Les Singularitez de la France antarctique/60

Texte établi par Paul GaffarelMaisonneuve (p. 311-316).


CHAPITRE LX.

De nostre departement de la France Antarctique ou Amerique.


Or auons nous cy dessus recueilli et parlé amplement de ces nations, desquelles les mœurs et particularitez, n’ont esté par Historiographes anciens descrites ou celebrées, pour n’en auoir eu la congnoissance. Apres donc auoir seiourné quelque espace de temps en ce païs, autant que la chose, pour lors le requeroit, et qu’il estoit necessaire pour le contentement de l’esprit, tant du lieu, que des choses y contenues : il ne fut question que de regarder l’opportunité, et moyen de nostre retour[1], puis qu’autrement n’auions deliberé y faire plus longue demeure. Retour de l’autheur de l’Amerique. Donques soubs la conduite de monsieur de Bois-le-conte, capitaine des nauires du Roy, en la France Antarctique, homme magnanime[2], et autant bien appris au fait de la marine, outre plusieurs autres vertus, comme si toute sa vie en auoit fait exercice. Primes donc nostre chemin tout au contraire de celuy par lequel estions venus, à cause des vents qui sont propres pour le retour : et ne faut aucunement doubter que le retour ne soit plus lôg que l’allée de plus de quatre ou cinq cens lieues, et plus difficile. Ainsi le dernier iour de ianuier[3] à quatre heures du matin, embarquez auec ceux qui ramenoyêt les nauires par deça, feimes voile, saillans de ceste riuiere de Ianaïre, en la grande mer sus l’autre costé, tirant vers le Ponêt, laissée à dextre la coste d’Ethiopie, laquelle nous auiôs tenue en allant. Auquel depart nous fut le vent assez propice, mais de petite durée : car incontinent se vint enfler comme furieux, et nous donner droit au nez le Nort et Nort-Ouest, lequel auec la mer assez inconstante et mal asseurée en ces endroits, qui nous destourna de nostre droite route, nous iettât puis ça puis là en diuerses pars, tàt que finablemêt auecques toute difficulté se decouurit le cap de Frie, où auions descendu et pris terre à nostre venue. Et de rechef arrestames l’espace de huit iours, iusques au neufième, que le Su commença à nous donner à pouppe, et nous conduit bien nonante lieues en plaine mer, laissans le païs d’aual, et costoyant de loin Mahouac[4], pour les dangers. Car les Portugais tiennent ce quartier là, et les Sauuages, qui tous deux nous sont ennemis, comme i’ay môstré quelque part : où depuis deux ans[5] en ça ont trouué mine d’or et d’argent, qui leur a esté cause de bastir en cest endroit, et y mettre sieges nouueaux pour habiter. Cap de Saint Augustin. Or cheminans tousiours sur ceste mer à gràde difficulté, iusques à la hauteur du cap de Saint Augustin pour lequel doubler et afronter demeurames flottâs ça et là l’espace de deux moys ou enuiron, tant il est grand, et se iettant auant dans la mer. Et ne s’en faut emerueiller, car ie sçay quelques uns de bonne memoire, qui y ont demeuré trois ou quatre mois[6] : et si le vêt ne nous eust fauorisé, nous estions en danger d’arrester d’auâtage, encore qu’il ne fut aduenu autre incôuenient. Ce cap tient de longueur huit lieues ou enuirô, distant de la riuiere dont nous estions partis trois cens deux lieues. Cap de Bône Esperance pourquoy nômé Lion de la mer. Il entre en mer neuf ou dix lieues du moins, et pource est autant redouté des nauigans sur ceste coste, comme celuy de Bonne-Esperance sur la coste d’Ethiopie, qu’ils ontpour ce nommé lion de la mer, comme i’ay desia dit : Cap de Saint Ange. ou bien autant comme celuy qui est en la mer Aegée en Achaïe (que lon appelle auiourd’huy la Morée) nômé cap de Saint Ange[7], lequel est aussi tres dangereux. Decouuerte de païs faite par le capitaine Pinson. Et a ce cap esté ainsi nommé par ceux qui premierement l’ont decouuert, que lon tient auoir esté Pinson[8] Espagnol. Aussi est il ainsi marqué en nos chartes marines. Ce Pinson auec un sien fils ont merueilleusement decouuert de païs incôgneuz et non au parauant decouuerts. Or l’an mil cinq cens un, Emanuel Roy de Portugal enuoya auec trois grâds vaisseaux en la basse Amerique pour recercher le destroit de Fume et Dariéne, à fin de pouuoir passer plus aisément aux Moluques, sans aller au détroit de Magellan[9], et nauigeans de ce costé, feirent decouuerte de ce beau promontoire : où ayans mis pié en terre, trouuerent le lieu si beau et temperé, combien qu’il ne soit qu’à trois cens quarante degrez de longitude, minute o, et huyt de latitude, minute o, qu’ils s’y arresterêt et depuis sont allez autres Portugais auec nombre de vaisseaux et de gens. Castelmarin. Fernambon. Et par succession de temps, après auoir pratiqué les Sauuages du pais, feirent un fort nommé Castelmarin : et encore depuis un autre assez près de là, nommé Fernambon[10], traffiquans là les uns auecques les autres. Les Portugais se chargent de cotton[11], peaux de sauuagines, espiceries, et entre autres choses, de prisonniers, que les Sauuages ont pris en guerre sus leurs ennemis, lesquels ils menêt en Portugal pour vendre.

