Les Sceptiques grecs/Livre II/Chapitre IV

Impr. nationale (p. 163-185).

CHAPITRE IV.

CARNÉADE. — EXAMEN CRITIQUE.


Carnéade n’a pas bonne réputation. L’histoire l’a fort maltraité. La plupart des historiens modernes le regardent comme un sophiste sans conviction et sans vergogne, pareil à ceux dont Platon nous a laissé le portrait peu flatté. Ses idées ont naturellement été frappées du même discrédit. On veut bien lui reconnaître quelque esprit ; on ne le prend pas très au sérieux, et on ne lui fait guère l’honneur de le discuter : quelques lignes dédaigneuses suffisent pour lui dire son fait et le remettre à sa place. Cette exécution sommaire n’a pas lieu de surprendre, si on songe que l’histoire de la philosophie a presque toujours été écrite par des dogmatistes naturellement prévenus contre ceux qui n’entendent pas la certitude comme eux, et, en France surtout, plus enclins à réfuter qu’à expliquer, à critiquer qu’à comprendre. Aussi n’est-ce pas une tâche aisée d’essayer de juger impartialement Carnéade et son œuvre ; il est pourtant nécessaire de l’entreprendre.


I. L’origine de toutes les accusations contre Carnéade est sa fameuse ambassade à Rome où, en deux jours, il parla tour à tour pour et contre la justice. N’était-ce pas donner une publique leçon d’immoralité, et pourra-t-on juger assez sévèrement l’audacieux qui s’est joué ainsi des sentiments et des idées les plus respectables ? Aussi flétrir Carnéade est devenu un lieu commun ; et peu s’en faut qu’on n’ait déclaré que l’apparition de la philosophie à Rome a marqué le commencement de la corruption romaine.

Que la condamnation prononcée contre Carnéade soit au moins trop sévère, que son procès ait été témérairement instruit et mérite d’être révisé, c’est ce que M. Martha[1] a récemment établi avec une abondance de preuves, une finesse d’analyse, une modération et une fermeté de jugement bien propres à décourager tous ceux qui voudraient tenter après lui une réhabilitation de Carnéade. Cependant, même après le livre de M. Martha, nous avons vu reparaître[2] les mêmes accusations et la même sévérité. Ce sera notre excuse pour oser revenir sur un débat qui pouvait paraître définitivement clos.

Nous avons donné tout à l’heure le résumé des discours de Carnéade. Le premier jour, il exposa en beau langage tout ce qu’on peut dire en faveur de la justice : il rappela les arguments de Platon, d’Aristote, de Zénon, de Chrysippe. Le second jour, il indiqua les raisons de ceux qui ne croient pas à l’existence de la justice ; il insista surtout sur l’opposition qui éclate entre la justice et ce qu’on appelle communément la sagesse : l’homme qui, avant de vendre son esclave, avoue ses défauts, celui qui dans un naufrage se résigne à la mort plutôt que d’enlever à un plus faible que lui la planche qui le sauverait, sont justes ; la sagesse populaire ne déclare-t-elle pas qu’ils sont fous ? Les hommes font volontiers l’éloge de la justice ; mais quand il s’agit de l’observer, leurs actions démentent leurs paroles ; la réalité contredit l’idéal, et on peut dire que la justice n’est pas.

Il semble vraiment, à entendre les accusateurs de Carnéade, que ce discours ait initié les Romains à une perversité dont jusque-là ils n’avaient pas eu l’idée, qu’avant lui, aucun Romain ne se serait avisé de réaliser des profits illégitimes, d’abuser de sa force et de dépouiller les faibles. Caton, qui traitait si doucement ses esclaves, a dû frémir d’horreur à l’idée d’une telle atrocité.

Carnéade n’a rien appris aux Romains, ou il ne leur a appris qu’une chose : c’est que des manières d’agir qui leur étaient familières et leur semblaient naturelles étaient fort répréhensibles. Aussi voyons-nous qu’il a choisi les exemples les plus capables de faire impression sur ses auditeurs, ceux qu’ils pouvaient le mieux comprendre. On a reproché à ses cas de conscience d’être un peu épais ; mais il fallait bien se mettre à la portée de son public. Il en avait d’autres pour d’autres occasions, et M. Martha en cite un tout à fait exquis[3].

