Les Singularitez de la France antarctique/69

Texte établi par Paul GaffarelMaisonneuve (p. 356-360).


CHAPITRE LXIX.

Departement de nostre equateur, ou equinoctial


Ie pense qu’il n’y a nul homme d’esprit qui ne sçache que l’equinoctial ne soit une trasse ou cercle, imaginé par le milieu du monde, de Leuant en Ponent, en egale distance des deux : tellement que de cest equinoctial iusques à chacun des Poles y a nonnante degrez, comme nous auons amplement traicté en son lieu. Et de la temperature de l’air, qui est là enuiron, de la mer, et des poissons : reste qu’en retournant en parlions encores un mot, de ce que nous auons omis à dire. Depart de l’auteur de l’Equinoctial. Passans donc enuiron le premier d’Auril, auec un vent si propice, que tenions facilement nostre chemin au droit fil, à voiles depliees sans en decliner aucunemêt, droit au Nort, toutefois molestez d’une autre incommodité c’est que iour et nuit ne cessoit de plouuoir : ce que neantmoins nous venoit aucunement à propos pour boire, consideré la necessité que l’espace de deux moys et demy, auions enduré de boire, n’ayant peu recouurer d’eau douce. Et Dieu sçait si nous ne beumes pas nostre saoul, et à gorge depliée, veu les chaleurs excessives qui nous bruloyent. Certaine eau de pluye vitieuse. Vray est que l’eau de pluye, en ces endroits est corrompue[1] pour l’infection de l’air, dont elle vient, et de matière pareillement corrompue en l’air et ailleurs, dôt ceste pluye est engendrée : de manière que si on en laue les mains, il s’eleuera dessus quelques vessies et pustules. A ce propos ie sçay bien que les Philosophes tiennêt quelque eau de pluye n’estre saine, et mettent difference entre ces eaux, avec les raisons que ie n’allegueray pour le present, euitant prolixité. Or quelque vice qu’il y eust, si en falloit-il boire, fusse pour mourir. Ceste eau dauantage tombant sur du drap, laisse une tache, que à grande difficulté lon peut effacer. Ayant doncques incontinent passé la ligne, il fut question pour nostre conduite, commêcer à compter noz degrez, depuis là iusques en notre Europe, autant en faut-il faire, quand on va par delà, apres estre paruenu soubs ladicte ligne.

