Traduction par Serge Persky.
Charpentier (p. 45-57).


IV

« NOUS, CEUX D’OREL… »


Dans la même session, la cour martiale qui avait jugé Ianson avait condamné à la peine capitale par pendaison Mikhaïl Goloubetz, surnommé Michka le Tzigane, paysan du gouvernement d’Orel, district d’Eletz. Le dernier crime dont on l’accusait, avec preuves à l’appui, était un pillage à main armée, suivi de l’assassinat de trois personnes. Quant à son passé, il était inconnu. De vagues indices permettaient de croire que le Tzigane avait pris part à toute une série d’autres meurtres. Avec une sincérité, une franchise absolues, il se qualifiait de brigand et accablait de son ironie ceux qui, pour suivre la mode, s’appelaient pompeusement « expropriateurs ». Il racontait volontiers dans tous ses détails son dernier crime ; mais, dès qu’on touchait au passé, il répondait :

— Allez demander au vent qui souffle sur les champs !

Et si l’on persistait à l’interroger, le Tzigane prenait un air digne et sérieux.

— Nous, ceux d’Orel, nous sommes tous des têtes brûlées, les pères de tous les voleurs du monde, affirmait-il d’un ton posé et judicieux.

On l’avait surnommé Tzigane à cause de sa physionomie et de ses instincts de pillard. Il était maigre, étrangement noir, avec des taches jaunes sur ses pommettes saillantes comme celles d’un Tartare. Son regard était court et vif, plein de curiosité, effrayant. Les choses sur lesquelles il s’était fixé avaient perdu on ne sait quoi, s’étaient transformées, en lui donnant une partie d’elles-mêmes. On hésitait à prendre une cigarette qu’il avait regardée, comme si elle avait été déjà dans sa bouche. Sa nature extraordinairement mobile le montrait tantôt replié sur lui-même, tantôt se répandant comme en une gerbe d’étincelles. Il buvait de l’eau presque par seaux, comme un cheval.

Quand les juges le questionnaient, il répondait en levant vivement la tête, sans hésiter, avec satisfaction même :

— C’est vrai !

Parfois, il appuyait :

— C’est vr-r-ai !

Brusquement, il sauta sur ses pieds et demanda au président :

— Permettez-moi de siffler !

— Pourquoi cela ? fit celui-ci, étonné.

— Les témoins disent que j’ai donné le signal à mes camarades ; je veux vous montrer comment j’ai fait. C’est très intéressant.

Un peu déconcerté, le président accorda l’autorisation demandée. Le Tzigane plaça vivement dans sa bouche quatre doigts, deux de chaque main ; il roula les yeux avec férocité, et l’air inanimé de la salle d’audience fut déchiré par un sifflement sauvage. Il y avait de tout dans ce bruit perçant, quasi humain, quasi animal : l’angoisse mortelle de celui qu’on tue, la joie sauvage de l’assassin ; une menace, un appel, la solitude tragique, l’obscurité d’une nuit d’automne pluvieuse.

Le président agita la main ; le Tzigane s’arrêta docilement. Pareil à un artiste qui vient de jouer un air difficile au succès assuré, il s’assit, essuya ses doigts mouillés à sa capote de prisonnier et regarda les assistants d’un air satisfait.

— Quel brigand ! s’exclama l’un des juges, en se frottant l’oreille.

Mais son voisin, qui avait des yeux de Tartare, pareils à ceux du Tzigane, regarda d’un air rêveur, au loin, sourit et répliqua :

— C’est effectivement intéressant !

Sans nul remords de conscience, les juges condamnèrent le Tzigane à mort.

— C’est juste ! dit le Tzigane lorsque la sentence fut prononcée.

Et se tournant vers un soldat de l’escorte, il ajouta par bravade :

— Hé bien, allons-nous-en, imbécile ! Et tiens bien ton fusil, sinon je te le prends !

Le soldat le regarda d’un air craintif ; il échangea un coup d’œil avec son camarade et vérifia la platine de son arme. L’autre fit de même. Et pendant tout le trajet jusqu’à la prison, il sembla aux soldats qu’ils ne marchaient pas, mais qu’ils volaient ; ils étaient si absorbés par le condamné qu’ils n’eurent pas conscience de la route qu’ils parcouraient ni du temps, ni d’eux-mêmes.

