III

LES COULISSES


Je passai dans ma salle de bain où une longue ablution froide raffermit et réveilla mes chairs endolories, puis, je me jetai dans ma piscine tiède.

Ma salle de bain était mon luxe. Elle n’était certes pas — j’avais seize ans, et j’étais seule à Paris — d’une richesse extraordinaire, mais je l’avais aménagée gentiment.

Le long des murs couraient des céramiques où s’ébattaient, dans des marais hirsutes d’herbes sauvages, de longs et mélancoliques flamants roses, au bec lourd, aux pattes légères, au cou élégant et gracieux, sous un ciel d’une sérénité magnifique.

Les dalles représentaient une mosaïque que venait de découvrir, sous les dernières ruines de Pompéï, un de mes amis, un peintre qui s’était amusé à la reconstituer.

J’avais attaché des guirlandes vertes aux colonnes bordant ma fenêtre dont les vitres remplacées par des vitraux japonais laissaient pleuvoir dans l’eau des vasques une délicieuse lumière diffuse et langue.

C’était un « mélange » bizarre où se complaisait mon âme de jeune fille, car j’aimais, plongée dans l’eau une gaze couvrant mon corps nu, laisser vaguer mes pensées.

Un parfum quelconque brûlant dans un coin les aidait à s’envoler.

Je me reposais quelquefois à admirer mon corps, qui, adouci plus encore s’il était possible par la transparence de l’eau, semblait une peinture du vieux maître Henner.

J’aimais me figurer que j’étais une naïade.

Quelquefois en cachette, car j’étais un peu honteuse de mes caprices poétiques, j’emportais des branches de lierre, des pipeaux, et aussitôt ma femme de chambre partie, je me ceignais le front de ces verdures et la flûte en main, gardant juste mon voile qui tour à tour s’envolait, flottait, traînait à l’eau, j’esquissais des pas, des danses, des mimes devant la grande glace qui garnissait un des murs.

Je me rendis compte alors de la beauté réelle de mon corps — je crois pouvoir le dire aujourd’hui sans fausse modestie — et m’aperçus d’une facilité merveilleuse d’attitude, d’une intelligence instinctive de poses.

Je m’étonnais moi-même de la « ligne, » de la souplesse, de la grâce qui ont fait depuis ma réputation.

Ce matin-là, dans ma piscine, je pensais, encore fiévreuse malgré tout, au souper de la veille, à mes désirs, à ce vieillard et me demandais les moyens d’arriver, d’arriver tout court…

Je fus étonnée d’une nonchalance extraordinaire qui me prit lorsque je sortis de mon bain et quand je commençai mes danses, mon trouble fut extrême.

Devant la glace j’étais plus élancée, plus… élastique. Mes mouvements semblaient commandés et mon corps obéissait sans effort.

Mes yeux étaient étranges et vagues, une mer grise d’ennui semblait y avoir versé tout entière, ma tête penchait sur mon corps, telle une fleur sur sa tige.

Je me croyais un personnage fantastique d’Edgar Poë, d’Hoffmann ou de Quincey, une de ces statuettes qui semblent des sylphes de G. de Bingfeure.

Comme sur les héros de ces écrivains, une fatalité semblait peser sur moi et m’accabler, me dictant chacun de mes mouvements.

Je pensais alors à l’influence de mon personnage mystérieux et une idée à laquelle cependant j’aurais déjà dû penser, jaillit de mon cerveau.

Certes, j’avais eu l’intention de faire du théâtre, ma… position sociale. Danseuse, chanteuse, tragédienne, comédienne ?

Et l’idée qui me vint à l’esprit fut d’étudier la mime.

Ah ! être la reine de l’attitude et du geste. Sans parler, sans danser, sans remuer presque.

Mais comprendrait-on ces finesses, ces douceurs, ces intelligences ?

Ne faudrait-il pas un très grand théâtre et débuter par un coup d’éclat splendide ?

Sur le champ, je m’occupai de mon début.

Nous étions en pleine saison théâtrale, je n’avais qu’à me dépêcher.

