Les Singularitez de la France antarctique/63

Texte établi par Paul GaffarelMaisonneuve (p. 329-336).


CHAPITRE LXIII.

Abordement de quelques Espagnols en une contrée où ils trouuerent des Amazones.


Les dits Espagnols feirêt tât par leurs iournées, qu’ils arriuerent en une côtrée, où se trouua des Amazones : Amazones de l’Amerique. ce que lon n’eust iamais estimé, pour ce que les Historiographes n’ê ont fait aucune mentiô, pour n’auoir eu la cognoissance de ces pais n’agueres trouués. Quelques uns pourroyent dire que ce ne sont Amazones, mais quant à moy ie les estime telles, attendu quelles viuent tout ainsi que nous trouuons auoir vescu les Amazones de l’Asie. Et auât que passer outre, vous noterez que ces Amazones, dont nous parlons, se sont retirées, habitât en certaines petites isles, qui leur sont comme forteresses, ayans tousiours guerre perpetuelle à quelques peuples, sans autre exercice, ne plus ne moins que celles desquelles ont parlé les Historiographes. Donques ces femmes belliqueuses de nostre Amerique, retirées et fortifiées en leurs isles, sont coustumierement assaillies de leurs ennemis, qui les vont chercher par sus l’eau auec barques et autres vaisseaux, et charger à coups de flesches. Ces femmes au contraire de defendent de mesme, courageusement auuec menasses, hurlements, et contenances les plus espouuentables qu’il est possible. Elles font leur rempars descailles de tortues, grandes en toute dimension. Le tout comme vous pouuez voir à l'œil par la présente figure[1].



