Éditions Jules Tallandier (p. 260-273).


IV

À TRAVERS LE GAPO


Jean et ses « pères adoptifs » regagnèrent la plage-débarcadère de la Botearia. Il ne fallait pas songer à se mettre en marche au milieu de la nuit.

Partout aux environs, les cris de fauves en chasse disaient les dangers qui eussent attendu les piétons dans la brousse.

En attendant le jour, ils s’assureront que les bateliers, endormis du lourd sommeil de l’ivresse, n’en avaient point été tirés.

De ce côté, leur inquiétude fut vite dissipée.

Noirs ou Indiens gisaient sur le sable, stupéfiés par l’alcool, et leurs respirations, rauques et pénibles, se mêlaient en un répugnant concert

Les amis de Stella allaient reprendre le chemin de l’osteria, quand Crabb s’arrêta brusquement.

— By devil, grommela-t-il, mon regard a la berlue.

— Pourquoi ? demanda l’Italien.

L’interpellé étendit la main vers les bateaux engravés dans le sable.

— Regardez vers ces boats (bateaux), old boy (vieux garçon).

— Zé régarde.

— Vous ne voyez rien ?

— Non.

— Vous ne voyez pas davantage de bateaux que tout à l’heure ?

Du coup, Candi et Jean observèrent la plage avec plus d’attention, et l’Italien, après un instant d’hésitation, murmura :

— Il mé semble qu’il y en a oune dé plous.

— Il vous semble droit, Candi.

— Qué céla signifie ?

— Je ne fais pas là action de le savoir, mais je suis inquiété.

— Allons voir.

— Oui, allons.

Jean approuva de la tête ; les trois hommes s’approchèrent de l’embarcation suspecte, non sans avoir mis le couteau à la main. Précaution inutile : la pirogue, car c’était une longue pirogue indienne, ne contenait aucun batelier, aucun voyageur.

— Ah çà ! maugréa Jean, elle n’est pas venue toute seule.

— Sois en sour, mio figlio, repartit Candi, si tou en veux la preuve, vois lou câble qui amarré l’esquif à la rivé. C’est oun main houmaine qui l’a tendu.

— Mais où est cette main ?

— Avé lou bras qui la soupporté, sans aucoune doute, et ce bras, il est certamente (certainement) en train dé lever oun verre dedans la botearia.

— Diable !

Il y eut un silence, puis résolument l’ingénieur reprit :

— Une pirogue, donc des voyageurs qui ne nous connaissent pas. Rien à craindre d’eux ; rentrons et reprenons des forces pour fournir une longue route demain.

Sans répliquer, les bandits se mirent en marche derrière Jean. Mais leurs yeux, sans cesse en mouvement, décelaient la crainte d’une attaque soudaine, et leurs navajas, à demi sorties de leur ceinture, montraient qu’ils étaient prêts à faire face au danger.

Une lumière brilla soudain à l’intérieur de l’osteria. Les nouveaux venus ne se cachaient donc pas.

Ils devaient, selon l’opinion de Ça-Va-Bien, être des voyageurs fatigués, désireux de se reposer d’une longue journée de navigation.

Crabb et Candi cessèrent d’étreindre la poignée de corne de leurs couteaux.

Mais brusquement Jean fit halte comme si ses pieds se rivaient au sol.

— Je rêve, fit-il.

Un organe sonore venait de se faire entendre. Il disait :

— Pécaïre, mon bon, je me soucie de l’hôte comme un marsouin d’une olive. Je prends une chambre, je me couche, je me plonge dans le sommeil de l’innocence, puisque c’est le plus profond. Bonsoir, mes agnelets, bonsoir, hé donc !

— Massiliague, lui, murmura l’ingénieur ! Lui !

— Qu’est-ce ? interrogèrent anxieusement les bandits.

— Un ami, des amis, — car les chasseurs doivent l’accompagner, — qui nous rejoignent miraculeusement à l’heure où leur secours sera le bienvenu.

Sans écouter davantage ses compagnons, Jean se précipita dans l’osteria.

Il ne s’était pas trompé.

Au milieu de la salle commune, Scipion, Marius, Gairon et Pierre se tenaient debout assez étonnés en apparence de la solitude du lieu.

À l’apparition du jeune homme, ils eurent une même exclamation.

— Un Indien !

