroulera de la même manière. » Revenant à la Belgique, il me répéta qu’une garantie des loyales dispositions du roi Léopold, au sujet des rapports de la Belgique avec l’Allemagne, était ce qu’il désirait le plus vivement. Une telle garantie exercerait une influence particulière sur sa politique au sujet des forteresses belges, car ni lui ni aucun de ses généraux ne pouvait mettre en doute que ces forteresses, si la guerre éclatait, ne tombassent immédiatement, d’une manière ou d’une autre, aux mains des Français. La décision qu’il prendrait dans cette affaire dépendrait donc de sa confiance dans les intentions politiques du roi Léopold.

« Stolberg m’avait assuré, que Metternich avait maintenant moins d’ascendant, moins d’influence que jamais sur le roi de Prusse. Une partie du discours du roi, qui se rapportait à Metternich, me parut contredire absolument cette assertion. Il l’appelait le grand, le sage homme d’état, auquel il avait des obligations extraordinaires et qu’il était décidé à suivre, considérant cela comme le premier de ses devoirs. Je crus entrevoir cependant que ces paroles étaient dites dans une intention très spéciale : le roi voulait m’empêcher d’accorder une trop grande signification pratique à ce qu’il m’avait dit de son rôle vis-à-vis de l’Allemagne.

« Pendant ce discours, qui dura environ une heure, je n’avais pas interrompu le roi une seule fois. Quand il parut avoir épuisé sa matière, je me bornai à quelques remarques concentrées qui renfermaient au fond des objections. Je trouvai naturel que la révolution belge fût odieuse à Berlin. D’une chose que l’on hait, on ne peut guère se faire à distance une idée exacte et équitable. Cette défaveur avait dû nécessairement s’appliquer aussi à la personne du roi Léopold. La rupture des relations si amicales autrefois entre le prince royal de Prusse et le prince Léopold était pour ce dernier un sujet d’émotions et de réflexions douloureuses. À ce point de vue-là seulement, et à part tout résultat politique, je devais désirer de tout mon cœur qu’il pût convenir au roi de mettre à profit l’occasion présente pour s’expliquer avec Léopold en toute franchise, en toute amitié, en toute confiance.

« Une telle conversation à cœur ouvert serait le meilleur moyen de lui donner une juste idée des sentimens politiques de Léopold. Je rappelai au roi, en termes très simples, quelle était la situation politique de l’Europe en 1830, combien l’Europe devait à la résolution prise alors par Léopold, combien les puissances du Nord avaient tenu une conduite équivoque dans le règlement d’une affaire qui n’avait été entreprise pourtant qu’en vue du bien général, et combien par cette politique, à mes yeux si funeste, elles avaient contribué précisément à produire l’état de choses dont le roi venait de se plaindre.

« À cette apostrophe je vis la physionomie calme et bienveillante du roi changer tout à coup ; elle était contrainte, soucieuse, embarrassée. Je sentis que l’habitude d’une cour militaire et absolutiste lui faisait paraître mon langage un peu trop nu. Je continuai pourtant sans me troubler, je développai les raisons pour lesquelles il m’était impossible de croire l’existence de la Belgique aussi absolument précaire que le disait le roi. Dans le cas d’une guerre générale, la Belgique aurait autant de chances pour elle que tout autre état du troisième rang. Sa politique pouvait se réduire à maintenir sa neutralité contre tous, et, si cette neutralité subissait une atteinte, à s’unir avec la puissance qui aurait intérêt à la défendre. Le succès de cette politique dépendrait principalement de la justesse et de la promptitude des résolutions chez le roi Léopold, ainsi que de l’énergie de l’exécution.

« L’idée qu’on pouvait encore parler de l’avenir de la Belgique sans le croire perdu sans retour étonna le roi, mais d’une façon plutôt agréable que pénible. Il sourit amicalement, avec une certaine incrédulité toutefois, puis il parla de l’armée belge et du nombre d’hommes que le pays pourrait mettre sur pied en cas de guerre. Il parut avoir des doutes sur leur esprit, leur loyauté ; il trouvait que le roi se montrait trop rarement à ses troupes pour échauffer chez le soldat l’enthousiasme nécessaire et affermir sa fidélité. Il disait qu’en général les Belges étaient grossiers, turbulens, mobiles, offrant peu de consistance ; sur quoi je remarquai simplement que, bien conduits, ils avaient toujours été de bons soldats sous les gouvernemens les plus divers, et que cent mille Belges en tout cas seraient un poids considérable dans la balance. Je terminai ma réplique en confessant que, d’après mon opinion personnelle, le désir du roi, le désir de rattacher la monarchie belge à la confédération germanique, était simplement une chose inexécutable dans les conjonctures présentes, après que l’Europe du nord avait tout fait depuis 1830 pour éloigner la Belgique de la Prusse et de l’Allemagne et la pousser vers la France. L’état de choses produit par cette politique, et qui subsistait encore, ne pouvait être changé subitement ; la première condition d’un changement ultérieur de la politique belge était que le roi Léopold eût des motifs de sérieuse confiance dans la loyauté et l’amitié de la Prusse. Selon moi, l’union douanière de la Belgique avec la France rendrait la Belgique française, exactement comme son union douanière, avec l’Allemagne la rendrait allemande. Cette dernière hypothèse était une chose que la France, dans sa situation et ses dispositions présentes, ne pouvait concéder et ne concéderait pas. Quant à la garantie désirée par le roi, à savoir que la Belgique en cas de crise ne se jetterait pas exclusivement entre les bras de la France, je ne voyais pas où elle pourrait se trouver, sinon dans les sentimens, dans les intentions politiques droites et loyales de Léopold. Mais ces sentimens, ces intentions ne pouvaient naître que du sol même de la politique belge, et si le roi de Prusse prouvait par des actes qu’il considère le maintien de l’indépendance de la Belgique comme un principe arrêté de la politique prussienne.

« Stolberg avait déjà par deux fois prévenu sa majesté que sa voiture était prête. Je pris congé sur ces mots, et le roi partit pour Londres. »


C’est ainsi que le roi de Prusse, suivant ses déclarations officielles, s’abstenait de toute politique dans ce voyage à Windsor. On comprend maintenant qu’il ait résisté aux prières du comte Bresson et refusé de se rencontrer en France avec la famille royale. Cette rencontre eût gêné ses mouvemens. Venu directement à Londres, il est bien plus à l’aise. En réalité, c’est la France qui le préoccupe. On a déjà vu sa lettre du mois de décembre 1841 : « Si Thiers ne revient pas au pouvoir, si aucun corps d’armée ne se rassemble sur nos frontières, je partirai pour Londres au mois de janvier. » M. Thiers n’est pas ministre, c’est M. Guizot qui dirige nos affaires extérieures, il n’y a pas de corps d’armée sur les frontières, le gouvernement veut la paix, il est décidé à la maintenir, il déploie toutes ses forces morales et brave toutes les fureurs des partis pour assurer le repos du monde. Ce désir de la paix est si profond, ce ménagement des susceptibilités étrangères est si scrupuleux, que des politiques très sages ont pu reprocher à M. Guizot le peu d’empressement qu’il a mis à profiter des avances de la Belgique au sujet d’une alliance industrielle et commerciale. Qui donc peut mettre en doute ses pacifiques intentions ? Personne assurément parmi les spectateurs attentifs et sincères. C’est ce moment que choisit le roi de Prusse Frédéric-Guillaume IV pour manifester ses défiances à l’égard de la politique française, bien plus, pour nous déclarer une guerre sournoise, pour détacher de nous une royauté amie, pour essayer de confisquer la Belgique en ayant l’air de protéger son indépendance !

Je sais bien que cette étrange conversation du roi avec le baron de Stockmar n’avait rien de très inquiétant, car si Frédéric-Guillaume IV a essayé, ce que nous ignorons, d’insinuer quelques-unes de ses idées aux hommes d’état de l’Angleterre, on peut affirmer sans hésitation qu’il n’a pas eu de succès. Stockmar lui-même, tout Allemand qu’il est, oppose aux fantaisies du monarque des objections de bon sens et de bon droit. La Belgique introduite sans plus de façon parmi les états de la confédération germanique ! La Belgique faisant partie de l’Allemagne ! Et à qui le roi de Prusse vient-il confier de tels projets ? À l’ami du roi Léopold, au conseiller de la reine Victoria, au guide du prince Albert, c’est-à-dire à un homme qui certainement répétera ses paroles à Bruxelles, aussi bien qu’à Windsor et à Londres ! En vérité, ce serait à ne pas y croire, si la chose n’était rapportée par le baron de Stockmar en personne. Aussi la démarche du roi, si on ne considère ici que la question belge, n’offrait-elle pas un péril immédiat. Ces sortes d’aventures, pour être seulement entreprises, veulent être rattachées à des combinaisons profondes et conduites par des politiques consommés. Ce n’est pas précisément le cas dans l’affaire dont il s’agit. Stockmar, qui vient de nous effrayer un peu, nous rassure tout aussitôt quand il résume en ces termes l’impression que Frédéric-Guillaume IV lui a faite, le souvenir qu’il a laissé chez les politiques de Londres :

« Il me paraît être un homme de sentiment, un bonhomme, plein du désir, animé de l’ardant vouloir de faire le bien et le juste, autant du moins qu’il comprend ces deux choses, esprit capable d’enthousiasme, nature poétique, caractère enclin au mysticisme, mais plus affranchi des liens de cette religion que les apôtres de son entourage. Dans sa culture générale, le roi est essentiellement germanique. Il a un riche fonds de connaissances, il s’est beaucoup occupé de littérature et d’art, l’architecture est son étude favorite. — Dans la société, il n’est pas particulièrement sûr et adroit L’impression qu’il produit va mieux au cœur de ceux qui ne se trouvent plus en sa présence. On l’aime alors comme un homme affectueux, bienveillant, et c’est ainsi qu’il a laissé chez tous, grands et petits, l’amical et charmant souvenir de son apparition parmi nous ; mais il ne paraît avoir laissé à personne l’idée d’une grande capacité politique, d’un véritable homme d’état. »


