Les Singularitez de la France antarctique/78

Texte établi par Paul GaffarelMaisonneuve (p. 412-418).


CHAPITRE LXXVIII.

Des habillemens des Canadiens, comme ils portent cheueux, et du traitement de leurs petis enfans.


Vestemens des Canadiens. Les Canadiens trop mieux apris que les habitans de l’Amerique, se sçauent fort bien couurir de peaux des bestes sauuages, auecques leur poil, acoustrées à leur mode, ainsi que desia nous auons touché, parauanture contrains pour le froid, et non autrement : laquelle occasion ne s’est presentée aux autres, qui les a fait demeurer ainsi nuds, sans aucune vergogne l’un de l’autre. Combien que ceux cy, i’entens les hommes, ne sont totalement vestuz, sinon enueloppez d’une peau pelue[1], en façô d’un dauanteau, pour couurir le deuant et parties honteuses : le faisans passer entremy les iambes, fermées à boutons sur les deux cuisses : puis ils se ceignent d’une large ceinture, qui leur affermist tout le corps, bras et iambes nues : hormis que par sus le tout ils portent un grand manteau de peaux cousues ensemble, si bien accoustrées, côme si le plus habile peletier y auoit mis la main. Les manteaux sont faits, les uns de loutre, ours, martres, panteres, renards, lieures, rats, connins et autres peaux, courayées auecques le poil : qui a dôné argument, à mon aduis, à plusieurs ignorans de dire que les Sauuages estoyeht velus. Aucuns ont escript[2] que Hercules de Lybie venant en France, trouua le peuple viuant presque à la maniere des Sauuages, qui sont tant aux Indes de Leuât, qu’en l’Amerique, sans nulle ciuilité : et alloyent les hommes et femmes presque tous nuds : les autres estoyent vestus de peaux de diuerses especes de bestes. Aussi a esté la premiere côdition du genre humain, estant au commencement rude, et mal poly : iusques à ce que par succesion de temps, necessité a contraint les hommes d’inuenter plusieurs choses, pour la conseruation et maintien de leur vie. Encores font en ceste rude inciuilité ces pauures Sauuages admirans nostre vestement, de quelle matiere et comment il est ainsi basti iusques à demander quels arbres portoyent ceste matiere, comme il m’a esté proposé en l’Amerique : estimans la laine croistre es arbre comme leur cotton. Usage de la laine par qui inuenté. L’usage de laquelle a esté par long temps ignoré, et fut inuenté, comme veulent plusieurs, par les Atheniens, et mise en œuure. Les autres[3] l’ont attribué a Pallas, pour ce que les laines estoyent en usage auant les Atheniens, que leur ville fust bastie. Voilà pourquoy les Atheniens l’ont merueilleusement honorée, et eue en grande reuerence, pour auoir receu d’elle ce grand benefice. Et par ainsi est vraysemblable que lesdits Atheniens et autres peuples de la Grece, se vestoient de peaux, à la maniere de noz Canadiens : et à la similitude du premier homme, comme tesmoigne Saint Hierome, laissant exemple à sa posterité d’en user ainsi, et non aller tous nuds. En quoy ne pouuons assez louer et recongnoistre Dieu, lequel par singuliere affection, sur toutes les autres parties du monde, auroit uniquement fauorisé à nostre Europe. Reste à parler comme ils portent les cheueux, c’est à sçauoir autrement que les Amériques. Manière des Canadiês à porter leurs cheueux. Tant hommes que femmes[4] portent les cheueux noirs, fort longs, et y a ceste différence seulement, que les hommes ont les cheueux troussez sur la teste, comme une queue de cheual, auec cheuilles de bois à trauers : et là dessus une peau de tygre, d’ours, ou autres bestes : tellement qu’à les voir accoustrez en telle sorte, Ion les