Les Singularitez de la France antarctique/23

Texte établi par Paul GaffarelMaisonneuve (p. 114-120).


CHAPITRE XXIII.

De l’isle de Madagascar, autrement dit de S. Laurent.


LE grâd désir que i’ay de ne rien omettre qui soit utile ou nécessaire aux lecteurs, ioint qu’il me semble estre l’office d’un escriuain, traiter toutes choses qui appartiennent à son argument sans en laisser une, m’incite à décrire en cest endroit ceste isle tant notable, ayant septante huit degrez de longitude, minutes nulle, et de latitude unze degrez et trente minutes, fort peuplée et habitée de Barbares noirs depuis quelque temps (lesquels tiennent presque mesme forme de religiô que les Mahometistes : aucuns estans idolâtres, mais d’une autre façon) : côbien qu’elle ait esté descouuerte par les Portugais[1] et nommée de S. Laurent, et au parauant Madagascar en leur langue : Fertilité de l’isle de Saint Laurent. riche au surplus et fertile de tous biens, pour estre merueilleusement bien située. Et qu’ainsi soit, la terre produit là arbres fruitiers de soy mesme, sans planter ne cultiuer, qui apportent neantmoins leurs fruits aussi doux et plaisans à manger que si les arbres auoient esté entez. Car nous voyons par deça les fruits agrestes, c’est à sçauoir que la terre produit sans la diligence du laboureur, estre rudes, et d’un goust fort aspre et estrange, les autres au contraire. Donques en ceste Chicotin, isle se trouuent beaucoup de meilleurs fruits, qu’ê fru1t que nous terre ferme, encores qu’elle soit en mesme zone ou temperature : entre lesquels en y a un qu’ils nomment en leur langue Chicorin[2], et l’arbre qui le porte est semblable à un plumier d’Egypte ou Arabie, tant en hauteur que fueillages. Duquel fruit se voit par deça, que l’on amene par nauires, appellé en vulgaire noix d’Inde : que les marchants tiennent assez cheres, pource que outre les frais du voyage, elles sont fort belles et propres à faire yases : car le vin estant quelque temps en ces vaisseaux acquiert quelque chose de meilleur, pour l’odeur et fragrance de ce fruit, approchàt à l’odeur de nostre muscade. Diverses uiilitez de ce fruit. Ie diray dauantage que ceux qui boiuent coustumierement dedans (ainsi que m’a recité un Iuif, premier medecin du Bassa du grand Caire, lors que i’y estoye) sont preseruez du mal de teste et des flancs, et si prouoque l’urine : et à ce me persuade encores plus l’experiêce, maitresse de toutes choses, que i’en ay veue. Ce que n’a oblié Pline et autres, disans que toutes especes de palmes sont cordiales, propres aussi à plusieurs indispositiôn. Ce fruit est entieremêt bon, sçauoir la chair superficielle, et encores meilleur le noyau, si on le mange frais cuilly. Les Ethiopes et Indiens affligez de maladie, pillent ce fruit et en boiuent le ius, qui est blanc comme lait, et s’en trouuent tresbiè. fls font encores de ce ius quàd ils en ont quàtité, quelque alimêt côposé auec farines de certaines racines ou de poisson, dont ils mangêt, apres auoir bien boullu le tout ensemble. Ceste liqueur n’est de longue garde, mais autant qu’elle se peut garder, elle est sans comparaison meilleure pour la personne, que confiture qui se trouue. Pour mieux le garder ils font bouillir de ce ius en quantité, lequel estant refroidy reservêt à des vaisseaux à ce dediez. Les autres y meslent du miel, pour le rendre plus plaisant à boire. L’arbre qui porte ce fruit est si tendre, que si on le touche tant soit peu, de quelque ferrement, le ius distille doux à boire et propre à estancher la soif. Isle du Prince. Toutes ces isles situées à la coste d’Ethiopie, côme l’isle du Prince, ayant trente cinq degrez de longitude[3], minute o, et deux de latitude, minute o : Mopata, Zanzibar, Monfia[4], S. Apolene[5], S. Thomas soubs la ligne sont riches et fertiles, presque toutes pleines de ces Palmiers, et autres arbres portans fruits merueilleusemët bons. Il s’y trouue plusieurs autres espèces de palmiers portans fruits, côbien que non pas tous, comme ceux d’Egypte. Sept sortes de palmiers aux Indes Amériques. Et en toutes les Indes de l’Amérique et du Peru tant en terres fermes qu’aux isles, se trouue de sept sortes de palmiers[6] tous differens de fruits les uns aux autres. Entre lesquels i’en ay trouue aucuns qui portent dates bonnes à manger comme celles d’Egypte, de l’Arabie Felice, et Syrie. Melons de grosseur merueilleuse. Au surplus en ceste mesme isle se trouuent melons[7] gros à merueille, et tant qu’un homme pourroit embrasser, de couleur rougeastre, aussi en y a quelques uns blancs, les autres iaunes mais beaucoup plus sains que les nostres, specialemêt à Paris, nourriz en l’eau et fiens, au grand preiudice de la santé humaine. Spaguin, herbe. Il y a aussi plusieurs espèces de bônes herbes cordiales, entre lesquelles une qu’ils nomment spaguin[8], semblable à notre cicorée sauuage, laquelle ils appliquent sur les playes et blessures, et à celle des vipères, ou autre beste venéneuse. Car elle en tire hors le venin, et autres plusieurs notables simples, que nous n’auons par deça. Abôdàce de vray sandal. Dauantage se trouue abondance de vray sandal par les bois et bocages duquel ie desireroye qu’il s’en fist bone trafique par deça : au moins ce nous serait moyen d’ê auoir du vray qui seroit grand soulagemêt, veu l’excellence et proprieté que luy attribuent les auteurs. Quant aux animaux comme bestes sauuages, poissons, oyseaux, nostre isle en nourrit des meilleurs, et en autant bonne quantité qu’il est possible. Pa, oyseau estrange. D’oyseaux en premier lieu en representerons un par figure, fort estrange, fait côme un Oyseau de proye, le bec aquilin, les aureilles enormes pendantes sur la gorge, le sommet de la teste elevé en pointe de diamant, les pieds et iambes comme le reste du corps, fort velu, le tout de plumage tirant sur couleur argentine, hors-mis la teste et aureilles tirans sur le noir. Cest oyseau est nommé en la langue du païs, Pa, en Persien, pié ou iambe[9] : et se nourrit de serpens, dont il y a grande abondance et de plusieurs especes, et d’oyseaux semblablement, autres que les nostres de deça. Asne Indique. Orix. De bestes il y a l’elephans en grâd nôbre, deux sortes de bestes unicornes, dont l’une est l’asne Indique, n’ayant le pied fourché, comme ceux qui se trouuent au païs de Perse, lautre est ce que l’on appelle Orix[10], ou pié fourché. Il ne s’y trouue point d’asnes sauuages, sinô en terre ferme. Qu’il y aye des licornes, ie n’en ay eu aucune côgnoissance. Vray est, qu’estant aux Indes Amériques quelques Sauuages nous vindrent voir de bien soixante ou quatre vingts lieues, lesquels côme nous les interrogiôs de plusieurs choses, nous recitèrent qu’en leur païs auoit grand nombre de certaines bestes grâdes comme une espèce de vaches sauuages qu’ils ont portâs une corne seule au frôt, longue d’une brasse ou enuiron : mais de dire que ce soyêt licornes ou onagres ie n’en puis rien asseurer, n’en ayant eu autre cognoissance. I’ay voulu dire ce mot encore que l’Amérique soit beaucoup distante de l’isle dôt nous parlons. Nous auons ia dit que ceste contrée insulaire nourrit abondance de serpens et laisarts d’une merueilleuse grandeur, et se prennent aiséement sans danger. Aussi les Noirs du païs mangent[11] ces laisarts et crappaux, comme pareillement font les Sauuages de l’Amérique. Il y en a de moindres de la grosseur de la iambe, qui sont fort délicats et frians à manger, outre plusieurs bons poissons et oyseaux, desquels ils mangent quand bon leur semble. Ambre gris fort cordial. Entre autres singularités pour la multitude des poissons, se trouuent force balenes, desquelles les habitans du païs tirent ambre, que plusieurs prennent pour estre ambre gris, chose par deçà fort rare et précieuse : aussi qu’elle est fort cordiale et propre à reconforter les parties plus nobles du corps humain. Et d’iceluy se fait grande traffique auecques les marchans estrangers.