Si le philosophe n’avait prononcé ses discours, comme le suppose si ingénieusement et si spirituellement M. Martha, que pour amener un argument ad hominem, et trouver moyen, sous le couvert d’une thèse générale, de dire leur fait aux Romains, et de leur laisser entendre agréablement qu’ils étaient les plus grands pillards de l’univers, on ne pourrait que sourire de la malice du philosophe, et il n’y aurait plus de débat.

Si, comme il est probable, Carnéade a voulu servir la cause des Athéniens, et faire comprendre aux Romains qu’il ne faut pas abuser des grands mots de justice et d’honnêteté, et qu’eux-mêmes, les ayant fort souvent oubliés, devaient se montrer indulgents à l’égard d’autrui, on pourrait penser qu’il a été trop diplomate pour un philosophe. Mais la mission dont il était chargé, l’intérêt de sa patrie d’adoption, seraient peut-être pour lui des circonstances atténuantes, et il serait bien difficile, sur ce chef, de le condamner sans réserves.

Mais laissons ces explications. La méthode employée par Carnéade dans ces fameux discours était celle qu’il suivait constamment : c’était celle de l’Académie, de l’ancienne autant que de la nouvelle. Prenons ce discours comme un échantillon de ceux qu’il prononçait dans son école, et négligeant les circonstances accessoires, jugeons-le à un point de vue purement philosophique.

Que reproche-t-on à Carnéade ? Est-ce d’avoir, sous couleur d’exposer impartialement le pour et le contre, secrètement favorisé la thèse négative, et sournoisement trahi la cause de la justice ? C’est bien ce qu’on a dit[4] ; mais c’est inexact. Rien dans les textes ne justifie cette accusation, et elle est contraire à tout ce que nous savons de sa méthode, de ses habitudes, de l’attitude même qu’il avait prise. Tout son art au contraire était de tenir la balance égale entre les thèses opposées, de faire en sorte que l’auditeur, sollicité en sens contraire par des raisons tout à fait égales, fût dans l’impossibilité de se prononcer. On ne peut supposer que dans ce discours certainement très préparé, l’orateur, toujours si maître de sa parole, ait commis la faute de trahir une secrète préférence, s’il l’avait, ou qu’il ait eu la naïveté de la laisser voir. Il n’était pas naïf !

À vrai dire, le seul reproche qu’on puisse lui faire, c’est de n’avoir pas conclu. Mais ici la personne même de Carnéade est hors de cause : c’est sa doctrine, une doctrine qui lui est commune avec beaucoup d’autres, qui est en jeu. Avant de s’emporter en invectives contre lui, il faudrait s’entendre sur ce point : le doute, fût-ce en morale, est-il un crime ? Est-ce un déshonneur d’être sceptique ? C’est un point dont tout le monde ne conviendrait pas. Ne voit-on pas de fort honnêtes gens ébranlés dans leurs convictions par les difficultés de toute sorte que soulève la critique, plus encore par les démentis que l’expérience donne tous les jours à leurs idées les plus chères ? Et Dieu sait si de tels démentis étaient fréquents au temps de Carnéade ! Quand Brutus désespère de la vertu, il est sceptique à sa manière : songe-t-on à lui en faire un crime ? Pascal en a dit bien d’autres que Carnéade. Il ne s’est pas borné à douter de la justice, il a déclaré catégoriquement qu’elle n’est qu’un leurre. Nous n’avons pas la folle idée d’instituer un parallèle entre Carnéade et Pascal ; on nous accordera bien cependant qu’ils ont ici un point commun. Locke en exposant si longuement l’argument tiré de la contradiction des croyances en morale, tant d’autres après lui en revenant sur ce lieu commun, n’ont encouru aucun reproche d’immoralité : pourquoi réserve-t-on toute la sévérité à Carnéade ?

