Librairie Germer Baillière (p. 129-136).

CHAPITRE XI

La génération proprement dite. — Les œufs et les vers spermatiques. — Les idées de Buffon sur la formation du fœtus.

Ce système des molécules organiques, contre lequel Voltaire ne perdait pas une occasion de s’élever, avait pris dans les idées de Buffon une importance considérable. Les molécules organiques servaient à Buffon, comme nous l’avons vu tout à l’heure, pour expliquer la naissance des infusoires. Il en tirait encore une théorie complète de la génération proprement dite.

Les naturalistes étaient alors divisés sur ce sujet en deux grandes écoles.

Harvey avait posé cette maxime absolue que tous les animaux viennent d’un œuf, et qu’il n’y a qu’une différence apparente entre les vivipares et les ovipares ; ses disciples avaient pris pour devise : omne vivum ex ovo. La fécondité appartenait donc en réalité à l’élément femelle qui remplissait dans la génération une fonction prépondérante.

Bientôt une nouvelle opinion se produisit. Leeuwenhoeck, Hartsœker, Aubry et d’autres observateurs découvrirent des vers spermatiques dans la liqueur séminale des animaux mâles ; ces petits vers, que le microscope montrait animés des mouvements les plus vifs, parurent être les germes mêmes des êtres vivants. L’élément masculin se trouvait dès lors investi du rôle le plus important ; c’est lui qui était réellement fécond.

Les physiologistes se partageaient entre la doctrine d’Harvey et celle de Leeuwenhoeck, entre les œufs et les vers spermatiques.

C’est entre ces deux systèmes, et pour les renverser tous deux, que Buffon vint placer sa propre théorie.

Suivant lui, le corps des animaux mâles comme celui des animaux femelles est formé de ces fameuses molécules organiques, qui sont des parties primitives et indestructibles et qui sont d’ailleurs tout à fait spécialisées suivant les différentes régions du corps ; il y a ainsi des molécules particulières pour chacune des portions de la tête, comme les yeux, le nez, les dents, etc., et pour chacune des parties du corps, comme l’épine dorsale, les bras, les jambes, les mains, les pieds. Chacune de ces portions attire à elle les molécules qui sont propres à la former, et c’est en cela d’abord que consiste le phénomène de la nutrition ; chaque section du corps se nourrit par les parties des aliments qui lui sont analogues.

Quand la nutrition est complète, l’excédant des molécules des différentes espèces qui ont été introduites dans l’organisme va se réunir dans la liqueur séminale, et cela a lieu dans un sexe aussi bien que dans l’autre. « Ces liqueurs séminales sont donc un extrait de toutes les parties du corps de l’animal ; celle du mâle est un extrait de toutes les parties du corps du mâle ; celle de la femelle est un extrait de toutes les parties du corps de la femelle. » La génération se fait par le mélange des deux liqueurs. Le fœtus est mâle si le nombre des molécules organiques du mâle prédomine dans le mélange ; il est femelle si le nombre des parties organiques de la femelle est le plus grand ; et l’enfant ressemble au père ou à la mère, ou bien à tous les deux, selon les combinaisons différentes des molécules issues des deux sources.

Le fœtus se forme par la fixation des molécules organiques, qui, animées de mouvements très-vifs quand elles sont libres, viennent alors s’arrêter et s’enchevêtrer dans un ordre déterminé. Chacune se met à la place qui lui convient, et cette place ne peut être que celle qu’elle occupait auparavant dans l’animal, ou plutôt dont elle a été renvoyée parce que la nutrition était complète. « Ainsi toutes les molécules qui auront été renvoyées de la tête de l’animal se fixeront et se disposeront dans un ordre semblable à celui dans lequel elles ont été en effet renvoyées ; celles qui auront été renvoyées de l’épine du dos, se fixeront de même dans un ordre convenable tant à la structure qu’à la position des vertèbres, et il en est de même de toutes les autres parties du corps… Par conséquent, les molécules formeront nécessairement un petit être organisé, semblable en tout à l’animal dont elles sont l’extrait. »

Buffon fait remarquer ici que le mélange des liqueurs où se forme le fœtus contient en double les molécules issues des parties qui sont semblables dans les deux sexes, comme la tête, le cœur, ou tel autre organe commun aux deux parents. Il ne contient, au contraire, qu’une provision simple de ce qu’il faut pour former les parties propres du sexe. Ce sont donc ces parties qui, sujettes à moins de confusion, se fixeront les premières et feront le noyau de l’embryon. Autour de ce centre viendront s’attacher indifféremment et indistinctement les autres molécules, soit celles du mâle, soit celles de la femelle ; « ce qui formera un être organisé qui ressemblera parfaitement par les parties sexuelles à son père si c’est un mâle, et à sa mère si c’est une femelle, mais qui pourra ressembler à l’un ou à l’autre ou à tous les deux par toutes les autres parties du corps. » Ce mécanisme explique comment on voit tous les jours des enfants avoir, par exemple, les yeux de leur père et le front ou la bouche de leur mère, ou d’autres combinaisons analogues.

Que deviennent cependant celles des molécules qui sont en double et qui n’entrent point dans l’embryon ?

