Les Slaves/Quatrième Leçon

Les Slaves
Comon (Volume 1p. 36-50).




QUATRIÈME LEÇON.


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La slavie fabuleuse et la Slavie historique. — Action de Rome sur les peuplades slaves. — Le christianisme seul parvient à les transformer. — Berceau de la culture slave ; commencement de son histoire ; le premier de ses dialectes élevé à la dignité de langue. — Les Serviens. — Bataille de Kossowo ; son influence sur la poésie survienne. — Les Bohèmes, leurs erreurs, leur littérature, leur régénération. — Analogie entre certains peuples slaves et les nations de l’Occident, comme forces actives de la chrétienté. — La Pologne et la France, la Bohême et l’Allemagne, la Russie et l’Angleterre.

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Vendredi, 8 janvier 1841.

MESSIEURS,

En quittant ce territoire presque fabuleux dont je n’ai fait que vous indiquer la position car il est très difficile d’en saisir les limites, nous avons, en remontant le Danube, trouvé le pays de la réalité, le pays de l’histoire. Toutes les fois, en effet, que les armées de l’Occident, les armées des Grecs et des Romains, celles même des Croisés, passaient le Danube inférieur, on peut dire qu’elles sortaient de l’histoire, qu’elles entraient en pleine poésie et qu’en s’avançant encore plus loin vers le Don elles plongeaient dans la fable.

D’un autre côté, les chefs barbares, les chefs des races nomades, tant qu’ils restaient au-delà du Danube, n’étaient connus que par une vague rumeur, par la renommée. Mais dès qu’ils passaient le fleuve, ils faisaient leur entrée dans l’histoire, devenaient des réalités. Comme preuve de notre affirmation, il nous suffit de citer le nom d’Attila.

Le territoire slave, qui sépare la réalité de la fable, l’histoire de la tradition, s’étend entre le Danube inférieur, la Grèce du Nord et les monts Karpathes ; il touche à l’Adriatique ; c’est le seul qui fût connu des anciens. Nous trouvons dans les livres grecs, dans les descriptions et les monuments des Romains, quelques noms, quelques dates ; ce sont les seuls monuments de l’histoire ancienne de cette contrée.

Ces noms et dates, religieusement recueillis, expliqués, commentés par la science moderne, servent de passage, de transition des temps mythiques slaves, à l’époque historique. Ce sont des chaînons qui rattachent notre histoire à celle des nations de l’Europe. Par suite des recherches de quelques savants, il n’est plus douteux aujourd’hui que cette contrée n’ait été de temps immémorial habitée par les Slaves. Sous les rois de Macédoine, il y existait déjà des États slaves indépendants ; Rome les changea en provinces de l’Empire et en confia le gouvernement à ses créatures. Les limites de ces provinces n’avaient rien de fixe. Les foyers de leur administration devenaient peu à peu des points importants, des villes centrales, les sièges même de nouveaux empires ; telle fut Vienne, par exemple. C’est de ces points que la civilisation montait vers le Nord et qu’elle réagissait contre la barbarie ; mais ni les rois de Macédoine, ni les empereurs romains ne parvinrent à arrêter le flot des peuples qui prenaient toujours ce chemin pour se diriger vers le midi de l’Europe. Leur influence au-delà du Danube était nulle. Il était réservé au christianisme seul de franchir cette barrière et de conquérir ces peuples, sur lesquels la civilisation antique n’avait aucune prise. Le christianisme, en prenant pour point d’appui ce territoire, en agissant d’un côté vers le Danube et le Don, de l’autre vers la Vistule, est parvenu peu à peu à vaincre, à organiser toute cette immense population.

C’est donc ici qu’est le berceau du Slave moderne et que commence son histoire ; c’est même ici qu’un dialecte slave a été pour la première fois élevé à la dignité de langue ; c’est ici qu’on a commencé a écrire ce dialecte, qu’on en a créé les lettres, ou, au moins, qu’on les a appliquées à exprimer les sons slaves. Acceptée par les autres peuples, cette langue est devenue le dialecte sacré, celui de l’Écriture sainte et de la Liturgie.

