Les Singularitez de la France antarctique/47

Texte établi par Paul GaffarelMaisonneuve (p. 238-243).


CHAPITRE XLVII.

La manière de trafiquer entre ce peuple. D’un oyseau nommé Toucan, et de l’espicerie du païs.


Combien qu’en l’Amérique y ait diuersité de peuples Sauuages, néantmoins mais de diuerses lignes et factions, coustumiers de faire guerre les uns contre les autres : Trafique des Sauuages. toutefois ils ne laissent de traffiquer tât entre eux qu’auec les estrangers (spécialement ceux qui sont près de la mer) de telles choses que porte le païs. La plus grande trafique est de plumes d’austruches, garnitures despées faictes de pennaches, et autres plumages fort exquis. Ce que l’on apporte[1] de cent ou six vingts lieues, plus ou moins, auant dedans les païs : grand quantité semblablement de colliers blancs et noirs : aussi de ces pierres vertes, lesquelles ils portent aux leures, comme nous auons dit cy dessus. Les autres qui habitent sus la coste de la mer, où traffiquent les Chrestiens, reçoiuent quelques haches, couteaux, dagues, espées, et autres ferremens, patenostres de verre, peignes, miroüers et autres menues besongnes de petite valeur : dont ils traffiquent auec leurs voisins, n’ayans autre moyen, sinon donner une marchandise pour l’autre : et en usent ainsi. Donne moi cela, ie te donneray cecy, sans tenir long propos. Description du Toucan, oyseau de l’Amérique. Sur la coste de la marine, la plus fréquente marchandise est le plumage d’un oyseau, qu’ils appellent en leur langue Toucan[2], lequel descrirons sommairement, puisqu’il vient à propos. Cest oyseau est de la grandeur d’un pigeon. Il y en a une autre espèce de la forme d’une pie, de mesme plumage que l’autre : c’est à sçauoir noirs tous deux hors-mis autour de la queue, où il y a quelques plumes rouges, entrelacées parmi les noires, soubs la poitrine plume iaune enuiron quatre doigts, tant en longueur que largeur : et n’est possible trouuer iaune plus excellent que celuy de cest oiseau : au bout de la queue il y a petites plumes rouges comme sang. Les Sauuages en prennent la peau, à l’endroit qui est iaune, et l’accommodent à faire garnitures d’espées à leur mode, et quelques robes, chapeaux, et autres choses. Chapeau estrange composé de plumages. I’ay rapporté un chapeau fait de ce plumage, fort beau et riche, lequel a esté présenté au Roy, comme chose singulière. Et de ces oyseaux ne s’en trouue sinon en nostre Amérique, prenàt depuis la riuiere de Plate iusques à la riuiere des Amazones. Il s’en trouue quelques uns au Peru, mais ne sont de si grande corpulêce que les autres. A la nouuelle Espaigne, Floride, Messique, Terreneuve, il ne s’en trouue point, à cause que le pays est trop froid, ce qu’ils craignent merueilleusement. Au reste cest oyseau ne vit d’autre chose parmy les bois où il fait sa residêce, sinon de certains fruictz prouenans du païs. Aucuns pourraient penser qu’il fust aquatique, ce qui n’est vraysemblable, côme i’ay veu par experiêce. Au reste cest oyseau est merueilleusemêt difforme et môstrueux, ayant le bec[3] plus gros et plus lôg quasi que le reste du corps. Singularitez apportées par l'auteur de l'Amerique en France. I’en ay aussi apporté un qui me fut doné par de là, auec les peaux de plusieurs de diuerses couleurs, les unes rouges côme une escarlatte, les autres iaunes, azurées, et les autres d’autres couleurs. Ce plumage dôc est fort estimé entre noz Ameriques, duquel ils traffiquent ainsi que nous auôns dit. Permutation des choses auât l’usage de la monnoye. Il est certain qu’auât l’usage de monnoye on traffiquoit ainsi une chose pour l’autre, et consistoit la richesse des hommes, voire des Roys, en bestes, comme chameaux, moutons et autres. Et qu’il soit ainsi, vous en avez exemples infinis, tant en Berose qu’en Diodore : lesquels nous recitent la maniere que les anciens tenoyent de traffiquer les uns auec les autres, laquelle ie trouue peu differente à celle de noz Ameriques et autres peuples barbares. Les choses donc anciennemêt se bailloyent les unes pour les autres, comme une brebis pour du blé, de la laine pour du sel. Utilité de la traffique. La traffique, si bien nous considerés, est merueilleusemêt utile, outre qu’elle est le moyen d’entretenir la société ciuile. Aussi est elle fort celebrée par toute natiô. Pline[4] en son septième en attribue l’inuention et premier usage aux Pheniciens. Quelle est la traffique des Crestiès avec les Ameriques. La traffique des Chrestiês auec les Ameriques, sont monnes, bois de bresil, perroquets, coton, en châge d’autres choses, comme nous auons dit[5]. Espece d’espice. Il s’apporte aussi de la certaine espice qui est la graine d’une herbe ou arbrisseau de la hauteur de trois ou quatre pieds. Le fruit ressemble à une freze de ce païs, tant en couleur que autrement. Quand il est meur il se trouue dedans une petite semence comme fenoil. Noz marchans Chrestiens se chargêt de ceste maniere d’espice, non toutefois si bonne que la maniguette qui croist en la coste de l’Ethiopie, et en la Guinée : aussi n’est elle à comparer à celle de Calicut, ou de Taprobane. Espicerie de Calicut. Et noterés en passant, que quand l’on dit l’espicerie de Calicut, il ne faut estimer qu’elle croisse là totalement, mais bien à cinquante lieues loing, Isle de Corchel. en ie ne scay quelles isles, et specialemêt en une appellée Corchel[6]. Toutefois Calicut est le lieu principal où se mene toute la traffique en l’Inde de Leuant : et pour ce est dite espicerie de Calicut. Elle est donc meilleure que celle de nostre Amerique. Le roi de Portugal[7], comme chacun peut entendre, reçoit grand emolument de la traffique qu’il fait de ces espiceries, mais non tant que le têps passé : Isle de Zebut. qui est depuis que les Espagnols ont decouuert l’isle de Zebut[8], riche et de grande estêdue, laquelle vous trouuez apres auoir passé le destroit de Magellà. Ceste isle porte mine d’or, gimgêmbre, abondance de porceleine blanche. Abormey. Apres ont découuert Aborney[9], cinq degrez de l’equinoctial, et plusieurs isles des noirs, Isles des Moluques et de l’èspicerie qui en vient. iusques à ce qu’ils sont paruenus aux Moluques, qui sont Atidore[10], Terrenate, Mate et Machian, petites isles asses pres l’une de l’autre : comme vous pourriez dire les Canaries, desquelles auons parlé. Ces isles distantes de nostre France plus de cent octante degrez, et situées droit au Ponent, produisent force bonnes espiceries, meilleures que celles de l’Amerique sans comparaison. Voila en passant des Moluques, apres avoir traité de la trafique de nos sauuages Ameriques.

