Les Singularitez de la France antarctique/61

Texte établi par Paul GaffarelMaisonneuve (p. 316-322).


CHAPITRE LXI.

Des Canibales, tant de la terre ferme, que des isles, et d'un arbre nômè Acaiou.


Ce grand promontoire ainsi doublé et afronté, combien que difficilement, quelque vent qui se presentast, il failloit tenter la fortune et auancer chemin autant que possible estoit, sans s’elôgner beaucoup de terre ferme, Isle de Saint Paul. principalement costoyàs assez pres de l’isle Saint Paul[1], et autres petites non habitées, prochaines de terre ferme, où sont les Canibales, lequel païs diuise les païs du Roy d’Espagne d’auec ceux de Portugal, côme nous dirons autre part. Puisque nous sommes venuz à ces Canibales, nous en dirons un petit mot. Or ce peuple depuis le cap de Saint Augustin, et au delà iusques près de Marignà, est le plus cruel et inhumain, qu’en partie quelconque de l’Amérique. Inhumanité des Canibales. Ceste canaille mange[2] ordinairement chair humaine, comme nous ferions du mouton, et y prennent encore plus grand plaisir. Et vous asseurez qu’il est malaisé de leur oster un home d’entre les mains quand ils le tiennent, pour l’appétit qu’ils ont de le manger comme lions rauissans. Il n’y a beste aux deserts d’Afrique, ou de l’Arabie tât cruelle, qui appete si ardemmêt le sang humain, que ce peuple sauuage plus que brutal. Aussi n’y a natiô qui se puisse acouster d’eux, soyent Chrestiens ou autres. Et si vous voulez traffiquer et entrer en leur païs, vous ne serez receu aucunement sans bailler ostages, tant ils se defiêt, eux mesmes plus (lignes desquels lon se doibue mefier. Voila pourquoy les Espagnols quelquefois, et Portugais[3] leur ont ioué quelques brauades : en memoire de quoy quand ils les peuuent attaindre, Dieu sçait comme ils les traittent, car ils disnent auec eux. Inimitié grande entre les Espagnols et les Canibales. Il y a donc inimytié et guerre perpetuelle entre eux, et se sont quelquefois bien battuz, tellemêt qu’il y est demeuré des Chrestiens au possible. Ces Canibales portent pierres[4] aux leures, verdes et blanches, comme les autres Sauuages, mais plus longues sans comparaison, de sorte qu’elles descendent iusques à la poitrine. Fertilité du païs des Canibales. Le païs au surplus est trop milleur qu’il n’appartiêt à telle canaille : car il porte fruits en abondance, herbes, et racines cordiales, auec grande quantité d’arbres qu’ils nomment Acaïous[5], portans fruits gros comme le poin, en forme d’un œuf d’oye. Aucuns en font certain bruuage, combien que le fruit de soy n’est bon à màger, retirant au goust d’une corne demy meure. Au bout de ce fruit vient une espece de noix grosse côme un marron, en forme de rognon de lieure. Quant au noyau qui est dedans, il est tres bon à manger, pourueu qu’il ait passé legerement par le feu. L’escorce est toute pleine d’huile, fort aspre au goust, de quoy les Sauuages pourroyent faire quantité plus gràde que nous ne faisons de noz noix par deça. La fueille de cest arbre est semblable à celle d’un poirier, un peu plus pointue, et rougeatre par le bout. Au reste cest arbre a l’escorce un peu rougeatre, assez amere : et les Sauuages du païs ne se seruent aucunement de ce bois, à cause qu’il est un peu mollet. Aux isles des Canibales, dans lesquelles s’en trouue grande abondance, se seruent du bois pour faire brusler, à cause qu’ils n’en ont gueres d’autre, et du gaiac. Voila ce que i’ay voulu dire de nostre Acaïou, auec le pourtrait qui vous est cy deuant representé. Arbres mortifères. Haounay. Il se trouue là d’autres arbres ayans le fruit dangereux à manger : entre lesquels est un nommé Haounay[6]. Au surplus ce païs est fort