Les Singularitez de la France antarctique/40

Texte établi par Paul GaffarelMaisonneuve (p. 197-205).


CHAPITRE XL.

Comme ces Barbares font mourir leurs ennemis, qu’ils ont pris en guerre, et les mangent.


Après auoir declaré, côme les Sauuages de toute l’Amerique, menent leurs ennemis prisonniers en leurs logettes et tugures, les ayans pris en guerre, ne reste que deduire, comme ils les traittent à la fin du ieu : ils en usent donc ainsi. Traitemêt fait aux prisonniers Sauuages par leurs ennemis. Le prisonnier rendu en leur païs, un ou deux, autant de plus que de moins, sera fort bien traité, ou cinq iours apres on luy baillera une femme[1] parauâture la fille de celuy auquel sera le prisonnier, pour entieremêt luy administrer ses necessitez à la couchette ou autremêt, ce pendât est traité des meilleures viâdes que l’on pourra trouuer, s’estudians à l’engresser, côme un chapon en mue, iusques au têps de le faire mourir. Et ce peut iceluy têps facilement cognoistre, par un collier fait de fil de coton, auec lequel ils enfilent certains[2] fruits tous ronds, ou os de poisson, ou de beste, faits en façon de patenostres, qu'ils mettent au col de leur prisonnier. Et où ils auront enuie de le garder quatre ou cinq lunes, pareil nombre de ses patenostres ils luy arracheront : et les luy ostent à mesure que les lunes expirent, continuant iusques à la derniere : et quand il n'en reste plus, ils le font mourir. Aucuns, au lieu de ses patenostres, leur mettent autant de petis colliers au col, comme ils ont de lunes à viure. Dauantage tu pourras icy noter, que les Sauuages ne content sinon iusques au nombre de cinq[3] et n'obseruent aucunement les heures du iour, ny les iours mesmes, ny les mois, ny les ans, mais content seulement par lunes. Telle maniere de conter fut anciennement commandée par Solon aux Atheniês, à sçauoir, d'observer les iours par le cours de la lune. Si de ce prisonnier et de la femme qui lui est donnée, prouiennent quelques enfans, le temps qu'ils sont ensemble, on les nourrira une espace de temps, puis il les mangeront[4], se recordans qu'ils sont enfans de leurs ennemis. Ce prisonnier ayant esté bien nourri et engressé, ils le feront nourrir, estimas cela à grand honneur. Et pour la solennité de tel massacre, ils appellerôt leurs amis[5] plus longtains, pour y assister, et en manger leur part. Le iour du massacre il sera couché au lict, bien enferré de fers (dont les chrestiens leur ont donné l’usage) chantât[6] tout le iour et la nuict telles chansons[7]. Les Margageas noz amis sont gens de bien, forts et puissans en guerre, ils ont pris et mangé grand nombre de noz ennemis, aussi me mangerôt ils quelque iour quand il leur plaira : mais de moy, i’ay tué et mangé des parens et amis de celuy qui me tient prisonnier : auec plusieurs semblables paroles. Les Sauuages ne craignêt point la mort. Par cela pouuez congnoistre qu’ils ne font conte de la mort, encores moins qu’il n’est possible de penser. I’ay autrefois (pour plaisir) deuisé auec tels prisonniers, hommes beaux et puissans, leur remonstrât, s’ils ne se soucioyent autrement d’estre ainsi massacrez, comme du iour au lendemain à quoy me respondans en risée et mocquerie, noz amis, disoient ils, nous vengeront, et plusieurs autres propos, monstrans une hardiesse et asseurance grande. Et si on leur parloit de les vouloir racheter d’entre les mains de leurs ennemis, ils prenoyent tout en mocquerie. Traitement des femmes et filles prisonnieres. Quant aux femmes et filles, que l’on prend en guerre, elles demeurent prisonnieres quelque temps, ainsi que les hommes, puis sont traitées de mesme, hors-mis qu’on ne leur donne point de mary. Elles ne sont aussi tenues si captiues, mais elles ont liberté d’aller ça et là : on les fait travailler aux iardins et à pescher quelques ouïtres. Ceremonies aux massacres des prisonniers. Cahouïn, bruuage. Or retournôs à ce massacre. Le maistre du prisonnier, comme nous auons dit, inuitera tous ses amis à ce iour, pour manger leur part de ce butin, auec force cahouin, qui est un bruuage fait de gros mil, auec certaines racines. A ce iour solênel tous ceux qui y assistent, se pareront de belles plumes de diuerses couleurs, ou se teindront tout le corps. Celuy specialement qui doit faire l’occision, se mettra au meilleur equipage qu’il luy sera possible, ayant son espée de bois[8] aussi richement estoffée de diuers plumages. Et tant plus le prisonnier verra faire les preparatifs pour mourir, et plus il monstrera signes de ioye. Il sera donc mené biè lié et garroté de cordes de cotton en la place publique, accompagné de dix ou douze mil Sauuages du païs, ses ennemis, la sera assommé comme un pourceau, après plusieurs cerimonies. Le prisonnier mort, sa femme, qui luy avoit esté donnée, fera quelque petit dueil[9]. Incôtinent le corps estâs mis en pièces ils en prennent le sang, et en lauent leurs petits enfans masles, pour les rendre plus hardis, comme ils disent, leur remonstrant, que quand ils seront venuz à leur aage, ils facent ainsi à leur ennemis. Dont faut penser, qu’on leur en fait autant de l’autre part, quâd ils sont pris en guerre.