Cette opinion, conforme à celle des meilleurs juges, est aujourd’hui consacrée par l’histoire. Elle attestait à cette date la sagacité de Stockmar et prenait dans ses notes une valeur particulière. N’était-ce pas, en effet, un correctif à certaines parties de cet entretien ? Il y a un point sur lequel le roi de Pousse et le baron se trouvent exactement d’accord. Vous avez remarqué à propos de notre France ces injurieuses paroles de Frédéric-Guillaume IV, dont le conseiller de la reine admire la parfaite justesse : « l’état social de la France est entièrement pourri, comme celui des Romains avant la chute de l’empire ; la France s’écroulera de la même manière. » On disait ces choses-là en Allemagne dans les derniers temps du second empire ; il est bon de noter ici qu’on les disait bien avant l’avènement de Napoléon III. Voilà un roi de Prusse qui porte le même jugement sur la France de Louis-Philippe, et dans les mêmes termes, dans les termes odieux que répéteront trente ans plus tard, à la veille et au lendemain de nos désastres, tant de bouches grossières, tant de plumes empoisonnées. Sachons une fois pour toutes que ce n’est pas tel ou tel souverain, mais la France elle-même, que l’Allemagne poursuivait d’une implacable haine. Nous l’avons trop vu après Sedan, au mois de septembre 1870 ; nous le voyons ici au mois de janvier 1842, en des circonstances moins tragiques, mais par des témoignages également irrécusables. Sachons aussi que c’est une tactique prussienne de s’appliquer à déshonorer aux yeux du monde les peuples que la Prusse a le dessein d’attaquer. À la fin de l’année 1863, quand la Prusse, traînant l’Autriche à sa remorque, se préparait à envahir le Danemark, comment les publicistes prussiens parlaient-ils de ce fier, et vaillant peuple danois ? Il y avait un mot d’ordre sur toute la ligne : le Danemark est une nation pourrie. Sur la brèche de Düppel, c’était le bien et le mal, la vertu et le vice, la virilité allemande et la pourriture danoise qui allaient se trouver aux prises. Trois ans plus tard, à la veille de Sadowa, quel était le langage des journaux prussiens à l’égard de l’Autriche ? Même ordre du jour ; l’Autriche est pourrie, La Prusse, à les entendre, était le plus pur foyer de l’énergie morale, l’Autriche n’était qu’un foyer de corruption. Là encore c’était la lutte d’Ormuzd et d’Ahriman ; l’Autriche était vaincue d’avance. Enfin, au mois de juillet 1870, comment ont-ils préludé à l’horrible guerre ? Ils ont commencé comme toujours par essayer de flétrir leur ennemi. La mitraille des injures a précédé la mitraille de fer et de feu. Jamais ce que Shakspeare appelle la trompette hideuse des malédictions n’avait jeté par les airs de plus hideux éclats. Ce n’étaient pas les hommes d’épée, officiers ou soldats, qui tenaient ces propos indignes, les braves en tout pays savent honorer ceux qu’ils combattent ; c’étaient les hommes de plume, les literats de taverne, les philosophes du journalisme, les pédans et les rhéteurs d’école, les gens que M. de Bismarck désigne sous le nom de reptiles. Et que disaient-ils d’une seule voix ? Ils disaient : la France est pourrie. Hélas ! pauvre roi Frédéric-Guillaume IV, âme si noble, si poétique, âme si pieusement chrétienne, ils répétaient ce que vous disiez au baron de Stockmar en ce mois de janvier 18421

Si ce rapprochement est cruel pour un personnage auguste, ce n’est pas nous qui le cherchons dans une vue de représailles ; les choses parlent d’elles-mêmes, nous n’avons fait que signaler des échos. N’insistons pas toutefois. Entre Frédéric-Guillaume IV et de tels insulteurs, la distance est trop grande. Il suffit de redire avec Stockmar : « Frédéric-Guillaume IV manquait de tact et de finesse dans la conversation. Le souvenir de sa personne valait mieux que sa présence et ses paroles. On gardait de sa bienveillance une image sympathique et douce, mais il n’a laissé à personne l’idée d’un véritable homme d’état. »

La seule chose que je veuille dégager de cette visite du roi de Prusse à Windsor, c’est un fait inconnu chez nous jusqu’à ce jour et qui, si je ne me trompe, donne un sérieux intérêt à la suite de ce récit. D’après les révélations de Stockmar, il est évident que Frédéric-Guillaume IV, tout en déclarant que son voyage était absolument étranger à la politique, avait porté en Angleterre des préoccupations hostiles à la France. L’amitié de l’Angleterre et de la France, un instant rompue en 1840, très habilement et très heureusement rétablie en 1841 par M. Guizot, consolidée surtout par la révolution parlementaire qui écartait les whigs du pouvoir et mettait lord Aberdeen à la place de lord Palmerston, cette amitié, dis-je, était désagréable au roi de Prusse comme elle était odieuse au tsar de Russie. On sait quel était le dévoûment de Frédéric-Guillaume IV pour son beau-frère Nicolas Ier C’était plus qu’une alliance de prince à prince ou même une amitié de frère à frère, c’était une tendresse passionnée où se mêlait quelque chose de mystique[2]. Frédéric-Guillaume, avant de partir pour Windsor, avait-il reçu du tsar quelque message secret ? Nous en sommes sur ce point réduit aux conjectures, mais quelle conjecture serait plus naturelle que celle-là ? Le tsar lui aura écrit en substance : « Vous voilà le parrain du prince de Galles. Ne manquez pas de vous rendre en Angleterre. L’occasion est trop belle pour être négligée. Vous pourrez parler politique à la reine et à ses ministres sans que la diplomatie française vous tienne en défiance. Il s’agit de nous rattacher l’Angleterre et le cabinet tory. La question belge peut offrir un moyen excellent de brouiller lord Aberdeen avec M. Guizot. » Le tsar ne demandait rien qui fût contraire aux idées du roi de Prusse et pût alarmer sa conscience ; le roi aura donc essayé de s’acquitter au mieux de sa mission, et de là cette conversation extraordinaire qui nous est rapportée par le baron de Stockmar. Encore une fois, ce n’est là qu’une conjecture, mais qu’on l’accueille ou qu’on l’écarte, il n’en reste pas moins un fait très digne d’attention : c’est que le roi de Prusse a essayé de nuire à la France dans l’opinion des hommes d’état anglais, et que la partie diplomatique dont nous parlions est nettement engagée.


II

Un an et demi après la visite que nous venons de raconter, le samedi 2 septembre 1843, il y avait grande fête dans un de nos ports de Normandie. Tous les bâtimens étaient pavoisés, toute la ville était en liesse. Partout, sur mer et sur terre, aux fenêtres et aux mâtures, sur les quais, sur les jetées, sur les rives prochaines, une foule immense attendait un événement. Enfin à cinq heures un quart, des salves de canon retentirent et des acclamations éclatèrent. C’était le signal annonçant que le yacht de la reine d’Angleterre, le Victoria and Albert, était en vue du Tréport.

« À cinq heures trois quarts, écrit M. Guizot dans une lettre expédiée le soir même, nous nous sommes embarqués dans le canot royal, le roi, les princes, lord Cowley, l’amiral Mackau et moi, pour aller au-devant de la reine. Nous avons fait en mer un demi-mille. La plus belle mer, le plus beau ciel, la terre couverte de toute la population des environs. Nos six bâtimens sous voiles, bien pavoisés, pavillons français et anglais, saluaient bruyamment, gaîment. Le canon couvrait à peine les cris des matelots. Nous avons abordé le yacht Victoria and Albert. Nous sommes montés. Le roi était ému, la reine aussi. Il l’a embrassée. Elle m’a dit : « Je suis charmée de vous revoir ici. » Elle est descendue avec le prince Albert dans le canot du roi. À mesure que nous approchions du rivage, les saluts des canons et des équipages sur les bâtimens s’animaient, redoublaient. Ceux de la terre s’y sont joints. La reine, en mettant pied à terre, avait la figure la plus épanouie que je lui aie jamais vue : de l’émotion, un peu de surprise, surtout un vif plaisir à être reçue de la sorte. Beaucoup de shakehand dans la tente royale. Puis les calèches et la route. Le God save the Queen, et autant de vive la reine ! vive la reine d’Angleterre ! que de vive le roi ! »

Où donc allait ce brillant cortège au milieu des vivats et aux accens du God save the Queen ? Il se rendait du Tréport au château d’Eu. La reine d’Angleterre avait voulu spontanément faire une visite au roi des Français et à la famille royale. C’était une visite d’amitié, non un voyage de plaisir. C’est pourquoi elle avait exprimé le désir d’être reçue au château d’Eu et de ne pas aller à Paris. On ne s’interdisait pas toutefois d’y parler politique, car on avait tout lieu de penser que ces conversations ne feraient qu’affermir un accord également utile et honorable aux deux pays. Lord Aberdeen, le chef du foreign office, avait accompagné la reine au château d’Eu, et il y eut des entretiens avec M. Guizot sur tous les sujets en litige. Pourquoi en eût-on fait mystère ? On n’avait rien à cacher. La situation était claire comme le jour. Ce qu’on poursuivait de part et d’autre, c’était le maintien des bonnes relations entre la libérale Angleterre et la France de 1830.

Il est facile de deviner ici le mécontentement des puissances du nord. À Paris, dès la première annonce du voyage de la reine, certaines légations n’avaient pas dissimulé leur dépit. Il y eut même à ce propos des paroles inconvenantes, « Un roi n’eût pas fait cela, disait tel diplomate ; c’est une fantaisie de petite fille. » Ces boutades si peu dignes ne faisaient que marquer avec plus de force le caractère politique de l’événement. En Prusse et en Russie, l’impression fut bien plus vive encore, A Berlin, le comte Bresson avait le droit de triompher. Lui qui, en 1842, n’avait pu décider le royal parrain du prince de Galles à passer au moins par la France, voyait aujourd’hui la reine d’Angleterre s’inviter elle-menue cordialement et familièrement au foyer du roi des Français. « Mon plaisir, écrivait-il à M. Guizot, ne sera égalé que par le déplaisir qu’on en éprouvera à Pétersbourg et autres lieux. » Ces autres lieux n’ont pas besoin d’une désignation plus claire. Le comte Bresson ajoute : « Que nous importe maintenant que tel ou tel prince, de grande, moyenne ou petite cour, juge que ses principes ne lui permettent pas de toucher la terre de France ? La manifestation essentielle est accomplie[3]. »

Elle était si bien accomplie que le tsar Nicolas fut impatient d’en détruire l’effet. Six mois après, le 16 février 1844, le comte de Sainte-Aulaire, ambassadeur de France à Londres, écrivait à M. Guizot : « L’empereur de Russie s’est annoncé pour cet été en Angleterre. » À quelle date le tsar avait-il conçu ce projet ? Évidemment dès le lendemain de la visite au château d’Eu, sous le coup de ce déplaisir amer si vivement commenté par M. Bresson. C’est alors qu’il sonda le terrain à Windsor et à Londres, sans y être provoqué le moins du monde. La visite, on le pense bien, devait être acceptée avec un empressement courtois ; il y eut pourtant, nous devons ce détail à M. Guizot, plus d’empressement de la part des ministres que de la part de la reine. M. Guizot nous révèle encore d’une plume discrète une comédie fort singulière jouée à cette occasion par le tsar. Après s’être ainsi annoncé lui-même, le tsar voulut se donner l’air d’un homme qui se fait prier. Il voudrait bien être libre de partir, mais que d’affaires ! que d’obstacles ! il craint vraiment d’être empêché ; ce sera pour lui un sérieux chagrin, etc. N’y a-t-il pas tout un scenario comique dans ces lignes que M. Guizot adresse au comte de Sainte-Aulaire, le 16 avril 1844 : « J’ai des raisons de croire que vers la fin de mai l’empereur Nicolas va tomber à Londres brusquement, comme un voyageur sans façon et inattendu. Il dit et fait dire qu’à son grand regret il ne le peut pas faire cette année. Tout indique pourtant qu’il ira. Il aime les surprises et les effets de ce genre[4]. » M. Guizot souriait en écrivant ces lignes, et personne ne les lira sans prendre part à sa fine raillerie, de même que personne ne peut lire sans un sentiment d’admiration profonde les instructions qu’il adresse au comte de Sainte-Aulaire sur ses rapports avec le tsar : « Soyez réservé avec une nuance de froideur. Les malveillans, ou seulement les malicieux, voudraient bien ici que nous prissions de ce voyage quelque ombrage, ou du moins quelque humeur. Il n’en sera rien. Nous ne savons voir dans les choses que ce qu’il y a, et nous sommes inaccessibles à la taquinerie. L’empereur vient à Londres parce que la reine d’Angleterre est venue à Eu. Nous ne le trouvons pas difficile en fait de revanche. Nous sommes sûrs qu’il ne fera à Londres, avec le cabinet anglais, point d’autre politique que celle que nous connaissons. Bien loin de regretter qu’il fasse sa cour à l’Angleterre et qu’elle ait influence sur lui, nous en sommes fort aises ; cela est bon pour tout le monde en Europe. Voilà pour le fond des choses. Quant aux formes extérieures, vous savez aussi bien que moi les convenances de notre situation : faites ce qu’elle vous prescrit, rien de moins, rien de plus. Attendez les politesses impériales et recevez-les avec le respect qui leur est dû et comme vous étant dues aussi[5]. » Je n’ajoute qu’un mot à ces paroles ; M. Guizot a raison de dire que le tsar se rend à Londres parce que la reine d’Angleterre est venue au château d’Eu, seulement il ignore (et tout le monde devait l’ignorer avant les révélations de Stockmar), il ignore que l’affaire remonte plus haut, qu’elle a été engagée par les tentatives du roi de Prusse à Windsor, et que la démarche de la reine auprès du roi Louis-Philippe lui a été dictée selon toute vraisemblance par le désir de rassurer la politique française. Voilà bien ce que nous font entrevoir quelques-unes des notes du baron, indications d’autant plus précieuses qu’elles nous sont données par un ennemi. Bref, les secrètes pensées du tsar pourraient se résumer en ces termes : « Le roi de Prusse a échoué dans cette mission qui nous est commune, je vais tâcher d’y réussir. »

