Traduction par Serge Persky.
Charpentier (p. 58-71).


V

« EMBRASSE-LE ET TAIS-TOI »


Le verdict concernant les cinq terroristes a été prononcé dans sa forme définitive et confirmé le même jour. On n’a pas réuni les condamnés comme Tania le supposait, dans la même cellule, et on ne leur a pas dit quand aura lieu le supplice. Mais ils ont prévu qu’on les pendra, selon la coutume, cette nuit même ou la nuit suivante au plus tard. Lorsqu’on leur a offert de voir leur famille le lendemain, ils ont compris que l’exécution était fixée à vendredi au point du jour.

Tania Kovaltchouk n’avait pas de proches parents. Elle ne se connaissait que quelques parents lointains, habitant la Petite-Russie, lesquels, probablement, ne savaient rien du procès, ni du verdict. Moussia et Werner n’ayant pas révélé leur identité ne tenaient pas à voir les leurs. Seuls, Serge Golovine et Wassili Kachirine devaient recevoir leur famille. Tous deux envisageaient, avec effroi, cette entrevue prochaine, mais ni l’un ni l’autre n’avait la force de s’y dérober.

Serge Golovine attendait cette visite, la mort dans l’âme. Il aimait beaucoup son père et sa mère qu’il avait vus tout récemment, et il était plein de terreur à la pensée de les revoir une dernière fois. Le supplice lui-même, dans toute sa monstruosité, se dessinait plus facilement dans son imagination que ces quelques minutes incompréhensibles, hors du temps, hors de la vie. Que faire ? que dire ? Les gestes les plus simples, les plus coutumiers : serrer une main, embrasser, dire : « Bonjour, père » lui paraissaient affreux et insensés.

Toute la matinée, jusqu’à l’heure où il reçut ses parents, Serge Golovine se promena de long en large dans son cachot, en tourmentant sa barbiche, les traits pitoyablement contractés. Parfois, il s’arrêtait brusquement pour respirer comme un nageur qui est resté trop longtemps sous l’eau. Mais, comme il était bien portant, que sa jeune vie était solidement plantée en lui, même en ces minutes de souffrances atroces, le sang circulait sous sa peau, colorait ses joues et ses yeux bleus conservaient leur éclat habituel.

Tout se passa beaucoup mieux que Serge ne le supposait ; ce fut son père, le colonel en retraite Nicolas Serguiévitch Golovine, qui pénétra le premier dans la pièce où les visiteurs étaient reçus. Toute sa personne était blanche de la même blancheur : visage, cheveux, barbe, mains. Son vieux vêtement bien brossé sentait la benzine ; ses épaulettes paraissaient neuves. Il entra d’un pas ferme, mesuré, en se redressant, et dit à haute voix, sa main sèche tendue :

— Bonjour, Serge !

Derrière lui, la mère venait à petits pas, souriant d’un sourire étrange. À son tour, elle serra la main du jeune homme et répéta à haute voix :

— Bonjour, mon petit Serge !

Mais elle ne se jeta pas sur son fils, elle ne se mit pas à pleurer ou à crier, comme Serge s’y attendait ; elle l’embrassa et s’assit sans parler. Puis, d’une main tremblante, elle arrangea les plis de sa robe noire.

Serge ignorait que le colonel avait passé toute la nuit précédente à combiner cette entrevue. « Nous devons alléger les derniers moments de notre fils et non les lui rendre plus pénibles », avait décidé le colonel, et il avait soigneusement pesé chaque phrase, chaque geste de la visite du lendemain. De temps en temps, il s’embrouillait, il oubliait ce qu’il était parvenu a préparer et il pleurait amèrement, affaissé dans le coin de son canapé. Le lendemain matin, il avait expliqué à sa femme ce qu’elle devait faire.

— Surtout, embrasse-le et tais-toi, lui répétait-il. Tu pourras parler après, un peu après, mais quand tu l’embrasseras, tais-toi. Ne parle pas aussitôt après l’avoir embrassé, comprends-tu ? Sinon, tu diras ce qu’il ne faut pas dire.

— Je comprends, Nicolas Serguiévitch ! répondit la mère en pleurant.

— Et ne pleure pas ! que Dieu t’en préserve ! Ne pleure pas ! Tu le tueras, si tu pleures, mère !

— Et pourquoi pleures-tu toi-même ?

— Comment ne pleurerait-on pas avec vous autres ? Il ne faut pas que tu pleures, entends-tu ?

— Bien, Nicolas Serguiévitch.

