Les Silènes (éd. Bibliophiles créoles)/03

Traduction par Alfred Jarry (adaptation du texte original de Christian Dietrich Grabbe « Sherze, Ironie, Satire »).
Les Bibliophiles créoles (René Bonnel) (p. 7-11).
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III

Salle dans le château. Le Diable est étendu sur la table et les quatre naturalistes debout autour de lui.

Premier Naturaliste. — Vous m’accordez, messieurs, que l’affaire de ce cadavre est un cas entortillé ?

Deuxième Naturaliste. — Si l’on veut ! Il est seulement fâcheux que ses vêtements de fourrure soient si labyrinthiquement noués, que même Cook, qui a fait le tour du monde, ne pourrait les délacer.

Premier Naturaliste. — Vous m’accordez que c’est un homme ?

Troisième Naturaliste. — Certainement ! Il a cinq doigts et pas de queue.

Quatrième Naturaliste. — Voici seulement la question à résoudre, quelle espèce d’homme c’est ?

Premier Naturaliste. — Parfaitement ! Mais comme on ne peut se mettre à la besogne avec trop de précautions, quoiqu’il soit encore grand jour, je propose qu’on allume encore en outre une lumière.

Troisième Naturaliste. — Très juste, Monsieur mon collègue !

(Ils allument une lumière et la placent près du Diable, sur la table.)

Premier Naturaliste (après que tous quatre ont considéré le Diable avec l’attention la plus soutenue). — Messieurs, je pense maintenant, au sujet de ce cadavre énigmatique, y voir clair, et j’espère que je ne me trompe pas. Regardez ce nez à l’envers, cette gueule large et lippue — remarquez, dis-je, cet inimitable trait de grossièreté divine moulée sur toute la face, et vous ne douterez plus que vous voyiez étendu devant vous un de nos actuels critiques, et à coup sûr un authentique.

Deuxième Naturaliste. — Cher collègue, je ne puis si pleinement partager votre avis, au reste extraordinairement sagace. À ne point mentionner que nos critiques d’aujourd’hui, surtout les critiques de théâtre, sont plus naïfs que grossiers, de plus je ne flaire dans cette figure morte pas un des caractères que vous nous avez fait la grâce d’énumérer. Je garantis au contraire totalement qu’il y a quelque chose d’une joliesse de jeune fille là-dedans ! les sourcils touffus, surplombants, indiquent cette délicate pudeur féminine, qui s’efforce de cacher même ses regards, et le nez, que vous appelez à l’envers semble bien plutôt s’être détourné par courtoisie, pour laisser au languissant amant une plus grande place au baiser… C’en est assez ; si tout ne me trompe pas, cet être humain gelé est la fille d’un pasteur.

Troisième Naturaliste. — Je dois avouer, Monsieur, qu’il y a quelque chose de hasardé dans votre hypothèse. Pour fille de pasteur qu’elle soit, une fille de pasteur n’en possède pas moins cette tournure qu’ont en général ces divines créatures que nous appelons femmes, le mouvement nonchalant de la nuque, l’ondulation musicale des vertèbres, le renflement distingué des cuisses (du latin coxa) et je cogite qu’au lieu où sont d’ordinaire les petites lèvres ou nymphes (du grec nymphê) le sujet que voici doit s’orner d’un appendice à forme de trident. Aussi présumè-je que c’est le Diable.

Premier et deuxième Naturalistes. — C’est ab initio impossible, car le Diable ne s’adapte point à notre système.

Quatrième Naturaliste. — Ne vous disputez point, mes estimables collègues ! À présent, je vais vous dire mon avis, et je parie que vous serez aussitôt du même. Considérez l’énorme laideur, qui nous fait criailler l’un contre l’autre sur chaque mine de cette figure, et vous êtes à coup sûr contraints de me concéder qu’une telle caricature ne saurait du tout exister s’il n’y avait point de femmes de lettres.

Les trois autres Naturalistes. — Oui, c’est une femme de lettres ; nous cédons à la force de vos arguments.

Quatrième Naturaliste. — Je vous remercie, mes collègues ! Mais qu’est-ce là ? Voyez-vous comme la morte, depuis que nous lui avons placé la lumière brûlante devant le nez, commence à se mouvoir ? Maintenant elle tressaille des doigts — maintenant elle hoche la tête — elle ouvre les yeux, — elle est vivante !

Le Diable (se dressant sur la table). — Où suis-je ? Hou ! je gèle toujours. (Aux naturalistes) Je vous prie, Messieurs, fermez donc là-bas les deux fenêtres, je ne puis supporter le courant d’air !

Premier Naturaliste (fermant la fenêtre). — Nous avons un poumon assurément faible.

Le Diable (descendant de la table). — Pas toujours ! Si je suis assis dans un poêle bien bourré de feu, non !

Deuxième Naturaliste. — Comment ! Vous vous asseyez dans un poêle bien bourré de feu ?

Le Diable. — Oui, j’ai l’habitude de m’asseoir quelquefois là-dedans.

Troisième Naturaliste. — Remarquable habitude ! (Il le note).

Quatrième Naturaliste. — Pas vrai, Madame, vous êtes une femme de lettres ?

Le Diable. — Femme de lettres ? Qu’est-ce que cela veut dire ? De telles femmes le Diable les tourmente, mais Dieu préserve le Diable qu’elles soient le Diable lui-même !

Tous les Naturalistes. — Quoi ? Mais alors c’est le Diable ? le Diable ?

(Ils veulent s’enfuir).

Le Diable (à part). — Ah ! à présent je peux pour un coup mentir à cœur joie ! (Haut) Messieurs ! où courez-vous ? Calmez-vous ! Vous n’allez pas prendre la fuite devant un badinage que je fais avec mon nom ?

(Les naturalistes reviennent).

Je m’appelle Diable, mais je ne le suis véritablement pas.

Premier Naturaliste. — À qui donc avons-nous l’honneur de parler ?

Le Diable. — À Théophile-Chrétien Diable, chanoine du petit service ducal de ***, membre honoraire d’une société pour l’encouragement du christianisme sous les Juifs, et chevalier de l’ordre pontifical du mérite civil, qui m’a récemment, au moyen-âge, été conféré par le pape, pour avoir maintenu la populace dans une crainte durable.

Quatrième Naturaliste. — Alors, vous devez déjà avoir atteint un âge important ?

Le Diable. — Vous vous trompez. Je n’ai que onze ans.

Premier Naturaliste (au deuxième). — C’est le plus grand sac à mensonges que j’aie jamais vu !

Deuxième Naturaliste (au troisième). — Alors il plaira beaucoup aux dames.

Le Diable s’est toujours rapproché davantage de la lumière et a involontairement plongé le doigt dans la flamme.

Premier Naturaliste. — Seigneur Dieu ? Que faites-vous, Monsieur le Chanoine ? Vous mettez votre doigt dans la lumière ?

Le Diable (déconcerté, retirant son doigt). — Je… J’aime à mettre mon doigt dans la lumière !

Troisième Naturaliste. — Étrange passion ! (Il le note).