Les Sceptiques grecs/Livre II/Chapitre V

Impr. nationale (p. 186-208).

CHAPITRE V.

LES SUCCESSEURS DE CARNÉADE.
PHILON DE LARISSE.


La nouvelle Académie avait atteint son apogée avec Carnéade ; nous n’avons que peu de chose à dire de ses successeurs immédiats. Clitomaque, Charmadas, Eschine, Métrodore de Stratonice, que Cicéron[1] nomme en même temps, furent cependant encore des hommes illustres.

Clitomaque est le plus connu des successeurs de Carnéade : c’est à lui que revient l’honneur d’avoir par ses écrits sauvé de l’oubli les doctrines de son maître[2]. Il était de Carthage[3] et avait d’abord porté le nom d’Hasdrubal[4]. Déjà, dans son pays, il s’était occupé de philosophie et peut-être avait-il publié quelques ouvrages dans sa langue maternelle. Il vint à Athènes vers l’âge de vingt-quatre ans[5], étudia pendant quatre ans, s’initia à toutes les philosophies alors en vogue, au péripatétisme et au stoïcisme, et enfin s’attacha, pour ne plus la quitter, à la velle Académie. Il était né vers 175 av. J.-C. et mit fin à ses jours[6] après l’année 110 av. J.-C.

Clitomaque avait une grande réputation[7] ; Cicéron loue surtout la pénétration de son esprit et son ardeur au travail. Il avait beaucoup écrit, plus de quatre cents ouvrages, d’après Diogène. Outre les Consolations, dont nous avons parlé plus haut, on cite de lui quatre livres sur la Suspension du jugement[8], que Cicéron a suivis de très près dans son exposition des Académiques, avait traité le même sujet dans deux autres ouvrages, dédiés l’un au poète C. Lucilius[9], l’autre à L. Censorinus, qui fut consul.

Son condisciple Charmadas ou Charmidas était parfois considéré comme le fondateur, avec Philon, de la quatrième Académie[10]. Fidèle à la tradition académique, il discutait, non pour faire prévaloir une opinion, mais pour combattre toutes les affirmations qu’on exprimait devant lui[11]. Il imitait Carnéade jusque dans sa manière de parler[12]. Son éloquence et sa prodigieuse mémoire[13] l’avaient rendu célèbre. Il soutint avec Clitomaque une vive polémique contre les rhéteurs[14] et prétendit qu’on ne peut arriver à la véritable éloquence sans avoir étudié les systèmes des philosophes[15] ; c’est la thèse que soutient à cette époque toute l’Académie. Un autre académicien, Hagnon[16], avait aussi écrit un traité contre les rhéteurs.

Parmi les disciples de Carnéade, Métrodore de Stratonice mérite une mention particulière. C’était un transfuge de l’école épicurienne[17]. Il ne paraît pas qu’il ait rien écrit. Nous avons déjà vu qu’il était, sur un point essentiel, en désaccord avec Clitomaque. Suivant ce dernier[18], Carnéade prescrivait de suspendre son jugement en toute question qui n’était pas d’ordre pratique. Suivant Métrodore, il autorisait l’assentiment, pourvu qu’il ne fût pas donné comme une certitude, et il estimait que le sage peut avoir des opinions. Peut-être était-ce Métrodore qui avait le mieux compris la pensée du maître. C’était du moins ce qu’il disait lui-même, au témoignage de l’Index[19] herculanensis. Cicéron[20] nous assure qu’il passait pour bien connaître Carnéade, et nous voyons, fait plus significatif encore, que Philon, se séparant de son maître Clitomaque, se rangea à l’interprétation de Métrodore[21]. C’est peut-être de Métrodore qu’est partie cette tradition recueillie par saint Augustin[22] et suivant laquelle les académiciens auraient, pour le plaisir de combattre les stoïciens, dissimulé leur propre dogmatisme, Il est difficile de croire cependant qu’il n’y ait pas là quelque malentendu ou quelque exagération[23].

Des autres disciples de Carnéade, nous ne connaissons que les noms : Mélanthius de Rhodes[24], Eschine de Naples[25], Mentor que Carnéade surprit chez sa propre maîtresse[26], et que, pour ce motif, il chassa de son école, enfin Hagnon de Rhodes[27]. L’Index Herculanensis[28] nomme encore Zénon d’Alexandrie, qui avait, comme Clitomaque, exposé dans ses écrits les idées de Carnéade ; les Tyriens Zénodore et Agasiclès ; Bataces et Corydallus d’Amise ; Biton de Soles ; Asclépiade d’Apamée ; Olympiodore de Gaza ; Hipparchus de Soles ; Sosicrate d’Alexandrie ; Stratippe ; Calliclès de Larisse ; Apollonius. Parmi les Romains, Catulle[29], qui fut collègue de Marius, et à qui Cicéron donne un rôle dans les Académiques, fut aussi un des partisans de Carnéade.

Clitomaque eut à son tour un disciple célèbre, Philon de Larisse ; nous exposerons tout à l’heure ses doctrines. Les disciples de Charmadas furent Héliodore[30] Phanostrate, Métrodore[31] de Scepsis, célèbre, comme son maître, par une mémoire extraordinaire. Il fut au service de Mithridate[32].

Nous n’avons pas de renseignements sur les doctrines de ces philosophes. On pourrait être tenté de croire qu’ils inclinaient déjà vers l’éclectisme, en voyant Clitomaque également versé dans la connaissance de plusieurs systèmes[33] ceux de l’Académie, d’Aristote et de Zénon. L’histoire de la nouvelle Académie nous montre d’ailleurs une marche plus ou moins lente, mais ininterrompue, vers le dogmatisme. Toutefois, Il est plus vraisemblable encore que les successeurs de Carnéade se bornèrent à développer ses idées, sans aller beaucoup au delà. Nous verrons en effet que Philon lui-même demeura, en dépit des apparences contraires, fidèle aux vues sceptiques de Carnéade. Ce n’est que plus tard, au temps d’Antiochus, que la nouvelle Académie se rapprocha ouvertement du dogmatisme stoïcien, et finit par se confondre avec l’école de Zénon.


II. Philon naquit à Larisse[34] vers 148-140 av. J.-C.[35]. Il vint à Athènes à l’âge de vingt-quatre ans[36], et fut pendant quatorze ans disciple de Clitomaque, à qui il succéda sans doute vers 110 av. J.-C. Lorsque la guerre éclata entre Mithridate et les Romains, il quitta Athènes avec plusieurs des citoyens les plus notables, et se réfugia à Rome[37] ; il y enseigna avec grand succès, et on peut conjecturer qu’il ne quitta plus cette ville ; en tout cas, il est certain qu’il ne retourna jamais dans son pays[38]. Il mourut âgé de soixante-trois ans, vers 85-77 av. J.-C.

Avant d’écouter Clitomaque, il avait reçu dans sa patrie les leçons de Calliclès, disciple de Carnéade[39]. Il entendit aussi le stoïcien Apollodore[40].