Cependant, ces pays qui semblaient destinés à devenir le centre de la civilisation et de la culture slaves, se sont laissé devancer par les autres contrées ; ils sont même retombés plus profondément dans la barbarie. Diverses causes, diverses circonstances y entravèrent le mouvement du progrès. Placés sur le grand chemin des peuplades qui descendaient du Nord, ils ont rencontré dans les migrations des tribus nomades de continuels obstacles à s’unir, à se concentrer. La population des plaines, sans cesse balayée, parfois menacée d’une destruction complète, se réfugia dans les montagnes ; là elle sut résister aux étrangers, elle conserva le dépôt de la langue et de la tradition. De nos jours encore, dans ces contrées, les montagnards sont les uniques représentants de l’ancien monde slave. Mais s’il est vrai que dans les montagnes quelque poésie, quelques genres de littérature purent se propager et fleurir, il n’est pas moins vrai aussi que ces poétiques fleurs des sommets, quoique belles et d’une rare fraîcheur, ne purent jamais être riches ni variées. Il est des natures de littérature qui demandent à être cultivées au milieu de populations assises et laborieuses, et dont les besoins physiques sont assurés. Ainsi, dans ces solitudes sauvages, on réussit à créer une poésie lyrique, des chants, des épisodes héroïques ; mais tout ce qui est science et haute littérature ne peut y prendre racine et se développer.

Il était difficile à ces peuplades disséminées sur un vaste territoire de se grouper, de se réunir, de se former en nation. La plus puissante cause de leur dispersion et de leur faiblesse fut surtout leur séparation religieuse. Converties au christianisme au moment où l’Orient rompait violemment avec l’église universelle, elles subirent l’influence des deux églises rivales, des deux tendances contraires et bien souvent hostiles, Leurs chefs, obéissant à des convictions personnelles, quelquefois aux circonstances politiques, penchaient tantôt vers Rome, tantôt vers Constantinople ; mais jamais ils ne purent entraîner à leur suite les populations qui restaient fidèles les unes à l’église catholique, les autres à l’église d’Orient. Il n’a donc pas été possible à ces chefs de fonder une monarchie, un état homogène, qui eût ses liens moraux. D’ailleurs le voisinage des peuples civilisés qui, à des époques plus tranquilles, aurait pu être utile aux progrès des sciences et des arts, ne pouvait qu’être nuisible en ces temps de luttes perpétuelles.

Les Grecs et les Romains, en important leur organisation sociale chez ces peuplades, y formaient de petits foyers qui n’avaient aucun lien avec la nature de la société indigène. Les chefs slaves, dominés par l’ascendant de la civilisation étrangère, ont souvent cherché à imiter l’organisation tantôt grecque, tantôt romaine, tantôt féodale. Aussi a-t-on vu un spectacle étrange, celui d’un chef servien créant en même temps des rois à l’exemple de l’ancienne Rome, des hauts barons à l’instar de la féodalité, et enfin des visirs, des agas, à l’imitation de la Turquie. Nous ne rencontrons donc point seulement ici des luttes entre deux religions rivales, mais aussi entre plusieurs éléments hétérogènes civils et politiques.

Cependant, au milieu de ces luttes des idées et des races différentes, il vint un moment ou tous ces pays furent sur le point de se réunir sous une seule domination, celle des rois serviens.

Vers la fin du XIIIe siècle, ou plutôt au commencement du XIVe, la maison des Niemania réussit à établir sa dynastie en Servie ; elle soumet même à son sceptre, beaucoup d’États voisins. Son empire s’étendait depuis la mer Adriatique jusqu’aux montagnes de la Grèce, vers les steppes du Danube inférieur. Mais les Turcs attaquèrent bientôt cet empire naissant, dont l’indépendance périt avec son existence politique dans une seule et terrible bataille, celle de Kossowo.

Après cette fatale bataille, les chefs, la noblesse, le clergé, en un mot tout ce qu’il y avait de civilisé dans le pays, fut obligé d’émigrer. Avec eux émigrèrent la puissance, les richesses, les livres, et on peut même dire les souvenirs, toutes les traditions. nationales. Le peuple seul resta ; mais ce peuple était déjà détaché de son passé ; il ne savait pas lire, il ne savait rien de son histoire ; il n’avait plus d’avenir, son existence politique venant d’être à jamais détruite. De toute son histoire il ne lui resta qu’un seul souvenir.

Toutes les pensées du peuple servien se sont donc concentrées sur ce seul souvenir, le champ de bataille de Kossowo ; toute sa poésie nationale aboutit à cette catastrophe ou à un retour douloureux vers elle. L’histoire de cette lutte qui eut lieu il y a déjà bien des siècles est sans cesse vivante dans son esprit ; n’étant distrait par nulle activité présente, par nul fait nouveau, il l’a toujours devant les yeux ; elle est pour lui d’une actualité dont on se ferait difficilement l’idée. De nos jours, le Servien qui passe par le champ de Kossowo pleure encore à ce souvenir comme s’il avait lui-même assisté au combat où périrent ses ancêtres ; il n’en parle jamais que comme d’un événement d’hier. La bataille de Kossowo joue dans la poésie servienne le même rôle que celle de Xérès de la Frontera dans la poésie espagnole. Malheureusement les Serviens n’ont point eu leur Tolosa !