Et pour ce qu'il vient à propos de parler des Amazones, nous en escrirons quelque chose en cest endroit. Les pauures gens ne trouuent grande consolation entre ces femmes tant rudes et sauuages. Trois sortes d’Amazones anciênement. Lon trouue par les histoires qu’il y a eu trois sortes d’Amazones[2], semblables, pour le moins differentes de lieux et d’habitations. Les plus anciênes ont esté en Afrique, entre lesquelles ont este les Gorgones, qui auoyent Meduse pour Roine. Les autres Amazones ont esté en Scythie près le fleuue de Tanaïs : lesquelles depuis ont regné en une partie de l’Asie, près le fleuue Thermodoô. Et la quatrième sorte des Amazones, sont celle desquelles parlons présentement. Diuersité d’opinions sur l’appellation et etymologie des Amazones. Il y a diuerses opinions pourquoy elles ont esté appellées Amazones. La plus commune[3] est, pour ce que ces femmes se brusloiêt les mammelles en leur ieunesse, pour estre plus dextres à la guerre. Ce que ie trouue fort estrange, et m’en rapporterois aux medecins, si telles parties se peuuent ainsi cruellement oster sans mort, attendu qu’elles sont fort sensibles, ioint aussi qu’elles sont prochaines du cueur, toutefois la meilleure part est de ceste opinion. Si ainsi estoit ie pense que pour une qui euaderoit la mort, qu’il en mourrait cent. Les autres prennent l’etymologie de ceste particule A, priuative, et de Maza, qui signifie pain, pour ce qu’elle ne viuoyent de pain, ains de quelques autres choses. Ce que n’est moins absurde que l’autre : car lon eust peu appeller, mesme de ce temps là, plusieurs peuples viuants sans pain, Amazones : comme les Troglodites, et plusieurs autres, et auiourd’huy tous noz Sauuages. Les autres de A priuatif, et Mazos, comme celles qui ont esté nourries sans lait de mâmelle : Philostrate. ce qui est plus vraysemblable, comme est d’opiniô Philostrate : ou biê d’une nymphe nômée Amazonide ou d’une autre nômée Amazone religieuse de Diane et Royne d’Ephese. Ce que i’estimerois plus tost que bruslemêt de mamelles : et en dispute au côtraire qui voudra. Amazones, femmes belliqueuses. Quoy qu’il en soit ces femmes sont renômées belliqueuses. Et pour en parler plus à plein, il faut noter qu’apres que les Scythes, que nous appellons Tartares, furent chassez d’Egypte, subiuguerent la meilleure partie de l’Asie, et la rendirent totalement tributaire et soubs leur obeissance. Cependât que long temps les Scythes demeurerent en ceste expedition et conqueste, pour la resistence des superbes Asians, leurs femmes ennuyées de ce si long seiour (comme la bonne Penelopé de son mary Ulysses) les admonesterêt par plusieurs gracieuses lettres et messages de retourner : autrement que ceste longue et intolerable absence les côtraindroit faire nouuelles alliances auecques leurs prochains et voisins : consideré que l’ancienne lignée des Scythes estoit en hazard de perir. Asie tributaire aux Scythes l'espace de cinq cês ans. Nonobstant ce peuple sans auoir egard aux douces requestes de leurs femmes, ont tenu d’un courage obstiné cinq cens ans ceste Asie tât superbe : voire iusques à ce que Ninus la deliura de ceste miserable seruitude. Pendant lequel temps ces femmes ne firent oncques alliâce de mariage auecques leurs voisins, estimans que le mariage n’estoit pas moyen de leur liberté, ains plus tost de quelque lien et seruitude : mais toutes d’un accord et vertueuse entreprise delibererent de prendre les armes, et faire exercice à la guerre, se reputans estre descendues de ce grand Mars dieu des guerres. Lâpedo et Marthesia premieres Roynes des Amazones. Ce qu’elles executerent si vertueusement soubs la conduite de Lampedo et Marthesia leurs Roynes, qui gouuernoyent l’une apres l’autre, que non seulement elles defendirent leur païs de l’inuasion de leurs ennemis, maintenans leur grandeur et liberté, mais aussi firent plusieurs belles conquestes en Europe et en Asie, iusques à ce fleuue dont nous auôs n’agueres parlé. Ausquels lieux, principalement en Ephese, elles firent bastir plusieurs chasteaux, villes, et forteresses. Ce fait elles renuoyerent une partie de leurs bandes en leurs païs, auecques riche butin de despouilles de leurs ennemis, et le reste demoura en Asie. Finablemêt ces bonnes dames pour la conseruation de leur sang, se prostituerent voluntairement à leurs voisins, sans autre espece de mariage : et de la lignée qui en procedoit, elles faisoyent mourir l’enfant masle, reseruans la femelle aux armes, ausquelles la dressoient fort bien, et auecques toute diligence. Elles ont doncques preferé l’exercice des armes, et de la chasse, à toutes autres choses. Leurs armes estoyent arcs et flesches auec certains boucliers, dont Virgile parle en son Eneide, quand elles allerent, durant le siege de Troie, au secours des Troyens contre les Grecs. Aucuns tiennent aussi qu’elles sont les premieres qui ont commencé à cheuaucher et à combattre, à cheual. Maniere de viure des Amazones de l’Amerique. Or est il temps desormais de retourner aux Amazones de nostre Amerique et de noz Espagnols. En ceste part elles sont separées d’auec les hommes, et ne les frequentent que bien rarement, côme quelquefois en secret la nuit ou à quelque autre heure determinée. Ce peuple habite en petites logettes, et cauernes contre les rochers, viuant de poisson, ou de quelques sauuagines, de racines, et quelques bons fruits, que port ce terrouer. Elles tuêt leurs enfans masles, incontinent apres les auoir mis sus terre : ou bien les remettêt entre les mains de celuy auquel elles les pensent appartenir. Si c’est une femelle, elles la retiennent à soy tout ainsi que faisoyent les premieres Amazones. Elles font guerre ordinairement contre quelques autres nations : et traitent fort inhumainement ceux quelles peuuent prendre en guerre. Côme les Amazones traitêt ceux qu’ils prenênt en guerre. Pour les faire mourir elles les pendent par une iambe à quelque haute branche d’un arbre : pour l’auoir ainsi laissé quelque espace de temps, quand elles y retournêt, si de cas fortuit n’est trespassé, elles tireront dix mille coups de fleches, et ne le mangent comme les autres Sauuages, ains le passent par le feu, tant qu’il est reduit en cendres. D’auantage ces femmes auançant pour combatre, jettent horribles et merueilleux cris, pour espouuenter leurs ennemis. Origine des Amazones Ameriques incertaine. De l’origine des Amazones en ce païs n’est facile d’en escrire au certain. Aucuns tiennent, qu’apres la guerre de Troie, où elles allerent (comme desia nous auons dit) soubs Pentesilée, elles s’escarterêt ainsi de tous costez. Les autres, qu’elles estoyent venues de certains lieux de la Grece en Afrique, d’où un Roy, assez cruel les rechassa. Nous en auons plusieurs histoires, ensemble de leurs prouesses au fait de la guerre, et de quelques autres femmes, que ie laisseray pour continuer nostre principal propos : comme assez nous demonstrent les histoires anciennes, tant Grecques, que Latines. Vray est, que plusieurs auteurs n’en ont descript quasi que par une maniere d’acquit. Arrivée des Espagnols en la côtrée des Amazones et comme ils furêt receuz. Nous auons commence à dire, côme nos pelerins n’auoyent seiourné que bien peu, pour se reposer seulement et pour chasser quelques viures : pour ce que ces femmes[4] comme tout estonnées de les voir en cest equipage, qui leur estoit fort estrange, s’assemblent incontinêt de dix à douze mille en moins de trois heures, filles et femmes toutes nues, mais l’arc au poin et la flesche, commençans à hurler comme si elles eussent veu leurs ennemis : et ne se termina ce deduit sans quelques flesches tirées : à quoy les autres ne voulans faire resistence, incontinent se retirerent bagues sauues. Et de leuer ancres, et de desplier voiles. Vray est qu’à leur partement disans adieu, ils les saluerent de quelques coups de canon : et femmes en route[5] : toutefois qu’il n’est vraysemblable qu’elles se soient aisement sauuées sans en sentir quelque autre chose.

