Les Singularitez de la France antarctique/22

Texte établi par Paul GaffarelMaisonneuve (p. 106-113).



CHAPITRE XXII.

Du promontoire de Bonne Espérance & de plusieurs singularités obseruées en iceluy, ensemble nostre arriuée aux Indes Amériques, ou France Antarctique.


Inde Méridionale. Apres auoir passé la ligne Equinoctiale, et les isles Saint Homer, suyuans ceste coste d’Ethiopie, que Ion appelle Inde meridionale, il fut question de poursuyure nostre route iusques au tropique d’Hyuer : Cap de Bône espérance pourquoy nômé Lion de la mer. enuiron lequel se trouue ce grand et fameux promontoire de Bône espérance, que les pilots ont nommé, Liô de la mer[1], pour estre craint et redouté, tant il est grand et difficile. Ce cap des deux costez est enuironné de deux grades montagnes, dont l’une regarde l’Orient, et l’autre l’Occident. Rhinocerons, ou bœufs de Ethiopie. En ceste contrée se trouue abondance de Rhinocerons, ainsi appeliez, pour ce, qu’ils ont une corne sus le nez. Aucuns les appellent bœufs d’Ethiopie. Cest animal est fort monstrueux, et est en perpétuelle guerre et inimitié auecques l’Eléphant[2]. Et pour ceste cause les Romains ont pris plaisir à faire combattre ces deux animaux pour quelque spectacle de grandeur, principalement à la création d’un Empereur ou autre grand magistrat, ainsi que l’on fait encores auiourd’huy d’Ours, de Toreaux, et de Lions. Il n’est du tout si haut que l’Elephât, ne tel que nous le dépeignes par deçà. Et qui me done occasion d’en parler est que traversant d’Égypte en Arabie, ie vis un fort ancien obelisc[3], ou estoyent gravées quelques figures d’animaux au lieu de lettres ainsi que l’on en usoit le temps passé, entre lesquels estoit, le Rhinocéros, n’ayant ne frange, ne corne, ne aussi mailles telles que noz peintres les représentent. Pourquoy i’en ay voulu mettre icy la figure. Et pour se préparer à la guerre Pline[4] raconte qu’il aguise sa corne à une certaine pierre, et tire tousiours au ventre de l’Eléphant, pour ce que c’est la partie du corps la plus molle. Il s’y trouue aussi grande quantité d’asnes sauuages, et une autre espèce portant une corne entre les deux yeux[5], longue de deux pieds. I’en vis une estant en la ville d’Alexandrie, qui est en Égypte, qu’un seigneur Turc apportoit de Mecha, laquelle il disoit avoir mesme vertu contre le venin, côme celle d’une Licorne. Aristote[6] appelle ceste espece d’asne à corne, Asne des Indes. Environ ce grand promontoire est le departement de voye du Ponent et Leuant : car ceux qui veulent aller à l’Inde orientale, comme à Calicut, Taprobane, Melinde, Canonor, et autres, prênent à senestre, costoyans l’isle S. Laurent[7], mettant le cap de la nauire à l’Ouest, ou bien au Suest, ayant vent de Ouest au Nortouest à poupe. Estendüe de l’Inde Orientale. Ce païs des Indes de là au Leuàt est de telle estendue que plusieurs l’estimêt estre la tierce partie du môde. Mela et Diodore recitent que la mer enuironnàt ces Indes de Midy à l’Oriêt, est de telle gràdeur, qu’à grand peine la peut on passer, encore que le vent soit propice en l’espace de quarante iours : Mer Indique. Ce païs est donc de ce costé enuironné de la mer qui pour ce est appellée Indique, se confinant deuers Septentrion au môt Caucase. Indus, fl., Tartar,fl. Et est appellée Inde du fleuue nommé Indus, tout ainsi que Tartarie du fleuue Tartar, passant par le pays du grand Roy Chà. Elle est habitée de diuersités de peuples, tant en meurs que religion. Une grande partie est soubs l’obeissance de Preste-Ià,[8] laquelle tiêt le Christianisme : Les autres sont Mahumetistes, comme desia nous auons dit, parlàs de l’Ethiopie : les autres idolatres. L’autre voye au partement de nostre grand cap, tire à d’extre, pour aller à l’Amerique, laquelle nous suyuimes, acôpagnez du vêt, qui nous fut fort bon et propice.

