IV

CHEZ LEBRETON


Je revenais de ces longues courses, désappointée et désillusionnée presque.

Les odeurs âcres, les obscurités malsaines, les intrigues, les bassesses, les amours des coulisses m’avaient mise en un état effrayant de désespérance et d’ennui.

Je restai huit jours enfermée chez moi, ne voulant recevoir personne, languissante, abîmée en mes réflexions.

Si c’était là l’aide de mon affreux visiteur…

Il devint presque mon cauchemar.

Je finis par me demander si je n’avais pas été l’objet d’un rêve, d’une illusion.

Ma foi, c’était bien possible.

Je m’étais un peu grisée la veille et jamais je n’avais subi un pareil ébranlement de nerfs.

Et puis son marché m’écœurait maintenant.

L’image de Lebreton, d’abord furtive, se présenta ensuite à mon esprit, souvent.

Je le revoyais tel le soir de l’Opéra, la tête haute, tout clinquant, tout brillant, le plastron de chemise blanche éblouissant sous le revers de soie que tachait une fleur mirifique.

Il éclatait devant mes yeux.

Il m’apparaissait presque auréolé et comme mon sauveur.

Plusieurs fois, il m’arriva, pendant nos rêveries, de tendre mes bras vers lui, dans l’air.

Il me vint à l’idée d’aller le voir.

Certes, il me recevrait.

Alors je lui raconterais mon entrevue avec le vieil alchimiste, je lui proposerais l’alliance avec moi…

Parbleu, il ne fallait qu’un mot de cet homme pour que j’entrasse partout.

Est-ce qu’un seul de ses articles, sur l’Opéra d’Eckmühl, n’avait pas fait faire le maximum pendant toutes les représentations de la saison qui suivirent.

À nous deux, nous serions forts.

Son intérêt à lui serait de me bien accueillir puisque autrement je serais forcée d’être contre lui, avec l’autre.

Cet alchimiste, son ennemi, ne pourrait rien contre moi, rien… Comment le pacte avait-il donc été fait ?

Alors je me rappelai avec effroi que cet homme, à mon acquiescement, avait pris ma tête brûlante dans ses deux mains glacées, que ses yeux diaboliques m’avaient fixée de telle sorte que je m’étais évanouie ; lorsque je recouvrais mes sens il avait disparu avec ma volonté.

De là ma langueur, de là mes irrésolutions, de là ce charme fatigué et mystérieux de mes attitudes.

Je frissonnais.

Certes, j’étais au pouvoir du vieux savant, d’abord ne lisait-il pas dans ma pensée ?

Je m’excusais presque tout bas, comme on demande en marmottant pardon à Dieu, du bout des lèvres, lorsque l’on vient de blasphémer.

Mon devoir même me dictait d’aller chez Lebreton et d’implorer son aide.

Et puis mon simple intérêt me le commandait.

Une après-midi donc, je me faisais habiller. Je mettais sur ma tête un chapeau de feuillages sans voilette dont la rouille de quelques feuilles se confondait avec mes cheveux ondulés avec précaution.

Vite mon ombrelle à manche de cristal, et en route.

Mon coupé prit bientôt le chemin d’Auteuil, entre les plantations d’arbres verts qui bordaient les rives de la Seine.

C’était au mois de mai.

La voiture roula ainsi une demi-heure, traversa les villas aux grosses touffes de fusains qui débordaient des grilles et s’arrêta devant un hôtel aux volets verts, très fermés.

Seule une fenêtre au deuxième étage semblait vivre ; les persiennes étaient descendues mais leurs abat-jour étaient ouverts.

Je sonnai.

Un domestique vint m’ouvrir.

Il prit ma carte et la porta à Lebreton après m’avoir fait monter par l’ascenseur.

Je fus introduite par lui dans une sorte de grand salon rectangulaire.

Que de choses dans ce salon !

Des grenouilles, d’abord, en tout : En émail, en agate, en étain, en argent, en bois, en écaille, en or, en porcelaines.

Vertes, rayées, noires, roses, petites, grandes, minuscules et celle-là, monstre avec deux gros yeux d’émeraude.

