Les Singularitez de la France antarctique/73

Texte établi par Paul GaffarelMaisonneuve (p. 382-389).


CHAPITRE LXXIII.

Description de la nouuelle Espagne et de la grande cité de Themistitan, situie aux Indes Occidentales.


Pour ce qu’il n’est possible à tout homme de veoir sensiblement toutes choses, durant son aage, soit ou pour la continuelle mutation de tout ce qui est en ce monde inférieur, ou pour la longue distance des lieux et païs, Dieu a donné moyen de les pouuoir representer, nô seulemêt par escript, mais aussi par vray portrait, par l’industrie et labeur de ceux qui les ont veues. Ie regarde que lon reduit bien par figures plusieurs fables anciennes, pour donner plaisir seulement : comme sont celles de Iason, d’Adonis, d’Acteon, d’Aeneas, d’Hercules : et pareillement d’autres choses que nous pouuons tous les iours voir, en leur propre essence, sans figure, comme sont plusieurs especes d’animaux. Themistitan. A ceste cause ie me suis auisé vous descrire simplement et au plus près qu’il m’a esté possible la grande et ample cité de Themistitan[1], estant suffisamment informé que bien peu d'entre vous l'ayez veûe, et encores moins la pouuez aller voir, pour la longue, merueilleuse, et difficile nauigation qu'il vous conuien droit faire. Themistitan est une cité située en la nouuelle Espagne, laquelle prend son commencement au destroit d'Ariane, limitrophe du Peru, et finist du costé du Nort, à la riuiere de Panuque : Nouuelle Espagne, iadis Anauach. or fut elle nommée Anauach[2], depuis pour auoir esté decouuerte, et habitée des Espagnols, a receu le nom iadis de nouuelle Espagne. Entre lesquelles terres et prouinces la premiere habitée, fut celle d'Yucathâ[3], laquelle a une pointe de terre, aboutissât à la mer, semblable à celle de la Floride : Iaçoit que noz faiseurs de cartes ayêt oublié de marquer le meilleur, qui embellist leur descriptiô. Situatiô de la Nouuelle Espagne. Or ceste nouuelle Espagne de la part de Leuât, Ponêt, et Midy, est entourée du grâd Oceâ : et du costé de Nort a le nouueau Môde lequel estât habité, voit encore par delà en ce mesme Nort, une autre terre nô côgneue[4] des Modernes, qui est la cause que ie surseoy d’en tenir plus long propos. Or Themistitan, laquelle est cité forte[5], grâde et tresriche au païs sus nommé, est située au milieu d’un grâd lac. Le chemin par où lon y va, n’est point plus large, que porte la longueur de deux lances. Laquelle fut ainsi appellée du nom de celuy qui y mit les premiers fondemêts, surnommé Tenuth, fils puisné du roy Iztacmircoatz. Ceste cité a seulement deux portes[6], l’une pour y entrer, et l’autre pour en sortir : et non loing de la cité, se trouue un pont de bois, large de dix pieds, fait pour l’accroissement et decroissement de l’eau : car ce lac croist et decroist à la semblance de la mer. Et pour la deffence de la cité y en a encores plusieurs autres, pour estre comme Venise édifiée en la mer. Ce pais est tout enuironné de fort hautes montagnes : L’opiniô de deux lacs. et le plain pais a de circuit enuiron cent cinquante lieues, auquel se trouuent deux lacs, qui occupent une grande partie de la campagne, par ce qu’iceux lacs[7] ont de circuit cinquante lieues, dôt l’un est d’eau douce, auquel naissent force petits poissons et delicats, et l’autre d’eau salée laquelle outre son amertume est venimeuse, et pour ce ne peut nourrir aucun poisson, qui est contre l’opinion de ceux qui pensent que ce ne soit qu’un mesme lac. La plaine est separée desdits lacs par aucunes montagnes, et à leur extremité, sont conioincts d’une estroicte terre, par où les homes se font conduire auec barques, iusques dedans