Les Singularitez de la France antarctique/77

Texte établi par Paul GaffarelMaisonneuve (p. 405-412).


CHAPITRE LXXVII.

La Religion et maniere de viure de ces pauures Canadiens, et comme ils resistent au froid.


Ce peuple en sa maniere de viure et gouuernement, approche assez de la loy de nature. Mariages des Canadiens. Leur mariage[1] est, qu'un homme prendra deux ou trois femmes sans autre solennité, comme les Ameriques, desquels auons ia parlé. De leur religion, ils ne tiennent aucune methode ne ceremonie de reuerer ou prier Dieu, Osannaba. sinon qu’ils contemplent le nouueau croissant, appelé en leur lâgue Osannaba, disans que Andouagni l’appelle ainsi, puis l’enuoye peu à peu, qu’elle auance et retarde les eaux. Au reste, ils croyêt tresbien qu’il y a un Createur plus grâd que le Soleil, la Lune, ne les Estoilles, et qui tient tout en sa puissance : Andouagni, dieu des Canadiens. et est celuy qu’ils appellêt Andouagni[2], sans auoir toutefois forme, ne aucune methode de le prier : combien qu’en aucune region de Canada ils adorent des idoles[3], et en aurôt aucunefois de telles en leurs loges, quarâte ou cinquante, comme veritablement m’a recité un pillot Portugais, lequel visita deux ou trois villages, et les loges où habitoient ceux du païs. Opinion des Canadiens de l’imortalité de l’ame. Ils croyent[4] que l’ame est immortelle, et que si un homme verse mal, apres la mort un gràd oyseau prend son ame, et l’emporte : si au contraire, l’ame s’en va en un lieu decoré de plusieurs beaux arbres, et oyseaux chantans melodieusement. Donacona Aguana, Roy de Canada. Ce que nous a fait entendre le Seigneur du païs de Canada, nommé Donacona[5] Aguanna, qui est mort en France bon chrestien, parlant François, pour y auoir esté nourry quatre ans. Et pour euiter prolixité en l’histoire de noz Canadiês, vous noterez que les pauures gens uniuersellement sont affligez d’une froideur perpétuelle, Froideur extreme du païs du Canada. pour l’absence de Soleil, comme pouuez entendre. Ils habitent par villages et hameaux en certaines maisons[6], Loges des Canadiens. faites à la façon d’un demy cercle, en grandeur de vingt à trente pas, et dix de largeur, couuertes d’ecorces d’arbres, les autres de ioncs marins. Et Dieu sçait si le froid les penetre tant mal basties, mal couuertes, et mal appuyées tellement que bien souuent les piliers et cheurons flechissent et tombent pour la pesanteur de la neige estant dessus. Nonobstât ceste froidure tant excessiue, ils sont puissans et belliqueux, insatiables de trauail. Peuples du Septentrion pourquoy plus courageux que les Méridionaux. Semblablement sont tous ces peuples septentrionaux ainsi courageux, les uns plus, les autres moins, tout ainsi que les autres tirans vers l’autre pole, specialement vers les tropiques et equinoctial sont tout au contraire : pour ce que la chaleur si véhémente de l’air leur tire dehors la chaleur naturelle, et la dissipe : et par ainsi sont chaulds seulement par dehors, et froids en dedans. Les autres ont la chaleur naturelle serrée et contrainte dedans par le froid extérieur, qui les rend ainsi robustes et vail- lans : car la force et faculté de toutes les parties du corps dépend de ceste naturelle chaleur[7]. Mer glaciale. La mer alentour de ce païs est donc glacée tirant au Nort, et ce pour estre trop elongnée du Soleil lequel d’Orient en Occident passe par le milieu de l’uniuers, obliquement toutefois. Et de tant plus que la chaleur naturelle est grande, d’autant mieux se fait la concoction et digestion des viandes dans l’estomac : l’appetit aussi en est plus grand. Ainsi ce peuple de septentrion mange beaucoup plus que ceux de la part opposite : Famine frequête en Canada, et pourquoy. qui est cause que bien souuent en ce Canada y a famine, ioint que leurs racines et autres fruits desquels se doiuent sustenter et nourrir toute l’année, sont gelez, leurs riuieres pareillement, l’espace de trois ou quatre moys. Nous auons dit qu’ils couurent leurs maisons d’ecorces de bois, aussi en font-ils barques, pour pescher en eau douce et salée. Pais de Labrador decouuert par les Espagnols. Ceux du païs de Labrador, leurs voisins[8] (qui furent decouuers par les Espagnols, pensans de ce costé trouuer un destroit pour aller aux isles des Moluques, où sont les espiceries) sont pareillement subiets à ces froidures, et couurent leurs logettes de peaux de poissons, et de bestes sauuages, comme aussi plusieurs autres Canadiens. Cômunité de vie entre les Canadiês. D’auantage lesdits Canadiês habitêt en cômunité[9], ainsi que les Ameriques, et là trauaille chacun selon ce qu’il sçait faire. Aucuns font pots de terre, les autres plats, escuelles et cuillers de boys : les autres arcs et fleches, paniers, quelques autres habillemês de peau, dot ils se couurent contre le froid. Maniere de labourer la terre. Mil legume. Les femmes labourent la terre[10], et la remuent auec certains instrumens faits de lôgues pierres et semêt les grains, du mil specialemêt, gros côme pois, et de diuerses couleurs, ainsi que l’ô plâte les legumes par deça. La tige croist en façô de canes à sucre, portât trois ou quatre espis, dôt y en a tousiours un plus grâd que les autres, de la façon de nos artichaux. Febues blâches. Ils plâtent aussi des feues plates, et blâches corne neige, lesquelles sont fort bônes. Il s’en trouue de ceste espèce en l’Amérique et au Peru. Citrouilles, et côme ils en usent. Il y a d’auâtage force citrouilles et coucourdes, lesquelles ils mangent cuites à la braise, côme nous faisons les poires de par deçà. Il y a en outre une petite graine fort menue, ressemblât à la graine de Mariolaine, qui produist une herbe assez grade. Espèce d’herbe. Ceste herbe est merueilleusement estimée[11], aussi la font ils sécher au Soleil, après en auoir fait grâd amas : et la portêt à leur col ordinairemët en de petits sachets de peaux, de quelque beste auec une manière de cornet persé, où ils mettêt un bout de ceste herbe ainsi sechée : laquelle ayans frottée entre leurs maïs, y mettent le feu, et en reçoiuent la fumée par la bouche par l’autre bout du cornet. Usage de ceste herbe en parfuns. Et en prennêt en telle quâtité, qu’elle sort par les yeux et par le nez : et se perfumêt ainsi à toutes heures du iour. Noz Ameriques ont une autre manière de se perfumer, côme nous auons dit cy deuant.