Vite je sonnai ma femme de chambre.

Il était près d’une heure.

Elle fut surprise de ce que je me refusais à lui laisser tordre ma chevelure et soigner mon corps.

Je la pressai de m’habiller.

Je déjeunai de deux jaunes d’œuf, d’un peu de cervelle de daim ; deux doigts de vin d’Alicante firent passer le tout et une coupe pleine de petites fraises de bois serrées dans une crème rose rafraîchit ma bouche.

Je m’habillai d’un rose tendre, vaporeux, calme et effacé.

Mon pauvre petit coupé d’alors à un cheval fut vite attelé, et en route.

J’allais droit à l’Opéra.

Combien de pièces donnai-je à la concierge et aux garçons pour être reçue par un maître de ballet correct qui m’expliqua assez gentiment que pour l’Opéra les règlements voulaient que les seules élèves danseuses entrassent dans la coulisse.

Je repartis. Que de music-hall ne fis-je pas !

Partout, je fus respectée ou à peu près, mais quelle boue que ces coulisses !

Je me souviens entre autres du Grand Théâtre Métropolitain où arrivent par voiturées, chaque soir, au spectacle, tout ce que Paris contient de Londres, de Berlin, de Quimper Corentin et d’Aix en Flandre.

J’entrai par une porte cochère sous laquelle grouillait une troupe de petits Italiens en haillons. Il me fallut enjamber des chiens peu stylés et sales. Une cour continuait ce vestibule. Elle était sombre et tout encombrée de décors qui semblaient jetés là pêle-mêle dessus le foin répandu sur le bitume.

On pénétrait chez la concierge, logée dans une espèce de voûte sombre, par une sorte de trappe qui ressemblait à une guillotine dont le couperet eût été de bois.

Elle m’indiqua au haut d’un escalier un long corridor.

Dans ce corridor attendait toute espèce de monde.

Ici, c’était, accroupie par terre ou les bras croisés sur la poitrine, une troupe d’acrobates, vêtus de maillots sous leurs vestons et de leurs pantalons bon marché.

Ils étaient six, trois hommes, deux femmes et une petite que je ne vis pas d’abord.

Le père probablement, et les deux fils ; des Allemands, de solides gaillards aux yeux bleus, au front plat, pointé de taches de rousseur, sur lesquels tombaient, jaunes, les cheveux frisés à plat. Ils me regardaient avec insistance et j’avais peine à détourner mes yeux.

La mère et la sœur, l’une presque sale, l’autre d’une élégance de fille avec un jupon de soie rapiécé qui recouvrait les jambes musclées dont les pieds étaient chaussés de babouches blanches ou jadis blanches.

Et puis, par terre, lamentablement ficelé dans un bout de maillot rose, le petit enfant, presque un bébé.

Ils ne parlaient pas ou peu.

En revanche, trois écuyères se chamaillaient dans un coin. Je crois qu’il était question d’amants dont elles devaient faire le partage.

Une aurait triché.

Au bout, là-bas, une femme serpent s’essayait sur une table, en demandant qu’on ne lui fasse « pas de blagues. »

Elle se renversait, les cheveux défaits ; autour, trois jongleurs japonais s’esclaffaient, avec, lorsque ses jambes s’écartaient, tenant par leur roidissement le reste du corps en équilibre, de petits gestes lubriques.

Je m’enfuis de cet antre.

Dans un autre music-hall, un directeur répondit à mes offres de service « qu’en ce moment il n’avait pas de maîtresse » et tout ce qui s’en suit.

Pour réponse, je détachais une fleur de mon corsage, la mettais sur ses genoux et le laissais pétrifié.

Une dernière chose.

Dans un des établissements les plus corrects, du moins réputés comme tels, et où j’attendis environ une heure et demie, deux grooms en riant m’invitèrent à entrer dans un petit salon.

J’ouvris la porte. Un spectacle que je n’oserai qualifier m’attendait.

Les polissons se sauvèrent en s’esclaffant.

Sur les coussins épars, deux femmes, déshabillées, étaient là qui… horreur !