C’est le 1er juin 1844 que le tsar aborda en Angleterre. Dès qu’on avait eu à Londres la certitude de sa prochaine arrivée, Stockmar, toujours attentif aux intérêts du roi Léopold, avait pensé qu’il fallait mettre cette occasion à profit pour établir les relations diplomatiques entre la Belgique et la Russie. Il en avait parlé à lord Aberdeen et l’avait trouvé parfaitement disposé à entamer la négociation. Il fut convenu que le comte Orlof serait prié de sonder le tsar à ce sujet. Le 4 juin, le tsar eut un long entretien avec lord Aberdeen, et, avant même que le chef du foreign office eût amené la conversation sur les affaires de l’oncle de la reine, le tsar s’écria tout à coup avec une vivacité impétueuse :


« Vous voulez que nous parlions de la Belgique ? Eh bien, parlons-en tout de suite. Asseyons-nous. Je vais oublier que je suis empereur ; oubliez, vous, que vous êtes ministre d’Angleterre. Soyons simplement, moi, Nicolas, vous, Aberdeen. Eh bien ! j’entends, votre reine désire que je me mette sur un pied amical avec Léopold. Moi-même je n’ai rien plus à cœur, j’ai toujours aimé et respecté l’oncle de la reine, et je me réjouirais cordialement de pouvoir me replacer avec lui sur le pied de notre ancienne amitié ; mais aussi longtemps que des officiers polonais resteront au service du roi, cela est absolument impossible. Comme nous en sommes convenus, nous jugeons la chose, non pas en empereur et en ministre, mais en gentlemen. Les Polonais sont et demeurent des rebelles ; un gentleman peut-il prendre à son service des gens qui sont en rébellion contre son ami ? Léopold a pris des rebelles sous sa protection. Que diriez-vous si je devenais le protecteur d’O’Connell, si je voulais en faire mon ministre ? En ce qui concerne Skrzynecki, la situation n’est pas aussi grave, il avait déjà quitté le service ; mais pour Kruczewski, c’est tout autre chose, le cas est sans excuse. Celui-là était aide-de-camp de mon frère Constantin ; Léopold lui a donné auprès de lui un poste de confiance, il l’a nommé général. Est-ce qu’un gentleman peut se conduire ainsi envers un gentleman ? Dites à votre reine que le jour où sa majesté me fera savoir que les Polonais ont quitté le service du roi des Belges, ce jour-là même mon ministre recevra l’ordre de se rendre le plus promptement possible à Bruxelles.

« Je n’ai jamais reconnu la révolution de Belgique, je ne la reconnaîtrai jamais. Plus tard cependant j’ai reconnu l’état belge. Je sais tenir ma parole, je respecte les traités et m’y conforme loyalement. C’est donc mon devoir de veiller désormais au maintien de la Belgique, comme au maintien de tout autre état constitué en Europe. Je désire la prospérité de la Belgique comme celle de tout autre état. »


Cette question de la Belgique, si vifs que fussent les griefs de Nicolas contre le gentleman protecteur des rebelles, n’était pourtant à ses yeux qu’une question de second ordre. Sa grande préoccupation, c’était la France. Lord Aberdeen n’avait point à lui en parler ; le tsar, sans lui laisser le temps de répondre, sans attendre ce qu’il dira de ce vigoureux argument ad hominem tiré de l’agitation irlandaise, passe tout à coup à ses griefs contre la France de 1830 et la personne de Louis-Philippe. C’est là ce qui l’occupe avant tout, c’est pour cela qu’il est venu en Angleterre. Écoutez ses déclarations :


« Louis-Philippe a rendu de grands services à l’Europe, je le reconnais. Moi, personnellement, je ne serai jamais son ami. On dit que sa famille est exemplaire et parfaitement aimable ; mais lui, qu’a-t-il fait ? Pour asseoir sa position, pour la consolider, il a cherché à miner souterrainement la mienne, à me ruiner comme empereur de Russie[6]. Je ne le lui pardonnerai jamais. Je ne suis point carliste. Quelques jours avant la promulgation des ordonnances de juillet 1830, j’avais mis Charles X en garde centre toute idée de coup d’état, je lui en avais fait prédire les conséquences ; il me donna, ce Charles X, il me donna sa parole d’honneur[7] qu’il ne songeait pas le moins du monde à un coup d’état, et immédiatement il fit publier les ordonnances. Je ne soutiendrai jamais Henri V. Lorsque l’on me sonda pour savoir si Henri V pouvait me rendre visite, je lui fis répondre que je le recevrais, mais seulement comme particulier, et que cette réception privée pouvant nuire à sa cause aux yeux de l’Europe, décourager ses amis et ses partisans, il valait mieux, à mon avis, qu’il n’en fût plus question.

« Je n’approuve pas du tout la comédie qu’Henri V a jouée en Angleterre[8]. Henri V peut porter haut la conviction qu’il est ce qu’il est, c’est-à-dire le roi légitime de France ; mais il ne faut pas qu’il fasse rien de plus ; jouer au prétendant, c’est absurde. »


Tout cela était adroitement combiné. Le tsar Nicolas, si hostile qu’il fût à la France de 1830, ne pouvait se poser en carliste aux yeux de l’Angleterre, même sous un gouvernement tory. De là ces dures paroles, trois fois dures dans sa bouche, et qui dépassaient de beaucoup sa pensée. Plus il se montrait impartial, sans préventions ni préjugés, entre les deux branches de la maison de Bourbon, plus aussi il avait chance de faire accueillir ses sentimens de défiance contre la France nouvelle. On va voir que c’est là décidément sa continuelle préoccupation. Tout à l’heure, il accusait le roi Louis-Philippe d’avoir voulu miner souterrainement sa position d’empereur de Russie, comme si le gouvernement du roi Louis-Philippe eût jamais été pour quelque chose dans les insurrections polonaises ; dans une autre conversation avec lord Aberdeen, dans une autre conférence avec sir Robert Peel, il trouvera contre nous des argumens encore plus étranges et plus inattendus. Même en traitant des sujets où il doit surtout s’inquiéter des projets de l’Angleterre, c’est toujours à la France qu’il revient, c’est toujours la France qu’il dénonce. Un de ces sujets, par exemple, c’est la question d’Orient. Savez-vous ce qu’il signale aux politiques anglais comme le danger de l’Orient ? c’est la France. Personne n’ignore que l’Angleterre a, comme la Russie, les plus grands intérêts dans l’Europe orientale, que la chute ou le maintien de l’empire ottoman est pour elles une question de vie et de mort, que l’ouverture de cette succession provoquera des luttes gigantesques dont elles auront à supporter les plus terribles chocs ; le tsar Nicolas paraît ne pas s’en douter, la France seule l’inquiète. Touchante sollicitude ! Il veut absolument que l’Angleterre se défie, comme lui, des projets ténébreux de notre politique. Il en est encore, ou du moins il parle et agit comme s’il en était encore au 15 juillet 1840. Il fait semblant d’oublier que ce traité n’a plus de valeur, que cette affaire est close, que de nouveaux arrangemens ont été pris, que la France n’est plus séparée de l’Angleterre par les perfidies de lord Palmerston. Prenez garde, — dit-il à lord Aberdeen en 1844, comme il le faisait dire à lord Palmerston, en 1840, par M. de Brünnow, — prenez garde à ce que fera la France en Turquie, l’heure fatale est proche.


« La Turquie est en train de mourir. Nous pouvons chercher les moyens de lui sauver la vie, nous n’y réussirons pas. Elle mourra, il est impossible qu’elle ne meure point. Ce sera un moment critique. Je prévois que je serai obligé de faire marcher mes armées. L’Autriche alors sera obligée d’en faire autant. Dans cette crise, je ne redouterai que la France. Que voudra-t-elle ? je la redoute sur bien des points : en Afrique, dans la Méditerranée, en Orient même. Vous souvenez-vous de l’expédition d’Ancône ? Pourquoi n’en ferait-elle pas une semblable à Candie, à Smyrne ? En de telles circonstances, ne faudra-t-il pas que l’Angleterre se porte sur les lieux avec toutes ses forces maritimes ? Ainsi une armée russe, une armée autrichienne, une grande flotte anglaise dans ces contrées ! tant de barils de poudre dans le voisinage du feu ! Qui empêchera les étincelles de faire tout éclater ? »


On voit quelle adresse dans ces paroles jetées subitement, d’une façon tout imprévue : Je ne redouterai que la France ! Et ces projets qu’il lui prête, ces expéditions de Candie, de Smyrne, suite naturelle de l’expédition d’Ancône ; cette nécessité pour l’Angleterre d’arriver avec toutes ses forces, une guerre générale sortant de là par le seul fait, par la seule faute de la France ! Évidemment la France est le trouble-fête de l’Europe, et de plus l’ennemi particulier de l’Angleterre. Le tsar dit toutes ces choses avec feu, avec force, comme des vérités inquiétantes et incontestables. Il ne permet pas à lord Aberdeen de l’arrêter, il va toujours en homme lancé à fond de train. S’il surprend un mot, un geste, chez le ministre anglais, s’il devine sur sa physionomie une réponse qui se présente naturellement à l’esprit, il court au-devant d’elle et la repousse avec violence. Cette réponse ou plutôt cette objection, pour n’en citer qu’une seule, ce pourra bien être celle-ci : « Vos craintes, sire, ne s’appliquent en aucune manière à la situation présente. Vous parlez comme si lord Palmerston était encore chef du foreign office et M. Thiers président du conseil. Aujourd’hui c’est M. Guizot qui dirige la politique extérieure de la France, c’est lord Aberdeen qui dirige celle de l’Angleterre. Lord Aberdeen et M. Guizot unissent loyalement leurs efforts pour assurer la paix du monde. » C’est alors que le tsar jette ces paroles amères, injurieuses, ces paroles qui se comprennent comme réponse irritée à une objection embarrassante, mais qui, présentées ainsi qu’elles le sont dans les notes de Stockmar, arrivent on ne sait pourquoi :


« Je n’aime pas du tout Guizot. Je l’aime moins encore que Thiers ; celui-ci est un fanfaron, mais il est franc ; il est bien moins nuisible, bien moins dangereux que Guizot, lequel s’est odieusement conduit envers Molé, le plus honnête homme de France. »


Et d’où venait donc cette violence de langage ? Il n’est pas difficile de le deviner, si l’on se place au point de vue du tsar Nicolas. C’est M. Guizot qui, par la convention du 13 juillet 1841, avait pris sa revanche du 15 juillet 1840 et replacé la France dans le concert européen. En réalité, c’était le rétablissement des bons rapports entre l’Angleterre et la France, précisément le contraire de ce que la diplomatie russe avait espéré faire dans la crise de l’année précédente. Rien ne peut donc être plus honorable à la mémoire de M. Guizot que cette aversion déclarée du tsar. Il est bien entendu qu’il ne s’agit point de M. Molé, dont le souvenir évoqué ici n’apparaît que pour le besoin de la cause. Quels que fussent les torts de M. Guizot envers M. Molé, quelle que fût la gravité de sa faute dans l’affaire de la coalition, tout cela n’a rien à faire avec sa politique extérieure ; le grief du tsar contre M. Guizot ne tient pas à M. Molé, il tient à des services rendus à la France et qui honoreront toujours la mémoire de M. Guizot.