iugeroit ainsi déguisez vouloir entrer en un théâtre, ressemblans mieux aux portraits d’Hercules, que faisoient pour récréation les anciens Romains, et comme nous le peignons encores auiourd’huy, qu’à autre chose. Martres Zebelines. Les autres se ceignent et enueloppent la teste de martres zebelines, ainsi appelées du nom de la religion[5] située au Nort, où cest animal est frequent : lesquelles nous estimons précieuses par deçà pour la rarité, et pour ce telles peaux sont reseruées pour l’ornement des Princes et grands Seigneurs, ayans la beauté coniointe auec la rarité. Les hommes ne portent aucune barbe[6], nô plus que ceux du Bresil, pour ce qu’ils l’arrachent selô qu’elle pullule. Habillemens des femmes de Canada. Quât aux femmes, elles s’habillêt de peaux de cerfs preparées à leur mode, qui est tres bône et meilleure que celle qu’on tient en France, sans en perdre un poil seul. Et ainsi enueloppées[7] se serrent tout le corps d’une ceinture lôgue, à trois ou quatre tours par le corps, ayans tousiours un bras et une mammelle hors de ceste peau, attachée sur l’une des espaules, comme une escharpe de pelerin. Pour côtinuer nostre propos, les femmes de Canada portent chausses de cuir tanné, et fort bien labouré à leur mode, enrichi de quelque teinture faite d’herbes et fruits, ou bien de quelque terre de couleur, dont il y a plusieurs especes. Le soulier est de mesme matiere etcadeleure. Mariage des Canadiens. Ils obseruent le mariage auec toute foy[8] fuyans adultere sur tout : vray est que chascun a deux ou trois femmes, côme desia nous auons dit en un autre lieu. Agahanna. Le Seigneur du païs nommé Aga- hanna[9], en peut auoir autant que bon lui semble. Les filles ne sont desestimées pour auoir seruy à quelques ieunes hommes[10] auât qu’estre mariées ainsi qu’en l’Amerique. Et pource ont certaines loges en leur village, où ils se rencontrent, et communiquêt les hommes auec les femmes, séparez d’auec les ieunes gens, fils et filles. Viduité fort honorée par les femmes de Canada. Les femmes vefues[11] ne se remarient iamais en quelque nombre qu’elles soient après la mort de leur mary : ains viuent en dueil le reste de leur vie, ayans le visage tout noircy de charbon puluerisé auec huyle de poisson : les cheueux tousiours espars sur le visage, sans estre liez ne troussez par derrière, comme portent les autres : et se maintiennent ainsi iusques à la mort. Côme elles traitêt leurs petis enfans. Quant au traitement de leurs petis enfans[12], ils les lient et enueloppent en quatre ou cinq peaux de martres cousues ensemble : puis les vous arrachent et garrotent sur une planche ou ais de bois persée à l’endroit du derrière, en sons qu’il a tousiours ouuerture libre, et entre les iambes comme on petit entonnoir, ou gouttière faite d’ecorce mollette, ou ils font leur eau sans toucher ne coïnquiner leur corps, soit deuât ou derriere, ne les peaux où ils sont enueloppez. Superstition des Turcs. Si ce peuple estoit plus prochain de la Turquie, i’estimerois qu’ils auroient appris cela des Turcs : ou au côtraire auoir enseigné les autres. Non pas que ie vueille dire que ces Sauuages estimêt estre pesché, que leurs enfants se mouillent de leur propre urine, comme ceste nation superstiteuse de Turquie : mais plus tost comme une ciuilité qu’ils ont par dessus les autres. Parce que lon peut estimer combien ces pauures brutaux les surpassent en honnesteté. Ils vous plantent ceste planche auecques l’enfant par l’extrémité inférieure, pointue en terre, et demeure ainsi l’enfant debout pour dormir, la teste pendant en bas.

