Les Singularitez de la France antarctique/64

Texte établi par Paul GaffarelMaisonneuve (p. 336-339).


CHAPITRE LXIV.

De la continuation du voyage de Morpion, et de la riuiere de Plate.


Côtinuation du voyage des Espagnols en la terre de Morpion. De là continuans leur chemin biê enuiron six vingt lieues, cogneuret par leur Astrolabe, selon la hauteur du lieu où ils estoient, laquelle est tant necessaire pour la bonne navigation, que ceux qui nauigent en lointains païs ne pourroyent auoir seureté de leur voyage, si ceste prattique leur defailloit : parquoy cest art de la hauteur du Soleil, excede toutes les autres reigles : et ceste subtilité : les Anciens l’ont grandement estimée et pratiquée, mesmement Ptolomée et autres grâds autheurs. Donques ils quittent leurs carauelles, les enfonsans au fond de l’eau, puis chacun se charge du reste de leurs viures, munitions et marchandises, les esclaues principalemêt, qui estoyêt là pour ceste fin. Ils cheminerent par l’espace de neuf iours, par montagnes, enrichies de toutes sortes d’arbres, herbes, fleurs, fruits et verdure, tant que par leurs iournées aborderêt un grand fleuue, prouenât des hautes môtagnes, où se trouuerêt certains sauuages, entre lesquels de grâd crainte les uns fuyoiêt, les autres montoyêt es arbres : et ne demeura en leurs logettes, que quelques vieillards, ausquels (par maniere de côgratulation) feirent presens de quelques cousteaux et mirouers : ce que leur fut tres agreable. Parquoy ces bôs vieillards se mettêt en effort d’appeler les autres, leur faisans entêdre, que ces estrangers nouuellement arriuez, estoient quelques grâds Seigneurs, qui en riê ne les vouloyêt incômoder, ains leur faire presens de leurs richesses. Les Sauuages esmeuz de ceste liberalité, se mettent en deuoir de leur amener viures, côme poissons, sauuagines, et fruits selon le païs. Ce que voyans les Espagnols se proposerêt de passer là leur hyuer attendans autre temps, et ce pendant decouurir le païs, aussi s’il se trouueroit point quelque mine d’or, ou d’argent, ou autre chose, dôt ils remportassent quelque fruit. Par ainsi demeurerêt là sept mois entiers : lesquels voyans les choses ne succeder à souhait, reprennent chemin, et passent outre, ayâs pris pour côduite huit de ces Sauuages, qui les menerent enuiron quatre vingts lieues, passans tousiours par le milieu d’autres Sauuages, beaucoup plus rudes, et moins traitables, que les precedens : en quoy leur fut autant necessaire que profitable la conduite. Finablement congnoissants veritablemêt estre paruenus à la hauteur d’un lieu nommé Morpion, lors habité de Portugais, les uns, comme lassez de si long voyage, furent d’auis de tirer vers ce lieu susnommé : Diuision de leur compagnie pour tirer à la riuière de Plate. les autres au contraire de perseuerer iusques à la riuière de Plate[1], distante encore enuiron trois cês lieues par terre. En quoy pour resolution, selon l’aduis du Capitaine en chef, une part1e poursult la route vers rlate, et l’autre vers Morpion. Pres lequel lieu nos pelerins speculoyent de tous costez, s’il se trouueroit occasion aucune de butin, iusques à tant qu’il se trouua une riuiere passant au pié d’une mointagne, en laquelle beuuans, considerent certaines pierres, reluysantes comme argent, dont ils en porterent quelque quantité iusques à Morpion, distant de là dix huict lieues : lesquelles forent trouuées à la preuue, porter bonne et naturelle mine d’argent. Mine d’argent tres bonne. Et en a depuis le Roy de Portugal tiré de l’argent infini, après auoir fait sonder la mine, et reduire en essence. Apres que ces Espagnols furent reposez et recréés à Morpion, auec les Portugais leurs voisins, fut question de suiure les autres, et tourner chemin vers Plate, loing de Morpiô deux cens cinquante lieues, par mer, et trois cens par terre : Mines d’or et d’argent. Plate fleuue pourquoy ainsi nomêe. où les Espagnols ont trouué plusieurs mines d’or et d’argent et l’ont ainsi nommée Plate[2], qui signifie en leur langue Argent : et pour y habiter, ontbasti quelques forteresses. Depuis aucuns d’eux, auec quelques autres espagnols, nouuellement venus en ce lieu, non contens encore de leur fortune, Detroit de Magellan. Mer pacifique. Isles des Moluques habitées par des Espagnols. se sont hasardez de nauiguer, iusques au destroit de Magellan, ainsi appelle, du nom de celuy qui premièrement le decouurit, qui confine l’Amerique, vers le midy : et de là entrerent en la mer Pacifique, de l’autre costé de l’Amerique, où ils ont trouué plusieurs belles isles, finablement paruenus iusques aux Molluques, qu’ils tiennent et habitent encores auiourd’huy. Au moyen de quoy retourne un grand tribut d’or et d’argent au prince d’Espagne. Voila sommairement quât au voyage, duquel i’ay bien voulu escrire en passant, ce que m’en a esté recité sus ma nauigatiô par quelcun qui le sçauoit, ainsi qu’il m’asseura, pour auoir fait le voyage.

  1. Il est probable que l’excellent Thevet s’en est laissé conter par quelque hâbleur espagnol, car Orellana n’accomplit jamais ce voyage à travers le continent. Après avoir débouché dans l’Atlantique, il partit tout de suite pour l’Espagne, et sollicita le gouvernement de l’immense pays qu’il venait de découvrir. Charles-Quint lui accorda sa demande et donna le nom de Nueva Andalucia à sa découverte. Mais Orellana ne réussit pas dans un second voyage d’exploration, et mourut sur le territoire des Manoas (1545). C’est peut-être un des survivants de cette seconde expédition qui raconta ses aventures à Thevet.
  2. Martin de Moussy. Coup d’œil sur l’histoire du bassin de la Plata avant la découverte.