Ça-Va-Bien ne les entendit pas. Oubliant son déguisement qui le rendait méconnaissable, il courut à eux les mains tendues :

— Vous, vous !

Il s’arrêta en voyant la stupéfaction peinte sur leurs visages.

— Vous ne me reconnaissez pas :

Puis brusquement il comprit.

— Je suis Jean Ça-Va-Bien, déguisé pour circuler plus librement dans ce pays. Jean qui, à Manaos, a dû vous fausser compagnie.

— Sur l’ordre de Dolorès, sans doute, fit douloureusement le Canadien Francis, déjà revenu de sa surprise.

— Oui.

— Où est-elle ?

— Prisonnière de bandits.

— De bandits ?

En phrases hachées, rapides, le jeune homme mit les nouveaux venus au courant de ses aventures, depuis le moment où il les avait quittés. Cette fois, il ne leur cacha rien. L’heure du secret était passée.

Avec stupeur ils écoutaient.

La catastrophe de la Martinique, la découverte de l’air liquide, l’arme terrible dont Olivio avait fait un instrument de meurtre et de domination, tout cela passait devant leurs yeux comme un récit féerique, comme une incursion dans le domaine de l’impossible. Les chasseurs, Marius, plus ignorants des merveilles de la science, n’étaient pas éloignés de considérer le señor Olivio comme un de ces magiciens sataniques dont les conteurs peuplent les veillées canadiennes ou texiennes.

Scipion seul conservait son sang-froid. Quand l’ingénieur eut achevé, il demanda tranquillement :

— Si j’ai bien compris, mon bon, le nommé Olivio désire arracher à la bravounette Stella le secret du trésor du temple Incatl.

— Hélas !

— Parfait ! Si la mignonne, elle était défunte, bien sûr qu’elle ne parlerait pas.

— Naturellement, grommela Francis en haussant les épaules.

Massiliague le regarda fixement :

— Je te vois venir, mon pitchoun ; tu te dis : le fils de Marseille, il est stupide comme un oursin ; quand on est mort, on ne bavarde pas, c’est connu. À quoi bon remuer sa longue pour essprimer cela ? Je vais te l’apprendre, ma caille.

Et souriant :

— Stella, Ydna n’ont rien à craindre d’Olivio, puisqu’il a besoin qu’elles vivent.

— C’est vrai, s’écrièrent les assistants réconfortés par la tranquille assurance du Provençal.

— Bon, tu le reconnais. Dès lors, de quoi s’agit-il, pécaïre ? De les délivrer. C’est un jeu pour des gensses comme nous. Quant à l’air liquide, je ne m’en occupe même pas. Olivio en a, nous en avons, donc c’est une quantité négligeable, un zéro.

Puis avec sa confiance innée.

— Vé, mes chers, il n’y a pas de quoi se mettre martel en tête. On part pas ce soir, est-ce pas. Alors buvons la moindre des choses et allons dormir. Demain nous serons plus forts, fanfarou !

Mais quoi qu’en dit le brave Marseillais, les nouvelles, apportées par Jean, avaient chassé bien loin le sommeil. Et tandis que Crabb et Candi préparaient une boisson glacée, Massiliague, toujours en belle humeur, toujours disposé à pérorer, raconta comment lui et ses compagnons avaient réussi à atteindre la botearia.

— Donc, le lendemain de votre départ de Manaos, nous nous réveillâmes tous quatre dans la chambre de la doña Dolorès.

« Le service de maté, il était encore sur la table, mais de la propriétaire du logis, plus de trace.

« La tête un peu lourde, rascasse ; le narcotique, il donne la migraine, nous ne comprîmes le tour qu’en trouvant une petite lettre de la fugitive Dolorès.

Le narrateur s’interrompit :

— Francis, lisez le poulet. Vous le portez sur votre cœur, sans doute pour donner raison au poète qui a dit… en vers, dont je ne me souviens plus : D’instinct on place un doux poulet sur son cœur, parce que le cœur est la rôtisserie de la tendresse, mon bon.

Le Canadien déplia un papier froissé, jauni, sur lequel des tachés rondes conservaient la trace de larmes. Il lut d’une voix assourdie :

« Prêtresse du Soleil, je dois mourir. Je vous fuis en vous aimant pour votre bonté, votre droiture, votre dévouement. Le Gapo va mettre entre nous son obstacle infranchissable ; oubliez-moi, vous à qui il est encore permis d’être heureux.