Philon fut célèbre en son temps. Plutarque[41] nous atteste qu’il excita l’admiration des Romains autant par son talent que par son caractère. Il eut pour disciples plusieurs hommes illustres, entre autres Cicéron, qui lui témoigna toujours le plus vif attachement, et qui l’appelle un grand homme[42]. Stobée[43] loue aussi son talent, et saint Augustin sa prudence[44]. Sa gloire était assez bien établie pour qu’on l’ait parfois considéré comme le fondateur de la quatrième Académie[45].

Il enseignait la rhétorique en même temps que la philosophie[46] et avait réservé certaines heures de la journée pour cet enseignement ; il ne se bornait pas, comme les rhéteurs, à faire plaider des causes particulières et étroitement circonscrites ; il aimait aussi les sujets généraux[47], les questions de principe que les rhéteurs laissaient d’ordinaire aux philosophes.

Philon avait certainement écrit plusieurs ouvrages ; aucun n’est arrivé jusqu’à nous. Cicéron signale[48] deux livres de lui publiés à Rome, et dont une copie, apportée à Alexandrie, excita l’indignation d’Antiochus[49] ; c’est pour répondre à ces deux livres, pleins, suivant lui, de nouveautés dangereuses, et en contradiction avec l’enseignement de l’Académie, avec celui même de Philon, qu’Antiochus écrivit un ouvrage intitulé Sosus.

À cette attaque, qui paraît avoir été fort pressante, si nous en jugeons par le discours que Cicéron met dans la bouche d’un disciple d’Antiochus, et qui, presque certainement, suivait de très près l’œuvre réelle du philosophe, Philon fit-il une réponse[50] ? On peut conjecturer, d*après un passage de saint Augustin, que le livre d’Antiochus lui fournit une occasion de reprendre contre les stoïciens le combat acharné où s’étaient signalés tous les vrais adeptes de la nouvelle Académie. Cicéron dit aussi que, tant qu’il vécut, l’Académie ne manqua pas de défenseurs. Toutefois nous n’avons sur l’ouvrage ou les ouvrages que Philon put écrire à ce moment aucun renseignement précis.


III. Pour Philon comme pour ses prédécesseurs dans l’Académie, comme pour tous les philosophes de son temps, le problème capital fut celui de la certitude.

À en croire la plupart des historiens, Philon se serait rallié à une sorte de dogmatisme mitigé ; il aurait reculé en arrière de Carnéade, et incliné déjà vers ce dogmatisme éclectique qui devait triompher avec Antiochus.

Nombre de témoignages en effet s’accordent à établir qu’il a modifié l’enseignement de la nouvelle Académie. On a vu qu’il fut considéré comme le fondateur d’une quatrième Académie ; et Cicéron nous dit en propres termes qu’il introduisit des nouveautés[51]. Ces nouveautés devaient être de quelque importance, puisque, lisant à Alexandrie deux livres que Philon venait de publier à Rome, son disciple Antiochus, le plus doux des hommes, entra dans une grande colère : faisant appel aux souvenirs de ceux qui avaient avec lui suivi les leçons de Philon, il leur demanda si jamais pareilles choses avaient été entendues dans l’Académie. Enfin, il composa lui-même un traité pour réfuter son maître.

Nul doute encore que Philon n’ait professé une sorte de dogmatisme. On nous dit[52] en effet qu’il faisait remonter jusqu’à Platon la doctrine de la nouvelle Académie ; il se flattait d’être le continuateur du maître d’Aristote, disait qu’il n’y avait jamais eu qu’une seule Académie, et s’élevait contre ceux qui soutenaient le contraire.

Numénius[53] nous apprend aussi que dans sa joie de succéder à Clitomaque, il était, avec une ardeur toute nouvelle, parti en guerre contre les stoïciens. Mais plus tard l’expérience calma son zèle. Il remarqua l’accord des sensations, et leur évidence. Il n’osa pas tourner le dos à ses anciens amis. Mais il souhaitait de trouver des contradicteurs qui le fissent changer d’avis, et le convainquissent d’erreur.

De même, suivant saint Augustin[54], Philon, esprit très circonspect, avait déjà, avant la défection d’Antiochus, entr’ouvert les portes de l’Académie à des ennemis vaincus, et tenté de les ramener sous l’autorité et les lois de Platon.

Enfin, ce qui est peut-être encore plus décisif, Sextus[55] dit en propres termes que, d’après Philon, la vérité ne peut sans doute être connue à l’aide du critérium stoïcien, mais qu’en elle-même, par nature, elle peut être connue. C’est uniquement contre le dogmatisme stoïcien que ses critiques auraient été dirigées ; mais cette doctrine supprimée et balayée, il y avait place pour un autre dogmatisme.

Ajoutons enfin que Cicéron[56] lui-même fait allusion, en termes, il est vrai, assez obscurs, à un enseignement mystérieux et ésotérique sur lequel les académiciens refusaient de s’expliquer.

Quel est donc le dogmatisme que Philon avait substitué au dogmatisme stoïcien ? Ici commencent les difficultés. Aucun texte ne permet de répondre avec une entière certitude : ce n’est que par voie de conjecture qu’on peut essayer de résoudre la question.

D’après les textes qu’on vient de lire, la première idée qui s’offre à l’esprit est que Philon revenait simplement au dogmatisme platonicien. Les choses ne peuvent être connues par les sens ; Platon l’avait dit, Philon le répète, et c’est pourquoi, au témoignage de Sextus, il combat le critérium stoïcien. Pourtant, les choses peuvent être connues : comment ? si ce n’est, comme l’avait dit Platon, par l’intuition de la raison pure.

Telle est l’opinion qui a été adoptée et défendue aussi ingénieusement qu’elle peut l’être par Hermann[57]. Il l’avait indiquée dans sa première dissertation sur Philon de Larisse. Il l’a maintenue et développée, malgré les critiques d’Ed. Zeller, en l’appuyant d’arguments nouveaux, dans sa seconde dissertation.

Un point sur lequel Hermann a le premier attiré l’attention, c’est l’emploi par Cicéron, quand il expose la théorie des académiciens, d’expressions telles que impressum in animo atque mente[58], menti impressa subtiliter, qui rappellent d’autres passages où Cicéron admet une sorte de connaissances innées, ou plutôt analogues à celles que, suivant Platon, l’âme a acquises dans une vie antérieure.

Cependant les arguments de Hermann ne nous ont pas convaincu, et nous croyons que la doctrine de Philon avait un tout autre sens, et demeurait fort éloignée du vrai platonisme.

D’abord, pour commencer par le dernier argument signalé par Hermann, la preuve que Philon n’entend pas l’expression menti subtiliter impressa au sens platonicien, c’est que Cicéron ajoute aussitôt neque tamen id percipi ac comprehendi posse. L’intuition platonicienne comporte-t-elle une telle réserve, une telle incertitude ?