En voyant toutes les habiletés, je ne veux pas dire toutes les roueries, de ce grand et puissant personnage pendant sa visite à Windsor, il y a un mot qui se présente nécessairement à ma pensée et que je m’empresse d’écarter par un sentiment de respect. Vain effort ! Ce mot, que je ne veux pas écrire, je le retrouve non pas seulement dans les notes de Stockmar, mais dans la bouche même de l’empereur. « Il y a, dit Stockmar, une phrase dont il se servait souvent, une phrase répétée par lui à presque toutes les personnes devant lesquelles il a eu occasion de s’épancher : — Je sais, disait-il, que l’on me prend pour un comédien, mais rien n’est plus faux ; je suis sincère, je dis ce que je pense et je tiens parole. » — Stockmar, ajoute que cette façon de se défendre ne devait pas lui réussir auprès des esprits défians. On sait le proverbe : Qui s’excuse s’accuse. Il y a pourtant de bonnes âmes que ne gênent ni la connaissance du cœur humain ni le besoin de réfléchir ; « il se peut, dit le conseiller de la reine, que la candeur de ces déclarations leur ait inspiré une parfaite confiance. »

Ce n’est pas seulement à lord Aberdeen que le tsar essaya d’inspirer des soupçons contre la France ; il eut aussi une conférence avec sir Robert Peel et lui exposa les mêmes idées, sans en varier beaucoup l’expression. Stockmar nous le représente auprès du premier ministre donnant un libre cours à sa verve et pérorant comme du haut d’une tribune. Ils se trouvaient tous deux dans l’embrasure d’une fenêtre, et le tsar parlait si haut, criait si fort, que sir Robert Peel dut le prier de changer de place. La croisée était ouverte, les passans n’allaient-ils pas entendre les secrets du tsar ? Les deux illustres causeurs se reculèrent au fond de la pièce, et le tsar recommença de plus belle. Laissons-leur la parole. Sir Robert Peel a raconté la scène à Stockmar, qui s’est empressé de la transcrire :


« L’empereur s’exprimait avec une chaleur extraordinaire, il fit l’éloge du prince Albert les larmes dans les yeux, puis tout à coup : « Je sais bien, dit-il, que je passe pour un comédien, je n’en suis pas moins un homme sincère. »

« On vit de nouveau par cet entretien que l’Orient à cette date occupait exclusivement son attention. « La Turquie s’écroule, disait-il, ses jours sont comptés. Nesselrode dit que non, moi, j’en suis convaincu. Le sultan n’est pas un génie, mais c’est pourtant un homme. Supposez qu’il lui arrive malheur, que verra-t-on après sa mort ? Un enfant avec une régence. Je ne veux pas un pouce du territoire de la Turquie, mais je ne permettrai pas qu’un autre en prenne un pouce non plus. »

« Le premier ministre répondit que l’Angleterre était dans la même situation à l’égard de l’Orient. La politique anglaise ne s’était un peu modifiée que sur un point, c’était au sujet de l’Égypte, L’Angleterre ne consentirait point à voir s’établir dans ce pays un gouvernement trop fort, un gouvernement qui pourrait lui fermer la route du commerce, qui pourrait refuser le passage à la malle des Indes.

« L’empereur continua : « On ne peut stipuler maintenant sur ce qu’on fera de la Turquie après sa mort. De pareilles stipulations précipiteraient sa ruine. Aussi ferai-je tout pour maintenir le statu quo, mais il est nécessaire de considérer honnêtement, raisonnablement, le cas possible de cette chute, il est nécessaire de s’entendre sur des idées justes, d’établir un accord loyal en toute sincérité. »

« Le ministre ayant dit dans sa réponse en forme de parenthèse « qu’un des principaux désirs de sa politique était de voir le trône de France, après la mort de Louis-Philippe, passer sans convulsion au plus proche héritier légitime de la dynastie d’Orléans, » l’empereur répondit : « Je n’ai à cela aucune objection. Je souhaite tout le bonheur possible aux Français ; mais ce bonheur, ils ne l’auront pas sans tranquillité. Il ne faut pas qu’ils fassent d’explosion au dehors. Aussi, soyez-en bien convaincu, je ne suis pas le moins du monde jaloux de votre bonne entente avec la France, elle ne peut que produire de bons effets pour moi et pour l’Europe. Vous avez par la une influence que vous pouvez employer utilement. Au reste, je ne suis pas venu ici dans des vues politiques. Je désire gagner votre confiance, je désire que vous appreniez à croire que je suis un homme sincère, un homme d’honneur. Voilà pourquoi je vous dis ma pensée sur ces choses-là. Ce n’est pas par des dépêches qu’on arrive au résultat que je souhaite.

« On m’a envoyé il y a quelques années lord Durham, qui était plein de préjugés contre moi. Par mes seuls rapports avec lui, je lui ai chassé du corps tous ces préjugés. J’espère qu’il en sera de même ici avec vous, avec l’Angleterre en général, j’espère que nos relations personnelles détruiront tous les préjugés, car je fais grand cas de l’opinion des Anglais, mais ce que les Français disent de moi, je n’en prends nul souci, je crache dessus[9]. »


Le mot est vif, même dans une conversation familière. Il y a en France, comme en tout pays, des opinions, des clameurs, des injures, sur lesquelles un honnête homme peut cracher, puisque tel est le langage du tsar Nicolas. Ni l’Angleterre ni la Russie n’ont de privilèges à cet égard. Quant au jugement de ceux qui comptent, quant à l’opinion d’une race d’hommes qui a toujours brillé entre toutes par la courtoisie et la générosité, ce fut précisément le malheur du tsar Nicolas de ne pas en avoir eu plus de souci. S’il y eût été plus attentif, il aurait évité des termes si peu dignes de lui et de son temps. Assurément ce n’est pas là le ton de la société russe au XIXe siècle. Comment ne pas regretter ici qu’un souverain de cette valeur n’ait pu lire ce que M. Guizot a dit de lui dans bien des pages de ses Mémoires ? Certes, notre glorieux compatriote a mille raisons de ne pas aimer le tsar Nicolas ; sans cesse et partout il a rencontré son mauvais vouloir, en mainte occasion il a senti la pointe du glaive sous le velours des formes officielles. Ce n’était pas seulement la monarchie de 1830, c’était la personne de Louis-Philippe que le tsar prenait plaisir à blesser, et M. Guizot était trop dévoué à ses devoirs pour ne pas ressentir directement l’offense faite à son roi. Comparez cependant le jugement du tsar dans ses Mémoires avec les propos que celui-ci tenait à sir Robert Peel sur le compte du ministre français. Quelle gravité ! quelle noblesse chez l’illustre homme d’état ! Comme les griefs les plus sérieux sont présentés dignement ! M. Guizot sait que le sentiment du respect, par cela même qu’il est nécessaire à tous, est un sentiment royal. La contradiction la plus décidée ne le dispense jamais de la scrupuleuse observation des convenances.

Ces violences calculées de l’auguste visiteur ont-elles produit sur les ministres de la reine l’impression qu’il se promettait ? Non, certes ; ni les gros mots, ni les insinuations captieuses, ni les accusations véhémentes ne purent ébranler la confiance de lord Aberdeen dans la sagesse et la loyauté du roi Louis-Philippe. M. Guizot avait eu raison d’écrire au comte, de Flahaut : « On ne fera pas d’autre politique à Londres que celle que nous connaissons. » Le tsar en fut pour ses frais d’habileté. Il perdit aussi sa peine lorsqu’il eut recours aux flatteries les plus étranges pour charmer les hôtes de Windsor ou séduire la foule tumultueuse. C’était tour à tour des élans chevaleresques en l’honneur de la reine ou des affectations de familiarité populaire. On peut remarquer ici un contraste piquant entre les notes de Stockmar et les pages correspondantes des Mémoires de M. Guizot. Quand Stockmar résume les impressions générales produites par la visite du tsar en Angleterre, ses paroles laissent constamment percer une pointe d’ironie. Bien qu’il partage les antipathies de Nicolas contre la France, on sent que ses prétentions, ses jeux de théâtre, sa perpétuelle comédie, lui déplaisent. Ce mot même de comédie, c’est lui qui le met sans cesse dans la bouche du tsar, pour que le tsar, bien entendu, proteste contre le soupçon ; mais plus il proteste, plus, le soupçon grandit. M. Guizot, au contraire, évitant tous ces mots de comédie et de comédien, voit les choses sous leur aspect le plus noble et n’en parle qu’avec dignité. Il ne le peint pas comme un histrion impérial, gesticulant, criant, pérorant des fenêtres en orateur de balcon, il signale en lui « un souverain courtisan, venu pour déployer sa bonne grâce avec sa grandeur, soigneux de plaire à la reine Victoria, à ses ministres, à ses dames, à l’aristocratie, au peuple, à tout le monde en Angleterre. » Il ajoute même qu’il garda toujours dans ses empressemens beaucoup de dignité personnelle ; la seule réserve, c’est que, malgré tant de bonne grâce, il manque parfois de tact et de mesure. C’est ainsi que M. Guizot, si mal traité par le tsar Nicolas pendant sa visite à Windsor, atténue courtoisement tout ce qui pouvait, dans le récit même de cette visite, faire quelque tort à la majesté impériale.