  1. Les principaux articles d’exportation Brésilienne étaient en effet les plumes, le coton, les animaux et surtout les bois précieux. Quant aux articles d’importation c’étaient des pièces de toiles et de draps, de la quincaillerie, de la verroterie, des peignes et des miroirs. Hans Staden (P. 110) les énumère avec soin : « Les sauvages dit-il, ajoutaient que les Français venaient tous les ans dans cet endroit, et leur donnaient des couteaux, des haches, des miroirs, des peignes et des ciseaux. » « On leur donnait, lisons-nous dans Ramusio (T. iii. P. 355.) des bêches des couteaux et autres ferrailles, car ils estiment plus un clou qu’un écu. » Ces articles sont encore mentionnés dans les contrats, passés entre armateurs et capitaines, que le temps a respectés. Cf. Fréville. Commerce maritime de Rouen. T. I. Passim. Gaffarel. Histoire du Brésil Français. P. 75-80.
  2. Les plumes du toucan étaient fort estimées par les Américains. Cet oiseau est encore aujourd’hui fort recherché par les sauvages du Brésil : Ils en font des coiffures où ils mêlent ses plumes à celles de l’ara. Ces coiffures ont une valeur symbolique : M. de Castelnau (Ouv. cité. T. I. P. 447) eût occasion de voir dans la province de Goyaz, parmi les Indiens Chambious, plusieurs coiffures en plumes, de formes diverses, qui excitèrent son admiration. On les conservait dans une cabane sacrée, et si par malheur une femme avait tenté de les admirer ou simplement de les voir, une mort immédiate aurait puni ce sacrilège. Cf. F. Denis. Arte plumaria. Léry. § xi.
  3. Sur le bec du toucan, voir Léry. § xi. — Thevet. Cosm. univ. P. 938. — Belon. Histoire de la nature des oiseaux. Liv. iii. § xxviii. P. 184.
  4. Pline. H. N. vii, 57.
  5. P. Gaffarel. Histoire du Brésil Français. P. 75-81.
  6. On ne sait quelle est cette île de Corchel. Peut-être Thevet a-t-il ainsi défiguré le nom de Cochin, qui est en effet voisin de Calicut.
  7. Sur la grandeur et la décadence coloniale du Portugal on peut consulter Raynal, Histoire philosophique des deux Indes. — Bouchot, Histoire du Portugal. La Popelinière, Histoire dts trois mondes.
  8. Zébut correspond à Cébu, une des Philippines, découvertes en 1522 par Magellan, qui y fut tué.
  9. Sans doute Bornéo.
  10. On a reconnu les noms modernes de Tidor et Ternate. Maté et Machian paraissent correspondre aux îlots de Moti et Makian à l’ouest de Gilolo.