Le passage où Cicéron fait allusion à une sorte d’initiation mystérieuse est trop peu explicite pour justifier la conclusion qu’on en tire. Il ne s’applique d’ailleurs pas à Philon en à particulier, mais à tous les académiciens. Et s’il avait le sens qu’on veut lui attribuer, comment le concilier avec cet autre passage où Cicéron nous apprend que Clitomaque n’a jamais su à quoi s’en tenir sur les opinions de Carnéade[59] ?

Quant au témoignage de saint Augustin, il ne renferme rien de précis sur l’enseignement de Philon. D’ailleurs, saint Augustin prête les mêmes arrière-pensées à Arcésilas et à Carnéade[60] et nous avons vu qu’il se trompe. Il faut se souvenir d’ailleurs qu’il présente cette idée comme une conjecture personnelle, non comme une donnée certaine.

Enfin, Philon lui-même, chez Cicéron, se rattache à Platon et déclare qu’il n’y a eu qu’une seule Académie. Mais qu’on y prenne garde ! Platon est à ses yeux un sceptique ; comme Socrate il se garde de jamais rien affirmer. S’il n’y a eu, selon Philon, qu’une seule Académie, c’est une Académie sceptique ; ce n’est pas la nouvelle qu’il ramène à l’ancienne, c’est l’ancienne qu’il absorbe dans la nouvelle.

Dans les deux livres des Académiques, qui sont arrivés jusqu’à nous, Philon nous est toujours présenté comme un probabiliste. Cicéron, dans sa lettre d’envoi à Varron[61] déclare qu’il s’est fait le porte-parole de Philon ; or, Cicéron se donne toujours pour probabiliste. Et si Philon avait renouvelé le dogmatisme de Platon, comment comprendre qu’Antiochus ait pu lui reprocher de dire des choses inouïes jusqu’ici dans l’Académie ? Comment comprendre qu’il l’ait si âprement combattu, lui qui avait justement la prétention de restaurer le platonisme ?

Nous n’avons malheureusement pas le IIe livre de la deuxième rédaction des Académiques, où, suivant la très plausible conjecture de Krische[62], était exposée en détail la doctrine de Philon, tandis que le troisième et le quatrième correspondaient à peu près au Lucullus que nous avons. Mais le fait même que Cicéron, plaidant pour Philon, répond à Varron, défenseur d’Antiochus, montre bien que Philon ne professait pas une théorie analogue à celle de Platon. Et quand, dans le Lucullus, Cicéron, après avoir exposé les théories sceptiques de Carnéade et de Clitomaque, s’écrie[63] : « Tout ce que je dis, Antiochus l’a appris à l’école de Philon, » comment supposer qu’il y ait de grandes différences entre Philon et Carnéade ? Il a pu être un adversaire moins tranchant[64] un interlocuteur plus conciliant ; il était sur le fond d’accord avec ses prédécesseurs immédiats.

Il faut donc écarter la thèse de Hermann. Philon n’a pas été un dogmatiste platonicien. Il a pourtant professé une sorte de dogmatisme : Sextus le déclare formellement, Numénius l’assure, et Cicéron, on va le voir, ne le nie pas. Il a cru à l’existence de la vérité, mais la vérité n’est connue ni par les sens, ni par la raison. Comment donc l’est-elle ? Et que répondait Philon à cette question ?

Il ne répondait rien, et cela par la raison fort simple que, selon lui, la vérité n’est jamais connue avec certitude. Elle existe, elle est peut-être connue, mais nous ne sommes jamais sûrs de la posséder. Il manque toujours le signe infaillible auquel nous la reconnaîtrions[65]. En elles-mêmes (φύσει), les choses peuvent être connues ; elles sont, en ce sens, compréhensibles[66] ; mais, en fait, nous ne pouvons distinguer le vrai du faux. Autre chose[67] est la nature du vrai, autre chose la connaissance. La connaissance, toujours possible, n’est jamais certaine[68].

Une pareille thèse peut nous paraître singulière ; nous sommes habitués à prendre les mots de vérité et de certitude pour synonymes, et nous ne concevons guère que l’une puisse exister sans l’autre. Voici, croyons-nous, comment Philon a été amené à soutenir ce paradoxe.

Après avoir fidèlement suivi la doctrine de Carnéade et de Clitomaque, Philon fut un jour profondément troublé par une objection d’Antiochus[69]. Parmi les quatre propositions qui résument la théorie de Carnéade et qu’on a lues ci-dessus, il en est deux, les plus essentielles, qui se contredisent. — Il y a, dit Carnéade[70], des représentations fausses. Puis, entre les représentations vraies et les fausses il n’y a point de différence spécifique. — Mais, objecte Antiochus, quand vous admettez la première de ces propositions, vous admettez implicitement que le vrai peut être distingué du faux, et vous le niez dans la seconde. Si la seconde est vraie, la première ne l’est plus ; et si la première est vraie, il faut renoncer à la seconde. Au fond, c’est l’objection si souvent dirigée de nos jours contre le probabilisme, mais présentée ici sous une forme plus saisissante et plus vive : la probabilité suppose la vérité ; rien n’est probable, si rien n’est vrai.

Que répondre à cette objection ? Rien autre chose, sinon ce que répond Cicéron[71] ? Et on peut être assuré qu’il répète les paroles de Philon : « L’objection serait irréfutable si nous supprimions toute vérité ; c’est ce que nous ne faisons pas. Car nous discernons le vrai et le faux. Il y a des apparences en faveur de la probabilité, il n’y a pas de signe certain du vrai. »

Il faut, on le voit, pour sauver la probabilité, reconnaître l’existence de la vérité. Mais, tout en avouant cette existence, Philon ne croit pas à la certitude. Il y a des choses évidentes (perspicua) qui ne sont pas perçues et connues (percepta, comprehensa)[72]. Ces choses évidentes, vraies, que l’on peut croire (probare), mais non connaître (percipere)[73], c’est ce qui est probable ou vraisemblable au sens où Carnéade, d’après Métrodore, définissait ces termes. Et c’est pourquoi, probablement, Philon, abandonnant l’interprétation de Clitomaque, adopta celle de Métrodore. Il donna seulement à la pensée de Carnéade ainsi comprise plus de netteté et de décision.

Comment Philon, dira-t-on, a-t-il pu soutenir une pareille thèse ? Comment dire que la vérité existe, si nous ne la connaissons pas ? Comment croire qu’elle est, si nous ne savons jamais ce qu’elle est ? Nous ne disons pas que Philon ait raison ; encore serait-ce une question de savoir si cette thèse ne peut être défendue. Mais ce n’est pas de cela qu’il s’agit ici. Historiquement, la preuve que Philon a soutenu cette théorie[74], c’est qu’Antiochus la combat avec une grande vigueur et lui adresse précisément l’objection qu’on vient de lire[75]. Il compare[76] spirituellement les partisans de cette opinion à quelqu’un qui ôterait la vue à un homme et dirait qu’il ne lui a rien ôté de ce qu’on peut voir. On nous refuse les moyens de connaître la vérité, mais on nous laisse la vérité.