  1. Lescarbot. Nouvelle France, vi, 9 : « Ils se couvrent d’une peau attachée par devant à une courroye de cuir, laquelle passant entre les fesses, va reprendre l’autre côté de ladite courroye par derriere. Et pour ce qui est du reste de leur vêtement, ils ont un manteau sur le dos fait de plusieurs peaux, si elles sont de loutres ou de castors, et d’une seule peau, si c’est de cuir d’ellan, ours, ou loup-cervier, lequel manteau est attaché auec une laniere de cuir par en haut, et mettent le plus souvent un bras dehors : mais estans en leurs cabanes, ils le mettent bas, s’il ne fait trop froid. Et ne le scauroy mieux comparer qu’aux peintures que l’on fait de Hercule. »
  2. Diodore. iv, 19.
  3. Pline. Hist. nat. vii, 57.
  4. Lescarbot. vi, 9. « Quant à ce qui est de l’habillement de tête, nul des Sauuages n’en porte : ains portent les cheueux battans sur les épaules tant hommes que femmes sans estre nouez, ny attachez sinon que les hommes en lient un trousseau au sommet de la teste de la longueur de quatre doits, auec une bende de cuir : ce qu’ils laissent pendre par derrière… Pour euiter l’empêchement que cela leur apporteroit, ils les troussent comme noz palfreniers font la queue d’un cheual, et y fichent les hommes quelque plume qui leur aggrée, et les femmes une aiguille à trois pointes. »
  5. Sic pour region.
  6. Nous lisons dans Lescarbot. Nouvelle France, vi, 10. « La barbe du menton leur est noire comme les cheveux. Ils en ostent toute la cause productiue, exceptez les Sagamoz, lesquelz pour la pluspart n’en ont qu’un petit… Pour ce qui est des parties inférieures, noz sauuages n’empèchent point que le poil n’y vienne et prenne accroissement. On dit que les femmes y en ont aussi, et comme elles sont curieuses, quelques uns de noz gens leur ont fait à croire que celles de France ont de la barbe au menton. »
  7. Id. § 9. « Quant aux femmes, elles ont une ceinture par dessus la peau qu’elles ont velue, et ressemblent (sans comparaison) aux peintures de Saint Iean Baptiste. Mais en hiver, ils font de bonnes manches de castor attachées par derrière qui les tiennent bien chaudement. »
  8. Voir plus haut, § lxxvii.
  9. C’était le nom d’un des roitelets du pays lors du second voyage de Cartier, mais ce ne fut jamais un titre.
  10. Lescarbot. vi, 13 : « Ils ont une autre coutume fort mauvaise de leurs filles. Car depuis qu’elles sont d’âge d’aller à l’homme, elles sont toutes mises en une maison de bordeau, abandonnées à tout le monde qui en veut, iusques à ce qu’elles ayent trouué leur parti : et tout ce auons veu par expérience. »
  11. On lit en effet dans Cartier : « Depuis que le mari est mort, iamais les femmes ne se remarient, ains font le dueil de ladite mort toute leur vie, et se teindent le visage de charbon pilé et de graisse de l’espesseur d’un couteau, et à cela conoit on qu’elles sont vefues » Pourtant ces usages ne se conservèrent pas toujours au Canada. Nous lisons en effet dans N. Perrot. P. 26 : « Si le mary vient à mourir, la femme ne se peut remarier qu’à celuy qui sera au gré de sa belle-mère, après deux années de deuil, qu’elle observe en se coupant les cheveux, etc. »
  12. N. Perrot. P. 31 : « Cet enfant a pour berceau une planche fort mince qui est ornée vers la teste de rassades ou de grelots, ou bien de ronds ou de canons de porcelaines. » — Sagard. § xix : « Lorsque l’enfant est emmailloté sur sa petite planchette, ordinairement enioliuée de matachias et chappelets de pourceleine, ils luy laissent une ouuerture, deuant la nature, par où il faict son eau, et si c’est une fille, ils y adioustent une fueille de blé d’Inde renuersée, qui sert à porter l’eau dehors, sans que l’enfant soit gasté de ses eaües, ny salle de ce costé là. »