Dimension de uniuers. Il est certain, que les Anciens[2] mesuroyent la terre (ce que l’on pourrait faire encore auiourd’huy) par stades, pas et pieds, et non point par degrez, comme nous faisons, ainsi qu’afferment Pline, Strabon, et les autres. Mais Ptolemée[3] inuenta depuis les degrez, pour mesurer la terre et l’eau ensemble, qui autrement n’estoyent ensemble mesurables, et est beaucoup plus aysé. Ptolemée donc a compassé l’uniuers par degrez, où, tant en longueur que largeur, se trouuent trois cens soixante, et en chacun degré septante mille, qui vallent dix sept lieues et demye, comme i’ay peu entêdre de noz Pilotes, fort expers en l’art de nauiguer. Ainsi cest uniuers ayant le ciel et les elements en sa circonference, contiêt ces trois cens soixante degrez, egalez par douze signes, dont un chacun a trente degrez : car douze fois trente font trois cens soixante iustement. Diuision du degré. Un degré contient soixante minutes, une minute soixante tierces, une tierce soixante quartes, une quarte soixante quintes, iusques à soixante dixiesmes. Car les proportions du ciel se peuuent partir en autant de parties, que nous auons icy dit. Donc par les degrez, on trouue la longitude, latitude, et distance des lieux. Côme se peut congnoistre latitude, lôgitude et distâce des lieux. La latitude depuis la ligne en deça iusques à nostre pole, où il y a nonâte degrez et autant delà, la longitude prise depuis les Isles Fortunées au Leuàt. Pourquoy ie dis pour côclusion que le Pilotte qui voudra nauiguer, doit côsiderer trois choses ; la premiere en quelle hauteur de degrez il se trouue, et en quelle hauteur est le lieu où il veut aller. La secôde le lieu où il se trouue, et le lieu où il espere aller, et sçauoir quelle distâce ou elôgnement il y a d’un costé à l’autre. La troisieme, sçauoir quel vent ou vents le seruiront en sa nauigation. Et le tout pourra voir et cognoistre par sa carte et instruments de marine. Poursuiuans tousiours nostre route six degrez deça nostre ligne, tenans le cap au Nort iusques au quinzième d’auril, auquel têps congneumes le soleil directement estre soubs nostre Zenith, qui n’estoit sans endurer excessiue chaleur, comme pouuez bien imaginer, si vous considerez la chaleur qui est par deça le soleil estant en Cancer, bien loing encores de nostre Zenith, à nous qui habitons ceste Europe. Or avant que passer outre, ie parleray de quelques poissons volans que i’avois omis, quand i’ay parlé des poissons qui se trouvent enuiron ceste ligne. Espéce de poissô volant. Il est donc à noter qu’enuiron ladite ligne dix degrez deça et delà, il se trouue abondance d’un poisson que l’on voit voler haut en l’air, estant poursuyvi d’un autre poisson pour le manger. Et ainsi de la quantité de celuy que l’on voit voler, on peut aisément comprendre la quantité de l’autre viuant de proye. Entre lesquels la Dorade (de laquelle auons parlé cy dessus) le poursuiuit sur tous autres, pour ce qu’il a la chair fort delicate et friande. Duquel y a deux especes : l’une est grande comme un haren de deça : et c’est celuy qui est tant poursuyui des autres. Ce poisson a quatre ailes, deux grandes faites comme celles d’une chauue-souris, deux autres plus petites aupres de la queue. L’autre ressemble quasi à une grosse lamproye. Et de telles especes ne s’en trouue gueres, sinon quinze degrez deça et delà la ligne, qui est cause selon mon iugement, que ceux qui font liures des poissôs l’ont omis auec plusieurs autres. Pirauene. Les Ameriques nôment ce poisson Pirauene[4]. Son vol est presque comme celuy d’une perdrix. Le petit vole trop mieux et plus haut que le grand. Et quelquefois pour estre poursuyuis et chassez en la mer, volent en telle abondâce, principalemêt de nuit, qu’ils venoyent le plus souuent heurter contre les voiles des nauires, et demeuroient là. Albacore. Un autre poisson est qu’ils appellent Albacore, beaucoup plus grand poisson. que le marsouin, faisant guerre perpetuelle au poisson volant ainsi que nous auons dit de la Dorade : et est fort bon à manger[5], excellent sur tous les autres poissons de la mer, tât de Ponent que de Leuant. Il est difficile à prendre : et pour ce lon contrefait un poisson blâc auecques quelque linge, que lon fait voltiger sur l’eau, comme fait le poisson volant, et par ainsi se laisse prendre communemêt.

  1. Gonneville, dans son voyage au Brésil en 1503, fut surpris par ces pluies « aussi estoient incommodez de pluyes puantes qui tachoient les habits : cheutes sur la chair, faisoient venir bibes, et estoient frequentes. » Cf. Léry. Ouv. cit. § iv : « La pluye qui tombe soubs et es enuiron de ceste ligne non seulement put et sent fort mal, mais aussi est si contagieuse que si elle tombe sur la chair, il s'y leue des pustules et grosses vessies. » Dans la première des lettres de Nicolas Barré, un des compagnons de Villegaignon, nous lisons encore : « Les vents estoient ioincts auec pluye tant puante, que ceulx lesquels estoient mouillez de ladicte pluye, souldain ils estoient couuerts de grosses pustules. »
  2. Revue de géographie. Avril 1877. Monin. La longueur du méridien d'après Eratosthène.
  3. Sur Ptolémée et ses découvertes, on peut consulter Halma. Edition de l’Almageste. — Montucla. Histoire des mathématiques. — La Place. Mécanique céleste. — Humboldt. Cosmos. T. 11.
  4. On peut comparer la description de Léry. § iii. « Ils sont si priuez que souuentes fois il est aduenu, que se posans sur les bords, cordages et mats de nos nauires, ils se laissoyent prendre auec la main, tellement que pour en auoir mangé, en voici la description : Ils sont de plumage gris comme espreviers : mais combien que quant à l’extérieur, ils paroissent aussi gros que corneilles, si est ce toutefois que quand ils sont plumez, il ne s’y trouue guere plus de chair qu’en un passereau. »
  5. Thevet. Cosmog. univ. P. 977. — Léry. § iii. « Parce que ce poisson n’est nullement visqueux, ains au contraire s’esmie et a la chair aussi friable que la truite, mesme n’a qu’une areste en tout le corps, et bien peu de tripailles, il le faut mettre au rang des meilleurs poissons de la mer. »