Je ne parle ici que de la haute poésie nationale, de la poésie épique ; quant aux autres genres de poésie, comme le chant lyrique, la romance, l’élégie, ils n’ont jamais cessé de fleurir dans ces pays. Jusqu’à ce jour les Illyriens et les Monténégrins chantent non seulement des hymnes religieux, des chansons d’amour ; mais ils composent des morceaux épiques sur les hauts faits de leurs ancêtres et sur leurs propres exploits. Mais une poésie qui ne parle que de la gloire de telle ou telle tribu, de telle ou telle famille, ne mérite pas le nom de poéde nationale ; car elle n’intéresse ni la cause de la chrétienté ni celle de la race slave.

Ainsi, la littérature, une littérature de famille et de tribu, est restée populaire, dans la propre acception du mot. Elle réside tout entière dans la bouche des rapsodes. On peut dire, avec le poëte Kollar, que si dans les autres contrées ce sont les littérateurs qui chantent pour le peuple, de ce côté du Danube, c’est le peuple qui chante pour les littérateurs.

Plus loin, à l’occident des pays qui nous occupent, se trouve la Bohème. De toutes parts, environnée de montagnes, elle se présente sous la forme, d’un carré presque régulier. C’est un plateau ou plutôt une vallée d’à peu près deux mille lieues de superficie, habitée par une population d’environ quatre millions d’âmes. L’accès difficile de la Bohême l’a protégée contre les migrations des peuples nomades. Les Barbares qui marchaient vers le midi de l’Europe ne faisaient presque toujours que la côtoyer ; et, grâce à son heureuse position, il lui a été possible de donner de bonne heure quelque développement à sa littérature et à sa · politique. Dès le onzième siècle, l’hérédité du trône y fut établie, et l’indivisibilité du royaume garantie par les lois : deux pas immenses dans la carrière politique. La Bohême est le premier des pays slaves qui ait accepté la religion chrétienne comme base sociale ; c’est de là que le christianisme se répandit en Pologne, en Moravie et dans les États prussiens. La langue bohème a aussi été cultivée avant les autres dialectes slaves, elle possède des monuments littéraires du dixième siècle. Dans les XIe, XIIe et XIIIe siècles, elle comptait déjà un grand nombre d’ouvrages ; elle a même influé sur la formation et la culture de la langue polonaise.

Après l’extinction de la dynastie nationale, la maison de Luxembourg, qui régnait en Bohème, protégea les sciences et les arts ; plus tard la maison d’Autriche chercha aussi à développer chez elle les arts et la littérature ; mais, malgré tant d’avantages réunis, malgré une position heureuse, une longue tranquillité, une protection constante, les lettres bohémes offrent je ne sais quoi de morne et de froid. On dirait qu’un germe de malaise, de faiblesse mortelle, a été déposé au fond de cette société politique, qui n’a jamais pu arriver à avoir conscience d’elle-même et de sa mission au milieu des peuples chrétiens.

Peut-être est-ce cette tranquillité même qui fut la cause de ses malheurs. Tandis que la Russie, sous la terrible pression de l’atmosphère mongole, tendait en elle toutes ses forces et développait tous ses principes ; tandis que la Pologne était continuellement électrisée par les orages qui lui venaient de la Turquie, la Bohême, abritée des Turcs par les Hongrois et les Polonais, communiquait par l’Autriche avec l’Europe civilisée. Elle voulut s’approprier la civilisation de l’Europe ; elle l’accepta dans les formes extérieures ; mais, au fond, elle ne trouva point en elle-même de quoi la nourrir, la faire fructifier.