« Dolorès Ydna Ninnia Inca. »

— Bien, déclara Scipion, je vous demande pardon de vous émotionner, mon bon ; vous avez l’âme sensible comme une jolie femme devant un toutou malade. Je reprends le récit pour vous distraire.

Et le sourire aux lèvres, le joyeux Marseillais poursuivit :

— Vous comprenez, ce mot c’était un défi ! Le Gapo, obstacle infranchissable ! troun de l’air ! La doña le franchirait, et moi, né à Marseille, moi qui ai foulé le sol de la Cannebière, je resterais au bord. Té ! cela fait pitié ! Donc, je dis à mes doux agnelets : Pleure pas, on va la joindre. Là-dessus je m’en vais, les mains dans les poches, à l’embarcadère de Manaos.

Scipion dégusta une lampée du breuvage, que Candi venait de lui servir, non sans déférence.

L’Italien était favorablement impressionné par la faconde marseillaise.

— Té donc, ma caille, continua Masslliague, je m’introduis dans les tavernes où se réunissent les bateliers. Au bout de deux heures, j’avais pris vingt gobelets d’aguardiente, mais je n’avais pas embauché un seul pagayeur.

« Tous me répondaient en faisant des yeux blancs, comme dorades dans la poêle :

« — S’engager dans le Gapo, c’est marcher à la mort ; on s’y égare et l’on n’en sort plus.

« J’avais beau vouloir leur remonter le moral :

« — Que tu crains, pitchoun, tu navigueras avec un Marseillais !

« Va te faire lanlaire ! Ces coquinasses noirs, acajou ou café au lait, secouaient la tête et refusaient de rien entendre.

« Et ce pauvre drôle — Scipion frappa sur l’épaule de Gairon — il se lamentait que ça fendait l’âme comme une hache.

« — Euh ! qu’il disait, elle est perdue à jamais.

« Puis il rapetassait des bêtises, comme je n’en ai jamais entendu en Provence…

« — Tout est fini. Il n’y a plus qu’à abandonner la partie. Ma vie est brisée…

« Ça me fendait le cœur de l’entendre se lamenter.

« Alors, je lui dis :

« — Attends un peu. Ça serait la première fois qu’un Marseillais ne trouve pas le joint pour sortir d’embarras.

« Et je le priai de chasser ses idées noires.

Sous leur forme fantaisiste, les paroles de Scipion avaient je ne sais quelle douceur. Elles caressaient, pansaient les blessures. Elles décelaient esprit fantasque et bon cœur, chez celui qui les prononçait.

— Alors j’en arrivai à penser : Mon brave, t’as pas besoin de tous ces rameurs de couleur. Va bien ! Quand tu canotais sur le port tu n’avais pas de nègre, et pour cause ; d’abord parce que le bois d’ébène (les noirs), il manque à Marseille, ensuite parce que les hommes de la Joliette ou du Vieux Port sont les premiers rameurs du monde, et qu’ils confieraient pas un aviron à ces coquins mal cirés.

« Dès lors, j’achetai une, pirogue, fanfarogue, et je dis :

« — Mon bon, je t’embarque ce soir.

« — Mais qui nous guidera ?

« — Moi.

« — Vous ne connaissez pas le Gapo.

« — Ma caille, que je réponds, un Marseillais, il connaît tout. Le Gapo, il égare les Brésiliens, possible ! Mais un citoyen de Marseille, tu me fais rire. Le Gapo, il a qu’à se bien tenir.

« Il n’était pas persuadé, cet homme du Nord. Seulement, le pauvre, il avait une telle envie de partir, qu’il assepta tout de même.

« Et ! troun de l’air, au beau milieu de la nuit, nous nous rendîmes à l’embarcadère ; sans être vus de personne, nous filâmes à toute vitesse.

— Vous ne vous êtes pas égarés, s’écria Jean, qui, malgré ses préoccupations, se sentait entraîné par la bonne humeur insouciante du causeur ?

— Pas une minute, mon bon, et pour une raison bien simple. Du moment où on met le pied dans un labyrinthe, on est égaré. Dès lors on cherche son chemin, et chaque heure ne peut qu’améliorer la situation, hé donc !

Candi et Crabb eux-mêmes demeuraient bouche bée.

Cette façon d’envisager les choses les médusait, et l’Italien n’était pas loin de penser que, décidément, Marseille se trouve bien au midi de la Sicile.