Nonobstant nous demeurasmes encore assés longtemps sur l’eau, tant pour la distàce des lieux, que pour le vêt, que nous eumes depuis contraire : qui nous causa quelque retardement, iusques au dix huictiesme degré de nostre ligne, lequel derechef nous fauorisa. Or ie ne veux passer outre sans dire ce que nous aduint chose digne de memoire. Signe aux navigans de l'approchement des Amériques. Approchans de nostre Amerique bien cinquante lieues, commençasmes à sentir l’air de la terre, tout autre que celuy de la marine, auecque une odeur tant suaue des arbres, herbes, fleurs, et fruits du païs, que iamais basme, fusse celuy d’Egypte ne sembla plus plaisant, ne de meilleure odeur. Et lors ie vous laisse à penser, combien de ioye receurent les pauures nauigans, encores que de long temps n’eussent mangé de pain et sans espoir dauantage d’en recouurer pour le retour. Montagnes de Croismouron. Le iour suyuant, qui fut le dernier d’Octobre, enuiron les neuf heures du matin decouurismes les hautes montagnes de Croistmouron[9], combien que ce ne fust l’endroit, où nous pretendions aller.

Parquoy costoyans la terre de trois à quatre lieues loing, sans faire contenance de vouloir descendre, estans bien informez que les Sauuages de ce lieu sont fort alliez auec les Portugais, et que pour neant les aborderions, poursuyuismes chemin iusques au deuxiesme de Nouembre, que nous entrasmes en un lieu nômé Maqueh[10], pour nous enquérir des choses specialemêt de l’armée du Roy de Portugal. Auquel lieu nos esquifs dressés, pour mettre pied en terre, se présentèrent seulement quatre vieillards de ces sauuages du païs, pour ce que lors les ieunes estoient en guerre, lesquels de prime face nous fuyoient, estimans que ce fussent Portugais, leurs ennemys : mais on leur donna tel signe d’asseurance, qu’à la fin s’approchèrent de nous. Toutefois ayans là seiourné vingt quatre heures seulement, feimes voile pour tirer au cap de Frie[11], distant de Maqueh vint cinq lieues. Ce pais est merueilleusement beau, autrefois decouuert et habité par les Portugais, lesquels y auoient donné ce nom qui estoit parauant Gechay, et basti quelque fort, esperans là faire résidence, pour l’aménité du lieu. Mais peu de temps après, pour ie ne sçay quelles causes, les Sauuages du pais les firent mourir, et les mangèrent comme ils font coustumierement leurs ennemys. Coustumes de Sauuages de manger leurs enemys. Et qu’ainsi soit, lors que nous y arriuasmes ils tenoyent deux pauures Portugais, qu’ils auoient pris dans une petite caraueille, ausquels ils se deliberoyent faire semblable party, que aux autres, mesmes à sept de leurs compagnons de récente memoire : dont leur vint bien à propos nostre arriuée, lesquels par grande pitié[12] furent par nous rachetez, et deliurez d’entre les mains de ces Barbares. Pompone Mele appelle ce promontoire dont parlons, le frôt d’Afrique, parce que de là elle va en estressissant côme un angle, et retourne peu à peu en Septentrion et Orient, là ou est la fin de terre ferme, et de l’Afrique, de laquelle Ptolemée n’a onques eu côgnoissance. Ce cap est aussi le chef de la nouuelle Afrique, laquelle termine vers le Capricorne aux montagnes de Habacia et Gaiacia. Le plat païs voisin est peu habité, à cause qu’il est fort brutal et barbare, voire monstrueux : non que les hommes soyent si difformes que plusieurs ont escrit[13] comme si en dormant l’auoyent songé, osans affermer qu’il y a des peuples auxquels les oreilles pendent iusques aux talons : les autres auec un œil au frôt, qu’ils appellent Arismases, les autres sans teste : les autres n’ayans qu’un pié, mais de telle longueur qu’ils s’en peuuent ombrager contre l’ardeur du soleil : et les appellent monomeres, monosceles, et sciapodes. Quelques autres autant impertinens en escriuent encore de plus estranges, mesmes des modernes escriuains sans iugement, sans raison, et sans experience. le ne veux du tout nier les monstres qui se font outre le dessein de nature, approuuez par les philosophes, confirmez par expe- rience, mais bien impugner choses qui en sont si elôgnées, et en outre alléguées de mesme. Retournons en cest endroit à nostre promontoire. Il s’y trouue plusieurs bestes fort dangereuses et vénéneuses, entre autres le Basilisc, plus nuisant aux habitas et aux estrangers mesmes sus les riuages de la mer à ceux qui veulent pescher. Le Basilisc (côme chacun peut entendre) est un animal veneneus, qui tue l’hôme de son seul regard, le corps long enuiron de neuf pouces, la teste eleuée en pointe de feu, sur laquelle il y a une tache blanche en manière de couronne, la gueule rougeastre, et le reste de la face tirant sur le noir, ainsi que i’ay congneu par la peau, que ie vei entre les mains d’un Arabe du gràd Caire. Il chasse tous les autres serpens de son sifflet (comme dit Lucià) pour seul demeurer maistre de la câpagne. La Foine lui est ennemye mortelle selon Pline[14]. Bref ie puis dire auec Salluste[15] qu’il meurt plus de peuple par les bestes sauuages en Afrique, que par autres incôueniès. Nous n’auons voulu taire cela en passât.

