Éditions des Cahiers vaudois (p. 202-213).

26

Ils tendent le bras dans le noir, et, ayant tendu le bras, vont se cherchant les uns les autres.

Rencontrent une figure, un autre bras, la table, l’étoffe d’une jupe ; et ils disent : « Est-ce toi ? »

Les plus petits des enfants sont amusés, les plus grands sont effrayés.

Le père dit à la mère : « Mets-toi sur le banc, compte-les. Marcelle, où es-tu ? »

La petite voix : « Ici. » « Eh bien, mets-toi à côté de ton frère… » Et le père veut l’aider, mais il a cherché la petite main trop haut, c’est la tresse que sa main a rencontrée, alors il tire sur la tresse.

Mais nous qui savons, qui avons compris ! nous qui avons vu ! Quand la troisième partie du soleil est frappée, la troisième partie de la lune, la troisième partie des étoiles ; et on sait que le Nombre de la Bête est 666.

Nous à qui l’homme a parlé, et nous qui l’avons écouté ; et à présent on sait, parce qu’il est écrit aussi : « Le soleil deviendra noir comme un sac fait de poil, la lune deviendra comme du sang… »

Le soleil est devenu noir ; il est écrit : « Les étoiles tomberont sur la terre comme les figues d’un figuier secoué par un grand vent… »

Et la chose aussi est écrite qui est qu’à un moment donné le ciel se retirera comme un livre qu’on roule ; et c’est après cela qu’il est dit que les hommes se réfugieront dans les cavernes, mais même dans les cavernes ils ne seront pas en sûreté.

On s’est réfugié dans nos cavernes, on n’y est pas en sûreté.

Les Signes ! les Signes ! les Signes ! écoute bouger le mur sur ses fondations. Et il y en a qui sont descendus à la cave, mais écoute bouger, écoute trembler : c’est par-dessous et de bien plus profond que la Volonté de Dieu maintenant agit, par qui jusqu’aux assises de la terre seront ébranlées et les montagnes tombent dans l’eau.

Il s’est mis sous le lit, un autre s’est couché et il tire par-dessus sa tête les couvertures ; le grand Lambelet : « Ça ne serait encore rien si on pouvait se défendre. »

« On est fort, on a ses deux poings. Si on m’attaque, je dis : « Attention ! » Parce qu’on a de la douceur et on est arrangeant dans l’ordinaire et le commun des temps, mais ne venez pas m’ennuyer !… »

« Quand on m’attaque, je me défends : à présent on ne peut plus se défendre. Quoi faire ? et à quoi serviront-ils, ces poings, et la force du gras du bras, et celle qu’on a dans les épaules ? »

« À quoi sert qu’on ait les jambes comme on les a ? ah ! misère de nous ! les rien du tout qu’on est, mais on ne le sait pas, et on croit qu’on est quelque chose ; alors, le dur, c’est de quitter cette idée de soi qu’on avait. »

« Le dur est de se dire : tu n’es rien. Parce qu’à présent, j’ai beau dire : « Je ne veux pas, » comme avant je disais : « Je veux. »

« Et avant on m’obéissait, les arbres m’obéissaient, la terre m’obéissait, les domestiques m’obéissaient… »

Il a honte de lui. Et cette honte qu’il a de lui a fait qu’il se tient à l’écart et il a été se cacher dans le réduit où on serre l’avoine. S’est assis sur un sac : que faire ? et à quoi bon bouger ? « Les domestiques, les bêtes, la terre, je prenais la branche, elle venait ; je tirais sur les ridelles, le char venait… »

Mais tout-à-coup il se met debout :

— Eh bien, quand même !

Il lève le bras, il fait le poing.

— Je ne veux pas.

Parce que la colère se lève, et, en même temps que la peur une colère partout se lève ; ils ont enfin compris (et le grand Lambelet déjà ;) et tous, à présent, comme lui : « Je ne veux pas ! je ne veux pas ! »

Ce n’est pas nos maisons, ce n’est pas nos récoltes, ce n’est pas notre argent ; si seulement c’étaient nos maisons, nos récoltes, notre argent.

C’est nous, c’est nous qu’on doit mourir : « Non, je ne veux pas ! »

Et cet autre : « Est-ce que c’est juste ? »

Il lève le bras, lui aussi ; il est éclairé.

Un terrible regret vous vient des choses qu’on avait, qu’on ne va plus avoir. La vie la plus dure est refaite douce ; toute couleur est changée, je repeins tout derrière moi dans un seul dernier regard que j’y jette, comme fait le soleil quand il va se coucher.

Et une colère d’abord, puis des supplications : « S’il vous plaît ; s’il vous plaît ; » ils tâchent de prier, et voudraient mieux savoir, mais ne peuvent que dire : « S’il vous plaît ! s’il vous plaît ! »

Et la petite Rose aussi : « S’il vous plaît ! » parce qu’elle n’a que dix-sept ans.

