Les Sciences au XVIIIe siècle/I/X
Si maintenant nous passons de la physique du globe à celle des êtres vivants, nous trouverons toujours Voltaire en défiance contre les utopistes qui prétendent expliquer les secrets de la nature. Sur les différentes questions que nous allons d’abord rencontrer, celle des générations spontanées, celle des germes, Voltaire a d’ailleurs des opinions tout à fait conformes à celles que professe la science officielle de nos jours. Après lui, quelques faits se sont éclaircis, quelques détails se sont précisés ; mais de prime abord il a pris le bon parti, s’il faut en croire nos savants les plus autorisés.
La question des générations spontanées est fort ancienne ; c’est un de ces problèmes qui reviennent périodiquement agiter le monde de la science. Needham, un prêtre anglais, avait examiné avec soin des infusions de matières putrescibles, et, avec l’aide du microscope, il y avait vu apparaître des légions d’êtres variés, des végétaux ou des animaux de toute sorte. Ses expériences avaient acquis rapidement une grande notoriété dans toute l’Europe, et une école de naturalistes y prétendait trouver des lumières certaines sur les origines mêmes de la vie : ces moisissures végétales, ces animalcules de Needham, naissaient sans germes, sans parents, et l’on voyait là des êtres vivants se créer de toutes pièces au moyen de simples débris organiques.
Needham avait du moins apporté des faits bien observés et circonscrit le domaine de la discussion en le réduisant aux animaux infusoires, car avant lui l’imagination se donnait pleine carrière, et l’on croyait voir naître spontanément des animaux que leur structure et leur taille placent à un degré fort élevé dans l’échelle des êtres ; on en était à peu près aux abeilles d’Aristée naissant des entrailles d’un taureau putréfié. Van Helmont, dont la parole avait une grande autorité au xviie siècle, écrivait : « L’eau de fontaine la plus pure, mise dans un vase imprégné de l’odeur des ferments, se moisit et engendre des vers. Les odeurs qui s’élèvent du fond des marais produisent des grenouilles, des sangsues, des herbes. Creusez un trou dans une brique, mettez-y de l’herbe de basilic pilée, appliquez une seconde brique sur la première, de façon que le trou soit parfaitement couvert ; exposez les deux briques au soleil, et au bout de quelques jours l’odeur du basilic, agissant comme ferment, changera l’herbe en véritable scorpion. » C’est encore van Helmont qui fait naître des souris dans des paquets de linge sale. D’autres allaient jusqu’à donner des procédés pour faire produire des grenouilles au limon des marais ou des anguilles à l’eau des rivières.
C’était donc un grand progrès que de limiter les faits, comme le faisait Needham, à la naissance des animaux infusoires. Ses recherches étaient d’ailleurs consciencieuses et précises ; il montrait comment, suivant la nature des dissolutions, variait celle des animaux qu’on y voyait naître ; il ne s’agissait donc pas de germes apportés par l’atmosphère, c’étaient bien les éléments mêmes de la dissolution qui formaient les nouveaux êtres.
Aussi Buffon adopta pleinement les idées de Needham, et il les appuya d’une théorie des molécules organiques.
Suivant lui, la vie réside dans les dernières molécules des corps. Ces molécules sont de petits organismes qui sont retenus par les tissus inertes, par les huiles, par les humeurs. Elles sont d’ailleurs indestructibles, incorruptibles ; la mort ne fait que les mettre en liberté ; elles sortent alors du moule où elles étaient enfermées, et pénètrent dans un moule nouveau pour former un autre corps vivant. C’est ainsi que la génération spontanée ne s’observe que dans des infusions contenant des matières végétales ou animales propres à être décomposées. Needham avait en effet posé cette restriction, dont Buffon donnait tout de suite la raison théorique.