Buffon ne les abandonne pas ; il les emploie à la formation du placenta et des enveloppes embryonnaires. « Si le fœtus est mâle, alors il reste, pour former le placenta et les enveloppes, toutes les molécules organiques des parties du sexe féminin qui n’ont pas été employées, et aussi toutes celles de l’un ou l’autre des individus qui ne sont pas entrées dans la composition du fœtus, où il n’en peut entrer que la moitié ; et de même, si le fœtus est femelle, il reste pour le placenta toutes les molécules organiques des parties du sexe masculin et celles des autres parties du corps tant du mâle que de la femelle qui n’ont point concouru à former le fœtus. »

Nous indiquons seulement par quelques traits principaux le système qu’avait construit Buffon ; mais il avait donné à cette théorie des développements énormes, et il y trouvait l’explication d’un nombre considérable de phénomènes. Certes, Voltaire était dans son droit quand il accusait l’auteur de l’Histoire naturelle de n’avoir fait qu’un roman ingénieux, quand il lui reprochait vivement d’avoir abusé les esprits en donnant des fantaisies pour des faits. Voltaire, en cette circonstance, défendait les véritables principes de la recherche scientifique ; il rappelait un savant à la rigueur de la méthode d’observation.

Il est donc bien entendu que nous livrons Buffon pieds et poings liés à son adversaire. Mais, notre conscience ainsi rassurée par cet acte de justice, nous pouvons peut-être plaider pour l’historien de la nature les circonstances atténuantes. Si l’on veut montrer pour lui quelque indulgence, on sera amené à reconnaître un certain degré de parenté entre sa théorie et celle qui prévaut de nos jours.

Demandez en effet à un de nos physiologistes comment les choses se passent, et, en écoutant sa réponse, vous aurez çà et là comme un ressouvenir des conceptions utopiques de Buffon.

Le physiologiste que vous consulterez vous dira que tout se fait par des cellules. Ces cellules ne sont point les molécules organiques de Buffon ; car celles-ci devaient être incorruptibles, inaltérables, tandis que les cellules ont une vie évolutive, naissent et meurent. C’est là une différence fondamentale ; mais enfin ces cellules, par elles-mêmes ou par leurs dérivés, forment tout le corps des animaux. Dans la génération interviennent des cellules issues de la femelle et des cellules issues du mâle : il y a des ovules mâles et des ovules femelles. L’évolution des uns et des autres paraît suivre à peu près la même marche. Les uns et les autres ont une enveloppe et une matière intérieure ou vitellus qui mûrit en prenant une apparence granuleuse. L’ovule mâle se partage en un certain nombre de spermatozoïdes qui sont des cellules embryonnaires mâles. Ce sont ces spermatozoïdes qui traversent l’enveloppe de l’ovule femelle, et qui viennent le féconder en s’accolant aux cellules embryonnaires femelles, dont l’assemblage forme le vitellus.

Une liquéfaction générale mêle alors les éléments de ces cellules. Ce mélange, tout à fait semblable à celui qu’on supposait tout à l’heure entre les molécules organiques, devient le signal d’une série de phénomènes évolutifs que la science moderne constate, sans prétendre à les expliquer comme le faisait Buffon. Le vitellus se tord et reprend l’apparence granuleuse ; un noyau, le noyau vitellin, s’y manifeste et semble présider à l’évolution nouvelle. Une sorte de toile embryonnaire se forme de cellules nouvellement nées, et au sein de cette toile apparaît enfin une petite tache qui devient l’embryon proprement dit.

Cet embryon se forme de cellules spécifiquement distinctes, différenciées dès leur naissance par leurs propriétés anatomiques ; elles viennent composer, chacune suivant son espèce, les divers organes et les diverses parties de l’animal, les unes constituant le système circulatoire, celles-ci le système musculaire, celles-là le système nerveux.

Ne sommes-nous pas en droit de dire que ces cellules spécifiquement distinctes rappellent dans une certaine mesure les molécules hétérogènes que Buffon tirait de tous les points du corps pour former l’être nouveau ? et ne vous semble-t-il pas que Buffon, tout en construisant sur des observations insuffisantes un système de parade, avait eu un sentiment assez exact des phénomènes ?

Il est encore un point des plus importants par où la théorie des molécules organiques confine à nos idées contemporaines et flatte même nos fibres les plus secrètes. Ces molécules, que Buffon place à l’origine de la vie, elles sont dans le monde en nombre limité. Elles passent d’un organisme dans l’autre, de façon à produire des êtres nouveaux, mais il n’en apparaît point de nouvelles. Tout se réduit, en dernière analyse, à des transformations, sans qu’il y ait création véritable. Ce n’est point à dire, bien entendu, qu’une puissance créatrice ne puisse intervenir dans le monde ; mais son rôle naturel est de déterminer ces transformations, ces migrations de molécules d’un moule dans un autre, auxquelles se réduisent les créations vitales.

Or si vous interrogez sur un pareil sujet les physiciens de 1872, ils vous exposeront le principe de la Conservation de l’énergie et ils vous montreront, avec toutes les réserves nécessaires, comment ce principe s’applique aux phénomènes vitaux. Pour eux aussi le jeu de la nature, — même dans le monde organique, — consiste à transformer, non à créer des mouvements.

Voilà quelques-unes des choses que nous pourrions dire pour atténuer les torts de Buffon. Toutefois, à tout prendre, ce n’est point affaire à nous de l’innocenter, et nous ne voulons point en rester sur cette impression que l’on pourrait nous reprocher comme une faiblesse. Un système est d’autant plus dangereux qu’il est plus séduisant. Ces conceptions utopiques, que leur auteur tire entièrement de son cerveau pour expliquer les faits, n’ont pas seulement l’inconvénient d’encombrer inutilement la science, elles détournent les esprits des recherches sérieuses en leur donnant une fausse satisfaction. Nous ne saurions donc trop louer l’inaltérable fermeté de Voltaire qui, sans se laisser éblouir par le renom de Buffon, exigeait avant tout qu’on lui montrât ces molécules organiques auxquelles on prétendait tout ramener.