Les Slaves/Cinquième Leçon
Réponse à quelques objections. — Les diverses littératures slaves ; leurs caractères dissemblables. —Littérature russe, polonaise,
bohème. — Développement de la race slave ; ses caractères physiologiques ;
son territoire ; influence du monde physique sur sa littérature. — Dogme social et religieux des Slaves ; absence de toute
révélation.
Mardi, 12 janvier 1841.
- Messieurs,
Depuis l’ouverture de mon cours, je reçois journellement des lettres de savants slaves qui, tantôt font la critique du plan, tantôt m’adressent des objections sur certains détails de ce cours. Je vous fais part de cette correspondance, parce qu’elle est assez significative. Elle caractérise, en effet, l’état littéraire du peuple Slave. La littérature, chez nous, ne s’est pas encore détachée, comme une fleur sèche, de l’arbre général de la vie. On n’y écrit pas pour amuser, on n’y fait pas de l’art pour l’art. La littérature est encore intimement liée à la religion, à l’histoire, à la vie politique. Il suffit quelquefois de critiquer un poëte, pour remuer toutes les questions religieuses et politiques qui divisent le peuple slave ; pour faire prendre en quelque sorte les armes à des populations séparées par tant d’intérêts et de passions. Il m’est impossible d’entrer dans la polémique qu’on me propose ; elle n’aurait d’intérêt que pour la partie purement slave de mon auditoire. Cependant, vous me permettrez de répondre à certaines objections concernant des détails qui me paraissent de quelque intérêt.
On me reproche d’avoir fait une part trop large à la Russie, dans le tableau que j’ai tracé de la lutte du peuple slave contre la barbarie. J’aurais, à ce qu’on dit, passé sous silence les’combats des Polonais et des Lithuaniens contre les Mongols. D’abord, les Lithuaniens, une fois vainqueurs des Mongols, ont souvent profité de l’impulsion de ces derniers pour dévaster les pays slaves. Ils ont été pendant longtemps les alliés de la barbarie, et ont combattu la civilisation. Plus tard, seulement, ils furent réunis, par la Pologne, à la communauté chrétienne : les Lithuaniens sont donc en dehors de la question. Pour ce qui est des combats livrés par la Pologne contre les Mongols, ils n’ont jamais été décisifs. A la politique russe revient l’honneur d’avoir vaincu les Mongols, en employant habilement les armes de ces peuples contre eux-mêmes. La Russie se servait, par exemple, de la puissance des Khans de la Crimée, pour contenir les hordes des Tartares ; plus tard, elle les détruits les uns et les autres. Ce sont les grands ducs de Moscou qui ont renversé la Horde d’or, le royaume de Sibérie, le Khannat de Crimée. C’est donc, la Russie qui a seule vaincu ces peuples en les divisant sans cesse, en les empêchant de se réunir et de se concentrer. Elle a même réussi à se les assimiler ; de nos jours, elle les emploie à son service.
Je passe maintenant aux questions littéraires. Un me reproche d’avoir déterminé d’une manière arbitraire, sinon injuste, les caractères principaux des littératures slaves, telles qu’elles nous apparaissent à l’époque actuelle.
J’ai dit que la langue russe est la langue de la législation et du commandement. Certes, je ne nie pas ses qualités poétiques, je ne puis passer sous silence les poêtes remarquables de la Russie ; mais j’énonce un fait constant, lorsque je dis que la législation. russe a été imposée à un grand nombre de peuples slaves ; que la langue russe est enseignée d’office comme langue administrative : c’est donc son caractère actuel. Parmi les ouvrages de la littérature russe moderne, le plus remarquable et le plus important sans contredit, c’est le code publié parla commission de législation.
J’ai dit aussi que le polonais est la langue de la conversation et de la littérature. Comment en serait-il autrement ? La Pologne, depuis longtemps, n’a plus de tribune nationale ou puissent s’exprimer les sympathies et les vœux du peuple ; elle n’a pas même de chaire scientifique. La langue polonaise a été bannie des écoles ; elle n’a pas de théâtre national. C’est donc par la littérature seulement qu’elle agit ; c’est par la parole vivante, c’est-à-dire par ce qu’un peuple a de plus intime et de plus fort, par ce qui résume la vie domestique et la vie historique, que la littérature polonaise peut encore exister.