— Du reste, reprit gaiement Scipion, je tenais un journal de bord ; je vous donne lecture de nos impressions principales.

Il tira un carnet de sa poche, le feuilleta :

— Tenez, fit-il, dixième jour de navigation. De l’utilité des gavials (crocodiles) pour rendre les jaguars inoffensifs.

« Le bateau flotte sur un immense lac, borné de toutes parts par des cimes d’arbres.

« Pas l’ombre de courant

« Nos provisions tirent à leur fin, pécaïre ! mais cela n’a pas d’importance, nous avons nos carabines.

« Là-bas, on distingue un îlot, un îlot de terre ferme. Vé, cela fera plaisir de se dégourdir les jambes. L’aviron développe les bras, mais les mollets vivent dans une paresse relative.

« Rascasse, pagaie, ma caille.

« Et le canot, il file comme un contrebandier poursuivi par la douane.

« Nous ne nous sommes pas trompés ; le sommet d’une colline dépasse la surface des eaux.

« Mais lou diable du Gapo, il est contre nous. En approchant que nous voyons ? Toute une famille de jaguars. Ils viennent jusqu’au bord du liquide et nous saluent de rugissements très convenables.

« Oh ! je les comprends, les pauvres ! Bloqués par l’inondation, ils ont faim, et ils nous prennent pour des biftecks animés. Eh ! oui, la faim donne de ces idées baroques.

« Par malheur pour eusses, Francis, il a le plus mauvais caractère de la terre. Il épaule, il vise, et brise la patte au papa jaguar.

« Cette façon de comprendre la charité ! Quand un pauvre tigre affamé demande :

« — Un peu de rôti, s’il vous plaît.

« On lui octroie un lingot de plomb.

« On se fâcherait à moins, et j’approuve les jaguars, bou dieou. D’un seul bond, ils sont tous à l’eau et nagent vers la pirogue.

« — Té, je dis, c’est bien fait. Maintenant, Francis, aux rames, et tâche que ces dignes bêtes ne t’attrapent pas, car elles te croqueraient comme mauviette.

« Hélas ! les Canadiens, c’est têtu comme des anchois.

« — Pas besoin, répondent-ils tous les deusses, les gavials sont là.

« Et ils montrent des espèces de solives rugueuses, qui flottent à la surface de l’eau.

« Des solives, si ça fait pas pitié, bou dieou !

« Il est vrai que ces solives se mettent soudain à nager comme père et mère ; bon, les solives, elles sont des crocodiles ; et les jaguars entourés, dépecés, tout vivants, disparaissent au milieu des eaux, rougies de sang.

« Ce qui prouve que la justice, elle est pas de ce monde. Voilà de pauvres bêtes féroces que Francis fusille, et elles sont mangées par les gavials. »

Tout le monde riait maintenant. Jean lui-même oubliait son anxiété.

Quant aux bandits, ils considéraient le Provençal avec une stupeur voisine de l’admiration. Jamais ils n’avaient rencontré personnage appréciant les choses avec cette fantaisie intarissable.

Perdu dans le Gapo, étant en somme dans une situation qui décourage, annihile, brise les caractères les mieux trempés, Massiliague n’avait pas abandonné un instant son humeur joyeuse.

Il semblait presque n’avoir pas eu conscience du danger. Privilège précieux de l’homme né au pays du soleil et de la galéjade. Toute idée se présente gaiement à son esprit. Une barque marseillaise ne fait pas naufrage ; si elle coule, c’est pour montrer aux marsouins comment l’on plonge.

Le Marseillais consent à mourir… par galanterie pure ; parce que la mort est une belle dame, un peu tyrannique, qu’il ne faut pas faire attendre.

Enfin, dites à un citoyen de la ville provençale qu’il est des cités plus populeuses, des ports dont le tonnage d’entrée et de sortie est bien supérieur, il vous répondra, avec un bon sourire :

— Vé, mon agnelet nous serions les premiers sans efforts, mais ce qui nous retarde, c’est que nous remorquons le reste de la France ; notre patriotisme seul est cause de la suprématie d’autres cités.

Et ma foi, si l’on se place au point de vue des qualités d’initiative, de l’esprit aventureux et hardi, on arrive à penser que la galéjade est bien près de la vérité.

Hâbleurs, oui, mais gens d’action, capables de réaliser les merveilles écloses en leurs cerveaux, tels on reconnaît les Marseillais, lorsque l’on se donne la peine de les observer.