Les circonstances où le tsar manqua de tact et de mesure sont d’ailleurs assez curieuses. Un jour, comme il assistait avec la reine à une revue militaire, après l’avoir félicitée sur la bonne tenue de ses troupes, il s’inclina devant elle et lui dit : « Je prie votre majesté de considérer toutes les miennes comme lui appartenant. » Propos excessif, qu’il rendit plus singulier encore en le répétant à plusieurs officiers de l’état-major de la reine. Une autre fois, s’associant de tout son cœur à l’enthousiasme qu’excite en Angleterre le divertissement national des courses, il fit aux jockeys d’Ascott un don annuel de 500 livres ; or il se trouvait que des mesures de police venaient d’être prises contre les jeux effrénés dont ces courses étaient l’occasion, et que ces mesures attribuées au prince Albert avaient excité contre lui un certain mécontentement. Le tsar ne s’aperçut pas qu’il avait l’air de protester contre les rigueurs de la police et de faire la leçon au prince. Quelques jours après, le 10 juin, un bal par souscription devait avoir lieu en faveur des réfugiés polonais. Assurément, le jour était mal choisi ; on aurait mieux fait pour tout le monde d’attendre le départ de l’empereur. La faute étant commise, l’empereur n’avait qu’un parti à prendre, c’était de l’ignorer. Dans les dispositions où il était venu à Londres, il ne pouvait se plaindre, et, ne pouvant se plaindre, pourquoi ne pas se tirer d’embarras par une ignorance absolue ? Cette conduite était la plus simple comme la plus digne ; il fit précisément le contraire : l’idée lui vint de joindre sa souscription à celle des amis de la Pologne. Rien de moins simple et rien de moins digne. Ne devait-il pas prévoir que les commissaires du bal seraient fort embarrassés de cette offre, que la chose donnerait lieu à des discussions vives, que cela seul serait déjà pour l’empereur une cause de grave déplaisir ; et quel affront si la souscription était refusée ! Notez que la première des dames patronesses était la duchesse de Somerset ; soit qu’on acceptât l’offre, soit qu’on la refusât, combien d’ennuis cette indiscrétion du tsar allait-elle causer à l’une des plus nobles personnes de l’aristocratie britannique ! L’empereur avait beau faire écrire à la duchesse par son ambassadeur M. de Brünnow qu’il ne voyait dans ce bal qu’une œuvre de bienfaisance, comment ne pas se sentir blessé de cette intervention comme d’un vrai scandale ? Toute politique à part, les bienséances morales étaient violées. Il faut se rappeler en outre qu’à cette date les sympathies polonaises étaient nombreuses dans toute une partie de la société anglaise. Le tsar était exposé à entendre des paroles mal sonnantes. C’est M. Guizot qui nous l’apprend : tandis qu’on délibérait dans le comité, le tsar disait à Horace Vernet avec une humeur mal contenue : « On vient encore de me crier dans les oreilles : Vivent les Polonais ! »

À propos de ces Polonais réfugiés en Angleterre, les Mémoires de M. Guizot ne nous donnent que ce détail, les notes de Stockmar gardent absolument le silence. C’est là pourtant une des circonstances les plus intéressantes de ce voyage du tsar en Angleterre. Pour satisfaire sur ce point notre curiosité, il faut consulter les Mémoires du baron de Bunsen. Bunsen, ambassadeur de Prusse à Londres, se trouvait alors à Berlin, mais le voyage du tsar l’occupait beaucoup, il le considérait comme un événement qui pouvait avoir une grande place dans l’histoire du monde[10], et sa femme, qui était restée en Angleterre, lui adressait sur le séjour de l’illustre visiteur des lettres qui ne manquent pas d’intérêt. Or on voit par ces lettres de la baronne de Bunsen, comme par celles de son mari, que la présence de tant de Polonais à Londres leur causait une vive inquiétude. « Quel courage ! disait Bunsen en voyant le tsar partir de Berlin pour Londres aux derniers jours de mai 1844 ; quel courage ! s’en aller ainsi au milieu de 500 Polonais qui ont juré sa mort ! » Et quelques jours plus tard, le 7 juin, sa femme lui écrivait de Carlton-Terrace : « J’ai reçu hier deux invitations qui me feront rencontrer l’empereur de Russie, l’une de la reine pour ce soir même, l’autre du duc de Devonshire pour demain soir à Chiswick. J’aurai donc deux fois l’occasion de voir le personnage qui est l’objet de la curiosité universelle. Jusqu’à présent, partout où il a paru, il a été salué d’acclamations. Un homme qui a bonne mine plaît toujours à John Bull, c’est une faiblesse nationale ; en outre John Bull est flatté de voir qu’une telle visite est faite, qu’une telle attention est accordée à sa reine et à lui-même. L’empereur a causé un grand effroi à Brünnow et à sa suite, voici comment : il s’était engagé tout seul et impétueusement, au plus fort de la mêlée populaire, sur le champ de courses d’Ascott. Brünnow et ses gens, qui essayèrent de le suivre, ne le rejoignirent qu’à grand’peine, tandis que, revêtu de son uniforme, il se frayait un passage à travers la cohue. Il se mit à rire en voyant leur inquiétude : « Qu’avez-vous ? leur dit-il. Ces gens-là ne me feront rien. » Mme de Bunsen ajoute : « Chacun pense avec angoisse à ce que peuvent faire les Polonais. »

En résumé, le tsar avait plu au peuple par sa haute mine et son courage, il avait plu à bien des personnes de la cour par ses prévenances, ses empressemens, ses galanteries, par cette manière inattendue de déployer, comme dit M. Guizot, « sa bonne grâce et sa grandeur ; » politiquement, soit auprès de la reine, soit auprès des ministres, il avait échoué. L’entente cordiale de la France et de l’Angleterre était exactement, au départ de l’empereur, ce qu’elle était à son arrivée. Stockmar, qui n’est pas suspect de partialité pour la France, ne laisse aucun doute à ce sujet.

Est-il bien sûr pourtant que Stockmar ait tout su ? Sir Robert Peel et lord Aberdeen lui ont-ils raconté tout ce qui s’est passé entre le tsar et le gouvernement de la reine ? N’y a-t-il pas eu des arrangemens secrets en vue de l’avenir, des clauses ou du moins des promesses que leur objet même devait tenir cachées à tous les yeux ? Comment expliquer autrement certain memorandum envoyé de Saint-Pétersbourg à Londres dans la seconde quinzaine du mois de juin 1844, c’est-à-dire quelques jours après que le tsar Nicolas fut rentré dans son empire ? Ce memorandum est resté secret pendant dix ans. Il n’a été communiqué au parlement que dans la session de 1854, à l’occasion de la guerre de Crimée, en même temps que les fameuses dépêches de sir Hamilton Seymour sur l’homme malade. En voici la substance : « 1o l’Angleterre et la Russie ont un intérêt commun à voir maintenir le statu quo de la Turquie ; 2o cependant la Turquie renferme bien des élémens de ruine ; 3o les dangers d’une catastrophe peuvent être bien diminués, si la Russie et l’Angleterre s’entendent le cas échéant ; 4o l’empereur, pendant son séjour à Londres, est convenu avec les ministres anglais que, s’il arrivait quelque chose d’imprévu en Turquie, la Russie et l’Angleterre se concerteraient préalablement entre elles sur ce qu’elles auraient à faire en commun ; 5o la Russie et l’Autriche sont déjà d’accord ; si l’Angleterre se joint à elles, la France sera bien obligée de se conformer au plan de conduite établi entre les trois cabinets. » Il y a donc eu entre le tsar et le ministère de sir Robert Peel une convention formelle ? Voilà un fait qui, s’il était prouvé, détruirait les conclusions de Stockmar. Ou bien ce memorandum affirme quelque chose de contraire à la vérité, ou bien le baron de Stockmar, le confident et le conseiller de la reine Victoria, n’a pas su la vérité tout entière.

Le fils du baron de Stockmar, à qui nous devons la publication de ses souvenirs, a parfaitement démêlé ce qu’il y a ici d’obscur et de contradictoire. Stockmar, on n’en peut douter, nous répète en ses notes tout ce que lui a raconté lord Aberdeen ; puisqu’il ne parle pas d’une convention formelle (Verabredung) entre le tsar et le foreign office pour un concert préalable en vue de la catastrophe, faut-il croire que le mémorandum russe de juin 1844 affirme une chose qui n’est pas ? Il est impossible de s’arrêter à une pareille explication. Voici évidemment ce qui s’est passé : le tsar a mis en avant cette idée d’une convention, le ministère anglais n’avait pas à la repousser et ne l’a pas repoussée en effet ; seulement, tandis que le tsar affectait de voir là une espèce d’engagement, lord Aberdeen et ses collègues se considéraient comme absolument libres. Une fois la catastrophe arrivée, le gouvernement de la reine eût examiné la situation de l’Orient, et, tout en souhaitant un accord avec la Russie, il n’eût pris conseil que des intérêts de l’Angleterre. Pourquoi donc la chancellerie russe, dans ce mémorandum du mois de juin 1844, a-t-elle forcé le sens des mots ? Pourquoi a-t-elle transformé en une convention diplomatique ce qui n’était qu’une promesse toute naturelle, un simple échange de bonnes paroles ? « Selon toute vraisemblance, dit très bien M. le baron Ernest de Stockmar, le mémorandum était destiné à couvrir le double fiasco du tsar, fiasco dans son désir de sonder l’Angleterre sur les affaires d’Orient, fiasco dans ses efforts pour irriter l’Angleterre contre la France. »

M. Ernest de Stockmar ajoute que le plus grave de ces deux échecs, l’échec relatif à la France, est signalé de la façon la plus précise dans les notes de son père. Il suffit de rappeler cette réponse de sir Robert Peel au tsar : « Le maintien de la dynastie d’Orléans est le but principal de ma politique. » Nous savions très bien que tels étaient les sentiments de sir Robert Peel ; ce que nous ignorions avant les révélations de Stockmar, c’est que le chef du ministère anglais, parlant à sa majesté le tsar en personne, eût opposé une déclaration aussi péremptoire à ses insinuations antifrançaises. Quant à ce mémorandum russe, qui, communiqué à d’autres chancelleries, aurait pu répandre des idées fausses sur les résultats du voyage du tsar, l’auteur de l’intéressant ouvrage intitulé Trente ans de politique étrangère[11] affirme que le ministère Peel en donna immédiatement connaissance à M. Guizot. M. Ernest de Stockmar croit le fait très vraisemblable. Cette communication, accompagnée sans doute des commentaires qui réduisaient ce document à sa juste valeur, mettait le comble à ce que M. Ernest Stockmar appelle le fiasco du tsar.

Ainsi, nul doute sur ce point, le fiasco du tsar est complet. Voulez-vous avoir maintenant une juste idée de cette déconvenue ? Interrogez les Mémoires de Bunsen sur le passage du tsar en Prusse, quand il partait pour l’Angleterre aux derniers jours du mois de mai. Les esprits les plus graves s’attendaient à de grands événemens. Il était arrivé à Berlin de très bonne heure, le matin du dimanche de la Pentecôte. Il était descendu à l’ambassade, s’était lavé en toute hâte, avait revêtu son uniforme, et s’était fait conduire à l’église russe. La messe était à moitié dite quand il entra, les fidèles étaient à genoux ; il fit signe que personne ne se dérangeât, s’agenouilla sur le seuil, tout près de la porte, et resta là une demi-heure. Bunsen écrit ce jour-là même à sa femme : « Ce voyage du tsar aura des résultats immenses. Tout est dans la main de Dieu. C’est aujourd’hui le jour de la Pentecôte, le jour où nous fêtons le plus grand des miracles. » Si Bunsen parlait de la sorte, on peut deviner ce que pensaient tant d’autres personnes frappées des allures impétueuses de ce voyage autant que subjuguées et séduites par l’air imposant du tsar. Les imaginations étaient en feu. Qu’allait-il faire à Londres ? on ne savait ; ce dont on était sûr, c’est qu’il ne se rendait pas ainsi, et subitement, d’un bout de l’Europe à l’autre, pour une affaire d’importance médiocre. C’étaient donc de grandes choses qui se préparaient. Bunsen, un peu calmé depuis la veille, réfléchissait de sang-froid aux causes de ce voyage ; il cessait d’y associer les souvenirs de la Pentecôte, les sublimités de l’esprit saint, et il écrivait plus simplement à sa femme :

« Sans-Souci, le lundi de la Pentecôte, midi.