  1. Léry, qui, dans l’Histoire de son voyage au Brésil, se moque de Thevet et affirme qu’il n’a pas eu le temps de voir tout ce qu’il décrit, pourrait donc avoir raison quand il prétend que Thevet raconte ce qu’il n’a pu apprendre au Brésil, et que par conséquent ses récits ne méritent qu’une créance médiocre.
  2. Bois-le-Conte, tellement vanté par Thevet, paraît n’avoir été qu’un piètre personnage. Sans parler des écrivains protestants qui, de parti pris, le traînent dans la boue, les auteurs catholiques eux-mêmes n’ont pour lui qu’une très-mince estime.
  3. Janvier, 1556. Thevet n’est donc resté que quelques mois au Brésil, et Léry a grandement raison, dans la préface de son livre, d’attaquer sa véracité, toutes les fois qu’il se donne comme témoin de faits qui ne se passèrent qu’après son retour en Europe.
  4. Ce sont les îles Maqhué. Cf. Léry. § v.
  5. Hans Staden (Ouv. cité) a raconté la fondation de ce fort, et les petites guerres soutenues par les Portugais contre les sauvages des environs.
  6. Léry. (§ xviii) avoue la grande difficulté que ses compagnons et lui eurent à surmonter pour doubler ce cap. Partis de la baie de Ganabara le 4 janvier 1558, ils étaient encore en vue des côtes Américaines à la fin de février.
  7. C’est le cap Matapan actuel.
  8. Pinzon (Vicente Ianez), le capitaine de la Nina, lors du premier voyage de Colomb. En 1499, il partit pour le nouveau monde avec quatre caravelles, aborda le continent en janvier 1500, un peu au sud des parages entrevus sept mois auparavant par Hojeda et Juan de la Cosa. Il longea la terre ferme pendant sept à huit cents lieues, et imposa partout des noms espagnols. Il aurait, entre autres dénominations, donné celle de Santa Maria de la Consolacion au cap Saint-Augustin. Voir sur Yanez Pinzon : Avezac. Considérations géographiques sur l’histoire du Brésil. Americ Vespuce. — Varnhagen. Examen de quelques points de l’histoire du Brésil. — Vespuce et son premier voyage. — Silva. L’Oyapoc et l’Amazone, avec une bibliographie très complète de la matière.
  9. Thevet oublie qu’en 1501 le détroit de Magellan n’était pas encore découvert. Il ne le sera qu’en 1520. La flotte d’Alvarès Cabrai, dont il est ici question, avait justement pour mission de chercher un passage rapide vers les Indes.
  10. Paranambuco, le vrai nom de Fernambouco, est formé du mot Tupi parana la grande eau, et du Portugais bouco, embouchure. Duarte Coelho Pereira passe pour avoir été le fondateur de cette ville.
  11. Sur les articles d’exportation du Brésil au XVIe siècle, voir. P. Gaffarel. Le Brésil Français. P. 75.