môtueux, auec- ques bonnes mines d’or. Il y a une haute et riche montagne, où ces Sauuages prennent ces pierres verdes, lesquelles ils portent aux leures[7]. Richesse du païs des Canibales. Pour ce n’est pas impossible qu’il ne s’y trouuast emeraudes, et autres richesses, si ceste canaille tant obstinée permettoit que lon y allast seurement. Il s’y trouue semblablement marbre blanc et noir, iaspe, et porphire. Et en tout ce païs depuis qu’on a passé le cap Saint Augustin, iusques à la riuiere de Marignan, tiennent une mesme façon de viure que les autres du cap de Frie. Riuiere de Marignan separe le Peru d’auec les Canibales. Ceste mesme riuiere separe la terre du Peru d’auec les Canibales, et a de bouche quinze lieues ou enuiron, auec aucunes isles peuplées et riches en or : car les Sauuages ont appris quelque moyen de le fondre, et en faire anneaux larges comme boucles, et petis croissans qu’ils pendent aux deux costez des narines et à leurs ioues : ce qu’ils portent par gentilesse et magnificence. Aurelane fleuue du Peru. Les Espagnols disent que la grand riuiere qui vient du Peru, nommée Aurelane[8], et ceste cy s’assemblent. Isle de la Trinité fort riche. Il y a sur ceste riuiere une autre isle qu’ils nomment de la Trinité[9], distante dix degrez de la ligne, ayant de longueur enuiron trente lieues, et huit de largeur : laquelle est des plus riches qui se trouue point en quelque lieu que ce soit, pource qu’elle porte toute sorte de métaux. Mais pource que les Espagnols y descendans plusieurs[10] fois pour la vouloir mettre en leur obeissance ont mal traité les gens du pais, en ont esté rudemêt repoussez et saccagez la meilleure part. Espèce d’arbre semblable à un Palmier. Ceste isle produist abondance d’un certain fruit, dont l’arbre ressemble fort à un palmier, duquel ils font du bruuage. D’auantage se trouue là encens fort bon, bois de gaiac, qui est auiourd’huy tant celebré : pareillement en plusieurs autres isles prochaines de la terre ferme. Il se trouue entre le Peru et les Canibales, dont est question plusieurs isles[11] appellées Canibales assez prochaines de la terre de Zamana, dont la principale est distante de l’isle Espagnole enuiron trente lieues. Toutes lesquelles isles sont soubs l’obeissance d’un Roy, qu’ils appellent Cassique, desquels il est fort bien obeï. La plus grande a de longueur soixante lieues, et de largeur quarante huit, rude et montueuse, comparable presque à l’isle de Corse : en laquelle se tient leur Roy coustumierement. Les Sauuages de ceste isle sont ennemis mortels des Espagnols, mais de telle façô qu’ils n’y peuuent aucunement traffiquer. Aussi est ce peuple epouuentable à voir, arrogât et courageux, fort subiet à commettre larrecin. Il y a plusieurs arbres de gaiac, et une autre espece d’arbre portant fruit de la grosseur d’un esteuf, beau à voir toutesfois veneneux : parquoy trempent leurs fleches dont ils se veulent aider contre leurs ennemis, au ius de cest arbre. Il y en a un autre, duquel la liqueur qui en sort, l’arbre estant scarifié, est venin, comme reagal par deça. La racine toutesfois est bonne à manger, aussi en font ils farine, dont ils se nourrissent, comme en l’Amerique, combiê que l’arbre soit different de tronc, branches, et fueillage. La raison pourquoy mesme plante porte aliment et venin, ie la laisse à contempler aux philosophes. Leur maniere de guerroyer est comme des Ameriques, et autres Canibales, dont nous auons parlé, hors-mis qu’ils usent de fondes, faictes de peaux de bestes, ou de pelure de bois : à quoy sont tant expers, que ie ne puis estimer les Baleares inuenteurs de la fonde, selon Vegece, auoir esté plus excellens fundibulateurs.