« Le roi est allé à l’église à Berlin, j’ai donc le loisir de t’adresser encore quelques réflexions et je veux le mettre à profit.

« Je ne puis revenir de mon étonnement au sujet de la résolution de l’empereur. Que veut-il ? Premièrement, être désagréable au roi Louis-Philippe. Deuxièmement, imiter le roi Frédéric-Guillaume IV dans sa galanterie princière envers la souveraine des îles. Troisièmement, disposer favorablement la reine Victoria, Peel, Wellington, et les éloigner de la France. Ce dernier but est le seul raisonnable ; c’est donc la pensée politique du cabinet de Saint-Pétersbourg et le fondement de la politique de Brünnow.

« Disposer favorablement la reine Victoria, Peel, Wellington, fort bien,… mais pourquoi ? Pour nulle autre chose que celle-ci : pour des plans qui intéressent un prochain avenir et au sujet desquels il ne voudrait pas voir l’Angleterre et la France sur une même ligne. Il pourra bien à ce propos confirmer les ministres anglais dans la conviction où ils sont déjà, que jamais lui, le tsar, ne tendra la main à la France pour un traité d’alliance, traité que souhaitent tous les autres hommes d’État russes, afin de partager la Turquie sans consulter ni l’Angleterre ni l’Allemagne ; mais après ? après ? Ah ! c’est là que le monde est enfermé derrière des palissades qui lui cachent la vue des choses. L’Angleterre ne donne aucune promesse éventuelle, l’Angleterre n’accepte aucune obligation éventuelle ; parmi ses hommes d’état d’aujourd’hui, il n’en est pas un qui soit de force à concevoir au sujet de la Turquie une politique prévoyante, et à saisir la cognée par le manche ; mais s’il en existait un, celui-là serait obligé de réserver ses décisions pour le moment de la crise, il ne pourrait pas les prendre en vue de l’avenir. Ainsi, en fin de compte, c’est un caprice de l’autocrate qui lui a inspiré la pensée de ce voyage, une audacieuse pensée, après tout ! »

Une audacieuse pensée, des allures triomphales, un voyage qui devait changer la politique de l’Europe, voilà ce que les esprits les plus sages avaient cru voir pendant le rapide passage du tsar à Berlin. C’était comme un éclair et un éblouissement. Voyez maintenant ce victorieux revenu de Londres à Saint-Pétersbourg et dictant à M. de Nesselrode le mémorandum qui doit masquer sa déroute. L’histoire diplomatique du XIXe siècle a désormais sa retraite d’Angleterre comme l’histoire militaire avait sa retraite de Russie, avec cette différence que l’une était toujours héroïque et que l’autre est légèrement ridicule.


III

Après la visite un peu timide de Frédéric-Guillaume IV, après la visite fastueuse du tsar Nicolas, on ne saurait imaginer un contraste plus grand que le voyage de Louis-Philippe à Windsor. Il n’y avait pas quatre mois que le tsar avait quitté l’Angleterre, lorsque le roi des Français débarqua dans Portsmouth. L’opposition des deux scènes n’en fut que plus dramatique. Là, du premier jour au dernier, malgré la splendeur des réceptions et l’éclat inaccoutumé de certaines fêtes, tout est simple, franc, naturel. De la part de l’illustre visiteur, il n’y a rien à cacher comme pour le roi Frédéric-Guillaume IV, rien à étaler comme pour le tsar Nicolas. Frédéric-Guillaume IV était invité expressément à titre de parrain du prince de Galles, et, tout en s’attachant avec scrupule au caractère de sa mission, il avait essayé timidement et mystérieusement de faire un peu de politique. Le tsar Nicolas, sans aucune invitation, s’était annoncé lui-même, et, bruyant, familier, plein de verve et de brio, jouant avec un art merveilleux la candeur et le désintéressement, il avait tout fait pour détruire l’amitié de la France et de l’Angleterre. Louis-Philippe n’a aucune affaire subtile à dissimuler, aucune tentative équivoque à poursuivre ; il vient dire à l’Angleterre ce qu’il dit sans cesse à la France et à l’Europe. Il n’a pas eu comme le tsar à s’inviter en personne, et on peut dire qu’il a reçu mieux encore qu’une première invitation ; il a reçu au château d’Eu une visite qu’il va rendre au château de Windsor. Encore une fois, rien de plus simple. Tout cela est clair et limpide comme cette journée d’octobre où le Gomer appareillait dans le bassin du Tréport.

Ici encore, comme pour la visite de la reine au château d’Eu, il faut emprunter quelques lignes à M. Guizot. C’est un charme de voir cette plume austère tracer finement de si jolies marines. Notez que le grand lutteur parlementaire était malade, que tant de coups donnés et reçus avaient ébranlé sa frêle machine, que les médecins lui conseillaient de mettre largement à profit l’armistice d’automne ; mais comment se fût-il privé de prendre sa part, comme il dit, dans une visite royale qui était la récompense de ses combats ? Le 7 octobre 1844, il rejoignit le roi au château d’Eu ; le même soir, on s’embarquait au Tréport sur le Gomer. « Ce n’est pas la seule fois, dit-il, que j’aie éprouvé la puissance des grands spectacles de la nature et des grandes scènes de la vie pour relever soudainement la force physique et remettre le corps en état de suffire aux élans de l’âme. Pendant la journée, le temps avait été sombre et pluvieux ; vers le soir, le soleil reparut, la brise se leva ; à six heures et demie, nous entrâmes, le roi, le duc de Montpensier, l’amiral de Mackau et moi, dans le canot de l’amiral de La Susse, qui franchit aussitôt la barre du Tréport et rama vers le Gomer, à l’ancre dans la rade avec deux autres bâtimens à vapeur, le Caïman et l’Élan, qui nous faisaient cortège. Il était déjà nuit, l’air était frais, les rameurs vigoureux et animés ; le canot marchait rapidement ; tantôt nous regardions en arrière, vers la rive où la reine, Madame Adélaïde, les princesses et leur suite, étaient encore debout, essayant de nous suivre des yeux sur la mer, à travers la nuit tombante, et de nous faire encore arriver leurs adieux ; tantôt nous portions nos regards en avant, vers les bâtimens qui nous attendaient et d’où les cris des matelots montés dans les vergues retentissaient jusqu’à nous. Au moment où nous approchions du Gomer, les trois navires sur rade s’illuminèrent tout à coup ; les sabords étaient éclairés ; des feux du Bengale brillaient sur les bastingages, et leurs flammes bleuâtres se reflétaient dans les eaux légèrement agitées. Nous arrivâmes au bas de l’échelle ; le roi y mit le pied ; le cri de Vive le roi ! retentit au-dessus et autour de nous. Nous montâmes : une compagnie d’infanterie de marine était rangée sur le pont, présentant les armes ; les matelots épars redoublaient leurs acclamations. Nous étions émus et contens. Les derniers arrangemens se firent ; chacun prit la place qui lui était assignée ; les feux tombèrent, les lumières disparurent, les canots furent hissés ; tout rentra dans l’obscurité et le silence ; on leva l’ancre, et quand les trois navires se mirent en route, j’étais déjà couché dans ma cabine, où je m’endormis presque aussitôt, avec un sentiment de repos et de bien-être que depuis bien des jours je n’avais pas éprouvé[12]. »

Quelques heures plus tard, pendant que les hauts personnages reposaient, un des jeunes attachés du royal cortège, allant de sa cabine au tillac, notait les incidens de cette belle nuit et les retraçait ainsi pour le Journal des Débats : « Minuit. La mer est belle, la brise légère, on sent à peine le mouvement du navire ; tout le monde dort, et le roi et ceux qui l’entourent. Les hommes de quart seuls veillent. On entend les pas de l’officier de quart, et aussi la voix du commandant qui rappelle la route, et celle du timonnier qui lui répond. De temps en temps le ministre de la marine et l’amiral de La Susse paraissent sur le pont. Nous filons neuf nœuds. Le fanal royal est allumé dans la grande hune, et nous gardons un feu au haut du mât de misaine… » Le lendemain matin, mardi 8 octobre, vers 9 heures, le navire entrait dans le bassin de Portsmouth. Le roi prit son déjeuner à bord. Peu de temps après, il reçut la visite et les hommages des amiraux anglais sir George Cockburne et Bowler, de lord Adolphus Fitz-Clarence, de M. le comte de Sainte-Aulaire, ambassadeur de France, accompagné de M. le comte de Jarnac et des autres secrétaires de l’ambassade, et des consuls français accrédités dans le royaume-uni.

C’est aussi à bord du Gomer, dans la rade de Portsmouth, que commença cette série de manifestations communales qui fut un des caractères particuliers de cette réception du roi des Français sur le sol britannique. Le maire, les aldermen et bourgeois de la ville, « sujets loyaux et affectionnés de leur très gracieuse souveraine la reine Victoria, » s’en vinrent les premiers, avec la permission expresse de la reine, exprimer à l’hôte auguste de la nation anglaise les sentimens que leur inspirait cette visite. Le roi leur répondit en anglais, et, parmi tant de cordiales paroles qui soulevèrent les applaudissemens, on remarqua surtout cette déclaration : « Je pensais et je pense encore que le plus grand intérêt des deux nations, comme celui du genre humain, est la paix ; que sans la paix il ne peut y avoir de prospérité véritable, pas plus pour nous que pour nos voisins ; qu’il ne devrait point y avoir de jalousies nationales, et que, si elles ne peuvent être entièrement détruites, nous devrions du moins travailler toujours à y mettre un terme. » On savait que ce n’étaient point là des maximes de circonstance. La conversation familière qui suivit montra mieux encore quelle était la sincérité de ce langage. Au milieu des présentations et des shakehands, le roi parlait aux bourgeois de Portsmouth en homme qui connaissait leur cité, qui appréciait leurs intérêts communaux, qui se rappelait leurs affaires, leurs entreprises, leurs édifices publics. Et croyez-vous que ce premier speech, avec sa physionomie spéciale, fût seulement à l’adresse de Portsmouth ? Non, certes ; il allait bien au-delà de ses murailles. Dès le premier jour ; dès la première heure, le roi recommandait à tous l’esprit d’humanité, il mettait tous les Anglais en garde contre ces vieilles haines nationales qui, tout récemment encore, au sujet des affaires de Taïtî, malgré les efforts de sir Robert Peel et de lord Aberdeen, avaient failli compromettre la paix du monde. Sans aucune allusion directe, est-il besoin de le dire ? il enseignait une politique de justice et de concorde, il l’enseignait par ses remercîmens comme par ses promesses, par la doctrine comme par l’exemple. Noble exposé de principes qui allait de Portsmouth à toute l’Angleterre, de l’Angleterre à la France, et de la France à l’Europe.

