Les Singularitez de la France antarctique/41

Texte établi par Paul GaffarelMaisonneuve (p. 206-209).


CHAPITRE XLI.

Que ces Sauuages sont merveilleusement vindicatifs.


La vengeâce defendue au Chrestien. Il n’est trop admirable, si ce peuple cheminant en tenebres, pour ignorer la verité, appete non seulement vengeance, mais aussi se met en tout effort de l’executer : consideré que le Chrestien, encore qu’elle luy soit defendue par expres commandemêt, ne s’en peut garder, comme voulant imiter l’erreur d’un nommé Mellicius, lequel tenoit qu’il ne falloit pardonner à son ennemy. Laquelle erreur a long temps pullulé au païs d’Egypte. Toutesfois elle fut abolie par un Empereur Romain. Appeter donc vengeance est haïr son prochain, ce que repugne totalement à la loy.

Or cela n’est estrange en ce peuple, lequel auons dit par cy deuant viure sans foy, sans loy : tout ainsi que toute leur guerre ne procede que d’une folle opinion de vengeance[1], sans cause ne raison. Et n’estimez que telle folie ne les tienne de tout temps, et tiendra, s’ils ne se changent. Ce pauure peuple est si mal appris, que pour le vol d’une mouche ils se mettront en effort. Si une espine les picque, une pierre les blesse, ils la mettront de colere en cent mille pieces, comme si la chose estoit sensible : ce qui ne leur prouient, que par faute de bon iugement. Dauantage ce que ie dois dire pour la verité, mais ie ne puis sans vergongne, pour se venger des poulx[2] et pusses, ils les prennêt à belles dêts, chose plus brutalle que raisonnable. Et quant ils se sentiront offensez tant legerement que ce soit, ne pensez iamais vous reconcilier. Telle opinion s’apprent et obserue de pere en fils. Vous les verriez monstrer à leurs enfans à l’aage de trois à quatre ans à manier l’arc et la flesche, et quant et quant les exhorter à hardiesse, prendre vengeance de leurs ennemis, ne pardonner à personne, plus tost mourir. Aussi quand ils sont prisonniers les uns aux autres, n’estimez qu’ils demandent à echapper par quelque composition que ce soit, car ils n’en esperent autre chose que la mort, estimans cela a gloire et honneur. Et pour ce ils se sçauent fort bien mocquer, et reprendre aigrement nous autres, qui deliurons noz ennemis estans en notre puissance, pour argent ou autre chose, estimans cela estre indigne d’hommes de guerre. Quant à nous, disent-ils, nous n’en userons iamais ainsi. Histoire d’un Portugais prisonnier des Sauuages. Aduint une fois entre les autres qu’un Portugais prisonnier de ces sauuages, pensant par belles parolles sauuer sa vie, se met en tout deuo1r de les prescher par parolles les plus humbles et douces qu’il luy estoit possible[3] : neantmoins ne peut tant faire pour luy, que sur le champ celuy auquel il estoit prisonnier, ne le feit mourir à coups de flesches. Va, disoit-il, tu ne merites, que l’on te face mourir honorablement, comme les autres, et en bonne compagnie. Autre chose digne de memoire. Quelquesfois fut emmené un ieune enfant masle de ces Sauuages de l’Amerique, du païs et ligne de ceux qu’ils appellent Tabaiares, ennemis mortels des Sauuages où sont les Frâçois, par quelques marchans de Normandie, qui depuis baptisé, nourri, et marié à Rouen, viuent en homme de bien, s’auisa de retourner en son païs en noz nauires, aagé de vingt deux ans ou enuiron. Aduint qu’estant par delà fut decouuert à ses anciens ennemis par quelques Chrestiês : les quels incontinent comme chiens enragez de faim coururent à noz nauires, desia en partie delaissées de gens, où de fortune le trouuans sans merci ne pitié aucun, se iettent dessus, et le mettent en pieces là sans toucher aux autres, qui estoient là pres. Le quel côme Dieu le permist, endurant ce piteux massacre leur remonstroit la foy de Iesus-Christ, un seul Dieu en trinité de personnes et unité d’essence : et ainsi mourut le pauure homme entre leurs mains bon Chrestien. Lequel toutes fois ils ne mangerêt côme Ils auoyent accoustumé faire de leurs ennemis. Quelle opinion de vengeance est plus contraire à nostre loy ? Nonobstant se trouuent encores auiourd’huy plusieurs entre nous autres autant opiniastres à se venger, côme les Sauuages. Dauantage cela est entre eux : si aucun frappe un autre, qu’il se propose en receuoir autant ou plus, et que cela ne demeurera impuni. C’est un tres beau spectacle que les voir quereler ou se battre. Fidelité des Sauuages, mais nô à l’êdroit des Chrestiens. Au reste assez fideles l’un à l’autre : mais au regard des Chrestiès, les plus affectez et subtils larrons, encores qu’ils soyêt nuds, qu’il est possible : et estiment cela grâd vertu, de nous pouuoir dérober quelque chose. Ce que i’en parle est pour l’auoir experimêté en moy mesme. C’est qu’enuiron Noël, estât là, vint un Roy du païs veoir le Sieur de Villegagnon, ceux de sa compagnie m’enporterent mes habillements, côme i’estois malade. Voyla un mot de leur fidelité et façon de faire en passant, apres auoir parlé de leur obstination et appetit de vengeance.

  1. Il paraîtrait même que l’anthropophagie n’avait pour les Brésiliens d’autre motif que la vengeance : Léryxiv), le dit expressément : « Car, comme eux mesmes confessent, n’estans poussez d’autre affection que de venger, chacun de son costé ses parens et amis, ils sont tellement acharnez les uns à l’encontre des autres, que quiconque tombe en la main de son ennemy, il faut que, sans autre composition, il s’attende d’estre traitté de mesme : c’est à dire assommé et mangé. » Cf. Hans Staden. P. 291. — Montaigne, I, 30.
  2. Léry. § xi. « Ils sont fort vindicatifs, voire forcenez contre toutes choses qui leur nuisent, mesme s’ils s’aheurtent du pied contre une pierre, ainsi que chiens enragez, ils la mordront à belles dents. Ainsi recerchans à toutes restes les bestes qui les endommagent, ils en despeuplent leur pays tant qu’ils peuvent. »
  3. C’étaient surtout les Tupinambas et les Margaïats qui poursuivaient les Portugais de leur haine. Un allemand au service du Portugal, Hans Staden de Humberg, étant tombé entre les mains du cacique Quoniam Bebe, essaya de l’apitoyer sur son sort en se faisant passer pour Français, mais il s’écria : « J’ai déjà pris et mangé cinq Portugais et tous prétendaient être des Français. » Cf. Voyage de H. Staden. Edit. Ternaux-Compans. P. 126.