Quant à la littérature bohême, ce que j’en ai dit dans la dernière réunion suffit pour la caractériser ; j’y renvoie mes contradicteurs.
On a aussi fait d’avance des objections au plan que je me propose de suivre, c’est le moment d’y répondre, parce qu’il faut que je trace dès maintenant ma route.
D’après quelques savants, j’eusse mieux fait de choisir une certaine littérature, une langue, comme centre, comme principe ; alors il ne me serait resté qu’à grouper autour de cette langue les différents dialectes nationaux.
Je réponds qu’aucune langue slave n’a jamais exercé une prépondérance assez décisive, pour qu’on doive la regarder comme langue dominatrice, comme principe, comme centre. Les pays slaves d’où s’est répandu le christianisme aspirent surtout à cette domination. Ils pensent qu’il nous suffirait de prendre pour base de nos études la grammaire slavonne, et que nous devrions nous en tenir à expliquer les livres publiés en slavon.
Il y a depuis quarante ans une secte littéraire parmi les Slaves, secte exclusive qui regarde la littérature polonaise et russe comme n’existant pas, qui la condamne comme hétérodoxe. Elle ne fait même pas d’exception en faveur des chants populaires, parce que, suivant son opinion, ces chants ont été composés dans des dialectes corrompus par des mots turcs et allemands. D’après ce système, toute la littérature slave se renfermerait dans cinq ou six livres imprimés, dans le Rituel et l’Évangile. Mais un tel système n’a jamais pu prévaloir ; nos philologues et nos antiquaires eux-mêmes se sont fortement élevés contre les partisans exclusifs de la langue sacrée. Je pense que la grammaire slavonne, œuvre très utile en soi, servira de base à la grammaire générale du peuple slave ; mais par elle-même, la langue slavonne n’a aucune importance ; elle est, d’ailleurs, très pauvre en monuments littéraires proprement dits. Quant aux littératures des Polonais, des Russes et des Bohêmes, elles ont exercé tour à tour une certaine influence ; mais aucune d’elles n’est jamais parvenue à soumettre l’indépendance des littératures rivales. Le bohême a plutôt modifié la forme que le fond de la langue polonaise. Le polonais, au XVIIe siècle, dominait dans la Russie méridionale. Mais ces trois littératures ont un principe d’indépendance qu’elles ont toujours réussi à maintenir. Comme il est impossible de prévoir l’avenir qui leur est réservé, bornons nos études au passé, et, laissant pour le moment de côté toute autre question de nationalité, dirigeons-les sur ce qu’il y a de plus général, de plus vaste dans notre sujet, c’est-à-dire sur la race slave.
D’abord nous chercherons à saisir ses caractères physiques, ce qui la distingue des autres tribus avec lesquelles on l’a trop souvent confondue. Nous chercherons ensuite dans la nature même du sol où se sont produits les phénomenes littéraires, l’explication de plusieurs faits historiques. Nous passerons enfin à l’examen des monuments anciens qui appartiennent en commun à tous les Slaves, et qui forment la transition entre le paganisme et le christianisme.
Dès le XIVe siècle, on trouve des monuments du peuple servien. Nous nous arrêterons à examiner la poésie de ce cycle des Niemania. Plus tard, au XVe siècle, la Pologne résume toutes les forces intellectuelles et morales du monde slave. Nous la voyons alors développer sa littérature, qui s’éleva alors jusqu’à l’art.
Enfin, à l’époque de la renaissance générale des littératures slaves, nous voyons les Russes et les Bohèmes faire leur entrée dans l’histoire littéraire. Cette époque, nous la réserverons pour notre prochain cours.