  1. L’île Saint-Paul est plus connue sous le nom de penedo de San Pedro. C’est un rocher abrupte au profil anfractueus, hérissé de pointes aiguës, et dont le point culminant ne dépasse pas 17 mètres au-dessus de l’Océan. C’est en 1511 que Georges de Brito, lieutenant de Garcia de Norônha découvrit cet îlot sur lequel il faillit se briser. Les autres îles dont parle Thevet sont sans doute l’archipel de la Trinité et de Martin Vas, ainsi que l’île Fernando de Norônha. Consulter sur les rochers ou vigies épars dans l’Atlantique un intéressant mémoire de l’amiral Fleuriot de Langle (Société de géographie de Paris. Juillet 1863).
  2. Americ Vespuce est le premier qui ait signalé l’anthropophagie des Brésiliens, et il l’a fait en termes expressifs (Lettre à Lorenzo Medicis) : « S’ils sont vainqueurs, ils coupent en morceaux les vaincus, et assurent que c’est un mets très agréable. Ils se nourrissent ainsi de chair humaine ; le père mange le fils et le fils le père suivant les circonstances et les hasards des combats. J’ai vu un abominable homme qui se vantait d’avoir mangé plus de trois cents hommes. J’ai vu aussi une ville, que j’ai habitée environ vingt sept jours, et où des morceaux de chair humaine salée étaient accrochés aux poutres des maisons, comme nous accrochons aux poutres de nos cuisines, soit de la chair de sanglier sechée au soleil ou fumée, soit des saucissons, soit d’autres provisions de cette espèce. » Mais cette description paraît bien exagérée. On dirait une réminiscence des récits de divers voyageurs du moyen-âge.
  3. La haine de ces Cannibales contre les Portugais surtout était inexpiable. Thevet raconte dans sa Cosmographie universelle (P. 946) qu’il essaya de prêcher aux Brésiliens la compassion vis-à-vis de leurs prisonniers Portugais : « mais ils nous renuoierent auec grande colere, et d’un fort mauuais visage, disans, que c’estoit grand honte à nous de pardonner à noz ennemis, les ayant prins en guerre, et qu’il vaut mieux en depescher le monde, à fin que de là en auant ils n’ayent plus occasion de vous nuire. »
  4. Voir plus haut, § xxxiv et note.
  5. Léry. § xiii. « Il y a en ce païs là un arbre qui croist haut eleué, comme les cormiers par deça et porte un fruict nommé acaiou par les sauuages, lequel est de la grosseur et figure d’un œuf de poule. » Gandavo. Hist. de Santa Cruz. P. 58 : « Ce fruit ressemble à une poire, il est d’une couleur très iaune. Il a beaucoup de ius, et on le mange dans les chaleurs, car il est très froid de sa nature. »
  6. Léry. § xiii : « l’Aouai put et sent si fort les aulx, que quand on le coupe ou qu’on en met au feu, on ne peut durer au près. » Thevet. Cosm. univ. P. 922 « L’arbre sent mal, et à l’odeur merueilleusement puante quand on le coupe : qui est cause qu’ils n’en usent aucunement en leur mesnage. »
  7. C’est la province actuelle de Minas Geraës. Il s’y trouve en effet de magnifiques émeraudes. Consulter à ce propos l’intéressant ouvrage de M. de Saint-Hilaire. Voyage dans le district des diamants.
  8. Thevet veut parler sans doute du grand fleuve des Amazones et d’un de ses affluents les plus importants, l’Araguay ou le Tocantin, qui unissent leurs eaux en amont de l’île Marajo.
  9. L’île de la Trinité a été l’objet de plusieurs monographies : Nous ne citerons que l’History of Trinidad, par Joseph, et surtout l’Histoire de la Trinité sous le Gouvernement Espagnol, par Borde.
  10. Les principaux conquistadores de la Trinité furent don Antonio Sedeno, don Juan Ponce, don Antonio de Berrio y Orana et son fils don Fernando.
  11. Ce sont les Antilles alors peuplées de Caraïbes. Sur les mœurs de ces Caraïbes on peut consulter Labat. Voyage aux îles d’Amérique. — Rochefort. Histoire civile et naturelle des Antilles, etc