Voltaire refusa énergiquement d’admettre les conséquences que l’on tirait des expériences sur les infusoires. Il faut dire qu’il était d’ailleurs en querelle avec Needham, qui avait entamé contre lui une controverse théologique et qui essayait de réfuter quelques-unes de ses attaques contre l’Écriture sainte. C’était aussi le temps où il était fort animé contre Buffon et disposé à se ranger en tout parmi ses adversaires. Aussi fait-il pleuvoir une grêle de traits, de récriminations, de plaisanteries, sur les essais de Needham et la théorie des molécules organiques. « Un jésuite irlandais nommé Needham s’avisa, dit-il, de croire et de faire croire que non-seulement il avait fait des anguilles avec de la farine de blé ergoté et avec du jus de mouton bouilli au feu, mais même que ces anguilles en avaient produit d’autres, et que, dans plusieurs de ses expériences, les végétaux s’étaient changés en animaux. Needham, aussi étrange raisonneur que mauvais chimiste, ne tira pas de cette prétendue expérience les conséquences naturelles qui se présentent. Ses supérieurs ne l’eussent pas souffert. Il était en France déguisé en homme et attaché à un archevêque ; personne ne savait qu’il fût jésuite. » De fait, Needham n’était point jésuite, ni même Irlandais ; ce sont là des plaisanteries de Voltaire. « Si du persil se change en animal ; si de la colle de farine, du jus de mouton bien bouilli et bien bouché, dans un vase de verre inaccessible à l’action de l’air produisent des anguilles qui deviennent bientôt mères, voilà toute la nature bouleversée… Il est triste que l’académicien qui se laissa tromper par un charlatan ignorant se soit hâté de substituer à l’évidence des germes les molécules organiques. Il forma un univers. La plupart des philosophes, à l’exemple du chimérique Descartes, ont voulu ressembler à Dieu et faire un monde avec la parole. »
On vient de voir que la doctrine de Needham, celle que nous appelons aujourd’hui l’hétérogénie, se présentait alors sous couleur d’orthodoxie religieuse ; cela n’est peut-être pas indifférent à noter, car, bien que la religion dût être désintéressée dans cette affaire, nous pouvons remarquer que, par un singulier retour des choses d’ici-bas, les faveurs de l’orthodoxie sont maintenant acquises à la doctrine contraire.
Quoi qu’il en soit, Needham et ses partisans arguaient de ce que dit saint Paul à propos de la résurrection des morts dans sa première épître aux Corinthiens : « Mais, dira quelqu’un, comment les morts ressusciteront-ils ? Insensés ! ne voyez-vous pas que les grains semés par vous ne se vivifient point, s’ils ne meurent d’abord[1] ? » C’est ainsi que l’Évangile selon saint Jean dit encore : « Si le grain du froment ne meurt après qu’on l’a jeté dans la terre, il demeure seul ; mais s’il meurt, il porte beaucoup de fruit[2]. » Saint Thomas avait dit de son côté en termes formels : Primum in generatione est ultimum in corruptione, la génération commence là où la corruption finit. Les hétérogénistes du temps s’appuyaient donc sur le texte sacré pour soutenir que la pourriture est la condition de la vie, et que la corruption donne naissance aux végétaux et aux animaux. C’est contre ces assertions que s’élevait Voltaire, toujours heureux de mettre l’Écriture et les docteurs en contradiction avec les faits. Il est certain que le grain de blé mis en terre ne pourrit ni ne meurt ; il germe et se développe. De même les débris organiques peuvent fournir un milieu favorable au développement des êtres vivants ; mais il faut que des germes viennent s’y placer pour que la vie s’y produise.
Telle est du moins l’opinion à laquelle se rattache aujourd’hui la grande majorité des savants, et Voltaire la défendait de son temps en s’appuyant sur les expériences de Spallanzani.
Spallanzani, professeur à l’université de Pavie, avait en effet repris les expériences de Needham, et en avait tiré des conclusions contraires.
Il enfermait, lui aussi, dans des ballons de verre des matières capables de se putréfier ; mais il montrait qu’aucune apparence de vie ne se manifestait, si l’on avait eu soin de chauffer préalablement les infusions jusqu’à la température nécessaire pour détruire les germes. — Ainsi, disait-il, il est évident que toute vie vient des germes, et, quand je prends soin de les tuer, les infusions sont stériles. — Elles le seraient à moins, répliquait Needham ; vous commencez par détruire à l’aide du feu les conditions mêmes où la vie est possible ; il n’est pas étonnant dès lors que vous ne voyiez apparaître aucun être vivant. Ce ne sont pas les germes que vous avez tués, c’est l’air de vos ballons que vous avez rendu mortel. — Spallanzani, pour répondre à cet argument, cherchait à se passer du feu : il essayait de filtrer l’air introduit dans les récipients et d’empêcher mécaniquement l’entrée des germes ; il reproduisait ainsi dans des conditions nouvelles de précision et d’exactitude l’ancienne expérience du médecin florentin Redi, qui avait montré qu’on empêchait une viande de se putréfier en la recouvrant d’une gaze très-fine ; mais ses procédés d’expérimentation n’étaient pas assez parfaits pour qu’il pût arriver à des résultats décisifs.
Comme on le voit, la controverse entre les hétérogénistes, ou partisans de la génération spontanée, et les panspermistes, ou partisans des germes, se produisait au temps de Voltaire dans les formes mêmes où nous l’avons vue renaître de nos jours.
La question de la variabilité des espèces fut encore une de celles dans lesquelles Voltaire intervint ; cette question en effet se lie naturellement à celle de la génération spontanée.