La race slave est placée par les savants dans la classe des peuples les mieux faits pour la civilisation. Le celèbre naturaliste Blumenbach, qui a divisé l’espèce humaine en cinq familles, a rangé les Slaves dans la première, qu’il appelle la famille caucasienne. Cuvier n’admet que trois familles dans l’espèce humaine, ou trois espèces dans le genre humain. Comme on le sait, il caractérise ces familles d’après la construction de la charpente osseuse de la tête, d’après l’angle facial. Les Slaves, selon Cuvier, appartiennent aussi à la première famille, qu’il appelle européenne et arabe en même temps. Mais ces classifications n’ont pas été admises par les savants slaves. D’ailleurs elles n’expliquent rien, parce que les naturalistes n’ont tenu aucun compte du principe moral et religieux. Ils n’ont examiné ni le dogme social, ni la langue, ni les traditions ; ils ont confondu, par exemple, les Slaves et · les Finnois, classant dans une même famille deux peuples qui n’ont jamais eu de rapport de parenté. M. de Humboldt et Klaproth sont d’accord sur ce point, que les Slaves appartiennent à la race indogermanique. Ils sont de la même souche que les Celtes, les Kimris, les Indous, les Persans, les Arméniens, les Kurdes. Cette famille immense occupe la plus grande partie du globe ; d’après les calculs de Klaproth, elle compte trois cent soixante millions d’àmes. Les Slaves entrent dans ce chiffre pour soixante à quatre-vingt millions d’individus ; ils composent donc la sixième partie de l’immense population indo-germanique.
Le Slave, comme type de sa race, diffère beaucoup du type mongol, du type celtique, du type arabe. Il est robuste et d’une haute stature ; il a de longues jambes posées sur des pieds plus forts que grands. Ses épaules et ses hanches présentent beaucoup de développement. Il a aussi la poitrine large, les bras vigoureux, une main bien proportiennée, forte et douce ; des muscles d’une force prodigieuse. C’est un peuple destiné à l’agricultnre, au travail, à la vie rude des champs.
M. Edwards, dans ses recherches sur la physiologie des peuples, a donné un aperçu de la physionomie du Slave, dont je vous citerai quelques traits. La tête slave, d’après M. Edwards, se rapproche plutôt d’un carré que d’un ovale ; elle est presque de la même hauteur et de la même largeur. Les yeux sont beaux, bien ouverts, mais un peu enfoncés. On les trouve un peu petits, si on les compare à la tête. Le nez est droit, jamais aquilin ; la bouche rapprochée du nez, souvent trop large ; mais elle est fermée par des lèvres qui ne sont ni pendantes ni charnues ; cependant on trouve rarement une bouche slave aussi finement dessinée, par exemple, qu’une bouche persane, ou aussi serrée qu’une bouche indoue ou celle de quelques Arabes qui ont acquis un haut développement physique. Le caractère de ce peuple est la douceur ; ses passions sont plus vives que fortes ; il oublie facilement les injures et quelquefois les bienfaits ; il aime plutôt la distraction que le plaisir. Il a les cheveux chàtains ; mais, au nord, sa chevelure est d’un blond très clair, et, au midi, d’un brun foncé. La race blonde du Nord et la race brune du Midi, sont plus fortes, plus robustes que celle de la zone centrale. Ce peuple, comme je l’ai dit, paraît avoir été appelé par la Providence à cultiver la terre. Déja le profond philosophe allemand, Herder, a formulé la même pensée : il prétend que la destinée de cette race est avant tout d’établir son siège ici-bas, de prendre possession de la terre.
Je ne pense pas que le climat agisse sur les hommes aussi puissamment que le croient les philosophes modernes ; il est impossible de regarder l’humanité comme un règne à côté du règne animal et végétal. L’homme n’est pas la production du sol ; mais il est certain que l’homme a continuellement cherché le sol et le climat qui conviennent le mieux à sa nature intime et extérieure. Les Bédouins regardent encore une ville comme une prison ; il a été impossible, jusqu’ici, d’acclimater le Bohémien à un pays quelconque ; il est toujours resté vagabond.