Chose amère que c’est et chose impossible à comprendre, quand on n’a pas encore passé la barrière et à peine si on a regardé par-dessus, mais le peu qu’on a vu vous a semblé tellement beau. Chose amère, quand on est encore de ce côté de la vie, et on voit que jamais on n’ira de l’autre côté. L’homme se couche à côté de toi, et tu naîtras une seconde fois… Elle a un mouchoir, elle s’essuie les yeux avec son mouchoir… On devait danser ensemble dimanche prochain ; il n’y aura plus de dimanches !… Est-ce possible ? non, c’est des menteries !… Aïe !… Elle est éclairée, elle se lève, elle retombe assise, elle se couvre les yeux avec ses mains, elle se bouche les oreilles avec ses pouces… Mon Dieu ! que oui. Et justement, mon Dieu ! quand tout paraissait devoir si bien s’arranger, il passait au moins six fois par jour devant chez nous… Et je suis sûre que c’est lui qui m’a envoyé cette carte, avec cinq timbres à deux centimes collés dessus dans tous les sens, c’est un langage ; où est-ce qu’elle est ? Et cherche dans ses poches, sans y trouver la carte ; et comment faire dans cette nuit, où il ne fait clair que des tout petits moments, mais alors il fait trop clair ; oh ! même pas ça, plus rien ; comme si on n’avait pas son billet pour entrer au théâtre, et s’ils me le demandent ? oh ! plus rien ! et j’ai froid dans la main où je l’aurais tenu…

Les uns dans les cuisines, il n’y a plus de cuisines ; les autres dans les chambres, il n’y a plus de chambres.

Et ceux qui sont descendus à la cave, c’est comme deux fois la cave, à présent ; le tonneau, où est le tonneau ? et où toutes ces pommes de terre nouvelles ? seulement moi, c’est mes enfants.

C’est celle qui en a cinq : « Est-ce qu’elles auront encore le cœur de se plaindre, elles qui n’ont personne à qui elles fassent besoin, et moi j’ai cinq personnes à qui je fais besoin. »

« Je les prends l’un après l’autre : « Viens, toi !… à présent, c’est toi, » et je recommence, ah ! si seulement je pouvais les tenir les cinq ensemble contre moi. »

« Ou bien peut-être leur donner à chacun un bidon comme quand on va aux framboises, je leur dirais : « Donnez-vous la main, » je prends à mon tour la main de l’aîné, et on s’en irait. Parce qu’il commence à être raisonnable. »

« Ou bien je prends un mouchoir, et je les étrangle. Quand on avait déjà tant de peine à s’en tirer. À présent, ils dérangent tout, ils se mettent à tout changer. Bon pour ceux qui n’ont rien à faire. Faites une exception pour moi, vous entendez ? que non… Alors est-ce ma faute si je perds la tête, moi qui avais déjà plus à penser que je ne peux… »

« Je les ai tous mis au lit, mais c’est comme s’ils m’étaient déjà pris, et le lit m’a été pris ; »

Pinget réfugié qui dit à Félix : « Bon Dieu de bon Dieu ! le bateau… Et a-t-on bien fait de le remiser, quand même je ne crois pas qu’on aura jamais plus l’occasion de s’en servir. »

Et celui-ci encore, celle-là, cet autre ; Clinchant, qui est comme le portrait de Clinchant, et on tire un rideau de devant, puis on ramène le rideau (il y a double toit sur l’auberge, un toit de tuiles, un toit d’eau ;) et on tire de nouveau le rideau, c’est le même portrait, regardez : fini ; et il y a l’homme qui est accoudé, il ne se désaccoude pas.

Tout est devenu possible.

Les femmes qui étaient venues habiller Aloys disent qu’à un moment donné, il s’est assis sur le lit, tant le coup a été violent ; et, une fois que le coup a eu donné son effet, il s’est recouché.

« Et puis, il a été sage. »

« On aurait bien voulu se sauver ; si on ne s’est pas sauvées, c’est qu’on n’en avait pas la force… On venait de l’habiller, on avait tout fait pour le mieux. On lui avait mis une chemise blanche, un col propre, une cravate noire, ses habits neufs, ses souliers neufs… Pourquoi est-ce qu’il s’est fâché ? Qu’est-ce qu’il avait à nous reprocher ? Mais peut-être que les morts, un moment, n’ont plus été morts. »

Mon ami, mon ami, mon ami, tout est fini, tout est fini.

C’est la femme du médecin. Tout recommence, mon ami.

Tout a recommencé pour toi, tout recommence pour moi aussi.

Ne va pas trop vite, attends-moi ; vois-tu, je te rejoins déjà.

Que tu es beau à voir, feu du ciel, parce que tu l’éclaires et tu le changes de couleur.

Il a rouvert les yeux, il bouge, il me tend les bras, quel bonheur !

Je sais, les morts se lèveront et aux vivants se mêleront.

Plus de mort, et tu n’es plus mort ; j’excite la terre à s’ouvrir et le vent à souffler plus fort.

Je dis à la maison de tomber et à la vague de sauter par-dessus le mur du jardin et de nous emporter.

Tu entends, c’est l’Ange qui vient, il vient nous chercher.

Tu l’entends ? tu l’entends frapper ?

Et moi, je lui dis : « Entrez. » Et puis je lui dis : « Regardez. »

Je t’ai pris contre moi, comment nous séparer ?

Quand même tu es bon et, moi, je suis mauvaise, mais il est ma chair, et je suis sa chair.