Le corps ainsi mis par pieces[10], et cuit à leur mode, sera distribué à tous quelque nôbre qu’il y ait, à chacun son morceau. Quàt aux entrailles, les femmes cômunement les mangent, et la teste, ils la reseruent à pendre au bout d’une perche, sur leurs logettes, en signe de triomphe[11] et victoire : et specialemêt prennent plaisir à y mettre celle des Portugais. Canibales ennemis mortels des Espagnols. Les Canibales et ceux du costé de la riuiere de Marignan, sont encore plus cruels aux Espagnols, les faisans mourir plus cruellement sans comparaison, et puis les mangent.

Il ne se trouue par les histoires nation tant soit elle barbare, qui ait usé de si excessiue cruauté sinon que Iosephe escrit, que quand les Romains allèrent en Ierusalem, la famine, après auoir tout mâgé, côtraignit les mères de tuer leurs enfans, et en manger. Anthropophages. Et les Anthropophages qui sont peuple de Scythie, viuent de chair humaine comme ceux cy. Or celuy qui a fait ledit massacre, incontinent après se retire en sa maison, et demeurera tout le iour sans manger ne boire, en son lict : et s’en abstiendra encores par certains iours, ne mettra pié à terre aussi de trois iours. S’il veut aller en quelque part, se fait porter, ayant ceste folle opinion que s’il ne faisoit ainsi, il lui arriueroit quelque desastre, ou mesme la mort. Puis apres il fera, auec une petite sie, faite de dens d’une beste, nômée Agoutin, plusieurs incisions et permis au corps, à la poitrine, et autres parties, tellemêt qu’il apparoistra tout dechiqueté. Et la raison, ainsi que ie m’ê suis informé à quelques uns, est qu’il fait cela par plaisir[12], reputant à grande gloire ce meurtre par luy cômis en la personne de son ennemy. Auquel voulant remôstrer la cruauté de la chose, indigné de ce, me renuoya tresbien, disant que c’estoit gràd honte à nous de pardôner à noz ennemis, quàd les auôs pris en guerre : et qu’il est trop meilleur les faire mourir à fin que l’occasiô leur soit ostée de faire une autrefois la guerre. Voyla de quelle discretiô se gouuerne ce pauure peuple brutal. le diray dauantage à ce propos, que les filles usent de telles incisiôs[13] par le corps, l’espace de trois iours continus après auoir eu la première purgation des femmes : iusques à en estre quelques fois bien malades. Ces mesmes iours aussi s’abstiennent de certaines viandes, ne sortans aucunement dehors, et sans mettre pie à terre, comme desia nous auons dit des hommes, assises seulement sur quelque pierre accômodée à ceste affaire.