  1. Madagascar était connue des anciens (Menuthias) et des Arabes (Serendib). Les Portugais la retrouvèrent dans leurs expéditions aux Indes orientales. Les Français la visitèrent à diverses reprises, mais ils ne devaient s’y établir qu’au XVIIe siècle avec Pronis, sous le règne de Louis XIII (1642). Voir Flacourt. Histoire de la grande isle Madagascar.
  2. Thevet parle ici du cocotier qui est en effet très abondant à Madagascar. Sur les propriétés de la noix de coco, consulter Flacourt. Ouv. cité. P. 127.
  3. L’île du Prince est dans l’Océan Atlantique.
  4. Monfia, île au sud de celle de Zanzibar, près de la côte de Zanguebar.
  5. Santa Apollonia est un des noms de l’île Maurice actuelle. Sur la mappemonde de Ribero elle est ainsi dénommée. Les Portugais l’appelèrent également Cosmo Ledo, les Hollandais Mauritius et les Français, Ile de France.
  6. Léryxiii). « Il s’y trouve de quatre ou cinq sortes de palmiers, dont entre les plus communs, sont un nommé par les sauuages Geraû, un autre Yri : mais comme ni aux uns ni aux autres ie n’ay iamais veu de dattes, aussi croi-ie qu’ils n’en produisent point. »
  7. Flacourt (P. 120) distingue à Madagascar deux sortes de melons, le voamanghe ou melon d’eau qui acquiert des dimensions extraordinaires, et le voatanghe.
  8. On ne sait quelle est la plante qu’a voulu désigner Thevet. Est-ce le mafoutra de Flacourt (p. 136) ou le fooraha (p. 139) ? L’une et l’autre possèdent des vertus curatives.
  9. Cet oiseau est peut-être le vouroupatra de Flacourt (P. 165).
  10. Les orix ne se trouvent plus aujourd’hui que sur le continent dans l’Afrique Australe. Flacourt (P. 151) les nomme Breh. « C’est un animal, dit-il, que les nègres de Manghabei disent estre dans le pays des Antsianactes, qui a une corne seule sur le front, grand comme un grand cabrit, et est fort sauuage. Il faut que ce soit une licorne. »
  11. Flacourt. Ouv. cité. P. 155.