Un Slave, quoique établi dans les steppes, ne mène point la vie nomade ; il ne les parcourt jamais qu’avec une répugnance mêlée d’effroi ; il veut un toit, une habitation fixe, quand elle serait située au milieu des déserts. Le ménage aratoire du laboureur a toujours été pour lui d’une indispensable nécessité.
L’infaillibIe instinct qui pousse les oiseaux, les animaux vers les climats qui leur sont propres, a, sans nul doute, conduit les peuples slaves des hauteurs de l’Asie, vers les territoires qu’ils ont occupés et où nous les retrouvons aujourd’hui.
Nous n’entrerons pas dans des discussions d’antiquaire sur l’histoire de leur migration, qui n’a aucun rapport, d’ailleurs, avec leur histoire littéraire ; cependant tout porte à croire qu’ils sont descendus par l’Asie mineure vers l’Europe. D’après les recherches d’un savant bohême et celles d’un savant russe, on trouverait des traces de leur antique existence sur le Bosphore. Ils en ont probablement franchi le canal dans les temps les plus reculés ; peut-être même, à cette époque, le canal n’existait-il pas encore. Une fois arrivés près des monts Karpathes, ils se sont vite répandus dans toutes les contrées de l’Europe ; mais, d’un côté, les peuples qui avaient une organisation sociale plus forte, qui s’étaient déjà emparés des terres de l’Occident, les repoussèrent vers le Nord ; de l’autre, ils furent refoulés par les tribus nomades ; peu à peu ils se sont concentrés autour des Karpathes, dans les limites que nous avons précédemment tracées.
Leur immense territoire paraît n’être destiné qu’à l’agriculture. Si nous jetons un coup d’œil sur les terrains situés entre les monts Karpathes et la mer Baltique, nous y voyons une vaste plaine couverte d’une couche profonde de terre végétale. On n’y rencontre ni ces rochers qui entravent l’agriculture, ni ces inondations des fleuves ou de la mer qui ailleurs stimulent les efforts de l’industrie et appellent les hommes à combattre la nature. Ce ne sont partout que des terres fécondes de la plus facile culture.
Les fleuves qui attirent les populations vers la mer, et les invitent sans cesse au commerce et à la navigation, étaient ici comme barrés par mille obstacles qui les séparaient de l’océan, cette grande voie de communication entre les peuples.
Le Borysthène, par exemple, dîabord arrêté par les cataractes, se perdait dans les steppes au milieu de tribus nomades hostiles aux Slaves. Le Niémen, la Vistule, vers la partie inférieure de leurs cours, étaient entourés de marais, également fréquentés par des peuplades ennemies adonnées aux brigandages. Les Slaves se sont donc trouvés de toutes parts confinés dans un vaste territoire de forêts et de prairies.
Ce territoire est divisé en trois zones différentes. La zone du milieu, dans toute sa longueur, à partir de l’Oder, n’était composée que de forêts. Ces forêts s’avançaient vers la Vistule ; passaient le Niémen, et avaient une immense étendue. D’un côté, débouchant dans la vallée de Prypetz, elles couvraient tout le pays ; de l’autre, au-delà du Borysthène, elles touchaient aux forêts de la Moscovie, et par ces dernières aux forêts de l’Oural. C’est le pays des bois par excellence. Il paraît que toutes les bêtes fauves descendirent de l’Asie par cette voie de verdure, et que plusieurs des animaux aujourd’hui très rares en Europe y résident encore en grand nombre ; tels sont les ours, les loups, les élans. Dans la forêt de Bialowiez, on voit encore le byson, dernier échantillon d’une race qui a complètement disparu du continent européen. La vie de ces antiques représentants de la Slavie est protégée par les lois.
Vers la mer Baltique, au nord de la zone de forêts dont nous venons de parler, s’étend une longue ligne de quatre à cinq cents lacs, depuis le lac Goplo jusqu’à celui de Peypus. D’immenses nappes d’eau, presque partout reliées entre elles par des canaux et des rivières, séparent le sol slave proprement dit du sol finois et du sol lituanien. Au Nord, entre cette ligne de lacs et la Baltique, s’avançaient les Finois ; à l’est, maîtres de toutes les terres avoisinant la Pologne, les Lithuaniens débouchaient par les forêts sur le territoire slave.