Si étrange qu’elle puisse paraître à quelques-uns, cette thèse est celle que soutient Cicéron lui-même dans toute la seconde partie du Lucullus. Il répète à satiété que rien n’est certain, mais, en même temps, il ajoute qu’il ne conteste pas l’existence de la vérité[77]. La vérité, dit-il encore en se servant d’une expression de Démocrite[78] a été profondément cachée par la nature ; ne pouvant l’atteindre, nous pouvons du moins nous en rapprocher, et il faut l’essayer[79]. « Nous ne renonçons pas par fatigue à la poursuite de la vérité : toutes nos discussions n’ont d’autre but, en mettant aux prises des opinions contraires, que d’en faire sortir, d’en faire jaillir une étincelle de vérité ou quelque chose qui en approche. » Il jure ses grands dieux qu’il est plein d’ardeur pour ia recherche de la vérité[80]. Même dans les sciences physiques, si incertaines, il sait quelle joie on éprouve à s’élever au-dessus des apparences vulgaires, à tenter de pénétrer les secrets de la nature et à découvrir une explication, ne fût-elle que vraisemblable[81]. C’est ainsi que, plus tard, les nouveaux sceptiques diront que peut-être la vérité existe, qu’il n’est pas impossible qu’on la découvre un jour, qu’il ne faut décourager personne. En attendant, elle n’est pas trouvée.

Au surplus, disait encore Cicéron[82], la simple probabilité n’est point tant à dédaigner. Il y a bien des cas où le sage lui-même s’en contente. Fait-il autre chose quand il monte sur un vaisseau, quand il fait des plantations[83], quand il se marie, quand il a des enfants ? A-t-il, en toutes ces circonstances, la certitude absolue et inébranlable dont se targue le stoïcien ? On affirme sans hésiter que le soleil est dix-huit fois plus grand que la terre ; est-ce une chose qu’on ait comprise ou perçue[84] ?

Si cette interprétation est exacte, peut-on dire que Philon ait fait quelque concession au dogmatisme et qu’il soit, à quelque degré, éclectique ? La réponse à cette question dépend de ce qu’on entend par dogmatisme. On est sans doute dogmatiste quand on admet l’existence de la vérité. L’est-on encore quand on ajoute que nous ne sommes jamais sûrs de la posséder ? C’est ce qu’on appelle d’ordinaire le scepticisme, et quand on accorde la possibilité de se rapprocher du vrai, ou même de l’atteindre sans le savoir, on est probabiliste. Philon n’est ni plus ni moins qu’un probabiliste ; c’est uniquement pour sauver la probabilité qu’il a admis l’existence de la vérité ; il a paru changer d’opinion, mais la concession qu’il a faite au dogmatisme est de pure apparence.

En quoi donc diffère-t-il de Carnéade et quelles sont les nouveautés qu’au témoignage de Cicéron il a apportées ? Malgré l’autorité de Zeller, nous ne croyons pas qu’on doive lui attribuer en propre la distinction entre les choses évidentes ou probables (perspicua, probabilia) et les vérités certaines ; cette théorie est de Carnéade[85], comme on l’a vu plus haut. Tout au plus pourrait-on accorder que Philon a attaché plus d’importance à la partie positive qu’à la partie négative de la doctrine de Carnéade ; il insiste plus volontiers sur le caractère probable ou vraisemblable de certaines propositions. Nous avons vu comment, avec Métrodore, il prêtait à Carnéade des assertions plus positives que ne le voulait Clitomaque. D’après Philon, Carnéade croyait que le sage peut avoir des opinions ; Cicéron, d’accord avec Clitomaque, ne voyait là qu’une thèse soutenue pour contrarier les stoïciens[86].

Les nouveautés de Philon se réduisaient à deux points. Il déclarait, ce que Carnéade n’avait pas dit et ce qu’il n’aurait peut-être pas accordé, que la vérité existe. En outre, et précisément peut-être parce qu’il reconnaissait l’existence de la vérité, il a prétendu rattacher la nouvelle Académie à l’ancienne. Platon, en effet, qui croit aussi à l’existence de la vérité, a souvent des formules dubitatives[87] ; il entoure ses assertions de beaucoup de réserves ; il n’admet pas non plus que les sens soient juges de la vérité, et il permet au sage[88] d’avoir des opinions. Philon a donc pu, à tort, nous le voulons bien, mais de très bonne foi, se croire le continuateur fidèle du fondateur de l’Académie. De même, il est dans son droit quand il rapproche sa doctrine de celle d’Aristote. Si la connaissance était seulement l’impression faite sur l’esprit par la vérité, les péripatéticiens, comme Philon, y souscriraient[89]. Ce qui gâte tout, c’est cette grave addition : de telle sorte que le faux n’en saurait produire une semblable. Qui a jamais, dans le Lycée, tenu un pareil langage ? C’est Antiochus, ce sont les stoïciens qui ont altéré la pure doctrine de l’Académie.

On comprend par là comment Philon a pu passer pour un novateur, quoique, au fond, il n’ait guère fait que répéter, en soulignant peut-être certains traits, ce qui avait été dit par Carnéade. Les innovations de Philon sont assez importantes pour qu’on l’ait parfois regardé comme le fondateur d’une quatrième Académie. Elles ne le sont pas assez pour que cette qualification ait été universellement admise, et ait prévalu.

Si Numénius et saint Augustin lui ont attribué un changement d’opinion, et ont vu en lui un dogmatiste platonicien, c’est qu’ils se sont mépris sur le sens que Philon donnait à cette formule : la vérité existe. Il faut convenir que leur erreur est excusable. Il n’est pas naturel, à première vue, qu’un sceptique proclame l’existence de la vérité.

La grande colère d’Antiochus contre Philon[90] vient, selon toute vraisemblance, de l’effort tenté par le dernier pour mettre Platon et Aristote d’accord avec Carnéade, et effacer les limites entre les deux Académies. Transfuge de la nouvelle Académie, rallié avec éclat au stoïcisme, c’est chez les stoïciens qu’Antiochus prétendait trouver les vrais continuateurs de Platon et d’Aristote. Il allait jusqu’à dire qu’entre les stoïciens et l’ancienne Académie, les mots seuls différaient, et que le stoïcisme est une correction de l’ancienne Académie[91]. Il voulait conserver à l’école qu’il servait avec un zèle de nouveau converti, le prestige des grands noms de l’ancienne Académie[92]. On lui prenait ses Dieux ; il voulut les défendre, et c’est pourquoi il écrivit le Sosus.

Deux points assez délicats restent à expliquer. Quel est le mode de connaissance admis par Philon, et désigné par ces mots : menti subtiliter impressum ? Quel était cet enseignement ésotérique auquel Cicéron fait une allusion discrète ?

