Albin Michel (p. 145-151).


XII

AMITIÉ


Les chevaux de bois qui tournent en ce moment sur la place des Invalides l’avaient certainement moins en sapin que moi ce lendemain matin-là !

Oh ! mes aïeux ! comme s’écrie la joyeuse commère de la Grande comtesse de Kursaal d’Alphonse Dosvert et Champelin de Davos.

J’en fis un tour à l’Hôtel des Ventes.

C’était la vente des toilettes et bijoux de Bonda de Wanza, la sociétaire du Théâtre-Parisien.

J’étais venue avec l’intention d’acheter quelques menues choses, accompagnée de ma femme de chambre, mais toute une meute de vieilles sorcières, presque aussi laides que celles de la veille, se disputaient au premier rang, de leurs ongles crochus, les dentelles et les rubans.

Tout à coup, je sentis entrer dans mon jarret un genou puissant, frôlant sous les dentelles et les linons ma cuisse.

Je me retournai avec peine dans la foule et je reconnus le comédien Ajax qui me demanda la permission de me présenter quelques sorcières de la veille et que je n’avais pas vues, M. Pierre de Loto, un ancien officier des arrière-trains, M. Henribor, Guskanave et deux terribles polémistes : M. Laure de la Tailleuse et M. H. Larochebelle, marquis au toupet blanc fameux.

Nous devions tous aller aux arènes de Moutons voir Ajax jouer dans une tragédie de Lebreton, La Beauté de la nue, où il devait être tout nu, enchaîné sur un roc, musique de Nazillard-le-Saint.

Nous y fûmes.

Ajax se fâcha avec Lebreton parce que Lebreton lui souffla Julienne de l’Orne, une dispute de rien, à propos de sucre d’orge ou de porteplume, je ne sais plus au juste… et avec Nazillard-le-Saint, pour lui avoir dit… Cambronne !

J’emporte pour souvenir de cette représentation, toute petite, les jambes d’Ajax, joliment faibles !

Naturellement je m’en fus du côté de Lebreton, qui, quinze jours après ces événements, était heureux de noter que mademoiselle Dejane avait envoyé à ding… d’une formidable gifle le comédien coupable d’une de ses grosses goujateries ordinaires.

Il s’en vengea, Ajax, sur le petit Fabrico de Delphes qui sans Mondar eût peut-être été assommé au Zimmer, devant tous les comédiens du Théâtre Rachel-Rose, et quelques auteurs, dont Renoy, qui venait de faire jouer avec succès Le Fils de Louis XVI, et Andrynelve dont Le Spadassin avait enthousiasmé la jeune littérature.

Lebreton et moi avions vite fait une paire d’amis, et d’amis tout court. Beaucoup nous supposaient amants.

Nous laissions croire la foule.

Lebreton était d’ailleurs le meilleur garçon qu’on pût supposer.

Ensemble nous visitâmes Marseille, où il est plus connu que la Cannebière, Toulon, Nice, et l’Italie.

Oh ! ces promenades en gondole dans les noirs canaux de Venise, sous des lunes d’argent, pendant la chanson du gondolier ou les descriptions que Lebreton semblait se dire à lui-même…

Florence, Mantoue, Gênes, Naples… Naples et sa baie, son port, le Vésuve…

Voyage de rêve, troublé par aucun désaccord…

Entre temps, Lebreton me faisait jouer dans tous les grands théâtres des villes et je devins ainsi très populaire.

À Paris, il me fit redébuter dans un ballet, tiré d’un de ses contes : La Reine au Pôle sud, musique d’Arpège et qui eut le plus grand succès. J’étais alors tout à fait lancée et je vous dispense, lecteurs, des descriptions de mes autres représentations.