la cité, laquelle est située dâs le lac salé : et de là jusques à terre ferme, du costé de la chaussée, sont quatre lieues : et ne la sçaurois mieux comparer en grandeur qu’à Venise. Comparaison de Themistitan. Pour entrer en ladicte cité y a quatre chemins, faits de pierre artificiellement où il y a des conduicts de la grandeur de deux pas, et de la hauteur d’un homme : dont par l’un desdits est conduicte l’eau douce en la cité, qui est de la hauteur de cinq pieds : et coule l’eau iusques au milieu de la ville, de laquelle ils boiuent et en usent en toutes leurs necessitez. Ils tiennent l’autre canal vuide pour celle raison, que quand ils veulent nettoyer celuy dans lequel ils conduisent l’eau douce, ils menent toutes les immôdices de la cité, auec l’autre en terre. Et pour ce que les canaulx passent par les ponts, et par les lieux où l’eau salée entre et sort, ils conduisent la dicte eau par canaulx doulx, de la hauteur d’un pas. En ce lac qui enuironne la ville, les Espagnols ont fait plusieurs petites maisons[8], et lieux de plaisance, les unes sur petites rochotes, et les autres sur pilotis de bois. Quant au reste Themistitan est situé à vingt degrez de l’eleuation sur la ligne equinoctiale et à deux cens septante deux degrez de longitude. Fernand Cortes. Elle fut prise de force par Fernand de Cortes 2, capitaine pour l’Empereur en ces païs l’an de grace mil cinq cens vingt et un, contenàt lors septante mille maisons, tant grandes que petites. Mutueczuma. Le palais du Roy, qui se nommoit Mutueczuma[9], auec ceux des Seigneurs de la cité, estoient fort beaux, grands, et spacieux. Les Indiens qui alors se tenoient en ladite cité auoient coustume de tenir de cinq iours en cinq iours le marché[10] en place à ce dediée. La maniere de leur trafique. Leur traffique estoit de plumes d’oyseaux[11], desquelles ils faisoiêt variété de belles choses : comme robes façonnées à leur mode, tapisseries, et autres choses. Et à ce estoient occupez principalement les vieux, quand ils vouloient aller adorer leur grande idole, qui estoit erigée au milieu de la ville en mode de theatre, lesquels quand ils auoiêt pris aucun de leurs ennemis en guerre, ils le sacrifioient[12] à leurs idoles, puis le mangeoient tenans cela pour manière de religion. Leur trafique d’auantage estoit de peaux de bestes, desquelles ils faisoiêt robes, chausses, et une manière de coqluches pour se garder tât du froid, que des petites mouches fort piquantes. Les habitans du iourd’huy iadis cruels et inhumains[13], par succession de temps ont changé si bien de meurs et de condition, qu’au lieu d’estre barbares et cruels, sont à present humains et gracieux, en sorte qu’ils ont laissé toutes anciennes inciuilitez, inhumanitez et mauuaises coustumes : comme de s’entretuer l’un l’autre, manger chairs humaines[14], auoir compagnie à la premiere femme qu’ils trouuoient, sans auoir aucun egard au sang et parentage, et autres semblables vices et imperfections. Leurs maisons sont magnifiquement basties[15] : entre les autres y a un fort beau palais, où les armes de la ville sont gardées : les rues[16] et places de ceste ville sont si droites que d’une porte lon peut voir en l’autre sans aucun empeschement. Bref ceste cité à present fortifiée[17] et enuironnée de rempars et fortes murailles à la façon de celles de par deça, et est une des grandes, belles et riches, qui soient en toutes les prouinces des Indes Occidentales, comprenant depuis le destroit de Magellan, qui est au delà la ligne cinquante deux degrez iusques à la derniere terre de L’abrador, laquelle tient cinquante et un degrez de latitude deça la ligne du costé du Nort.