Ils montèrent en fiacre et partirent, silencieux, voûtés, vieillis. On était au carnaval et les rues étaient pleines d’une foule bruyante. Mais les deux vieillards, plongés dans leurs pensées, n’entendirent pas la ville s’agiter gaîment autour d’eux.

On s’assit. Le colonel prit une attitude convenue, la main droite dans la fente de sa redingote. Serge resta assis un instant ; son regard rencontra le visage ridé de sa mère ; il se leva tout à coup.

— Assieds-toi, mon petit Serge ! supplia la mère.

— Assieds-toi, Serge ! répéta le père.

Ils gardèrent le silence. La mère avait un sourire étrange.

— Que de démarches nous avons faites pour toi, Serge ! Le père…

— C’était inutile, petite mère !…

Le colonel dit avec fermeté :

— Nous devions le faire pour que tu ne penses pas que tes parents t’avaient abandonné.

Ils se turent de nouveau. Ils avaient peur de prononcer une parole, comme si chaque mot de la langue avait perdu son sens propre et ne signifiait plus qu’une chose : la mort.

Serge regardait la petite redingote proprette qui exhalait une odeur de benzine et pensait : « Il n’a plus d’ordonnance, donc il a nettoyé son habit lui-même. Comment n’ai-je jamais remarqué qu’il nettoyait son habit ? Ce devait être le matin, probablement. » Soudain, il demanda :

— Et ma sœur ? Elle va bien ?

— Ninotchka ne sait rien ! répondit vivement la mère.

Mais le colonel l’interrompit avec sévérité :

— À quoi bon mentir ? Elle a lu les journaux… Que Serge sache que… tous… les siens… ont pensé… et…

Il ne put continuer et s’arrêta. Soudain, le visage de la mère se tira, les traits se brouillèrent et devinrent sauvages. Les yeux décolorés s’écarquillèrent follement ; la respiration devint de plus en plus haletante et forte.

— Se… Ser… Ser… Ser…ge, répéta-t-elle sans mouvoir ses lèvres. Ser…ge…

— Petite mère !

Le colonel fit un pas ; tremblant tout entier, sans savoir combien il était affreux dans sa blancheur cadavérique, dans sa fermeté désespérée et voulue, il dit à sa femme :

— Tais-toi ! Ne le torture pas ! Ne le torture pas ! Ne le torture pas ! Il doit mourir ! Ne le torture pas !

Puis il fit un pas en arrière, remit la main dans la fente de sa redingote ; avec une expression de calme forcé, il demanda à haute voix, les lèvres blêmes :

— Quand ?

— Demain matin, répondit Serge.

La mère regardait à terre, en se mordant les lèvres, comme si elle n’entendait rien. Et il sembla qu’elle laissait tomber ces paroles simples et étrangères tout en continuant à se mordre les lèvres :

— Ninotchka m’a dit de t’embrasser, mon petit Serge !

— Embrasse-la de ma part ! répondit le condamné.

— Bien. Les Kvostof te font saluer.

— Qui est-ce ?… Ah ! oui.

Le colonel l’interrompit :

— Allons ! il faut partir. Lève-toi, mère, il le faut !

Les deux hommes soulevèrent la femme qui défaillait.

— Dis-lui adieu ! ordonna le colonel. Bénis-le !

Elle fit tout ce qu’on lui dit. Mais tout en donnant à son fils un court baiser et en faisant sur lui le signe de croix, elle hochait la tête et répétait distraitement :

— Non, ce n’est pas cela ! Non, ce n’est pas cela !

— Adieu, Serge ! dit le père.

Ils se serrèrent la main et échangèrent un baiser bref, mais fort.

— Tu… commença Serge.

— Eh bien ? demanda le père d’une voix saccadée.

— Non, pas comme cela. Non, non ! Comment dirai-je ? répétait la mère en hochant la tête.

Elle s’était de nouveau assise et chancelait.

— Tu… répéta Serge.

Son visage prit une expression lamentable et il grimaça comme un enfant ; des larmes remplirent ses yeux. À travers leurs facettes étincelantes, il vit tout près de lui le visage pâle de son père qui pleurait aussi.

— Père ! tu es un homme fort !

— Que dis-tu ? Que dis-tu ? s’écria le colonel effaré.

Soudain, comme s’il se fût cassé, il tomba la tête sur l’épaule de son fils. Et tous deux, ils couvraient de baisers ardents, l’un, des cheveux légers, l’autre, une capote de prisonnier.

— Et moi ? demanda brusquement une voix rauque.

Ils regardèrent : la mère était debout et la tête rejetée en arrière, elle les considérait avec colère, presque avec haine.

— Qu’as-tu, mère ? demanda le colonel.