  1. Thevet est le seul à donner ce nom au cap de Bonne-Espérance. Lorsque Barthélémy Dias le découvrit en 1486, il l’appela cap des Tempêtes (o cabo Tormentoso), en souvenir des périls et des tempêtes qu’il avait surmontés pour le doubler. Avec une sagacité de prévision qui n’appartient qu’aux hommes de génie, Jean II substitua le nom de cap de Bonne-Espérance à la dénomination de mauvais augure imposée par Dias.
  2. }Cf. Thevet. Cosmographie universelle. T. I. P. 403. Cet usage s’est perpétué en Hindoustan. Lire dans l’Inde des Rajahs, par Rousselet, l’intéressante description des fêtes de Baroda (Tour du Monde. n° 563).
  3. On rencontre en effet non seulement sur les obélisques, mais encore sur beaucoup d’autres monuments Egyptiens des animaux représentés. Le rhinocéros y figure de temps à autre, par exemple comme spécimen des animaux appartenant à un pays vaincu. Voir le Catalogue du Musée égyptien du Louvre, etc.
  4. PLINE. H. N. VIII. 29. Rhinoceros genitus hostis elephanto : cornu ad saxa limato praeparat se pugnae, in dimicatione alvum maxime petens, quam scit esse molliorem.
  5. L’animal portant corne entre les deux yeux, dont parte Thevet, est sans doute l’harrisbuck ou peut-être encore Voryi du Cap. Voir Baldwin. Chasses en Afrique (Tour du Monde. n° 207. 208).
  6. Aristote. Hist. animal. II. § 1.
  7. Ce fut le premier nom donné par les Européens à Madagascar. Voir Flacourt. Histoire de Madagascar.
  8. Confusion perpétuelle des auteurs du XVe et du XVIe siècle entre l’Inde et l’Abyssinie. C’est de ce dernier empire et nullement de l’Inde qu’était maître le prêtre Jean.
  9. Les montagnes de Croistmouron correspondent à la sierra de Espinhaco, qui sert de ceinture orientale au San-Francisco.
  10. Ce lieu se nomme aujourd’hui Macaheh.
  11. Ce cap a conservé son nom, cabo Frio.
  12. D’ordinaire les Français se montraient moins tendres envers les Portugais prisonniers des Brésiliens. H. Staden. (Ouv. cité. P. 151), raconte qu’il faillit être abandonné par un interprète normand qui ne voulait pas lui sauver la vie, par ce qu’il le prenait pour un Portugais. Il raconte encore (P. 196. 208), que parfois nos compatriotes fournissaient aux Brésiliens pour leurs hideux festins des prisonniers portugais.
  13. Allusion à certains passages des auteurs anciens et spécialement de Pline. H. N. vii. 2.
  14. Pline. Hist. Nat. Liv. vin. § 33. Huic tali monstro mustelarum virus exitio est : adeo naturae nihil placuit esse sine pari.
  15. Salluste. Jug. xvii. Morbus haud saepe quemquam superat. Ad Hoc malefici generis plurima animalia.