Comme Ianson, Michka le Tzigane resta dix-sept jours en prison avant d’être exécuté. Et ces dix-sept journées passèrent aussi rapidement qu’un seul jour, remplies d’une seule et unique pensée, celle de la fuite, de la liberté, de la vie. L’âme violente et indomptable du Tzigane, étoufiée par les murs et les grillages de la fenêtre opaque, usait toute son énergie à incendier le cerveau de Michka. Comme dans une vapeur d’ivresse, des images vives bien qu’imparfaites tourbillonnaient, se heurtaient, se confondaient dans sa tête ; elles passaient avec une rapidité aveuglante et irrésistible, et tendaient toutes au même but : la fuite, la liberté, la vie. Pendant des heures entières, les narines dilatées comme celles d’un cheval, le Tzigane flairait l’air : il lui semblait qu’il sentait l’odeur du chanvre et de l’incendie. Ou bien, il tournait comme une toupie dans sa cellule, examinant les murs, les tâtant du doigt, mesurant, perçant le plafond du regard, sciant mentalement les grillages. Par son agitation, il torturait le soldat qui le surveillait par le guichet ; à plusieurs reprises, celui-ci avait menacé de faire feu.

Pendant la nuit, le Tzigane dormait profondément, sans remuer, en une immobilité invariable, tel un ressort momentanément inactif. Mais dès qu’il sautait sur ses pieds, il recommençait à combiner, à tâter, à étudier. Il avait toujours les mains sèches et chaudes. Parfois, son cœur se figeait brusquement, comme si on eût placé dans sa poitrine un bloc de glace qui ne fondait pas et qui faisait courir sur sa peau un frisson continu. À ces moments-là, le teint déjà foncé de Michka devenait plus sombre encore et prenait la nuance bleu-noire de la fonte. Un tic bizarre s’empara alors de lui ; comme s’il avait mangé un plat beaucoup trop sucré, il se léchait constamment les lèvres ; puis, avec un sifflement, les dents serrées, il crachait à terre. Il n’achevait plus les mots : ses pensées couraient si vite que la langue ne parvenait plus à les formuler.

Le surveillant en chef entra un jour dans sa cellule, en compagnie du soldat de garde. Il loucha sur le sol constellé de crachats et dit d’un air rude :

— Voyez-vous, comme il a sali sa cellule !

Le Tzigane répliqua vivement :

— Et toi, gros museau, tu as sali toute la terre et je ne t’ai rien dit. Pourquoi m’ennuies-tu ?

Avec la même rudesse, le surveillant lui proposa de faire l’office du bourreau. Le Tzigane découvrit les dents et se mit à rire :

— On n’en trouve point ! Ce n’est pas mal ! Allez donc pendre les gens ! Ah ! Ah ! Il y a des cous, il y a des cordes et personne pour pendre ! Diable, ce n’est pas mal !

— On te laissera la vie pour récompense !

— Je le pense bien : ce n’est pas quand je serai mort que je pourrai faire le bourreau.

— Alors, est-ce oui ou non ?

— Et comment pend-on, chez vous ? On étrangle probablement les gens en cachette…

— Non, on les pend en musique ! rétorqua le surveillant.

— Imbécile ! Bien entendu, il faut de la musique… Comme celle-ci !…

Et il se mit à chanter un air entraînant.

— Tu es devenu complètement fou, mon ami ! dit le surveillant. Allons, parle sérieusement, que décides-tu ?

Le Tzigane découvrit les dents.

— Es-tu pressé ! Reviens, je te le dirai !

Et le chaos des images confuses qui accablaient le Tzigane s’augmenta d’une nouvelle image : au milieu d’une place noire de monde, un échafaud s’élève sur lequel, lui, le Tzigane, se promène, en chemise rouge, la hache à la main. Le soleil éclaire les têtes, joue gaiement sur le métal de la hache ; tout est si joyeux, si magnifique que même celui à qui on va couper la tête sourit. Derrière la foule, on voit les chars et les naseaux des chevaux : les paysans sont venus en ville à cette occasion. Plus loin encore, les champs. Le Tzigane se lécha les lèvres et cracha par terre. Soudain, il lui sembla qu’on venait de lui enfoncer sa casquette de fourrure jusque sur la bouche : tout devint sombre ; il haleta ; et son cœur se transforma en un bloc de glace, tandis que de petits frissons couraient sur son corps.