On dira peut-être qu’en pareille matière, quand on ne peut pas conclure, on doit se taire, qu’au lieu d’étaler les vices des hommes, il vaudrait mieux ne pas voir ou, si l’on a vu, garder pour soi son pessimisme. Mais qui ne voit qu’il y a ici un cercle vicieux ? On ne peut demander à un homme de régler sa conduite sur une croyance que, par hypothèse, il n’a pas, et qui est précisément l’objet du débat. Et si, ayant des doutes, Carnéade les a exposés nettement, il a du moins le mérite de la franchise[5].

Sans doute, c’est une disposition très fréquente, et fort honorable, de ne pas vouloir livrer à la discussion le principe même de la morale. Nous sommes blessés quand nous entendons mettre en question l’idée du devoir ; nous voudrions qu’elle fût en dehors et au-dessus de tout débat. Mais avons-nous le droit de l’exiger ? Et si nous l’exigeons, où sera la limite ? Il y a des gens qu’offense le moindre doute élevé sur l’existence de Dieu : s’interdira-t-on d’examiner cette question ? Il y a des personnes qui s’indignent qu’on puisse discuter l’existence du monde extérieur : l’admettra-t-on sans examen ? Il faut à des philosophes plus de philosophie. Il faut se résigner à voir tout remettre en question, sans exception ; il faut surtout s’abstenir de suspecter la bonne foi de ses adversaires, quelle que soit la thèse qu’ils soutiennent, même s’ils n’en soutiennent aucune.

Toute la question est de savoir dans quel esprit, avec quelles intentions Carnéade a exposé tour à tour le pour et le contre. Est-ce un sophiste qui se plaît à porter le trouble dans les consciences ? Est-ce un philosophe qui expose sincèrement ses perplexités ?

Sophiste est bientôt dit ; mais quel étrange sophiste, si constamment occupé à réfléchir qu’il en perd presque le boire et le manger ! Que nous voilà loin de ces charlatans dont Platon nous a laissé le portrait !

Un des traits caractéristiques du sophiste, c’est apparemment de faire des sophismes. On parle souvent de la dialectique captieuse de Carnéade ; M. Martha lui-même a répété ce reproche. Nous osons dire que rien n’est moins fondé. Dans tous les raisonnements de Carnéade qui sont arrivés jusqu’à nous, il n’y a point d’arguties. Il y a peut-être des erreurs : c’est un point sur lequel nous reviendrons tout à l’heure ; il n’y a pas de ces subtilités qui impatientent le lecteur ; il n’y a rien qu’un honnête homme ne puisse dire. Si le philosophe a quelquefois tort, il n’est pas toujours facile de le lui prouver. On ne trouvera rien dans toute son œuvre qui ressemble aux sophismes du tas, du voilé ou du cornu ; c'est lui au contraire qui reproche aux stoïciens les subtilités de leur dialectique, réellement captieuse en bien des cas. Il y a sous ce rapport une grande différence entre Carnéade et les pyrrhoniens. Ceux-ci, on le verra par la suite de ce travail, ne sont pas toujours très scrupuleux sur le choix de leurs arguments : Ils disent avec une sorte de ricanement que leurs raisons sont toujours assez bonnes pour des dogmatistes. L’impression qu’on garde de la lecture des discussions de Carnéade, c’est qu’il parle toujours sérieusement. On sent en lui, avec un art admirable, le souci d’éclairer et de convaincre ; il a le respect de lui-même, de son art et de ses auditeurs. Ce qui frappe le plus dans le peu que nous avons de lui, c’est une foule de comparaisons ingénieuses et spirituelles, empruntées à l’histoire ou à la mythologie, et qui donnent à sa pensée un relief et une netteté saisissante. Point de formules abstraites ; des exemples et des faits précis. On n’est pas un sophiste quand on a un tel souci de la clarté. Dira-t-on par hasard que dans le discours de Rome, l’argument tiré du conflit entre le juste et l’utile, l’idéal et le réel, n’est pas un argument sérieux, bien digne d’attirer et de fixer l’attention d’un philosophe ?