Sur le premier point, Hermann et Zeller semblent croire qu’il s’agit d’une connaissance innée, non pas au sens stoïcien, mais au sens platonicien du mot. Mais on ne peut invoquer en faveur de cette conjecture aucune raison probante[93]. Au contraire, Philon et Cicéron sont sur ce point de l’avis de Carnéade, qui manifestement fait dériver toute connaissance des sens. Il nous semble probable que les académiciens ne s’expliquaient guère sur la manière dont se fait la connaissance. Ils constataient, comme une donnée, la présence des idées dans notre esprit, et les tenaient pour conformes à leurs objets, sans rendre compte du passage des choses à l’esprit, de l’action des choses matérielles sur la pensée, sans recourir surtout aux images et à la terminologie matérialistes des stoïciens. Ils y ont toujours répugné. C’est contre eux qu’est dirigé le mot subtiliter. C’est surtout par cette opposition constante au matérialisme stoïcien qu’ils sont vraiment de l’école de Platon.

Sur l’enseignement mystérieux des académiciens, nous ne pouvons naturellement hasarder que des conjectures. Il y a, disaient-ils, des choses probables. Mais quelles sont les choses probables ? Quel choix avaient-ils fait parmi les diverses assertions en faveur desquelles on peut invoquer des raisons plausibles ? On comprend que des dialecticiens subtils qui passaient leur vie à discuter avec des adversaires retors, aient évité de se prononcer publiquement sur ce sujet : se prononcer, c’était donner prise sur soi, c’était renoncer à cette position si avantageuse de gens qui, n’ayant rien à défendre, sont toujours prêts pour l’attaque, chose plus facile, comme chacun sait. De là, leur réponse aux questions indiscrètes sur leurs mystères[94] : Non solemus ostendere. Mais dans l’intimité de l’école, avec des disciples[95] choisis et privilégiés, ils n’avaient plus les mêmes raisons de se tenir sur la réserve ; ils n’avaient plus d’attitude à observer. C’est là probablement qu’ils disaient ce qui leur paraissait vraisemblable, et ce qu’en réalité ils croyaient. Mais même alors, on peut croire qu’ils ne prenaient pas un ton dogmatique. Ils proposaient leurs opinions à leurs disciples, ils n’imposaient rien. Ils donnaient leurs raisons, et laissaient à leurs auditeurs le soin et la liberté de conclure. Ils étaient en cela conséquents avec eux-mêmes. Nous voyons, par un passage de Cicéron[96] que leur souci était de faire triompher non l’autorité, mais la raison. Ce respect de la liberté et de la conscience individuelle paraît bien rare dans les autres écoles ; c’est un caractère propre aux nouveaux académiciens. Ces excellents philosophes ont été les esprits les plus libéraux et les plus modérés de leur temps.

En tout cas, il n’y a pas, dans l’obscur passage de Cicéron, de raisons pour leur prêter des dessous ténébreux, ou des pensées de derrière la tête. Saint Augustin s’est trompé quand il a cru qu’ils tenaient soigneusement caché le trésor des dogmes platoniciens. On voit quel est le malentendu qui a donné naissance à la tradition, ou plutôt à la légende dont il s’est fait l’écho.

En résumé, Philon est toujours resté le fidèle disciple de Carnéade. Zeller se trompe, ou du moins il force la note, lorsqu’il le range avec Antiochus parmi les éclectiques. Cicéron[97] dit que pendant la vie de Philon, l’Académie ne manqua pas de défenseurs. Saint Augustin[98] atteste que jusqu’à sa mort il ne cessa pas de résister à Antiochus et au dogmatisme ; il faut croire ces témoignages.


IV. Si l’on peut contester l’originalité de Philon en logique, il est un point du moins par où il se distingua nettement de ses devanciers, et c’est peut-être ce qui, plus que tout le reste, a contribué à le faire regarder comme inclinant déjà vers le dogmatisme, et placer plus près d’Antiochus que de Carnéade : il traita explicitement les questions de morale, et Stobée[99] nous a conservé l’analyse, malheureusement trop succincte, d’un de ses traités[100]. Puisqu’il reconnaissait l’existence de la vérité, Philon pouvait, sans se contredire, donner des préceptes de morale. Il ne parle d’ailleurs que de morale pratique, et il faut se souvenir que des sceptiques déclarés, tels que Pyrrhon et Timon, se sont toujours réservé le droit de dire leur mot sur la meilleure manière de vivre et d’être heureux.

Nous n’avons pas le titre de l’ouvrage ; mais l’objet en est clairement indiqué. Il se divisait, comme la philosophie elle-même, en cinq, ou plutôt, à cause de l’importance d’une des subdivisions, en six parties.

Le philosophe ressemble au médecin. La première tâche du médecin est de persuader au malade qu’il doit accepter le remède ; la seconde est de détruire l’effet des paroles de ceux qui lui donnent des conseils contraires. De même, le premier livre de Philon, afin d’amener les hommes à la vertu, montrait les grands avantages qu’elle procure, et réfutait les calomniateurs de la philosophie. C’était l’exhortation (Προτρεπτικόν).

Après avoir bien préparé son malade, le médecin doit indiquer les causes des maladies, et leurs remèdes. De même, le philosophe délivre l’esprit des fausses opinions et lui présente les vraies. Tel était l’objet du second livre : il traitait des Biens et des Maux (Περὶ ἀγαθῶν καὶ κακῶν).

Le médecin poursuit un but qui est la santé. La fin que se propose le philosophe est le bonheur. Le troisième livre de Philon traitait des Fins (Περὶ τέλων).

Il ne suffit pas au médecin de donner la santé, il faut encore la conserver, et indiquer les précautions à prendre. Le philosophe donne aussi les préceptes les plus capables d’assurer le bonheur ; c’est ce que faisait Philon dans son quatrième livre sur les Manières de vivre (Περὶ βίων). Il traitait ce sujet à un double point de vue : d’abord il indiquait les règles particulières, applicables seulement à quelques-uns. Par exemple, le sage doit-il s’occuper des affaires publiques, fréquenter les grands, se marier ? Dans une seconde partie du même livre, qui, en raison de son importance, formait un livre à part, le Politique, il traitait les questions générales, celles qui intéressent tout le monde : quelle est la meilleure forme de gouvernement ? les honneurs et les dignités doivent-ils être accessibles à tous ?

Si tous les hommes pouvaient être sages, Philon se serait arrêté là ; mais il faut tenir compte aussi de la moyenne des hommes, de ceux qui ne peuvent s’élever à la perfection, et, faute de loisirs, ne lisent pas les livres des philosophes. De bons conseils peuvent leur être utiles ; de là le dernier livre de Philon, les Préceptes Ὑποθετικὸς λόγος qui présentait en abrégé les indications les plus propres à assurer la rectitude du jugement et la droiture de la conduite.

