Albin Michel (p. 155-163).


XIII

LES VADROUILLES


Dieu ! les vadrouilles que nous fîmes !

D’abord aux Halles où à trois heures nous mangions la soupe à deux sous pour, un quart d’heure plus tard, souper chez Labretelle à deux cents francs par tête.

Chez Labretelle où nous rencontrions parfois Ajax, farouche, accompagné de marlous venus du dehors ou achalandés à la maison !

Ou bien, à l’Ange gardien où nous nous attablions parmi des gens qui ne parlaient que de s’ouvrir le ventre et avec lesquels nous parlions gentiment.

Ensuite à Montparnasse.

La salle des Mille-Colonnes où Lebreton arrivait avec des Levantins qui faisaient courir des chevaux et avec Julienne de l’Orne.

Il payait des tournées terribles en disant aux gonzesses :

— Tiens, regarde, tu vois… eh bien, tu trinques avec Julienne de l’Orne.

Souvent il dansait le cancan avec les megs, dont plusieurs me faisaient la cour, et il lui arriva une fois d’échanger son pantalon de nankin contre une de leurs cottes bleues et de quadriller ainsi.

On le faisait un peu marcher.

Il payait des defs chez le petit troquet du coin, en face le théâtre « Au Marin », spécialités pour hommes et jeunes gens, et que tenait un vieux philosophe.

Ce qu’il y fut chahuté ce pauvre Lebreton, qui riait jaune ; enfin il finit, après une forte tripotée, par ne plus y retourner.

Nous allâmes alors au café-concert d’à côté où nous louions la grande avant-scène.

On nous reluquait, on nous engueulait, surtout Lebreton avec son air crâneur et insolent.

Un soir, comme dans la revue on jetait des fleurs, nous nous mîmes à lancer des sous.

On nous fit une petite ovation qui nous encouragea à revenir et à recommencer.

Mais on finit par nous huer et nous siffler de la belle façon et la bande des titis, divisée en deux camps, finit après une rixe à nous courser.

Par miracle, nous échappâmes aux coups de couteau.

Je me rappelle aussi un bal chez G. Deleau, le peintre qui avait fait la couverture de M. d’Astarté.

Il y avait là toute l’aristocratie.

Depuis madame de l’Écusson-Vert jusqu’aux princesses de Bourges…

En Salammbô, en princesse Empire, en reine exotique…

Les lustres brillaient, les laquais en livrée gardaient les portes quand voici tout à coup mon Lebreton qui arrive avec une casquette à trois ponts, un maillot, une ceinture rouge, des rouflaquettes et des pantalons à patte d’éléphant…

Il se met à crier dans la cheminée :

— Eh ! la môme, vas-tu descendre ?…

Rachelde s’amène en pierreuse, les yeux pochés,… elle, le littérateur du Mars François, au grand ébat de ses confrères, madame Savarin et Guibolette, l’antisémite comtesse du Marseau avec ses dents de cheval et son faux chignon. Jusqu’au père Colibat qui en riait, l’auteur dramatique des grandes colères, et au blond Feligus.

Je fis la connaissance, là, d’un tas de gens : Dom Gardé, un petit arriviste plein de tact avec presque du talent, Maurice Delcœur, un gentil garçon très snob, Karkachel, le cousin de la grande tragédienne, Oureyre, le dessinateur à la mode, Navarin-Mercure, le comédien créateur de Il pleut, les petites Fleurette et Amber ; Guiribe, un autre dessinateur, de Buci, un auteur, Berri, et des tas d’autres…

Où ne vadrouillâmes-nous pas encore !

Mais les vadrouilles les plus fantastiques étaient à la fête de Saint-Cloud où Juliette de l’Orne abattait les bonnes femmes des jeux de massacre et montait dans les balançoires tandis que Lebreton, à toute force, nous faisait monter sur les chevaux de bois, les cochons ou les vaches.

Un jour il se débarrassa ainsi, alors que nous étions avec R. Leffar, de Cacatoès, le directeur du Crayon, qui avait pris pour excuse de nous raser un article paru sous la signature de cet insupportable Laborgne, sous la rubrique « Grimaces parisiennes ».

On revenait par le café Florentin où s’absinthaient La vieille Ernestine, Henry Pernot, Gobillot, Choix, Marslesot, Noël Effur, Français, Tibulle Bouc, Joffroy, Moinelingue, De Styx des Trèfles et quelques autres littérateurs.

Bientôt nous en eûmes assez.