Éditions Jules Tallandier (p. 250-260).


III

LES CHIENS DU LLANO


Comme pour donner un démenti aux paroles de l’ingénieur, une douzaine de cavaliers firent irruption dans l’espace libre existant entre la grève et l’osteria.

Candi et l’Anglais tirèrent brusquement Jean en arrière, avec ce simple avertissement :

— Des gens d’Olivio !

L’entraînant vers la chambre du señor de Avarca, Candi l’y poussa.

— Reste là. Personne n’y entre sans nous. Tou séras en soureté.

Puis tous deux s’élancèrent sur le seuil, en donnant à leur physionomie l’expression de la plus vive satisfaction :

— Amicos, soyez les bienvenus.

Et l’Italien d’un ton bonhomme :

— Eh ! mais, c’est Kasper.

Le drôle, entrevu auprès de la mine du mont Pelé, daigna sourire.

— Oui, c’est moi, envoyé par le chef avec quelques camarades pour vous prêter main-forte.

— Main-forte, et à propos dé qué ?

— De l’Indien. Vous avez sans doute trouvé l’ordre du señor ?

Crabb garda le silence.

Mais Candi était doué de cette merveilleuse présence d’esprit des Méridionaux, qui jamais ne restent court.

— Certainementé ! caro, zé l’ai trouvé.

— Et ?…

— Et z’ai obéi.

— Alors l’Indien ?

— Il est mort.

— Et comment as-tu fait pour le tuer ?

— Ça n’a pas été difficile. Lé drôle était allé fairé oun pétité proménade au clair dé la loune. À son rétour, zé loui ai offert oun verre dé l’eau dé feu, commé il disait.

— Bon, je vois, tandis qu’il buvait ?

— Six pouces dé fer entré les côtés. Rieng de meilleur pour la santé : tous les médecings vous le diront.

— Pas sous cette forme-là.

— On fait comme on peu, hé ! pas vrai ?

Puis Kasper demanda encore :

— Le cadavre ?

— Au fleuve.

— Mais il porte une blessure, celui-là.

— Cela n’a pas d’importancé ; les autorités né se troublent pas pour oun simple Indien :

Tous opinèrent de la tête.

C’est une idée générale au Brésil, une idée adoptée, non seulement par les blancs, mais aussi par les noirs, et même par les métis, issus d’indigènes et d’immigrés, que l’Indien pur est un être inférieur, dont la vie et la mort n’ont pas la même valeur que celles des autres castes.

Et comme, dans celles-ci, on a la navaja (couteau catalan) prompte, comme on tranche facilement l’existence de son semblable, on juge que le meurtre d’un Peau-Rouge est à peine une faute vénielle.

— Notre mission est donc terminée, reprit Kasper ; trinquons avant de retourner auprès du señor capitaine.

— Volontiers, consentit Candi rassuré maintenant. C’est oune chose charmante qué dé choquer son verre avec des amis.

— Oui, quand le verre est plein ! compléta Kasper.

— Eh ! s’il est vide, on lé remplit.

Riant de cet assaut d’esprit, — c’est ainsi que les assistants désignaient les plaisanteries un peu lourdes des causeurs — tous mirent pied à terre et entrèrent en tumulte dans la salle commune

Soudain, Crabb s’approcha de l’Italien, qui choisissait des flacons variés dans l’armoire où ils étaient renfermés.

— My dear ?

— Qué, digno Crabb ?

— Ils ont les chiens.

— Tou dis ?

Candi s’était brusquement retourné. Sous le hâle, son visage avait pâli.

— Les chiens ?

— Regardez, please.

En effet, le bandit, qui avait pénétré le dernier dans la salle, tenait en laisse deux grands chiens noirs, au mufle puissant de dogues, au corps allongé de lévriers.

L’Italien avait déjà repris son air insouciant.

Il vint déposer les bouteilles sur les tables, aux acclamations des assistants. Puis s’adressant à l’homme aux chiens :

— Bé, Périalta, tou as couplé la meute.

L’interpellé ricana :

— Ordre du capitaine. L’Indien était absent de sa chambre, quand le señor, avec notre aide, nous campions à peu de distance, — a capturé les deux colombes ; il craignait que le damné Peau-Rouge n’eût éventé ses projets et pris la fuite. Alors, tu comprends, les chiens eussent retrouvé sa piste. Eh ! eh ! les hommes rouges sont malins, leurs traces sont imperceptibles pour les blancs, mais les chiens les découvrent.

De nouveau, tous se mirent à rire.

Candi se félicitait tout bas de son adroit mensonge. Sans lui, Jean eût été perdu.