En supposant que la matière peut s’organiser sans germes, et donner ainsi naissance à des êtres inférieurs ; en y ajoutant que les espèces peuvent se modifier graduellement et former une série continue de végétaux et d’animaux de moins en moins imparfaits, on construit un système qui enferme dans un cadre unique tous les phénomènes de la nature vivante. On embrasse ainsi d’un seul coup d’œil la chaîne entière des êtres, — depuis les organismes les plus rudimentaires jusqu’aux animaux supérieurs, — et il semble que l’on saisisse le procédé même par lequel la nature crée l’infinie variété des existences.
Un pareil système s’est de tout temps offert à l’esprit de quelques naturalistes, et il se présente, il faut l’avouer, sous des dehors si brillants, il satisfait si bien l’imagination, que ceux mêmes qui le regardent comme réfuté par l’expérience sont tentés d’en retenir quelque chose ; mais Voltaire n’était pas tendre pour de pareilles fantaisies, et il se montra fermement attaché au principe de la fixité des espèces.
Il faut dire que la doctrine qui fait naître les espèces les unes des autres ne se produisait au milieu du xviiie siècle que comme une pure utopie : les recherches paléontologiques, qui devaient plus tard fournir à cette doctrine ses arguments les plus sérieux, n’étaient pas encore inaugurées ; en somme, elle n’avait à fournir aucune donnée certaine, et elle avançait naïvement les assertions les plus monstrueuses. C’est ainsi que le fameux Telliamed, prétendant que nos premiers ancêtres avaient été des poissons devenus d’abord amphibies, puis convertis en animaux terrestres, appuyait son opinion sur les fables des sirènes et des tritons ; bien plus, il arguait des indications que venait de donner un capitaine anglais qui avait traversé les parages du Groenland, et qui y avait vu des Esquimaux naviguant dans leurs chaloupes. Un de ces malheureux avait été pris par les Anglais et était mort de chagrin à leur bord sans proférer une parole et sans toucher aux aliments qu’on lui présentait. Telliamed n’hésite pas à voir dans cet Esquimau une sorte de monstre marin muet et couvert d’écailles de la ceinture jusqu’en bas, un « témoin » des races intermédiaires entre le poisson et l’homme. On conservait à Hall, en Angleterre, dans la salle de l’Amirauté, la barque du Groenlandais et l’homme lui-même desséché ; mais Telliamed n’y avait pas été voir.
On juge si Voltaire triomphe de cette étrange assertion : il fait payer cher à Telliamed sa crédulité au sujet de l’Esquimau ; il la fait expier même à Buffon, bien innocent dans cette circonstance, mais trop enclin d’ordinaire à croire Telliamed.
Du reste, c’est sur le ton de la plus grosse plaisanterie que Voltaire traite la question de la variabilité des espèces. Cette doctrine avait pris, dit-il, tant de crédit dès le commencement du siècle, que plusieurs personnes étaient persuadées qu’une sole pouvait engendrer une grenouille. « Il ne faut pour cela que des parties organiques de grenouilles dans les moules des soles. » Il raconte à cet égard la mésaventure arrivée à un célèbre chirurgien de Londres, Saint-André, qui, pendant le séjour de Voltaire en Angleterre, défendait de toutes ses forces la doctrine de la mutabilité des êtres. Une de ses voisines, pressée par la misère, résolut d’exploiter l’enthousiasme du chirurgien ; elle lui fît confidence qu’elle était accouchée d’un lapereau et que la honte l’avait forcée de se défaire de son enfant. Saint-André répand aussitôt dans Londres cette aventure, où il voit la confirmation de son système. Au bout de huit jours, la femme le fait venir dans son galetas et lui dit qu’elle est près d’accoucher encore ; Saint-André la délivre en présence de deux témoins, et amène au jour un petit lapin qu’il va montrant de tous côtés comme le fils de sa voisine. Quelques-uns crient au miracle ; Saint-André et les siens affirment que la chose est conforme aux lois de la nature ; tous donnent de l’argent à la mère des lapins. Elle trouva le métier si bon, qu’elle accoucha toutes les semaines. Mais la police, incrédule à l’endroit de la mutabilité des espèces, vint mettre un terme à son commerce et surprit le procédé qu’elle employait pour engendrer des lapereaux. La femme fut punie, et Saint-André se cacha pendant que les gazettes s’égayaient à ses dépens.
« Défions-nous donc, dit le narrateur, des lapereaux de Saint-André, comme des anguilles de Needham, de l’harmonie préétablie, qui est très-ingénieuse, et des molécules organiques, qui sont plus ingénieuses encore. »