Le rapprochement obstiné que Philon établit entre la philosophie et la médecine pourrait donner à penser que déjà, comme le feront plus tard les nouveaux sceptiques, il songe à n’employer d’autre méthode que l’observation et l’expérience, laissaut de côté les principes rationnels, et les témérités de la métaphysique. Mais nous ne savons rien de précis à cet égard.

Telle quelle est, la sèche analyse de Stobée nous montre que le livre de Philon était un de ces excellents traités de sagesse pratique, comme l’antiquité grecque dut en connaître beaucoup, et dont nous pouvons nous faire une idée d’après le De Officiis de Cicéron. Il serait intéressant, si les données ne nous faisaient défaut, de comparer cette morale à celle des stoïciens. Elle en évitait certainement les excès, elle n’en avait pas la raideur et elle donnait les mêmes conseils pratiques. Sur un point au moins elle a une incontestable supériorité ; les stoïciens n’avaient pas pour la moyenne des hommes, pour les humbles et les simples, ces égards et cette bienveillance que leur témoigna Philon en leur consacrant tout un livre. Ils se contentaient de les appeler des insensés, et les dédaignaient. C’est la première fois peut-être qu’avec Philon, la philosophie s’avisa qu’il existe dans le monde autre chose que des philosophes et des sages. Il n’est que juste d’en savoir gré à la nouvelle Académie.


En résumé, Philon fut un esprit raisonnable et modéré. En logique, il combattit le dogmatisme, non pour le plaisir de détruire, mais pour réagir contre les prétentions orgueilleuses des stoïciens. Loin de se laisser entraîner par l’ardeur de la dispute, il s’attacha avec autant de bonne foi que de sagacité à remplacer la certitude absolue, qui, suivant lui, nous est inaccessible, par son équivalent pratique, la probabilité. Une philosophie qui nous laisse au moins l’espoir et la chance d’atteindre la vérité, n’est pas une mauvaise philosophie. Elle ne décourage pas la recherche, et nous interdit une trop grande satisfaction de nous-mêmes. Elle est à la fois modeste et laborieuse. En morale, Philon prit aussi parti pour les opinions moyennes. Il se défia des grands mots, et il ne connut pas cette vertu farouche, les cheveux hérissés, le front ridé et en sueur, seule sur la pointe d’un rocher, dont notre Pascal a si éloquemment parlé. La sienne n’est pas non plus enjouée et folâtre ; elle n’est pas couchée mollement dans le sein de l’oisiveté tranquille, et n’estime même pas, quoiqu’on l’en accuse souvent, que l’ignorance et l’incuriosité soient deux doux oreillers pour une tête bien faite. Elle est plus grave, plus raisonnable, plus mesurée, plus bourgeoise en quelque sorte, et son principal mérite est peut-être que, sans être vulgaire, elle est à la portée de tout le monde.

C’est avec lui que la nouvelle Académie atteignit son apogée. Elle garda ce qu’il y avait d’excellent chez Carnéade, avec un plus vif souci des choses morales, avec je ne sais quoi de plus tempéré et de plus doux. Mieux que personne, Philon nous permet de nous faire une idée de ce que furent ces philosophes trop maltraités par l’histoire. Esprits déliés et subtils, éloquents sans affectation et ennemis de tout pédantisme, ouverts à toutes les idées justes sans être dupes des mots, sûrs dans leurs amitiés, les nouveaux académiciens furent les plus aimables de tous les philosophes. Très certainement ils valent mieux que leur réputation. La philosophie de Cicéron, qui est la leur, malgré ses lacunes et ses faiblesses, n’est pas une philosophie méprisable, et ce n’est pas un de leurs moindres mérites d’avoir su conquérir et garder la préférence de Cicéron.

Après Philon, la nouvelle Académie ne fit plus que décliner. Antiochus passa à l’ennemi. Les autres successeurs de Philon n’eurent point d’éclat. Philon de Larisse fut le dernier des académiciens.


    p. 187) que Clitomaque mourut vers 110 av. J.-C. Mais, comme on l’a vu, cette date est incertaine : Clitomaque a peut-être vécu plus longtemps et Philon a pu naître à une date voisine de 140 ; 2o  Cicéron (Ac., II, IV, 11) dit que deux livres de Philon venaient d’être publiés lorsque Antiochus était à Alexandrie avec Lucullus : suivant Zumpt (Abhand. der Königl. Berlin. Akad., 1842) c’était en 84 ; suivant Clinton (Fast. Hell., t. III, p. 147) et Hermann (De Phil. Lariss. Dissert. 1a, p. 6. Götting. 1851, Gymn. progr.), en 87 ; 3o  l’Index nous apprend qu’il mourut à soixante-trois ans (col. xxxiii, 18), si toutefois on doit lire avec Bücheler ἑξῄκοντα. Lorsque Cicéron vint à Athènes, en 79, il dit (Brut., xci, 315. Fin., V, i, 1) qu’il suivit six mois les leçons d’Antiochus dans le gymnase de Ptolémée ; si Philon avait été à Athènes, Cicéron n’aurait pas manqué de le dire. Peut-être était-il resté à Rome ; il est plus probable, comme le conjecture Zeller (t. IV, p. 590), qu’il était mort.