Deux fois encore, le surveillant revint ; les dents découvertes, le Tzigane lui répondit :

— Es-tu pressé ! Reviens encore une fois !

Enfin, un jour, le geôlier lui cria en passant devant le guichet :

— Tu as manqué l’occasion, vilain corbeau. On en a trouvé un autre.

— Que le diable t’emporte ! Va faire le bourreau toi-même ! répliqua le Tzigane. Et il cessa de rêver aux splendeurs de ce métier.

Mais, vers la fin, plus la date de l’exécution se rapprochait et plus l’impétuosité des images devenait insupportable. Le Tzigane aurait voulu en suspendre le cours, mais le torrent furieux l’emportait, sans qu’il pût se retenir à quoi que ce fût. Et son sommeil devint agité ; il eut des visions nouvelles, déformées, mal équarries telles des morceaux de bois enluminés, et encore plus impétueuses que ses pensées. Ce n’était plus un torrent, mais une chute continuelle d’une hauteur infinie, un vol tourbillonnant à travers le monde éblouissant des couleurs. Naguère, le Tzigane ne portait qu’une moustache très soignée ; depuis qu’il était en prison, il avait dû laisser pousser sa barbe qui était courte, noire, piquante et lui donnait l’air fou. Au surplus, le Tzigane perdait l’esprit par moments. Il tournait autour de sa cellule sans en avoir conscience, en tâtant les murs rugueux. Il buvait toujours beaucoup d’eau, comme un cheval.

Un soir, alors qu’on allumait les lampes, le Tzigane se mit à quatre pattes au milieu de sa cellule et poussa un hurlement de loup. Très sérieux, comme s’il accomplissait un acte indispensable et important, il aspirait l’air à pleins poumons, puis le chassait lentement en un hurlement prolongé. Les paupières froncées, il s’écoutait avec attention. Le tremblement même de sa voix semblait un peu affecté ; il ne criait pas d’une manière indistincte : il faisait résonner chaque note à part dans ce cri de fauve, qui trahissait une souffrance et une terreur indicibles.

Soudain, il s’interrompit, resta silencieux pendant quelques minutes, sans se redresser. Il se mit à chuchoter, comme s’il parlait au sol :

— Chers amis, bons amis… Chers amis… bons amis… ayez pitié… Amis ! Mes amis !

Il disait un mot et l’écoutait.

Il sauta sur ses pieds et, pendant une heure entière, il proféra sans s’arrêter les pires imprécations.

— Allez au diable, canailles ! hurlait-il, en roulant ses yeux injectés de sang. S’il faut que je sois pendu, pendez-moi, au lieu de… Ah ! gredins !…

Blanc comme craie, le soldat pleurait d’angoisse et de peur ; il heurtait le canon de son fusil contre la porte et criait d’une voix lamentable :

— Je te fusillerai ! Par Dieu, tu entends ! Je te fusillerai !

Mais il n’osait pas tirer : on ne faisait jamais feu sur des condamnés à mort, sauf en cas de révolte. Et le Tzigane grinçait des dents, jurait et crachait. Son cerveau, placé sur la limite étroite qui sépare la vie de la mort, se fragmentait comme un morceau d’argile desséchée.

Lorsqu’on vint, pendant la nuit, pour le mener au supplice, il se ranima. Ses joues se colorèrent un peu ; dans ses yeux, la ruse habituelle, un peu sauvage, étincela de nouveau, il demanda à un fonctionnaire :

— Qui nous pendra ? Le nouveau ? Il n’en a pas encore l’habitude !

— Vous n’avez pas à vous inquiéter de cela, répondit le personnage interpellé.

— Comment ! Ne pas m’en inquiéter ! Ce n’est pas Votre Altesse qu’on va pendre, mais moi ! Au moins, n’épargnez pas le savon sur le nœud coulant ; c’est l’État qui le paie !

— Je vous prie de vous taire !

— Celui-ci mange tout le savon de la prison : voyez comme son visage brille, continua le Tzigane, en désignant le surveillant.

— Silence !

— N’épargnez pas le savon !

Il se mit à rire ; tout à coup, ses jambes s’engourdirent. Pourtant, lorsqu’il fut arrivé dans la cour, il put encore crier :

— Hé ! vous autres, faites avancer mon coupé !