  1. Sagard (Histoire du Canada. § 17) reconnaît que le concubinage est fréquent au Canada, et il en donne une singulière excuse : « Les ieunes hommes qui ne se veulent point marier, ni obliger à une femme, tiennent ordinairement des filles à pot et à feu, qui leur seruent en la mesme maniere que s’ils en estoient les marys, il n’y a que le seul nom de différence, car ils ne les appellent point Atenouha femme, ains Asqua, compagne ou concubine… sans ceste licence de chercher amis, ie croy que beaucoup de filles resteroient vierges et sans marys, pour estre le nombre plus grand que celuy des hommes à mon advis : il en est de mesme en France, où les guerres consomment une infinité d’hommes. » Cf. Lescarbot. Histoire de la Nouvelle France. vi. 13.
  2. Le nom de cette divinité supérieure variait : tantôt Cudoûagni, tantôt Youskeka. Voir Sagard. Ouv. cité. § 30. — Lescarbot. vi, 5. — Champlain. iii, 11.
  3. Lescarbot affirme pourtant (vi, 5) que les Canadiens n’ont pas d’idoles : « le ne trouve sinon les Virginiens qui facent quelque service divin. Ils représentent leurs Dieux en forme d’hommes, lesquels ils appellent Kevuasovuok. »
  4. Nous lisons dans la relation de Cartier : « Ils croyent aussi quand ils trepassent qu’ils vont ès estoiles : puis vont en beaux champs verds, pleins de beaux arbres et fruits somptueux. » Champlain retrouvait la même croyance (§ v, P. 127) : « Ils croyent l’immortalité des âmes, et disent qu’ils vont se resjouir en d’autres pays avec leurs parents et amis qui sont morts. » Perrot (P. 40). « Tous les sauvages qui ne sont pas convertis croyent l’âme immortelle, mais ils prétendent qu’en se séparant du corps, elle va dans un beau pays de campagne, où il ne fait ni froid ni chaud, et que l’air y est agréablement tempéré. » Chaque découverte de peuplades nouvelles n’a fait que rendre cette vérité plus incontestable. Cf. Lallemand. Relations de 1626, 3 et 4. — Relations de 1634 (iv, 16), 1636 (ii, 104-107) 1637 (xi, 52), 1639 (x, 43). — Lettres édifiantes (vii, 11 et 12) etc. Sagard. Hist. du Canada. P. 454, 457, 459, 473, 587.
  5. Donnacona fut en effet enlevé par Cartier (2e relation, § 20). Pour excuser cet enlèvement, on allègue que Cartier céda au désir de le convertir au christianisme, et de lui donner une idée de notre civilisation afin de hâter celle du Canada. Il lui avait bien promis de le ramener, mais ne put tenir sa promesse, car Donnacona mourut en France moins de deux ans après y être arrivé. Trois sauvages qui survécurent seuls furent baptisés le 22 mars 1538 à Notre-Dame de Saint Malo. Cartier servit de parrain à l’un des trois.
  6. Sur la construction de ces cabanes, lire la curieuse description de Sagard (Ouv. cité. § 13), qui d’ailleurs ne parait les apprécier que médiocrement : « Ie ne sçay si lon pourroit assez exagérer la peine et les incommoditez que lon souffre dedans ces chétifs palais, où l’on expérimente parfois les deux extremitez ; un extrême chaud tel que l’on est à demy rosty, ou un extrême froid tel que l’on est à demy glacé, et puis des chiens vous importunent sans cesse pour auoir place près de vous, mais la fumée selon les vents en est insupportable. »