Les molosses, en effet, appartenaient à une race spéciale, dressée à poursuivre l’homme.

Au Brésil, sur une superficie quatorze fois aussi étendue que celle de la France, on compte à peine dix-sept millions d’habitants. C’est-à-dire que les agglomérations sont très espacées, et qu’elles sont en butte aux entreprises des pirates rouges, des blancs, irréconciliables ennemis de la société.

Or, ces aventuriers, leurs crimes commis, fuyaient vers les forêts ou les déserts herbeux, et disparaissaient sans laisser de traces.

L’impunité est un encouragement. Les crimes se multiplièrent à ce point, que la population refusait de s’aventurer à l’intérieur du pays. Il fallut aviser. C’est alors que l’on songea aux chiens.

Des écoles de dressage s’ouvrirent, et bientôt, toutes les haciendas furent munies de chasse-pirates, au grand dommage des pillards qui, traqués dans leurs retraites, terrifiés par les dogues dont la férocité égale la lucidité, durent abandonner la plupart des États de la République fédérative, et ne purent plus exercer leur coupable industrie que dans les districts les moins peuplés, les plus éloignés de l’Atlantique, tels que l’Amazona et le Matto Grosso.

C’était des chiens de cette espèce que le señor Olivio utilisait, non pour se défendre des voleurs, mais pour protéger ses propres vols.

Cependant l’attention de Kasper avait été appelée par la conversation de Candi et de Perialta.

— Ce sont de braves bêtes, dit-il.

— Ze n’en doute pas, s’empressa de répondre l’Italien.

Mais Kasper avait une idée : faire parade de la sagacité des animaux, et l’approbation de Candi n’était pas de nature à l’en détourner.

— El Ferro et la Muerte ont soif.

L’Italien se précipita :

— Ze vais leur donner à boire à ces braves bêtes.

Kasper l’arrêta :

— Elles iront boire au fleuve.

Et, souriant :

— Tu y as jeté l’Indien, n’est-ce pas, amico ?

— Oui, balbutia Candi en pâlissant.

— Eh bien, nous allons les mettre sur la piste ; et elles iront boire juste à l’endroit où le gaillard a fait le plongeon.

Un spectacle quelconque est toujours le bienvenu.

Les bandits applaudirent à la proposition du lieutenant.

— Conduisons-les à la chambre de l’Indien.

— N° 2, le capitaine l’a dit.

Riant, criant, se bousculant, tous se précipitèrent vers l’escalier, Perialta et les chiens en tête.

Candi resta seul avec Crabb. Tous deux se regardèrent.

— Ils vont découvrir mister Jean, fit l’Anglais dont le visage était blême.

— Zé transpire de peur.

— Pas moyen de lé sauver, by devil !

— Non.

— Alors, il fallait faire touer nous-mêmes avec lui.

— Tu as raison, Crabb.

Tous deux tirèrent leurs navajas, s’assurèrent que la pointe piquait bien, et, calmes, ils attendirent.

Kasper reparut, suivi de toute la troupe.

— Savez-vous ce qu’ils ont fait ?

— Qui cela ?

— Les chiens. Eh bien, ils ont sauté par la fenêtre. Venez, venez.

Intrigués, Crabb et Candi sortirent avec eux.

Les chiens suivaient la façade, le nez à terre. À l’angle, ils tournèrent, firent halte une minute en grognant, puis par bonds successifs, d’arbre en arbre, ils atteignirent le carbet, où les deux camarades résidaient habituellement.

Ceux-ci se regardaient tout pâles, un éclair de résolution dans les yeux.

Les dogues firent le tour du carbet, revinrent en courant à l’osteria, et se plantèrent devant la porte du cabinet d’Olivio en donnant de la voix.

— C’est la chambre du señor capitaine, grommela Kasper, ils se trompent.

— Zé lé pense aussi, réussit à articuler Candi. Ils auront rencontré la piste dé leur maître et ils ont quitté l’autre.

— C’est évident, c’est évident ! clamèrent les bandits, furieux déjà contre les molosses.

Perialta saisit les colliers des animaux, voulut les ramener.

Peine inutile. Les chiens résistaient, allongeant le cou vers la porte avec de féroces grognements.

— Eh ! s’écria Kasper, ouvrons-leur. Il faut voir ce qu’ils feront

Candi échangea un coup d’œil avec Crabb.

Tous deux se comprirent. Le couteau à la main, ils se placèrent devant la porte.

— Personne né doit entrer là. C’est l’ordre dou capitaine.

— En ce moment, le capitaine c’est moi, riposta rudement Kasper, puisqu’il m’a confié le commandement de ce détachement, et, par le diable ! je veux que les dogues puissent suivre la piste jusqu’au bout.