Vers dix heures, on signale le canot du prince Albert, qui s’avance à force de rames. Le prince arrive, il est accompagné du duc de Wellington, qui est là sur son domaine à titre de commandant des cinq ports. Ils montent à bord du Gomer. Le roi reçoit le prince en haut de l’escalier du navire et l’embrasse affectueusement ; le vieux Duc de fer lui adresse ses hommages, puis, après les complimens et les shakehands, tous trois descendent dans le canot qui les emmène à terre. Là, des voitures de la cour les conduisent au chemin de fer dont le train spécial se met en route immédiatement. À deux heures, on arrive à Windsor. Au bas du grand escalier du château se tenaient la reine Victoria et sa mère la duchesse de Kent ; le premier ministre sir Robert Peel était auprès de sa majesté.

À propos du séjour de Louis-Philippe à Windsor, ne cherchons pas dans les notes de Stockmar des confidences singulières, des révélations inattendues, comme celles qu’il nous a fournies sur le roi de Prusse et l’empereur de Russie. Stockmar était parti pour le continent au mois de septembre 1844, deux ou trois semaines avant l’arrivée de Louis-Philippe en Angleterre. Était-ce une marque de son peu de sympathie pour la France ? C’eût été en tout cas un manque de convenance envers ses augustes maîtres. Sans lui prêter plus de mauvais sentimens qu’il n’en avait à notre égard, il suffit de dire que, n’ayant pas de titre officiel et n’étant obligé à rien, il avait profité de sa liberté pour revoir son pays. Cette visite du roi des Français, il le savait d’avance, ne pouvait rien lui apprendre. Il n’y avait là aucune pensée secrète à deviner, aucun plan caché à découvrir. Sir Robert Peel ne lui aurait répété cette fois aucun entretien qui fût de nature à intéresser l’observateur politique, lord Aberdeen pas davantage. Les seules conversations politiques de ce voyage eurent lieu entre M. Guizot et les principaux hommes d’état anglais, whigs et tories, au sujet de cette question de droit maritime qui passionnait alors les deux pays. Fallait-il absolument, pour assurer la répression de la traite des nègres, que les navires français pussent être visités par la marine anglaise ? Les Anglais réclamaient ce droit, en reconnaissant un droit réciproque aux autres puissances ; les Français n’admettaient pas que la police du pavillon national pût être faite autrement que par l’autorité française. Tout à fait d’accord sur le fond, les deux peuples n’étaient divisés que sur la forme, mais cette division était arrivée à l’état aigu, et des deux côtés des clameurs hostiles retentissaient. Les deux gouvernemens s’appliquaient à calmer les passions, à concilier les points de vue, à trouver le vrai modus faciendi. Voilà ce qui occupait encore M. Guizot dans ses entretiens de Windsor avec sir Robert Peel, le duc de Wellington, lord Aberdeen, lord Stanley, sir James Graham, tous membres du cabinet, comme avec le principal chef du parti whig, lord John Russell. Dans tout cela, rien de nouveau et surtout rien d’occulte ; c’était la continuation à voix basse de ce qui s’était débattu à haute voix dans les deux parlemens de France et d’Angleterre. Le baron de Stockmar n’avait donc à recueillir ici aucune des confidences qui donnaient pour lui tant d’intérêt aux précédentes visites. Son absence de Windsor à cette date, qu’il y ait pensé ou non, est un hommage à la sincérité de la politique française.

À défaut des récits confidentiels de Stockmar, les témoignages publics nous suffisent. Ils furent d’ailleurs aussi éclatans que variés. On a déjà vu dès le 8 octobre la démarche du maire, des aldermen et des bourgeois de la ville de Portsmouth ; le même jour, le maire, les aldermen et les bourgeois de la commune de Windsor, pareillement autorisés par la reine, vinrent rendre le même hommage au roi des Français. Les jours suivans, les visites faites par le roi à Twickenham, à Hampton-Court, à Claremont, lui valurent partout une réception enthousiaste. La reine et le prince Albert avaient voulu montrer à leur hôte les magnifiques environs de la résidence royale. Twickenham, qui appartenait alors au comte de Mornington, rappelait à Louis-Philippe le séjour qu’il y avait fait jadis, durant les années d’exil. Claremont, où était morte la princesse Charlotte, était restée la propriété du prince Léopold, devenu roi des Belges et gendre du roi des Français. Sur tout le parcours de ces promenades, dans toutes les communes, dans toutes les paroisses, des acclamations saluaient le passage du souverain libéral ami de la libérale Angleterre. C’était tout autre chose, il faut bien le reconnaître, que l’accueil de courtoisie extérieure fait récemment à l’empereur de Russie. Ceux qui racontaient ces détails dans les feuilles officielles et officieuses de Paris avaient raison alors de ne pas insister sur cette différence ; à trente-deux ans de distance on est plus libre, et nous qui racontons une histoire si éloignée des crises et des préoccupations d’aujourd’hui, nous avons bien le droit d’affirmer, sans désobliger personne, que jamais contraste ne fut plus grand.

Parmi tant de manifestations qui marquèrent ces jours de fête, il suffit d’en signaler deux qui ont eu véritablement le caractère et l’éclat d’une victoire. Ce sont les journées des 11 et 12 octobre.

La reine avait décidé que le roi Louis-Philippe serait reçu chevalier de l’ordre de la Jarretière, Le vendredi 11 octobre, à l’heure prescrite, tous les chevaliers de l’ordre présens à Windsor étaient rassemblés dans la salle des gardes, vêtus de leurs splendides costumes, étincelant d’or et de pierreries sous le manteau de velours bleu. On remarquait surtout le costume du marquis de Westminster, son justaucorps de velours pourpre tout chargé de ces diamans énormes qui ont leur histoire dans le livre des merveilles et qui ne paraissent qu’aux grands jours. De la salle des gardes, les chevaliers passèrent dans la salle du Chapitre où est le trône du souverain, et prirent place autour de la table séculaire. La reine était sur le trône. Le chancelier, placé à sa gauche, lut par son commandement un statut royal ordonnant que sa majesté le roi des Français serait proclamé chevalier de l’ordre de la Jarretière. En conséquence, le roi est amené de ses appartemens dans la salle du Chapitre. Il y est précédé du prince Albert et du duc de Cambridge. Devant eux marche un des officiers du Chapitre, le premier roi d’armes, qui porte les insignes de l’ordre sur un coussin de velours cramoisi. Quand le roi entre dans la salle, la reine et les chevaliers se lèvent. Il est prié de s’asseoir sur un fauteuil à droite du trône. La reine lui annonce qu’il a été reçu chevalier. Alors le roi d’armes s’agenouille aux pieds de la reine et lui présente la jarretière. La reine la prend, puis assistée du prince Albert et du duc de Cambrigde, elle l’agrafe à la jambe gauche du roi. Aussitôt le chancelier se lève et lit la formule des vieux âges : « En l’honneur du Dieu tout-puissant et en mémoire du bienheureux martyr saint Georges, attaché à la jambe pour sa gloire ! Cette noble jarretière, porte-la comme le symbole de l’ordre le plus illustre qui ne doit jamais être oublié ni mis à l’écart, afin que par ce moyen tu puisses être admonesté d’être courageux, et qu’ayant entrepris une juste guerre dans laquelle tu seras engagé, tu puisses demeurer ferme, brave et vaillant, et triompher ! » Le premier roi d’armes s’agenouille de nouveau et présente le ruban ; la reine, avec les mêmes assistans, le place sur l’épaule gauche du roi, et le chancelier ajoute, continuant sa lecture : « Porte à ton cou ce ruban orné de l’image du bienheureux martyr et soldat béni du Christ, saint Georges. Marchant sur ses traces, puisses-tu sortir triomphant de toutes épreuves heureuses et malheureuses, en sorte qu’ayant vaincu hardiment tes ennemis du corps et de l’âme, tu puisses non-seulement tirer de la gloire de cette lutte passagère, mais encore être couronné de la palme de la victoire éternelle ! »

Tous les rites accomplis, la reine donne l’accolade au nouveau chevalier, qui descend les degrés du trône, et, circulant autour de la table où siégeaient les membres de l’ordre, va recevoir leurs félicitations. Les chevaliers présens étaient son altesse royale le prince Albert, son altesse royale le duc de Cambridge, le duc de Rutland, le duc de Wellington, le marquis d’Anglesey, le duc de Devonshire, le marquis d’Exeter, le duc de Buccleugh, le marquis de Lansdowne, le marquis de Westminster, le duc de Beaufort, le duc de Buckingham et le marquis de Salisbury, sans compter, les officiers de l’ordre.

Voilà une des cérémonies de la vieille Angleterre. De ces gothiques traditions, la journée du lendemain nous ramène au centre le plus actif de l’Angleterre moderne. Nous étions hier au milieu de la cour d’Édouard III, nous voici en pleine Cité de Londres. Passé, présent, la fidélité la plus scrupuleuse aux anciens souvenirs et le sentiment le plus intense d’une vie nouvelle, n’est-ce pas là en deux mots tout le génie britannique ?

Le roi, en partant pour l’Angleterre, avait décidé qu’il n’irait pas à Londres. C’était la reine qu’il venait voir, la reine et la famille royale, il voulait leur consacrer sans réserve le peu de temps dont il pouvait disposer. La visite qu’il avait reçue au château d’Eu devait être le modèle et la règle de sa visite à Windsor. Ce fut, comme on le pense, un grand désappointement pour les membres de la Cité de Londres. À Portsmouth, à Windsor, le maire, les aldermen et les bourgeois avaient pu présenter une adresse au roi des Français ; Douvres comptait sur le même honneur, si le roi venait s’y embarquer pour retourner en France, et Londres, la grande cité, la vraie capitale du royaume-uni, n’aurait pas le droit d’inscrire un pareil souvenir dans ses annales ! Le lord-maire et ses collaborateurs ne pouvaient en prendre leur parti. Que firent-ils ? Le conseil fut convoqué extraordinairement ; là, on proposa une chose inouïe, une chose qui ne s’était jamais vue et que chacun pourtant attendait : on proposa que les représentans de la Cité se rendissent à Windsor pour y présenter au roi des Français l’expression de leurs sentimens et de leurs vœux, On sait quels sont les privilèges et la juste fierté de la Cité de Londres ; ce sont les rois qui vont à elle. La délibération ne fut pas longue. Le conseil, à l’unanimité des suffrages, décida qu’il se transporterait à Windsor auprès du roi Louis-Philippe.