Le nombre des ouvrages que les Bohêmes ont produits est immense. Certainement, ils ont plus écrit que les Polonais, les Russes, les Serviens, que tous les peuples slaves ensemble. Cependant leur littérature est dépourvue de force réelle ; elle n’a aucune originalité ; elle n’a pas produit une seule individualité puissante, poétique ou littéraire ; elle s’est continuellement traînée dans l’imitation. Peu à peu les lecteurs en vinrent à préférer les modèles étrangers à l’imitation nationale, l’original à la copie, et la langue allemande a insensiblement gagné du terrain sur la langue maternelle. Il est vrai que les Bohêmes ont lutté pendant quelque temps pour la défense de leur nationalité ; mais la lutte fut malheureuse parce qu’ils n’avaient compris cette nationalité que dans ce qu’elle avait d’extérieur et de purement matériel : ils ne se sont appuyés que sur les différences qui séparent leur langue et leur race, de la race et de la langue allemandes. Or la langue n’est pas seulement l’organe, l’instrument servant à communiquer la pensée. La langue, c’est la parole développée, et la parole n’est nationale qu’autant qu’elle porte en elle l’esprit de la nation. Les Bohêmes n’ont pas compris que la langue peut subsister par sa seule puissance intérieure ; que sa force est en proportion de la masse de vérités qu’elle renferme ; que sa puissance d’action au dehors est toujours en raison de la masse de chaleur et de lumière qui émane d’elle. Au lieu de chercher dans les chaudes inspirations de la vérité la force qui devait leur assurer la victoire, ils l’ont demandée à l’appui matériel des lois : au lieu de produire des ouvrages plus profonds et d’une tendance plus élevée que les ouvrages allemands, ils ont cru pouvoir chasser le germanisme de leur université de Prague à l’aide de règlements et d’ordonnances ; en un mot, ils n’ont tenté de protéger leur nationalité que par l’arme des prescriptions et des lois.

Cet étroit esprit de patriotisme entra aussi pour beaucoup dans leurs vues religieuses. Ils défendirent de la même manière leur église nationale, église qui ne parlait que le bohême, qui avait son culte et ses dogmes exclusivement en langue bohême. Luttant avec l’enthousiasme d’un peuple jeune et presque encore barbare, ils se servirent des discussions théologiques comme les sauvages se servent des armes de la civilisation et de l’eau-de-vie, c’est-à-dire pour leur mutuelle destruction.

L’Autriche, qui représentait alors la vieille Europe, réussit peu à peu à comprimer et à étouffer cette lutte. Les Bohémes l’ont commencée trop tôt : ils n’avaient pas la puissance d’organisation que possédait l’empire germanique ou cette immense force qu’animait la France ; la France, qui, par une longue pratique des institutions romaines sous la tutelle de l’Église catholique, a appris à se gouverner et à gouverner. Or, les Bohêmes ne possédant pas cette force ne purent résister à une crise aussi violente. Leur nationalité est restée victime de leur faiblesse ; le vainqueur a poursuivi avec acharnement leur littérature comme imprégnée d’un dogme dangereux, comme étant le dernier asile de la résistance et de la rébellion.

Pendant deux siècles, l’Autriche a fait détruire en Bohême tous les monuments de l’ancienne littérature. Mais peu à peu la lutte s’étant affaiblie et presque terminée dans l’oubli ; les Bohêmes ayant prouvé, en plus d’une circonstance, leur dévouement à la maison d’Autriche, le gouvernement les a protégés et encouragés dans leurs modernes tentatives littéraires. C’est un phénomène curieux et digne d’être médité, que cet esprit bohême cherchant si longtemps, sans pouvoir la trouver, sa route vers l’avenir, et qui, après ètre retombé dans une longue léthargie, semble précisément en ces derniers temps se réveiller et se rendre enfin compte de sa mission.

Leur point d’appui une fois trouvé, les Bohêmes ont conquis au milieu des peuples slaves une place qui ne leur sera disputée par personne. Les savants de la Bohème, ces savants depuis longtemps éloignés des affaires politiques, ayant reconnu la stérilité des luttes théologiques, se sont repliés sur eux-mêmes : ils ont commencé à étudier le passé politique et littéraire. C’est là qu’ils cherchent le lien capable de réunir tous les Slaves en une seule communauté ; cette étude du passé, il faut le reconnaître, ils l’ont entreprise avec un enthousiasme tout religieux.

Les savants bohêmes ne ressemblent pas aux antiquaires des autres pays ; ils sont, pour ainsi dire, les apôtres de la nationalité ; ils travaillent comme les moines de Saint-Benoît, de Saint-Maur, et se résignent souvent aux mêmes privations, aux mêmes misères. Il y a de la poésie dans leurs recherches, dans leurs voyages. Un esprit à la fois curieux et poétique anime leur entreprise. L’homme qui ouvre cette carrière de la science slave, Dobrowski, parcourut, comme Hérodote, tous les pays dont il avait à parler, Pétersbourg, Moscou, Varsovie ; il prolongea ses investigations jusqu’à travers les colonies slaves qui vivent de l’autre côté des Alpes.

Ses successeurs et ses imitateurs ont agi avec la même force, dans la même direction. Ils se servent de tous les moyens pour atteindre leur but ; ils écrivent toutes les langues, le latin, l’allemand, le polonais, le français quelquefois. Profitant de leur position centrale au sein des peuples slaves, ils s’efForcent de les rapprocher, de les faire connaître les uns aux autres. Ils traduisent la poésie polonaise pour les Serviens, ils traduisent les monuments serviens pour l’Allemagne ; en même temps, ils cherchent à recueillir ces monuments et a les publier en latin pour l’Europe civilisée.