— Oui, oui ! hurlèrent les assistants.

Candi salua poliment :

— Zé comprends votre désir, zé lé comprends. Ma, lé capitaine il m’a donné des ordres, et zé né puis aller à l’encontre.

Soudain, il se prit à rire :

— Ma, z’ai oune idée qui peut tout concilier.

— Voyons l’idée ?

— Lé capitaine a dit : Crabb et Candi entréront seuls. Nous entrerons seuls avec les bêtes. Vous ne voudriez pas que le señor de Avarca nous punissé pour n’avoir pas obéi à ses commandements. D’autant plous que, s’il nous pounissait… Eh ! eh ! Il vous corrizérait bien oun poco aussi, puisqué la chose serait arrivée par votre faute.

Tel était l’ascendant d’Olivio sur ces êtres brutaux que plusieurs reculèrent.

Kasper lui-même céda.

— Eh bien ! entrez avec les chiens, tonnerre, et que cela finisse.

— Réténez-les oune minoute. Zé n’ai pas besoin qu’ils cassent tout dans l’appartement dou signor.

Perialta crispa ses mains sur le collier des molosses.

Bueno, continua Candi ; passé, amico Crabb. Nous rangeons quelques objets fraziles, et dans oune instante, nous entre-bâillons pour que les chiens entrent.

Sur ces mots, avec une prestesse telle que personne n’eut le temps de glisser un regard dans le réduit d’Olivio, les amis disparurent et la porte se referma sur eux.

Une surprise les attendait. Jean n’était plus là.

Tous deux se regardèrent ébahis.

— Et moi qui allais mé battre.

— Bon, répliqua l’Anglais, mister Jean, il avait écouté la conversation, et par le fenêtre…

Il désignait la baie, dépourvue, comme toutes celles de la maison, de châssis et de vitres.

— Perfaitementé ! Alors qué faire ?

— Ouvrir aux dogs (chiens).

— Et les poignarder au passage. Nous dirons : Ils ont sauté par la fenêtre, cherchez-les.

Puis, élevant la voix :

— Attention, Perialta, je fais oun passage pour les bonnes bêtes.

Crabb s’était placé près de la porte, la navaja à la main.

Candi entr’ouvrit.

Une véritable avalanche passa entre eux.

La porte se referma, les couteaux décrivirent une courbe dans l’air, mais ils ne frappèrent que le vide.

Les dogues avaient bondi jusqu’à la fenêtre et, comme des flèches, s’étaient élancés au dehors.

— Partis !

— Envolés ! gémirent les ex-bandits décontenancés.

Mais, bien vite, Candi souffla à l’oreille de son camarade : 

— Ils sont sour sa trace.

— Siourement, poor me (pauvre moi hélas) !

— S’ils atteignent le povero

— Ils déchireront lui-même en mille pièces.

— Volons à son secours !

Et ils bondirent dans la salle commune, en criant :

— Les chiens ont franchi la fenêtre, courons ! courons !

Avant que les bandits fussent revenus de leur surprise, ils étaient dehors et couraient à toutes jambes à la poursuite des chiens, qui traversaient avec des bonds énormes la partie de la grève éclairée par la lune.

Kasper, ses compagnons, se précipitèrent à leur suite ; mais Crabb et Candi avaient cinquante pas d’avance. Ils arriveraient bons premiers, délivreraient Jean de ses redoutables adversaires, et, tous les trois réunis, lutteraient contre les séides du señor de Avarca.

S’ils devaient périr, du moins ils mourraient ensemble. Les deux pauvres diables, qui, durant leur existence, avaient été presque constamment séparés de l’enfant bien-aimé, se disaient avec une joie mélancolique qu’ils seraient réunis à lui dans la mort.

Les molosses avaient disparu dans les fourrés de la rive. Ils donnaient de la voix à toute gueule.

— Ils ont déniché la piste, rugit Kasper, dépêchons !

Ce cri, retentissant en arrière, sembla donner des ailes aux pères d’adoption de l’ingénieur. Ils précipitèrent encore leur course, et, haletants, s’enfoncèrent à leur tour dans le fourré.

Tout bruit avait cessé. Un silence de mort succédait aux aboiements furieux des dogues.

Et comme ils restaient là, ne sachant de quel côté se diriger, une ombre se dressa auprès d’eux. Ils reconnurent Jean.

— Toi, figlio !

— Mister Jean !

— Chut ! moi-même. Allez droit à la rive, dites ce que vous voudrez à ceux qui vous suivent, mais évitez qu’ils descendent plus loin.

— Mais toi ?

— Je me cache. Venez m’avertir après leur départ.