  1. De Orat., i, xi, 45 ; Ac., II, vi, 16.
  2. S’il faut s’en rapporter à l’Index Herculanensis, Clitomaque n’aurait pas succédé immédiatement à Carnéade, il aurait été précédé par un autre Carnéade, fils de Polémarchus, qui mourut au bout de deux ans, et par Cratès de Tarse, qui enseigna quatre ans. (col. cap xxv, 1. Cf. xxx, 4.)
  3. Diog., VII, 67 ; Cic., Ac., II, xxxi, 98.
  4. Diog., loc. cit.
  5. Nous suivons ici l’Index Herculanensis, de préférence à Diogène, qui le fait venir à Athènes à l’âge de quarante ans. D’après Étienne de Byzance (De urbe Καρχηδών), il aurait eu vingt-huit ans, ce qui concorde à peu près avec la date donnée par lIndex. On a vu plus haut (p. 158) le texte de Cicéron d’où il résulte que Clitomaque était déjà disciple de Carnéade lors de la destruction de Carthage (146 av. J.-C.). Voilà pourquoi on doit, avec Zeller, admettre comme date de sa naissance au moins l’année 175. La date de sa mort est déterminée approximativement par ce fait que, d’après Cicéron (De Orat., I, xi, 45), L. Crassus l’avait encore vu à Athènes l’année où il fut questeur, en 110 av. J.-C.
  6. Stob., Floril., VII, 55.
  7. Cic., Ac., II, vi, 16 ; xxxi, 98 ; Athen., IX, 402, C.
  8. De sustinendis assensionibus, Cic., Ac., II, xxxi, 98.
  9. Cic., Ac., II, xxx, 102.
  10. Sext., P., I, 220 ; Euseb., Præp. evang., XIV, iv, 16.
  11. Cic. De Orat., I, xviii, 84.
  12. Cic. De Orat., xvi, 51.
  13. Cic. De Orat., II, lxxxviii, 360 ; Cic. Tusc., I, xxiv, 59 ; Plin., H. nat., VII, xxiv, 89.
  14. Sext., M., VII, 20.
  15. Cic. De Orat., I, xviii, 84.
  16. Quintil., II, xvii, 15.
  17. Diog., X, 9.
  18. Voy. ci-dessus, p. 133.
  19. Col. xxvi, 8 : Καρνεάδου παρακηκοέναι πάντας.
  20. Ac., II, vi, 16. Cf. De Orat., I, xi, 45.
  21. Ac., II, xxiv, 78.
  22. Contra academic., III, xviii, 41 : « Metrodorus… primus dicitur esse confessus, non decreto placuisse academicis nihil posse comprehendi, sed necessario contra stoicos hujusmodi eos arma sumpsisse. »
  23. Voy. ci-dessus, p. 117.
  24. Cic., Ac., II, vi, 16.
  25. Cic. De Orat., I, xi, 45. — Plut., An seni sit ger. Resp., xiii.
  26. Diog., IV, 63. — Euseb., loc. cit., viii, 13.
  27. Quintil., II, xvii, 15. — Athén., XIII, 602 d.
  28. Col. xxii et seq. Cf. xxxiii, xxxvi.
  29. Ac., II, xlviii, 168.
  30. Ind. Herc., col. xxxvi, 2.
  31. Cic. De Orat., III, xx, 75 ; II, lxxxviii, 360. — Tusc., I, xxiv, 59.
  32. Strab., XIII, i, 55. — Plut., Lucul., 22.
  33. Diog., IV, 67.
  34. Stob., Ecl., II, 40.
  35. Les dates ne peuvent être indiquées que d’une façon approximative. Voici les points de repère que nous avons : 1o  d’après l’Index Herculanensis (col. xxxiii), il avait trente-huit ans lorsqu’il succéda à Clitomaque ; nous avons admis (v. supra,
  36. Ind. Herc., col. xxxiii.
  37. Cic., Brut., lxxxix, 306.
  38. Cic., Tusc., V, xxxvii.
  39. D’après l’Index, il aurait suivi ses leçons pendant dix-huit ans ; Zeller corrige avec raison ce texte qui fait commencer à Philon l’étude de la philosophie dès l’âge vraiment trop tendre de six ans.
  40. Ind., ibid.
  41. Cic., 3.
  42. Ac., I, IV, 13 : « … Philo, magnus vir, ut tu existimas. »
  43. Ecl., II, 40.
  44. Contra academic., III, xviii, 61.
  45. Sext., P., I, 220. Euseb., Præp. evang., XIV, iv, 16.
  46. Tusc., II, 11 ; II, 3.
  47. Cic. De Orat., III, 110.
  48. Ac., II, iv, 11.
  49. Lucullus, dans les Académiques, reproduit le discours qu’il a entendu prononcer par Antiochos, et Cicéron insiste à plusieurs reprises sur la mémoire extraordinaire dont Lucullus était doué. Ac., II, i, 2 ; ii, 4.
  50. Krische, dans sa remarquable étude über Cicero’s Akademika (Göttinger Studien, 1845) se prononce pour la négative (p. 194) ; Hermann (op. cit., p. 7) lui oppose avec raison le passage de saint Augustin, Contra academic., III, xviii, 41 : « Sed huic (Antiocho), arreptis iterum illis armis, Philon restitit donec moreretur. » (Cf. Ac., II, vi, 17.)
  51. Ac., II, vi, 18 : « Philo autem, dum nova quædam commovet. »
  52. Cic., Ac., I, iv, 13.
  53. Ap. Euseb., Præp. ev. XIV, ix, 1.
  54. Contr. academic., III, xviii, 41 : « Quippe Antiochus, Philonis auditor, hominis, quantum arbitror, circumspectissimi, qui jam veluti aperire cedentibus hostibus portas cæperat, et ad Platonis auctoritatem Academiam legesque revocare. »
  55. P., I 235.
  56. Cic., Ac., II, xviii, 60. — Cf. August., loc. cit., xvii, 38 : xx, 43.
  57. Dissert. 1a Goiting. 1851. Gymn. progr. — Dissert. 2a Gotting. 1855. Gym. pr.
  58. Ac., II, xi, 34.
  59. Ac., II, xlv, 139.
  60. Voy. ci-dessus, p. 117.
  61. Ad famil. IX, viii, 1.
  62. Op. cit., p. 180.
  63. II, xxii, 69.
  64. Cic., Ac., II, iv, 12.
  65. Cic., Ac., II, xxxii, 104.
  66. Sext., P., I, 235.
  67. Cic., Ac., II, xviii, 58.
  68. Cicéron dit à plusieurs reprises (II, xi, 33 ; xxxv, 112) que la définition stoïcienne de la représentation compréhensive peut être acceptée, pourvu qu’on n’ajoute pas : quomodo imprimi non posset a falso ; c’est la pensée de Philon, tout à fait pareille à celle que Sextus (M., VII, 402) attribue à Carnéade. Cf. Euseb. Præp. evang., XIV, vii, 15 : Διαφορὰν δ’ εἶναι ἀδήλου καὶ ἀκαταλήπτου, καὶ πάντα μὲν εἶναι ἀκατάληπτα, οὐ πάντα δὲ ἄδηλα, Cicéron d’ailleurs, dans Lucullus, expose cette théorie comme étant celle de Carnéade.
  69. Cic., Ac., II, xxxiv, 111 : « Ne illam quidem prætermisisti, Luculle, reprehensionem Antiochi (nec mirum, in primis enim est nobilis) qua solebat dicere Antiochus Philonem maxime perturbatum. »
  70. Ibid. Cf. Ac., II, xiv, 44.
  71. Ac., II, xxxiv, 111 : « Id ita esset si nos venim omnino tolleremus. Non facimus. Nam tam vera quam falsa cernimus. Sed probandi species est : percipiendi signum nullum habemus. »
  72. Ac., II, x, 32 : « Alii autem elegantius qui etiam queruntur quod eos insimulemus omnia incerta dicere, quantumque intersit inter incertum et id quod percipi non possit docere conantur eaque distinguere. » Cf. Ac., II, xi, 34 : « Perspicua a perceptis volunt dîstinguere, et conantur ostendere esse aliquid perspicui ; verum illud quidem impressum in animo atque mente, neque tamen id percipi ac comprehendi posse. » Ac., II, x, 39 : Volunt enim probabile aliquid qiuui verisimile. Cf. Ac., II, xxxii, 102.
  73. Cf. Stob., Floril., 234 : Οἱ ἀπὸ τῆς Ἀκαδημίας ὑγιεῖς μὲν (αἰσθήσεις), ὅτι δι’ αὐτῶν οἴονται λαβεῖν ἀληθινὰς φαντασίας, οὐ μὴν ἀκριβεῖς.
  74. L’interprétation de Hirzel (op. cit., p. 198) est, au fond, d’accord avec la nôtre. Suivant Hirzel, la grande originalité de Philon a été l’introduction du mot καταληπτόν, jusque-là employé par les seuls stoïciens et qu’il aurait adopté en lui donnant, il est vrai, un sens tout différent : les choses sont compréhensibles ; seulement nous ne sommes jamais sûrs, faute d’un critérium suffisant, de les avoir comprises. Cette introduction d’un terme stoïcien dans le langage de l’Académie aurait été la nouveauté qui a si fort scandalisé Antiochus. (Ac., II, iv, 11.)