  7. Ces remarques sont fort justes : Montesquieu les développera plus tard dans l’Esprit des Lois. Il est certain que les peuples du Nord sont en général plus braves que ceux du midi. Il est également prouvé qu’ils absorbent une quantité d’aliments bien plus considérable. Plus on s’avance dans le nord, plus cette faculte d’inglutition est prodigieuse.
  8. Ce ne furent pas les Espagnols mais les Portugais qui découvrirent le Labrador, et ils ne l’aperçurent avec Gaspard Cortereal qu’en 1501. Sebastiani Gabotto, qui voyageait alors au compte de l’Angleterre, l’avait déjà entrevu en 1497, et il est très probable que nos pêcheurs basques et bretons le connaissaient depuis bien plus longtemps.
  9. Sagard (Ouv. cité. § xi) : « En une cabane il y a plusieurs feux, et à chaque feu il y a deux mesnages, l’un d’un costé, et l’autre de l’autre, et cette cabane aura iusqu’à 8, 10 ou 12 feux qui font 24 mesnages, et les autres moins, selon qu’elles sont fort longues ou petites. »
  10. C’étaient encore les usages de la période connue sous le nom d’âge de pierre : Les Canadiens pourtant avaient aussi d’autres instruments : D’après Sagard (Ouv. cité. § 14) : « Ils défrichent avec grand peine et travail pour n’avoir des instruments propres et commodes, car ils n’ont pour tous outils que la hache et la petite pesle de bois, faicte comme une oreille, attachée par le mollet au bout d’une manche. » Lescarbot (Ouv. cité. § 24) : « Tous ces peuples cultivent la terre avec un croc de bois, nettoient les mauvaises herbes et les brûlent, puis assemblent leur terre en petites mottes éloignées l’une de l’autre de deux piez, etc. »
  11. Voir plus haut § xxxii. Cette herbe, déjà signalée par Colomb et par Cartier n’est autre que le tabac. Second voyage, § x. « Ils font poudre de ladite herbe, et la mettent à l’un des bouts dudit cornet, puis ils mettent un charbon de feu dessus et soufflent par l’autre bout, tant qu’ils s’emplissent le corps de fumée, tellement qu’elle leur sort par la bouche et les narines comme par un tuyau de cheminée… Nous avons expérimenté ladite fumée, après laquelle auoir mis dans notre bouche, il semble y auoir de la poudre de poivre, tant elle est chaude. Les Canadiens l’avaient en haute estime. Lescarbot. (Nouvelle France. § 24) rapporte que « noz sauuages font aussi grand labourage de petun, chose très pretieuse entre eux et parmi tous ces peuples universelement. Apres qu’ils ont cuilli ceste herbe, ils la mettent secher à l’ombre et ont certains sachets de cuir pendus à leur col ou ceinture, dans lesquels ils en ont tousiours, et quant et quant un calumet ou petunoir, qui est un cornet troué par le côté, et dans le trou ils fichent un long tuyau duquel ils tirent la fumée… Et nos François qui les ont hanté sont pour la pluspart tellement affolez de ceste yvrongnerie de petun qu’ils ne s’en sçauroient passer non plus que du boire et du manger, et à cela depensent de bon argent, car le bon petun qui vient du Brésil coûte quelquefois un écu la liure. Cf. Sagard. P. 182, 222, 228, 747 et surtout 604. « le croy que le createur a donné aux Hurons le tabac ou petun, qu’ils appellent hoûan houan, comme une manne nécessaire pour ayder à passer leur misérable vie, car outre qu’elle leur est d’un goust excellentis- sime, elle leur amortit la faim, et leur faict passer un long temps sans auoir nécessité de manger : et de plus elle les fortifie comme à nous le vin, car quand ils se sentent foibles, ils prennent un bout de petun et les voyla gaillards. »