— Mais les chiens ?

— Morts, une ampoule bleue, les corps jetés dans le fleuve.

Des voix nombreuses s’élevèrent à peu de distance :

— Candi, Crabb, où êtes-vous ?

Les bandits, embarrassés par le soudain mutisme de leurs chiens, s’étaient arrêtés à la lisière du taillis.

— Vite, répondez ! ordonna Jean.

Et lui-même se perdit dans les feuillages.

Il n’y avait pas à hésiter. Les deux hommes, ravis du dénouement imprévu de l’aventure, mirent leurs mains en forme de porte-voix et clamèrent de toute la force de leurs poumons :

— Hé !… par ici.

Puis ils s’avancèrent jusqu’au bord de l’eau, brisèrent quelques branches, foulèrent le sol.

Ils venaient de terminer, lorsque les bandits les joignirent.

— Eh bien ? questionna Kasper.

— C’est ici, répondit aimablement Candi, ici même que lé digno Peau-Rouge a pris son bain. Elles né sé sont pas trompées, les bonnes bêtes.

— Mais où sont-elles ?

— Qui cela ?

— Les bêtes, donc !

L’Italien étendit les bras à droite et à gauche.

— Ça, zé sais pas.

— Comment ?… Vous les suiviez de près…

— D’aussi près qu’on peut souivre quatre zambes avec deux. Ma, en arrivant ici…

— Continue donc, grommela Kasper, voyant que son interlocuteur s’arrêtait.

— C’est que zé souis pas sûr. Et zé né voudrais pas, pour oune fortoune, souiller ma bouce d’un mensonze.

— Au diable ! Parle clairement, si tu le peux.

— Pour parler comme tou dis, Kasper, certainementé, zé lé pouis.

— Alors ?

— Ma zé n’ai pas la certitoude d’avoir bien vu.

Kasper écrasa de son talon les mousses qui tapissaient le sol.

— Tu rendrais un mouton enragé avec des hésitations. Voyons, qu’as-tu vu ?

— Zé n’ai rien vou, amico.

— Rien ! Ah ça ! tu te moques de moi ?

— Zé n’ai rien vou à pouvoir prêter serment, ma, il m’a semblé voir…

— La fièvre jaune te prenne ! Enfin, tu as cru voir ?

— Là, sur l’eau.

— Quoi, par le sang du Christ ?

— Les têtes des chiens à la naze, donc.

— À la nage ?

— Eh ! oui ; l’Indien est entré… malgré loui, dans le fleuve en cet endroit, et les admirables molosses souivaient sa piste dédans l’eau.

Trop frustes pour comprendre l’énorme plaisanterie de l’Italien, les auditeurs échangèrent des regards admiratifs.

Candi eut l’intuition du succès, et, d’un ton persuasif :

— Zé les ai sifflés ; rien, ils tournèrent même pas la tête… et pouis zé n’ai plus rien vu du tout

— Mais, grommela Kasper, s’ils suivent ainsi un corps emporté par le courant, ils iront loin.

— Zousqu’à la mer, ze pense, fit gravement l’Italien.

Personne ne protesta. Dans les épaisses cervelles des bandits, l’histoire saugrenue de Candi avait trouvé créance. C’est, du reste, depuis ce temps que l’on raconte, aux veillées brésiliennes, l’histoire mirifique du dogue qui poursuit un voleur, depuis le haut Maranan jusqu’à l’embouchure de l’Amazone, où il le capture enfin, au moment où il va s’embarquer sur un navire à destination de l’Europe.

Comme on le voit, la légende américaine est d’origine italienne.

Pendant une demi-heure, les bandits sifflèrent, appelèrent les chiens, qui se gardèrent de répondre, et pour cause.

De guerre lasse, tous regagnèrent l’osteria, burent une dernière rasade ; puis, sautant en selle, s’éloignèrent à toute bride, pour aller raconter à leur chef le résultat de leur expédition.

Quand le bruit du galop de leurs chevaux se fut éteint au loin, Crabb et Candi gagnèrent la rive, ils s’enfoncèrent dans le taillis à la recherche de Jean.

Ils le trouvèrent dans un espace dénudé. On eût dit que le feu avait passé par là.

Arbres, buissons, fleurettes, mousses, tout avait revêtu une couleur rougeâtre ; tout semblait avoir été brûlé par une ardente flamme.

L’ingénieur leur montra ce tableau désolé.

— L’ampoule bleue, dit-il. L’effet de cet air liquide est terrifiant. Peu importe, nous luttons pour la justice, pour le droit ! C’est notre ennemi qui a choisi l’arme, acceptons-la, et engageons le duel à mort à l’air liquide !