  1. Léry. § xv. « Ils sont non seulement nourris des meilleures viandes qu’on peut trouver, mais aussi on baille des femmes aux hommes. Mesmes celuy qui aura un prisonnier ne faisant point difficulté de luy bailler sa fille ou sa sœur en mariage ; celle qu’il retiendra en le bien traittant, luy administrera toutes ses nécessitez. »
  2. Thevet. Cosm. univ. P. 945. Léry. § xv.
  3. Le détail est confirmé par Léry § xv. « S'ils ont passé le nombre cinq, il faut que tu montres par tes doigts et par les doigts de ceux qui sont auprès de toy, pour accomplir le nombre que tu leur voudras donner à entendre : et toute autre chose semblablement, car ils n'ont autre manière de conter. »
  4. Cet horrible usage est confirmé par le témoignage de Gandavo (Santa Cruz. P. 140), Léry § xv, et même par le plus ancien de nos voyageurs au Brésil, Alfonse de Saintonge. « Si la fille engroisse et ayt un enfant masle, dit ce dernier, il sera mangé après qu’il sera grand et gras, car ils dient qu’il tient du père, et, si elle est fille, ils la feront mourir, car ils dient qu’elle tient de la mère, etc. »
  5. Lery. § xv : « Apres que tous les villages d’alentour de celuy où sera le prisonnier auront esté aduertis du iour de l’exécution, hommes, femmes et enfans y estans arriuez de toutes parts, ce sera à danser, boire et caouiner toute la matinée. »
  6. Lery. Id. « Or cependant après qu’auec les autres il aura ainsi riblé et chanté six ou sept heures durant : deux ou trois des plus estimez de la troupe l’empoignans, et par le milieu du corps le lians auec des cordes,… sans qu’il face aucune résistance, etc. »
  7. Montaigne cite une de ces chansons. I, 25 « qu’ils viennent hardiment trestouts, et s’assemblent pour diner de luy, car ils mangeront quant et quant leurs pères et leurs ayeulx qui ont servi d’aliment et de nourriture à son corps : ces muscles, dit-il, cette chair et ces veines ce sont les vostres, pauvres fols que vous estes : vous ne recognoissez pas que la substance des membres de vos ancestres s’y tient encores, sauourez les bien, vous y trouuerez le goust de vostre propre chair. »
  8. Cette épée de bois se nommait l’iwera pemme. Hans Staden (P. 301) donne de curieux détails sur la préparation de cet ins- trument de supplice : « Ils frottent cette massue avec une matiere gluante, prennent ensuite les coquilles des œufs d’un oiseau, nommé mackukawa, qui sont d’un gris très foncé, les réduisent en poussière et en saupoudrent la massue. Quand l’iwera pemme est préparée et ornée de touffes de plumes, ils la suspendent dans une cabane inhabitée, et chantent à l’entour pendant toute la nuit. »
  9. Léry. § xv. Il ajoute ce curieux détail : « Après que ceste femme aura fait ses tels quels regrets et ietté quelques feintes larmes sur son mari mort, si elle peut, ce sera la première qui en mangera. » Cf. Thevet. Cosm. univ. P. 945.
  10. Léry. § xv. « Quelque grand qu’en soit le nombre, chacun, s’il est possible, auant que sortir de là en aura son morceau, non pas cependant, ainsi qu’on pourrait estimer, qu’ils facent cela ayant esgard à la nourriture : tant y a neantmoins que plus par vengeance, que pour le goust leur principale intention est, qu’en poursuyuant et rongeant ainsi les morts iusques aux os, ils donnent par ce moyen crainte et espouuantement aux viuans. »
  11. Léry. § xv. « La première chose qu’ils font quand les François les vont voir et visiter, c’est qu’en recitant leur vaillance, et par trophée leur monstrant ces tects ainsi decharnés, ils disent qu’ils feront de mesme à tous leurs ennemis. »
  12. Léry. § xv. « Quant à celuy ou ceux qui ont commis les meurtres, reputans cela à grand gloire et honneur, dès le mesme iour… ils se feront non seulement inciser iusques au sang, la poictrine, les bras, les cuisses, le gros des iambes et autres parties du corps : mais aussi à fin que cela paraisse toute leur vie, ils frottent ces taillades de certaines mixtions et pouldre noire, qui ne se peut iamais effacer : tellement que tant plus qu’ils sont ainsi deschiquetez, tant plus cognoist ou qu’ils ont beaucoup tué de prisonniers, et par consequent sont estimez plus vaillans que les autres. »
  13. Léry. § xvii. » l’ai vu des ieunes filles, en l’aage de douze à quatorze ans, lesquelles les mères ou parentes faisans tenir toutes debout, leur incisoyent iusques au sang, auec une dent d’animal tranchante comme un cousteau, depuis le dessous de l’aisselle tout le long de l’un des costez et de la cuisse, iusques au genouil : tellement que ces filles auec grandes douleurs en grinçant les dents saignoyent ainsi une espace de temps. » Longue et curieuse dissertation de Thevet sur cette singulière habitude des Brésiliens. (Cosm. univ. P. 946.) — Cf. Orbigny. L’Homme Américain. I, 193.