Ici des serpents.

Là, dans cette vitrine, comme un musée de cire qui fait peur et attire :

Des têtes pâles, sinistres, superbes de souffrance ou de martyre.

Ici, sur ces tapis au poil ras, entassés les uns sur les autres, des poufs tels que n’en a pas le sultan des Indes.

Le long de ce mur, des tapisseries que le musée de Cluny envierait et rapportées de quelque Italie ignorée.

Sur la cheminée en pierre colorée, des dentelles.

De lourdes appliques d’or aux embrasures de fenêtres dont les vitraux aux lueurs d’au delà ne laissaient pas deviner quel paysage s’étendait derrière.

Et des meubles !

En bois odorants, certes les plus rares, tout marquetés d’autres bois plus rares encore ou même enchâssés de pierres précieuses.

Là une vitrine, et sans trop comprendre à ce drôle de petit machin, je lis sur l’étiquette :

PHALLUS DU ROI RAMSÈS III

J’entendis tout à coup des pas.

Lebreton entra pâle dans une robe de soie plus pâle encore, les yeux levés au ciel, douloureux, les bras chargés de fleurs.

Des bagues que je n’avais encore vues brillaient à ses doigts dont la finesse me parut plus accentuée encore et, oserai-je dire, maladive. Ses cheveux gris au-dessus des tempes étaient noirs à la nuque, presque roux, — d’un roux chaudron — au-dessus du front et ces teintes ne se désharmonisaient point entre elles.

Il vint à moi d’un pas traînant et, s’asseyant sur une grande chaise, entre deux grenouilles, il semblait être une sorte de pape de l’Étrange dans sa grande robe de soie dont la blancheur luttait avec celle de sa face.

Il avait laissé tomber les fleurs qui, roulées à ses pieds, semblaient me préparer un chemin jusqu’à lui.

J’étais troublée.

La lumière qui éclairait la pièce était blafarde et les monstruosités entassées en cette demeure commençaient à m’impressionner singulièrement.

Lui, semblait monter, grandir, s’élever. Les deux batraciens placés à ses côtés répandaient de douces fumées bleues de parfums par la gueule et l’idée qu’il était quelque dieu inconnu d’une puissance surhumaine s’empara de mon jeune esprit troublé.

Inutile de dire que je n’osais demander à cette divinité « un mot de recommandation ».

Non, je venais simplement en visite. Alors il s’excusa de sa tenue.

Il était malade, en train de travailler, mais puisque j’avais eu l’amabilité de venir, nous passerions l’après-midi ensemble.

Ses gros yeux se fixaient sur moi et suivaient les circonvolutions du serpent d’émail vert qui s’entortillait comme je l’ai expliqué autour de ma robe.

Il me demanda la permission de m’offrir à luncher, et me prenant la main, il me mena dans une salle basse, toute tapissée de l’Orient le plus fabuleux, aux sofas moelleux, aux oreillers de Smyrne immenses.

Une petite table, très peu élevée sur de petits pieds, était servie à la façon d’un pastel de Latouche.

Dans un grand cristal nageait une pâte ou confiture d’un vert qui donnait envie d’en manger.

J’en demandai.

Lebreton me regarda, fit : Vraiment ! et prenant une cuillère de vermeil attachée par une petite chaîne d’or au vase, il en puisa et, cassant la chaîne, me la tendit.

Lui-même, se couchant sur un divan après avoir éteint la lumière et s’être assuré que les portes étaient fermées, avala tout d’un trait la… confiture.

Je fis de même.

Alors, tout à coup, ma langue se glaça.

Je regardais droit devant moi :

Je sentis Lebreton qui me prenait la main. Cette main, dans les ténèbres, sembla me protéger et me faire peur. Le froid des brillants me pénétrait dans les moelles, me donnait une souffrance atroce et néanmoins, je n’aurais pas voulu qu’ils s’éloignassent.

Tout à coup, dans le noir, la gueule d’une immense grenouille apparut et je ne pus faire sortir un cri de ma gorge.