  1. Le vrai nom est Tenochtitlan, qui signifie cactus sur une pierre. Ce nom fut donné en 1325 à la ville alors fondée en souvenir du magnifique cactus sortant d’un rocher, que les Aztèques trouvèrent près du bord du lac de Tezcuco, et au-dessus lequel planait un grand aigle tenant un serpent dans ses serres, C'est ce qui compose les armoiries du Mexique : Mexico fut le nom donné par les fondateurs au quartier des nobles, en l'honneur de Mextilli ou Mecill, premier grand Roi de leurs ancêtres.
  2. Anahuac fut en effet un des anciens noms du Mexique. Cf. Brasseur de Bourbourg. Histoire des nations civilisées du Mexique et de l'Amérique centrale durant les siècles antérieurs à Colomb. — Prescott. Histoire de la conquête du Mexique, etc.
  3. Le Yucatan est terminé par la pointe Catoche, en face de San Antonio de Cuba.
  4. Ce sont les pays désignés depuis sous le nom de Californie, et qui, pendant de longues années encore, devaient être marqués de la fatale légende terra incognita.
  5. Themistitan est bâtie dans le lac de Tezcuco. Le plan de cette ville fut inséré de bonne heure dans les Atlas : nous ne mentionnerons que l’Isolario de Bordone (pl. XI.) et le Theatrum orbis terrarum d’Ortelius. Il est facile de suivre sur la dernière planche de cet Atlas la description de Thevet.
  6. Les deux portes étaient celles de Tepeyaquillo et de Iztapalapa. Quant aux ponts et chaussées, les principaux se nommaient Tacuha, Coyohacan et Coliahuaco. Voir le plan de Mexico dans le Bernal Diaz, trad. Jourdanet.
  7. Ces deux lacs sont ceux de Tezcuco et de Chalco. Voici comment les décrit Cortès dans sa 2e Relation : « Deux lagunes, l’une d’eau douce et l’autre d’eau salée, occupent presque toute l’étendue de la plaine… Comme la lagune d’eau salée s’élève et décroit comme la mer, son excédant des crues se déverse dans la lagune d’eau douce par un courant rapide, ainsi que le pourrait faire un grand fleuve, et par conséquent l’eau douce se précipite dans le lac salé lorsque le niveau de celui-ci s’abaisse. » Tezcuco est le lac salé. On peut encore citer les deux lagunes de San Cristobal et Zumpango.
  8. La plus célèbre est celle de Chapultepec On peut encore citer S. Magdalena, Tocubayo, Jesus del monte, Guadalupe, etc.
  9. Montezuma et non Mutueczuma. Son palais est décrit par Bernal Diaz. Conquête de la Nouvelle Espagne. § 91, et Antonio de Solis. Conquête du Mexique. T. ii. § 12, 14. L’emplacement de ce palais est aujourd’hui occupé en partie par la Casa del Estado.
  10. Sur le marché de Mexico, voir B. Diaz. § 92.
  11. Sur l’habileté des Mexicains à travailler les plumes, on peut consulter la très intéressante dissertation de Ferdinand Denis. De arte plumaria. D’après Prescott. Conquête du Mexique. (Liv. 1) : « L’art qui faisait leurs délices était le plumaje ou travail en plumes, dont les brillants effets rivalisaient avec les plus belles mosaïques. Le magnifique plumage des oiseaux du tropique leur offrait la plus grande variété des couleurs, et le fin duvet des oiseaux mouches, dont les bocages de chevrefeuille du Mexique attiraient des essaims, leur fournissaient des teintes d’une douceur aérienne… Aucun produit de l’industrie américaine n’excita plus d’admiration en Europe. » Cf. B. Diaz. § 91. — Acosta. iv, 37. — Sahagun. ix, 18, 21. — Carli. Lettres américaines, xxi : « Je n’ai jamais rien vu de si exquis pour le brillant et l’habile gradation des couleurs comme pour la beauté du dessin. Il n’y a pas d’artiste européen capable de faire rien de pareil. »
  12. Sur les sacrifices sanglants du Mexique dans les teocallis, consulter Prescott. Conquête du Mexique, liv. 1. — Clavigero. Stor. del Messico. i. P. 167. — Sahagun. Hist. de Nueva Espana. ii, 2, 5, 24. — Herrera. Hist. gen. iii, 2, xvi. — Acosta. v, 9, 21, etc. Le nombre des victimes humaines fut parfois effroyable. D’après Torquemada (Mon. Ind. ii, 63) 72, 244. — D’après Ixtlilxochitl (Hist. des Chichimeques) 80.400. Ce sont probablement des chiffres exagérés. Pourtant les compagnons de Cortès (Gomara) comptèrent 136.000 crânes dans un seul des teocallis de Mexico.
  13. Ch. de Labarthe. De l’état politique et social du Mexique avant l’arrivée des Espagnols.
  14. Singulières exagérations : Les Mexicains immolaient mais ne dévoraient pas leurs prisonniers. Nous lisons pourtant dans Bernal Diaz (§ 83) que les Cholulans avaient préparé de grandes jarres pour y déposer, après les avoir salées, les chairs des Espagnols assassinés. Quant à leurs mœurs elles n’étaient ni meilleures ni pires que celles de leurs vainqueurs. L’institution du mariage était fort respectée. On avait même établi un tribunal uniquement chargé de discuter les questions qui s’y rattachaient. Le divorce ne pouvait être obtenu que par une sentence de cette cour, après une patiente audition des parties. Voir Torquemada et Clavigero. Ouv. cités.
  15. Les maisons de Mexico étaient presque toutes ornées de sculptures. Les fondations de la cathédrale ont été bâties avec des pierres sculptées. On ne peut creuser une cave sans déterrer quelque débris de l’art aztèque : mais on n’en fait aucun cas, et le gouvernement donne l’exemple du vandalisme. Pierre Martyr protestait déjà contre ces destructions systématiques. De orbe novo. Dec. V. § 10.
  16. Voici la description d’A. de Solis (ii, 12) : « Les rues de la ville étaient très larges et semblaient tirées au cordeau ; les unes, bâties sur pilotis le long de très-remarquables canaux, avaient des ponts pour le service des habitants, et les autres étaient construites le long des chaussées, en terre transportée de main d’homme. Quelques-unes avaient pour les piétons deux chaussées côtoyant les maisons. »
  17. Mexico était en effet une place de guerre redoutable. Protégée par les eaux qui l’entouraient de tous côtés, accessible seulement par trois chaussées, coupées de distance en distance, elle ressemblait à une immense forteresse. On se demande comment les Espagnols eurent l’audace de l’attaquer.