Un autre caractère distinctif du sophiste, c’est de changer d’opinion ou de n’en point avoir, au gré de son intérêt, de faire métier de son art, de battre monnaie avec ses doctrines : c’est bien là ce que disent Platon et Aristote. Or, nous ne trouvons rien de pareil chez Carnéade. On ne nous dit pas de lui, comme d’Arcésilas, qu’il ait été opulent ; il paraît avoir vécu fort simplement, en vrai philosophe. Il n’était pas ambitieux : l’ambassade à Rome était une lourde charge autant qu’un honneur ; il ne paraît pas l’avoir briguée ; de fait, c’est lui qui a rendu au grand service aux Athéniens. Cicéron dit en propres termes qu’il ne se mêla jamais de politique. On ne cite pas un trait de sa vie qui ne soit à son honneur. Il ne circule pas sur son compte, comme sur celui d’Arcésilas, des bruits fâcheux ou scandaleux. Un homme tel que lui devait avoir des ennemis : il en a eu ; ils ne lui reprochent que des discours, non des actes. Quand Numénius[6] l’appelle « filou, joueur de tours », il parle au figuré, et s’il le compare à ces légumes vides qui flottent à la surface de l’eau où on les fait bouillir, tandis que les bons vont au fond, cela veut dire seulement qu’il n’est pas de son avis. Il n’a pas été de ces esprits légers et brouillons qui se plaisent à jeter le trouble chez les autres : c’est Arcésilas, et non pas Carnéade, que le stoïcien des Académiques compare à ces tribuns du peuple qui ne rêvaient qu’agitation et désordre. S’il a aimé la gloire et le succès dans les luttes oratoires, c’était apparemment son droit. Il n’y a même pas lieu de dire de lui qu’il ait, comme Cicéron, choisi le probabilisme parce que, n’ayant rien à défendre et toujours prêt à l’attaque, il donnait plus de facilité à l’éloquence. Stoïcien, épicurien ou pur platonicien, Carnéade, doué comme il l’était, aurait toujours été le premier orateur et le premier philosophe de son temps. Il y a mieux encore : Quintilien[7] nous dit en propres termes que Carnéade n’a point été un homme injuste. Lactance[8] nous assure qu’il n’en voulait pas à la justice. Saint Augustin[9] parle aussi de lui en termes favorables. Cicéron[10] déclare qu’il ne voulait pas détruire les dieux : c’est uniquement au dogmatisme stoïcien qu’il avait affaire, non à la morale ou à la religion. Les stoïciens, qui font les fiers et veulent tout prouver, ne prouvent rien : voilà toute sa thèse. Sorti des discussions publiques, dit Numénius, il rendait hommage à la vérité, dans ses entretiens avec ses amis, et parlait comme tout le monde. S’il doutait de la justice dans ses discours, il l’observait dans sa conduite. Nous fera-t-on croire aisément qu’il ait été un malhonnête homme et un sophiste, le philosophe qui a exprimé cette belle pensée rapportée par Plutarque[11] : « Il ne faut pas croire que, si les encensoirs, même quand ils sont vides, répandent encore longtemps une bonne odeur, les belles actions disparaissent sans laisser dans l’âme du sage des pensées, dont la douceur toujours nouvelle la rafraîchisse et la ravive, et lui permette de mépriser ceux qui se répandent en plaintes et en injures contre la vie, comme si le monde était un séjour de misères, un lieu d’exil où les âmes ont été reléguées. »