Cependant Scipion feuilletait son carnet :

— Tenez, fit-il, 23e jour de Gapo.

Puis de sa voix claironnante :

— C’est le soir, un ciel plein d’étoiles, qu’on dirait le ciel de la Provence. Un clair de lune à devenir Pierrot. La pirogue se trouve dans un canal étroit, encombré de troncs d’arbres et d’écueils de toute nature. Pécaïre c’est un chemin tracé au milieu d’une forêt inondée, dont les branchages forment, de chaque côté, une muraille infranchissable. Il faut pas songer à naviguer de nuit.

« Bon, mon bravounette, on va s’amarrer à un arbre et dormir paisiblement. Sitôt dit, sitôt fait. Eh ! bagasse, je suis courbatu d’être assis.

Vé, les morues en caque, elles doivent avoir le lumbago comme moi.

« Si je grimpais un peu dans les branches pour me dégourdir, hé ?

« Il y a pas de danger. Si je tombe, ce sera dans l’eau et c’est autrement moelleux que la terre.

« J’étends le bras, fanfara, et je saisis une grosse liane.

« Bon dieou, la liane siffle ainsi qu’une locomotive, elle glisse entre mes doigts et pique dans l’eau comme une flèche. C’était un serpent, un anougada, dit Marius ; je lui ai fait peur, la pauvre bestiole ! Alors, pour voir clair sous les arbres, dont la lune ne traverse pas le feuillage, j’enflamme une allumette, mon bon.

« Crac, le phosphore pétille, et je vois, je ne vois rien du tout, car une chauve-souris, grosse comme une poule, un vampire, éteint ma lumière d’un coup d’aile et s’envole à toute vitesse.

« Décidément, je pense, si je continue, je vais réveiller tous les habitants de la maison. Ça serait pas convenable, de la part d’un homme qui n’est pas du pays.

« Et je m’étends au fond de la pirogue, rascasse, avé la satisfaction de m’être conduit en voyageur bien élevé. J’ai dormi longtemps, car il fait grand jour quand j’ouvre les yeux. Et encore je les ouvre parce que Francis, Pierre et Marius poussent des mugissements de jeunes tapirs.

« — Quèsaco ?

« Ils agitent les bras et crient sans me répondre. Ils ont tous le nez en l’air, comme s’ils voulaient qu’il pleuve dedans, fanfarou.

« Je regarde et je comprends.

« Au-dessusse de nous, il y a toute une armée de singes ; et ces petits drôles, ils ont profité de notre sommeil pour nous dévaliser. Ils ont nos carabines, nos revolvers, nos machete, nos chapeaux.

et assis sur les branches, suspendus par la queue, la tête en haut, la tête en bas, ils font l’exercice, ils grimacent ; mes compagnons lèvent les bras au ciel, comme des gens désespérés. »

— Il y avait de quoi, interrompit Francis. Perdus dans l’immensité du Gapo, sans armes, c’était la mort assurée, c’était la certitude de ne jamais revoir Ydna.

— , s’exclama Massiliague en riant, ce digne Canadien a une nature larmoyante ; le voilà, pâle comme un petit oignon d’Ollioules, rien qu’au souvenir d’une plaisanterie de ces pauvres quadrumanes. Moi, je l’avoue, fanfarou, je fus pris d’un fou rire ; d’autant plus que je n’eus pas une seconde d’inquiétude. À Marseille, nous savons converser avec les singes !

« Té, je dis, mon pitchoun, tu veux ta carabine, ton sabre, ton bonnet ; bon, ces gentillets animaux se feront un plaisir de te les rendre. Couche-toi au fond du bateau, finis de dormir, et laisse-moi faire.

« Ça, je dois le reconnaître, le chasseur, il est mélancolique, mais, obéissant. Au bout d’un zeste, j’étais seul debout au milieu de la pirogue.

« Alors, j’empoigne une liane, je me hisse dans les arbres, des acajous superbes, de quoi faire un mobilier Empire de premier choix. Et vé, ma caille, je me hisse encore. Je romps une branche, puis à califourchon sur une autre, je commence à donner aux singes une leçon de maniement d’armes.

« — Une, deux, portez armes !… Présentez armes ! Une, deux. »

« Oh ! les bravounettes bestioles, elles ont l’esprit militaire si développé, qu’au bout d’un petit quart d’heure, elles manœuvraient ainsi que de vieux grognards.