Nous avons quelque peine à concevoir ce que cette manifestation offrait d’inusité, c’est-à-dire de hardi et de significatif. Les ministres de la reine en furent singulièrement frappés ; ils le dirent eux-mêmes au roi, à M. Guizot, à l’amiral Mackau, à M. le comte de Sainte-Aulaire. Le samedi 12 octobre, quand on vit entrer dans la cour du château de Windsor cette longue suite de voitures, quand le lord-maire, les aldermen, les shériffs, les officiers, les conseillers municipaux en costume de cérémonie, et portant chacun les insignes de sa dignité, entrèrent dans la vieille résidence féodale, il n’y eut personne qui pût se défendre d’une grave émotion. De toutes les communes d’alentour, une foule immense était venue assister à ce spectacle si nouveau. Ce n’étaient pas la robe d’or et le grand collier du lord-maire, les robes écarlates des aldermen, les riches manteaux des conseillers municipaux qui causaient cet étonnement. Pour ceux qui connaissaient le sens et la force des traditions nationales, de dramatiques souvenirs se mêlaient aux impressions de surprise. La Cité de Londres dans le château de Windsor ! La grande commune dans la forteresse de la royauté ! En vue d’une circonstance si extraordinaire, les ministres avaient pensé que le discours du roi Louis-Philippe devait être préparé avec une attention spéciale. Le roi, disaient-ils, ne devait pas se fier à sa facilité habituelle ; il fallait là des paroles qui, plus méditées, plus condensées, pussent retentir plus haut et porter plus loin. Combiné le matin même entre le roi et M. Guizot, qui tenait la plume, le discours fut traduit en anglais par le comte de Jarnac. Ce n’est pas tout : la reine et le prince Albert passèrent une demi-heure dans le cabinet du roi à revoir cette traduction. Curieux détails, qui n’ont pas seulement la grâce d’une affaire intime arrangée en famille, puisqu’ils nous montrent surtout le grand intérêt de cette démarche faite par la Cité de Londres, et le prix que la reine y attachait.

Une circonstance d’un autre genre fit ressortir encore la cordialité de la réception faite en Angleterre au roi des Français. Le départ de Louis-Philippe avait été fixé au lundi 14 octobre. La reine et le prince s’étaient promis d’accompagner leur hôte jusqu’à Portsmouth, où le roi devait leur offrir à dîner sur le Gomer. Malheureusement une tempête épouvantable dérangea tout ce programme. Quand on fut arrivé sur la ligne du chemin de fer à la station de Clafence-Victualling-Yard, l’orage était si violent, les rafales si furieuses, qu’il fallut s’arrêter. Le royal cortège se réfugia dans les appartemens de M. Grant, garde-magasin de la voie. C’est là qu’un dîner fut préparé à la hâte, c’est là aussi qu’eut lieu un conseil sur le parti à prendre. Fallait-il retarder le départ ? Si. le roi tenait à partir pour ne pas causer d’inquiétude à la reine Amélie, fallait-il s’obstiner à suivre le chemin de Portsmouth ou se diriger vers Douvres ? De Portsmouth, le roi serait allé aborder au Tréport, c’est-à-dire à une faible distance du château d’Eu ; mais la tempête aurait-elle permis au navire de prendre la mer, et, une fois en mer, une fois la traversée accomplie, aurait-il abordé sans peine sur cette partie des côtes de la Manche ? L’ouragan sévissait moins fort du côté de Douvres ; de Douvres à Calais, on avait aussi bien moins de retards à craindre. Cet avis prévalut. Les adieux se firent à Clarence dans la maison du garde-magasin, puis le roi, reprenant la route qu’il avait déjà faite, partit dans la soirée pour Londres, prit le chemin de fer de Douvres, arriva dans la ville vers le milieu de la nuit, reçut encore le matin le corps municipal, s’embarqua pour Calais sur le bateau à vapeur le Nord, et toucha la terre de France dans l’après-midi du 15 octobre. Eh bien, savez-vous ce qui se passait à Portsmouth, tandis que le roi quittait l’Angleterre à Douvres ? La reine Victoria, profitant d’une éclaircie après les adieux, avait poursuivi son voyage jusqu’au port où le vaisseau français devait la recevoir la veille. Le 15, à neuf heures du matin, elle se rendit à bord du Gomer. L’amiral La Susse lui en fit les honneurs. L’étendard royal fut hissé au grand mât. Les bâtimens français à l’ancre dans la rade saluèrent l’arrivée de la reine par des salves d’artillerie auxquelles les bâtimens anglais répondirent. La reine et le prince daignèrent accepter le déjeuner que leur offrit l’amiral. Si le roi manquait au repas, son souvenir y présidait. Improvisation toute gracieuse ! Ce fut comme une dernière fête en l’honneur de la France, un dernier shakehand après les adieux précipités de la veille.

L’histoire ne se fait bien qu’à distance. Trop de passions défigurent la vérité à l’heure où les événemens se produisent. Instruits par les notes de Stockmar sur le véritable sens des trois visites royales que nous venons de raconter, l’idée nous est venue de chercher dans les journaux du temps l’opinion des publicistes quotidiens sur la réception de Louis-Philippe à Windsor. Évidemment, si l’on avait su le fond des choses comme nous le savons aujourd’hui, si l’on avait pu comparer impartialement la visite de Louis-Philippe avec celles de Frédéric-Guillaume IV et de Nicolas Ier des publicistes français n’auraient eu qu’à se réjouir. Est-il possible de demander aux partis un tel sentiment de l’équité ? La passion politique altère tout, dénature tout, elle ne voit que ce qu’elle veut voir ; ces journées d’octobre 1844, si glorieuses pour la France, ne furent aux yeux de l’opposition que la preuve de son abaissement. La France était la vassale de l’Angleterre. C’était le vassal humblement soumis que l’altier suzerain avait accueilli avec bienveillance. La politique de la paix à tout prix recevait le salaire de ses œuvres. Qu’on se représente de noble thème développé à outrance par des plumes venimeuses ; voyez-vous d’ici les factions rivalisant à ce sujet d’éloquence et de patriotisme ? Qu’on se représente en même temps les déclamations de la presse officieuse, le fanatisme doctrinaire s’exaltant à froid pour tenir tête au fanatisme légitimiste et démocratique, les bonnes dispositions des deux gouvernemens transformées en garanties infaillibles, l’infatuation et la raideur s’accoutumant à prendre la place de la vigilance et de la souplesse, c’est-à-dire de la politique. Comme tout cela paraît également éloigné de la vérité, à qui vient de comparer sans parti-pris les trois visites royales ! La vérité, c’est que la France de 1830, en dépit des vieilles haines, inspirait des sympathies à l’Angleterre de 1688, et que ni Frédéric-Guillaume IV, malgré son autorité morale, ni le tsar Nicolas Ier malgré son prestige, n’avaient pu ébranler cette confiance. Cette heure est l’heure glorieuse du ministère Guizot. Louis-Philippe, dans sa visite à la reine Victoria, vient de consolider l’entente cordiale des deux pays, sans que ni l’un ni l’autre ait eu un sacrifice à faire. Il ne reste plus qu’à maintenir cette amitié, à poursuivre ensemble les grands buts, à éviter les froissemens sur les choses de second ordre. Nous ne parlons ici que du dehors, les affaires du dedans exigeaient de bien autres conditions et supposaient une vigilance bien autrement active.

On ne peut se défendre d’une sérieuse impression, quand on a pris plaisir à revivre par l’étude au milieu de cette période si rapprochée de nous et déjà si profondément oubliée, si singulièrement méconnue. Toutes les personnes souveraines qu’y rassemble l’histoire, une seule exceptée, ont disparu de la scène. Le roi de Prusse Frédéric-Guillaume IV, l’empereur de Russie Nicolas Ier le roi des Français Louis-Philippe Ier sont morts depuis longtemps. Seule, l’auguste souveraine qui les a reçus tour à tour à Windsor est encore assise sur le trône où elle est montée il y a bien près de quarante ans. Que de révolutions depuis cette date ! que de changemens dans la destinée des états ! Nous avons pu parler librement d’un roi de Prusse, d’un empereur de Russie, d’un souverain de la France, d’une reine de la Grande-Bretagne, sans que nos appréciations sur ces crises d’autrefois fussent gênées en rien par les crises d’aujourd’hui. Du passé au présent, qu’y aurait-il à conclure ? des abîmes les séparent. Qu’on ne voie donc pas dans ces pages autre chose que ce qu’elles renferment. Les événemens que nous venons de raconter n’offrent plus qu’une valeur historique, ils n’ont point de rapport avec les circonstances présentes. Nous n’avons certes aucune raison de nous défier encore de la Russie, aucune raison d’oublier notre ancienne entente avec l’Angleterre. L’intérêt de la France comme l’intérêt du genre humain nous obligent désormais à essayer de concilier l’Angleterre et la Russie, afin que si la lutte locale des Slaves et des Turcs, des races chrétiennes d’Orient et des races musulmanes, ne peut être évitée, on s’efforce au moins d’empêcher une guerre générale qui serait le bouleversement du monde.


SAINT-RENE TAILLANDIER.

  1. Voyez la Revue du 1er, janvier, du 1er février, du 1er mars, du 1er mai, du 15 août et du 1er novembre.
  2. Sur ces rapports de Frédéric-Guillaume IV et de Nicolas Ier voyez notre étude publiée ici même sous ce titre, le Roi de Prusse Frédéric-Guillaume IV et le baron de Bunsen, quatrième partie, l’Avènement du second empire et la guerre de Crimée. 1er Janvier 1874.
  3. Mémoires de M. Guizot, t. VI, p. 197.
  4. Guizot, Mémoires, t. VI, p. 207.
  5. Guizot, Mémoires, t. VI, p. 208.
  6. C’est une allusion aux affaires de Pologne en 1831. On sait que le gouvernement de Louis-Philippe, sous le ministère Perier, fit de pressantes instances à Londres pour décider le cabinet de Saint-James à se porter avec lui médiateur entre le tsar et les Polonais. La note du 20 juin 1831, remise à lord Palmerston par notre ambassadeur, parlait « d’assurer à la Pologne une existence politique et nationale. » Lord Palmerston repoussa ces ouvertures, disant que de telles démarches étaient inutiles, à moins d’être appuyées par les armes, et que les bons rapports du roi d’Angleterre (Guillaume IV) avec l’empereur de Russie ne permettaient pas de courir ces chances extrêmes.
  7. Ces mots sont en français dans le texte : « Einige Tage vor dem Erscheinen der Ordonnanzen… gab mir dieser Charles X sa parole d’honneur, er habe keine Staatzstreiche in Sinne, und liesz unmittelbar darauf seine Ordonnanzen publiziren. » Denkwürdigkeiten aus den Papieren des Freiherrn Christian Friedrich von Stockmar, p. 395.
  8. On sait que le duc de Bordeaux, au mois de novembre 1843, avait cru devoir faire un séjour en Angleterre, et que sa présence dans une contrée si voisine avait provoqué de bruyantes démonstrations légitimistes. Il est inutile de rappeler les incidens parlementaires auxquels donna lieu le pèlerinage de Belgrave-Square, les passions misérablement soulevées, la flétrissure infligée dans l’adresse à des hommes d’honneur, tristes violences de parole que M. Guizot lui-même a blâmées dans ses Mémoires et dont il repousse la responsabilité première. « La flétrissure, dit-il excellemment, est une de ces expressions excessives et brutales par lesquelles les partis s’efforcent quelquefois de décrier leurs adversaires et qui dépassent les sentimens même hostiles qu’ils leur portent. » (Mémoires, t VIII, p. 68.) C’est à tout cela que le tsar fait allusion ; le mot de comédie est-il bien juste ?
  9. « I spit upon it. »
  10. « Die Reise hierher and nach London kann weltgeschichtlich bedeutend werden. » Christian Carl Josias Freiherr von Bunsen ans seinen Briefen, etc. Leipzig. 1869, t. II, p. 262.
  11. Thirty years of foreign policy.
  12. Guizot, Mémoires, t. VI, p. 225-226,