Nous avons laissé deux grandes littératures slaves, la littérature des Polonais et celle des Russes, en hostilité ouverte. L’écrivain russe se défie de l’écrivain polonais ; de son côté, le littérateur polonais se méfie du Iittérateur russe, mais tous deux s’approchent avec une égale confiance du laborieux et consciencieux savant bohème ; car ce qui le distingue surtout, c’est sa haute et calme impartialité. Il tient pour son devoir le plus sacré d’élever la science au-dessus de toutes les questions du jour, de creuser le terrain historique au-delà de sa surface politique actuelle. En rappelant aux nations de même race leur commune origine, leur Église et leurs apôtres primitifs, il les convie continuellement à l’unité. Il parle avec la même vénération des saint Hyacinthe, des saint Jean de Cracovie, comme de saint Cyrille et Méthode ; il voudrait réconcilier les neveux de Kosciuszko avec les descendants de son vainqueur ; enfin, il aspire à noyer dans une seule et glorieuse lumière les souvenirs des luttes qui les divisent encore.

Si les Bohêmes ne réussissent pas mieux dans leur dessein, s’ils n’obtiennent pas des résultats plus heureux, c’est qu’ils ne se sont pas complètement affranchis des préjugés de leurs ancêtres, qu’ils s’appuient encore beaucoup sur la nationalité extérieure de race, et qu’ils ne tiennent nul compte de l’esprit qui anime et féconde les différentes nations. Néanmoins ils seront toujours regardés comme les patriarches de la science slave : ils ont produit des savants populaires, et on pourrait presque dire qu’ils ont. fait de la Bohême une nation de savants et de philologues.

Maintenant que nous avons sous les yeux tout le tableaux des pays slaves, si nous le comparons à celui que présente l’Occident, nous sommes frappés de l’analogie prodigieuse qui existe entre les deux parties de l’Europe séparées par cette longue ligne qui s’étend de Hambourg à la mer Adriatique. La lutte de la chrétienté orientale et de la chrétienté occidentale contre la barbarie offre des points de comparaison aussi curieux qu’instructifs. Ainsi l’Espagne, retranchée dans ses montagnes, a opposé aux Musulmans une barrière infranchissable ; la France, au contraire, s’est élancée vers les entreprises lointaines. L’Espagne défendait chez elle son existence, la France allait à la recherche de l’ennemi. La race germanique, peu à peu entraînée dans le mouvement commun, a insensiblement tourné à son seul profit les succès remportés sur les Barbares. Le margraviat d’Autriche, autrefois établi pour la défense de l’empire Franc contre les Infidèles et les Slaves, est parvenu à se faire l’unique héritier de toutes les conquêtes des armes chrétiennes sur cette même terre slave.

Les contrées montagneuses de l’Illyrie et de la Servie ressemblent, sous beaucoup de rapports, à l’Asturie et à la Catalogne. Leurs luttes guerrières et leur littérature offrent également plusieurs caractères semblables. Ce sont les pays aux entreprises aventureuses, aux joùtes chevaleresques ; il n’y est question que de princesses enlevées, de couronnes conquises à coups de lance. On se croirait transporté en Espagne, lorsqu’on lit les monuments littéraires des Serviens.

Pendant longtemps aussi, le sort de la Pologne fut celui de la France. L’une et l’autre n’ont rien gardé de leurs conquêtes sur les Infidèles ; il ne leur en est resté que de grands souvenirs et la sympathie des nations. Les peuples se sont accoutumés à voir en elles les représentants d’une haute et généreuse pensée, les champions de l’avenir, combattant pour l’intérêt commun du monde. ·

Enfin les Bohêmes et les Russes offrent plus d’un point de ressemblance qui les rapproche de la race germanique.

Nul doute que si l’on poussait trop loin la comparaison, si l’on voulait l’appliquer dans tous ses détails, nul doute qu’elle ne finît par devenir fausse ; mais le Bohême, que les Allemands ont surnommé le bœuf, le Bohême honnête, laborieux et lent, enclin comme l’Allemand aux idées abstraites, représente assez bien l’esprit germanique au milieu des Slaves. D’un autre côté, le Russe me semble en tout rappeler l’Anglais, l’allemand normanisé ; tous deux ont la même persévérance tenace dans le but, la même force dans l’exécution. L’activité, la célérité qui les distinguent de la pesanteur de l’Allemand, ils les doivent peut-être a l’esprit normand qui s’est également acclimaté en Angleterre et en Russie.