« — Vous me direz, les Marseillais sont les premiers instructeurs du monde. Oui, sans doute, je ne l’ignore pas ; toutefois il est bon de rendre justice à l’intelligence et au bon vouloir de mes soldats à quatre mains.

« Bientôt je jugeai le moment favorable pour mettre à exécution le plan que j’avais conçu. Je dégringolai de mon perchoir, tout en continuant à haranguer mes simiesques troupiers. Je pris pied dans le bateau, rascasse, et j’y déposai ostensiblement mon bâton.

« Après quoi, je regagnai mon fauteuil aérien.

« Je l’occupais à peine, que les délicieux quadrumanes dégringolaient à qui mieux mieux dans l’embarcation. C’était à qui y déposerait carabines, machetes, couvre-chefs.

« Enfin comme une volée d’oiseaux, ils s’élevèrent parmi les branches, me regardant, semblant attendre la continuation de la conférence.

« — Eh donc, digne Francis ! criai-je alors.

« — Quèsaco ? il me répond.

« — Prends ton fusil, pécaïre ! et fais feu, pas dans l’arbre par exemple ; il ne faut blesser personne, mon agnelet.

« Mon ami obéit.

« Au bruit de la détonation, vous jugez de la débandade. Ce fut un sauve-qui-peut général. En l’espace d’un éclair j’étais tout seul dans l’arbre. Les singes avaient disparu et, sans le craquement de plus en plus lointain des branches, on se serait jamais douté qu’ils étaient, un moment plus tôt, une centaine à nous berner. »

Massiliague reprit haleine, gonfla ses joues :

— Et voilà, conclut-il, les faits marquants de notre promenade à travers l’inondation ; nous arrivâmes à Teffé. Là, nous apprîmes que la fièvre vous avait retenus, et que vous ne nous précédiez plus que de vingt-quatre heures. Ceci vous essplique comment nous vous avons retrouvé ici.

Tous maintenant semblaient rassérénés.

Contagion bienfaisante de la gaieté, les tristesses, les inquiétudes s’étaient évanouies, évaporées. Comment auraient-elles résisté à cette belle humeur volontaire, tenace, ne se souvenant de la traversée périlleuse du Gapo que sous la forme de deux incidents comiques.

Scipion ne consentait pas à se rappeler les longues journées où la pirogue errait à l’aventure dans le labyrinthe de l’inondation.

Il oubliait les angoisses de la faim, les fatigues du voyage, la rencontre de Peaux-Rouges pécheurs qui, moyennant le présent des carabines, avaient consenti à guider les audacieux touristes jusqu’à Teffé.

Non, le caractère du Provençal était ainsi fait que les choses pénibles passaient sur lui sans laisser de traces. Seules les impressions joyeuses se gravaient en son esprit, et il pouvait dire sans farder la vérité :

— Quand je regarde ma vie passée, par-dessus mon épaule, je vois se dérouler le plus hilarant des vaudevilles. Je ne sais pourquoi tout le monde se plaint de la vie ; elle me semble bonne et cocasse.

Saine philosophie d’homme courageux, travailleur et bien portant. Ce sont les paresseux, les lâches, les vaniteux, qui se font les chantres de la désespérance ; ce sont les êtres terre à terre, lesquels n’ont jamais connu les juvéniles illusions, qui prétendent les avoir perdues au contact des aspérités de l’existence. Pour ceux qui vraiment ont un « idéal », pour tous les croyants aux idées généreuses et nobles, les douleurs parsemant la vie sont des tremplins, qui projettent l’âme toujours plus haut en des régions plus lumineuses et plus exquises. La clef d’or du bonheur, de l’existence heureuse et souriante, se nomme : devoir.

L’imaginatif Scipion était heureux, et comme tous les heureux, dans le sens élevé du mot, il apportait avec lui la confiance, la consolation.

Son récit terminé, personne ne doutait plus de vaincre Olivio de Avarca, de lui enlever ses prisonnières.

Seulement, tandis que les chasseurs, que Jean opinaient pour la lutte à outrance, sans merci, le Provençal, calme en dépit de son apparence expansive, exprima ainsi son opinion :

— Olivio, mes pltchouns, est un infâme criminel ; appelons la justice au secours de notre droit, et que ce soient les juges qui lui tordent le col.