Les oiseaux aquatiques passent par ces pays de lacs et de marais pour se diriger vers l’Europe. Le renne était un des antiques habitants de ces contrées, lesquelles étaient anciennement infestées d’animaux voraces, entre autres du rat voyageur, qui s’aventurait quelquefois jusqu’au Niémen : mais il n’existe plus que dans les traditions populaires ; son souvenir semble un symbole historique des incursions des Finnois, qui ont disparu eux-mêmes de cette contrée dans une époque antérieure à toute donnée chronologique.
Au sud de la zone de forêts s’étendent de vastes terres de la plus riche fertilité ; c’est le midi du royaume actuel de la Pologne, la Volhonie, la Podolie et une grande partie de l’Ukraine. La végétation y change peu à peu de nature. Le Chêne commence, le sapin disparaît. Le chêne est ici l’arbre favori de la poésie, de la chanson populaire, comme au Nord le bouleau, l’arbre à l’écorce blanche, aux feuilles délicates, aux fleurs en chaton. Le bouleau, si souvent chanté par les poëtes lituaniens et finois, devient de plus en plus faible et petit à mesure qu’on avance vers les régions septentrionales ; il finit par n’être plus qu’un arbrisseauudans les hautes terres de la race finoise.
Des contrées méridionales, un autre fléau, la sauterelle, se dirigeait aussi vers l’Europe après avoir quitté les plaines de l’Asie et les steppes des Mongols. Il a longtemps ravagé la Pologne et a pénétré souvent jusqu’aux bords de l’Elbe et du Rhin. Cet insecte, autre symbole historique des incursions mongoles, semble par moments avoir disparu du monde ; on n’en entend plus parler durant des siècles ; tout à coup il se lève, il couvre l’horizon et le ciel, il dévore toute végétation. La Pologne est son quartier d’hiver ; de là, en légions rampantes, il s’avance brûlant partout la terre, encombrant les lacs et les rivières, puis, lorsque les ailes lui sont venues, il s’envole et va s’abattre en nuages destructeurs jusqu’au-delà d’Elbe et sur les rives du Rhin. Mais la culture en Pologne, de plus en plus active et soignée, ’ le combattant et le gênant sans cesse dans sa reproduction, a fini par l’empêcher de s’établir en Europe. Si je vous parle aussi longuement de cette nature physique, de ces animaux, de ces insectes, c’est que la tradition, la poésie populaire, et même tous les chefs-d’œuvre de la littérature moderne, sont remplies de descriptions, d’allusions à des phénomènes naturels qu’il serait impossible de comprendre, si l’on ne se rappelait pas, a chaque instant, combien les lieux où ils se sont produits diffèrent d’aspect et de climat avec les contrées que nous habitons. Ainsi, dans les chants populaires, la sauterelle est toujours l’emblème du Tartare. Sauterelle et Tartare, c’était la même chose pour les Polonais. Écrasons la sauterelle ! tel est leur cri de guerre.
Le peuple dit qu’il y a sur les ailes de cet insecte un caractère mystérieux qui signifie fléau de Dieu. Il est à remarquer que tous les chefs de la race ouralienne, depuis Attila jusqu’à Timourleng, avouaient et proclamaient hautement ce titre de fléau de Dieu. Ils se disaient envoyés pour détruire l’humanité, pour la punir. Un grand poëte de l’Occident, lord Byron, qui devinait si bien une nature qu’il n’avait jamais vue, a également comparé un général russe, qui s’est souvent conduit en Mongol, à une sauterelle : « Il est mort, s’écrie-t-il, et, semblable à la sauterelle, il s’est lui-même enterré dans le sol qu’il a si longtemps ravagé ! » Toutes les poésies anciennes sont, pour ainsi dire, remplies de chants d’oiseaux et de bourdonnements d’insectes. Le barde antique, le chantre des expéditions d’Igor, dit, en parlant d’un poëte mythique, d’un certain Boyan : « L’esprit de Boyan s’élevait comme le brouillard jusqu’à la hauteur des chênes ; comme le brouillard, il couvrait les branches des arbres ! Quelquefois il s’élançait comme l’aigle dans les nues ; quelquefois il courait à travers les champs comme le loup gris. »
À chaque moment, nous rencontrons les noms de tous ces animaux si familiers à la poésie slave. Un chœur d’oiseaux et d’insectes accompagne sans cesse la voix du poête antique. Dans un autre endroit, il dit encore : « Ce roi du chant (Boyan), lorsqu’il entonnait ses hymnes, lançait dix faucons sur le blanc troupeau des cygnes ! » Ce qui signifie qu’il promenait ses dix doigts sur les cordes de la lyre.