    À l’appui de cette thèse, Hirzel cite le passage de Sextus (P., I, 135), où le mot καταληπτόν est, en effet, employé pour le compte de Philon, et celui de Cicéron (Ac., II, vi, 18 ), qui semble bien avoir la même signification. Il est fort possible que Hirzel ait raison. Philon, reconnaissant l’existence de la vérité, peut fort bien avoir dit que les choses sont compréhensibles, et, par suite, admis la possibilité de la science. Ce serait un emploi du mot, détourné, il est vrai, de sa signification ordinaire, à peu près comme, chez nous, quelques philosophes peuvent être amenés à dire que nous sommes parfois certains de choses qui ne sont peut-être pas vraies.

    Nous avons cependant quelques scrupules à admettre que Philon ait fait du mot καταληπτόν l’emploi que suppose Hirzel. Nous voyons, en effet, que la thèse constante attribuée aux académiciens et par Lucullus, qui la combat, et par Cicéron, qui la défend, est que rien ne peut être perçu ou compris (II, xi, 33 ; xiii, 42 ; xiv, 43 ; xix, 62 ; xx, 66 ; xxi, 68 ; xxiii, 73 ; xxiv, 78, etc.). Il est vrai qu’on a réservé et mis de côté la thèse de Philon (iv, 12 ; xxxi, 98). Mais n’oublions pas que Cicéron, dans sa lettre à Varron, se donne pour le représentant de Philon (partes mihi sumpsi Philonis), et il n’est pas présumable que, d’une édition à l’autre, il ait changé d’attitude. De plus, en bien des passages, il est fait allusion expressément à Philon (xxii, 69 ; xxxiv, 111), ou ses partisans sont, selon toute vraisemblance, désignés sans être nommés (xiv, 44 ; x, 32). Comment croire que Cicéron ait combattu mordicus l’opinion suivant laquelle les choses sont compréhensibles, si Philon l’avait soutenue, même avec les restrictions qu’on suppose ? Comment croire surtout, si Philon avait admis l’emploi de ce mot, que Cicéron ait écrit (II, xli, 128) : Nec possunt dicere aliud alio magis minusve comprehendi, quoniam omnium rerum una est definitio comprehendendi. Enfin, d’après une très ingénieuse correction que Hirzel lui-même a introduite dans le texte de Photius (Myriob. cod., 212), Philon soutenait que tout est ἀκατάληπτον (Hirzel, p. 233). Ce qui paraît probable, c’est que Philon a déclaré que, si nous ne pouvons être sûrs de rien, cela ne tient pas à la nature même des choses, mais aux conditions de la connaissance. Le passage de Cicéron (II, xviii, 58 : « Veri et falsi non modo cognitio, sed etiam natura tolletur ») concorde tout à fait avec celui de Sextus. En d’autres termes, la vérité peut être connue, mais nous n’avons jamais le droit de dire que nous la connaissons. De là à employer couramment le mot καταληπτόν, il y a une certaine distance.

    Nous croyons donc que Philon a continué à employer le mot πιθανόν, comme le fait constamment Cicéron. Mais ce qu’il est essentiel de remarquer, c’est que, dans un cas comme dans l’autre, il est toujours resté fidèle au point de vue de Carnéade et n’a fait au dogmatisme qu’une concession apparente. En fin de compte, il ne dit pas autre chose, s’il le dit autrement, que ce qu’a dit Carnéade.

  75. Cic., Ac., II, xi, 35.
  76. Ac., II, xi, 33.
  77. Ac., II, xxiii, 73 : « Veri esse aliquid non negamus ; percipi posse negamus. » Cf. II, xxviii, 119 : « Vides me fateri aliquid esse veri, comprehendi ea tamen et percipi nego. »
  78. Cic., Ac., I, xii, 44.
  79. Cic., Ac., II, iii, 7.
  80. Ac., II, xx, 65.
  81. Ac., II, xli, 127.
  82. Ac., II, xxxi, 99.
  83. Ac., II, xxxiv, 109.
  84. Ac., II, xli, 128.
  85. C’est aussi l’opinion de Hirzel, p. 207.
  86. Ac., II, xxiv, 78.
  87. Ac., I, xii, 46.
  88. Ac., II, xxxv, 113 : ‟Incognito nimirum assentiar, id est, opinabor. Hoc mihi et peripatetici et vetus Academia concedit”.
  89. Cic., Ac., II, 112.
  90. Suivant Hirzel (p. 196), c’est surtout l’emploi du mot καταληπτόν qui aurait scandalisé Antiochus. Mais est-ce bien de ce mot, et de l’idée qu’il exprime, qu’il pouvait dire : ce sont choses inouïes dans l’Académie ? Lui-même d’ailleurs s’en servait, et il prétendait bien rester dans l’Académie. Nous croyons plutôt que c’est l’interprétation sceptique de la doctrine de Platon et d’Anatole qui t’a si fort irrité. Cf. Ac., I, iv, 13. L’expression mentitur employée deux fois (II, vi, 18-iv, 12) à l’égard de Philon semble aussi plutôt s’appliquer à un point de fait, qu’à une question de doctrine.
  91. Ac., I, xii, 43.
  92. Ac., II, xx, 70.
  93. Hirzel (Excurs. II) combat avec beaucoup de force la thèse de ceux qui prêtent à Cicéron la théorie des idées innées.
  94. Cic., Ac., II, xviii, 60.
  95. Cf. Sext., P., I, 234. August., Contra academic., II, xiii, 29 ; III, xvii, 38.
  96. Cic., Ac., II, xviii, 60 : « Ut, qui audient, ratione potius quam auctoritate ducantur.
  97. Ac., II, vi, 17.
  98. Contra academic., III, xviii, 41.
  99. Ecl., ii, 40.
  100. C’est peut-être ce traité qui a servi de modèle à Cicéron pour son Hortensius (Hermann, op. cit., p. 6, n. 36). D’autres critiques estiment que Cicéron s’était plutôt servi des προτρεπτικά de Posidonius, ou du προτρεπτικός d’Aristote. Cf. Thiaucourt, Essai sur les traités philos. de Cicéron, p. 47 (Paris, Hachette, 1885).