  1. En effet, une planche de l'ouvrage représente deux îles assaillies par de nombreux bateaux, et défendues par des Amazones, vêtues de leur pudeur et de leurs armes.
  2. Sur les Amazones on peut consulter O. Muller. Histoire de l’antiquité grecque. P. 356. — Guignaut. Religions de l’antiquité. ii. P. 979. — Bergmann. Les Amazones dans l’histoire. — Freret. Acad. des Inscriptions, xxi. P. 106, etc. Ce mythe paraît s’être formé avec les récits qui avaient cours sur l’ardeur belliqueuse des femmes de Scythie, et les emportements sanguinaires des hiérodules ou prêtresses de Pallas et d’Artemis. Leur existence fut admise, même par des auteurs dont le sens critique était développé, tels qu’Arrien et Strabon. Leur popularité s’explique en partie par l’heureux choix des artistes. Voir, Vinet. Article Amazones, dans le Dictionnaire des antiquités grecques et romaines.
  3. Cette étymologie n’est confirmée par aucune représentation de l’art antique. D’après Bergmann (Ouv. cité. P. 25), le a aurait une valeur augmentative, et le massa serait un mot oriental qui signifie lune, car l’examen de toutes les traditions fait reconnaître en elles les prêtresses d’une divinité lunaire. Voir, Maury. Religions de la Grèce, iii, 117.
  4. Quelque peu vraisemblable que ce fait paraisse, il paraît néanmoins résulter de la sérieuse enquête à laquelle Humboldt s’est livré, que les Espagnols rencontrèrent réellement sur les bords du grand fleuve des femmes armées de flèches qui, en diverses occasions, leur opposèrent une vive résistance, et les indigènes parlaient de peuplades uniquement composées de femmes, qui, à certaines époques seulement, entraient en communication momentanée avec les hommes des tribus avoisinantes. Cf. Humboldt. Voyages aux régions équinoxiales. viii, 18.
  5. Vieux mot pour déroute.