Dans la poésie moderne, la nature animée joue aussi un très grand rôle. Les Polonais savent par cœur l’épisode du poëte Goszczynski, ou un chêne bavard raconte a l’oreille du Cosaque les anciennes traditions du pays. En écoutant les strophes brillantes d’un autre de nos poëtes, Zaleski, il nous semble réellement entendre un essaim d’abeilles, de papillons, de petites mouches voltigeant et bourdonnant, leurs ailes dorées ouvertes, au-dessus des steppes verdoyantes de l’Ukraine.
Il nous reste a connaître le principe social des Slaves, le germe constitutif, le dogme générateur d’une société en tout si différente de celle des Celtes. des Germains, des Mongols, de toutes les nations [ voisines de la Slavie.
Le germe social, c’est le principe religieux. Les Slaves admettaient l’existence d’un Dieu unique ; ils croyaient aussi à l’existence d’un esprit mauvais, d’un dieu noir en lutte avec un dieu blanc, souverain, rémunérateur et vengeur ; enfin ils croyaient à l’immortalité de l’âme. Ces trois dogmes principaux forment toute leur religion ; mais il est bon de faire remarquer qu’on n’y rencontre aucune idée de revelation, que nulle part il n’y est fait mention d’un lien entre la divinité et l’homme. Jamais Dieu n’a parlé aux Slaves ; jamais Dieu ne leur a envoyé son fils ou son prophète. La religion ne reconnaissant pas de revélation, la mythologie fut impossible parmi les Slaves, et cela se comprend, car la mythologie n’est certainement pas autre chose qu’une déviation, une corruption de la révélation.
La religion des Slaves, telle que nous la trouvons dans les historiens et les monuments les plus anciens ; telle que nous la retrouvons encore dans les contes populaires et la tradition, prouve l’antiquité de ce peuple qui est assurément parti de la Haute-Asie avant toute révélation. Il est impossible d’assigner une date à sa sortie de l’Asie ; mais il est certain qu’il n’a porté avec lui en Europe, aucune des idées communes à tout l’Orient depuis les temps d’Abraham. Sa religion est primitive, patriarcale, telle encore que nous la voyons dans le livre de la Genèse. Il y a un Dieu, un ennemi de Dieu, une âme immortelle ; il y a aussi une vague trace d’un crime commis, et qu’il faut racheter, puisque la nécessité du sacrifice est admise ; mais à cela se borne tout ce qu’on peut savoir de l’ancienne religion des Slaves. L’absence de révélation se fait sentir d’ailleurs dans ce qui manque partout et continuellement à leur organisation sociale. Sans révélation, il n’y a pas de sacerdoce ; or, le sacerdoce par droit d’hérédité et d’élection n’a jamais existé chez ces peuples. Ne reconnaissant pas la filiation des dieux et des héros, ainsi que l’acceptaient les Germains, les Celtes et les autres nations, ils n’ont point eu d’aristocratie et ne pouvaient en avoir. L’aristocratie, de tout temps, s’est fondée, s’est appuyée sur la tradition d’une origine supérieure à celle du peuple ; partout et toujours l’aristocratie a prétendu à une origine divine. Les Slaves sont donc restés sans noblesse et sans sacerdoce ; ils n’ont eu ni prêtres, ni seigneurs, ni rois !