— Et moi ? répéta-t-elle en hochant la tête avec une énergie insensée. Vous vous embrassez ? Vous êtes des hommes, n’est-ce pas ? Et moi ?…

— Mère ! Et Serge se jeta dans ses bras.

Les derniers mots du colonel furent :

— Je te bénis pour la mort, Serge ! Meurs avec courage, comme un officier !

Et ils partirent… De retour dans sa cellule, Serge se coucha sur son lit de camp, le visage tourné vers le mur pour que les soldats ne le vissent pas, et il pleura longtemps.

Seule, la mère de Wassili Kachirine vint le visiter. Le père, un riche marchand, avait refusé de l’accompagner. Lorsque la vieille entra, Wassili se promenait dans sa cellule. Malgré la chaleur, il tremblait de froid. La conversation fut courte et pénible.

— Vous n’auriez pas dû venir, mère. Nous nous tourmentons, vous et moi !

— Pourquoi tout cela, Wassia ? Pourquoi as-tu fait cela, mon fils ?

Et la vieille femme se mit à pleurer en séchant ses larmes avec son fichu de soie noire.

Habitués comme ils l’étaient, ses frères et lui, à bousculer leur mère, simple femme qui ne les comprenait pas, il s’arrêta et tout en grelottant, lui dit d’un air courroucé :

— C’est ça, je le savais ! Vous ne comprenez rien, maman, rien !

— C’est bien, mon fils. Qu’as-tu ? As-tu froid ?

— J’ai froid, répondit Wassili ; et il se mit à marcher de nouveau en jetant du même air irrité des regards obliques à la vieille.

— Tu as froid, mon fils…

— Ah ! vous parlez de froid, mais bientôt…

Il eut un geste désespéré. La mère se remit à sangloter.

— Je lui ait dit, à ton père : « Va le voir. C’est ton fils, ta chair, donne-lui un dernier adieu. » Il n’a pas voulu.

— Que le diable l’emporte ! Ce n’est pas un père… Toute sa vie ce fut une canaille. Il l’est resté.

— Wassia, c’est ton père pourtant…

Et la vieille femme hocha la tête d’un air de reproche.

C’était ridicule et terrible. En face de la mort, cette conversation mesquine et inutile les retenait. En pleurant presque, tant la chose était triste, Wassili cria :

— Comprenez donc, mère. On va me pendre, me pendre ! Comprenez-vous, oui ou non ?

— Et pourquoi as-tu tué, toi ? cria-t-elle.

— Mon Dieu ! que dites-vous ? Les bêtes même ont des Sentiments. Suis-je votre fils ou non ?

Il s’assit et pleura. Sa mère pleurait aussi, mais, dans l’impossibilité où ils se trouvaient de communier tous deux dans la même affection, afin de l’opposer à la terreur de la mort prochaine, ils pleuraient des larmes froides qui ne réchauffaient pas le cœur.

— Tu me demandes si je suis ta mère ? Tu me fais des reproches et moi, je suis devenue toute blanche ces derniers jours.

— C’est bien ! c’est bien ! pardonnez-moi ! Adieu ! Embrassez mes frères de ma part.

— Ne suis-je pas ta mère ? Est-ce que je ne souffre pas pour toi ?

Elle partit enfin. Elle pleurait tant qu’elle ne voyait plus son chemin. Et à mesure qu’elle s’éloignait de la prison, ses larmes devenaient plus abondantes. Elle retourna sur ses pas, mais elle s’égara dans cette ville où elle était née, où elle avait grandi, où elle vieillissait. Elle entra dans un petit jardin abandonné et s’assit sur un banc humide.

Et subitement elle comprit : c’était demain qu’on allait pendre son fils ! D’un seul coup, elle se dressa, voulut crier, courir, mais la tête lui tourna et elle s’abattit. L’allée blanche de givre était humide et glissante : la vieille femme ne put se relever. Elle se dressait sur ses poignets et retombait de nouveau. Le fichu noir glissa de sa tête, découvrant les cheveux d’un gris sale. Il lui semblait qu’elle fêtait la noce de son fils. Oui, on venait de le marier, elle avait bu un peu de vin ; elle était légèrement ivre.

— Je n’en puis plus ! mon Dieu, je n’en puis plus !

La tête vacillante, elle rampait sur le sol humide persuadée qu’on lui faisait boire du vin, encore du vin. Et de son cœur montait avec le rire des ivrognes l’envie de se livrer à une danse sauvage… tandis qu’on portait toujours des coupes à ses lèvres, l’une après l’autre, l’une après l’autre…