Pourquoi, nous dira-t-on, ce sérieux et aimable esprit s’est-il attaché à cette étrange et paradoxale doctrine, le probabilisme ? C’est toujours à ses idées qu’il faut revenir, car c’est le seul grief qu’on ait contre lui. La réponse ici est très simple : c’est qu’on se fait du probabilisme une très fausse idée. Si, au lieu de le condamner sans l’entendre et sans le comprendre, on voulait y regarder d’un peu près, on verrait bien vite que cette doctrine n’est pas aussi noire qu’on le dit, on s’apercevrait même qu’il y a parmi les honnêtes gens beaucoup de probabilistes sans le savoir. L’objection qu’on lui a toujours opposée, par laquelle on l’étrangle, est tout simplement pitoyable. A-t-on répété assez de fois que la probabilité ne se comprend pas sans la certitude, qu’on ne peut s’apercevoir qu’une chose est probable ou vraisemblable si on ne possède un modèle, un type de vérité d’après lequel on juge et mesure la vraisemblance, que, par suite, c’est un non-sens de dire que quelque chose est vraisemblable si rien n’est certain ? Mais il y a une certitude que les probabilistes, pas plus d’ailleurs que les pyrrhoniens, n’ont jamais contestée, c’est celle du phénomène. Le probabiliste ne dit pas, comme on le lui fait dire : rien n’est certain. Il dit : rien n’est certain, hormis le phénomène. La manière dont nous sommes affectés, la donnée, le πάθος, voilà ce qui, de l’aveu de tout le monde, est évident, certain d’une certitude indiscutable et indiscutée. Voilà le type, l’étalon qui peut servir à juger de la vraisemblance. Comparée à ce modèle, peut-on dire que la certitude des propositions générales, de celles qui portent sur une existence réelle hors de nous (en laissant de côté, par conséquent, les vérités mathématiques, qui supposent toujours certaines conditions admises au préalable et sont, à ce titre, toujours hypothétiques, comme disait Platon), soit de même nature ? Elle ne l’est certainement pas, puisqu’on en dispute.

Au fond de tout ce débat, il y a un malentendu et une équivoque : on conçoit, sans s’en rendre compte, la certitude de deux manières différentes. S’agit-il de la définir théoriquement ? La définition est fort belle : c’est l’adhésion ferme, inébranlable, irrésistible, de l’âme à la vérité, et rien qu’à la vérité ; c’est la prise de possession directe de la réalité par l’esprit ; c’est l’union intime, la fusion, sur un point, du sujet et de l’objet. Aucun doute, aucune contestation n’est possible ; bref, la certitude est définie comme quand il s’agit du phénomène actuellement donné. S’agit-il, au contraire, non plus de la théorie, mais de l’application et de la pratique, considère-t-on la certitude, non plus telle qu’elle devrait être, mais telle qu’elle est, c’est tout autre chose : ce n’est plus que l’adhésion pleine et entière, très forte et très passionnée peut-être, absolument sincère, nul ne le conteste, mais pourtant qui peut être donnée, qui est souvent donnée à des choses incertaines, voire à des choses fausses. On confond ces deux concepts fort différents ; on parle de la certitude pratique, celle dont nous vivons, comme si elle était toujours la certitude théorique, et elle ne l’est pas. Que répondre à Carnéade quand il vient nous dire : Cette certitude que vous déclarez inébranlable, il lui arrive d’être ébranlée ; à cette certitude que vous dites irrésistible, vous résisterez tout à l’heure, quand vous aurez reconnu votre erreur. — Mais alors ce n’est pas la vraie certitude. — Sans doute ; mais, puisque vous la prenez pour la vraie certitude au moment où vous vous trompez, vous n’avez pas un moyen sûr de distinguer la vraie et la fausse : il n’y a pas une représentation vraie à laquelle ne s’oppose une représentation fausse qui n’en peut être distinguée. Donc, même si vous avez atteint la vérité, ce qui est possible après tout, vous ne pouvez en être absolument sûr. Avouez-le de bonne grâce, et ne prétendez pas vous élever à une perfection inaccessible à la faiblesse humaine.

Rien de plus simple au fond que cette distinction. Mais si un philosophe ose la faire, s’il vient dire que la certitude dont on se contente dans la vie est autre chose que celle qu’on définit superbement dans les livres, s’il avoue que la réalité est fort au-dessous de l’idéal, tout le monde se tourne contre lui. Pour avoir dit que la certitude pratique, fort légitime d’ailleurs, est autre que la certitude théorique, on l’accuse d’avoir dit qu’il n’y a pas de certitude, on l’accable sous le ridicule des conséquences, on le repousse avec dédain, on le flétrit du nom de sophiste. Ce n’est pourtant pas ce qu’il a dit. Mais, ayant distingué deux choses qui sont en réalité différentes, il a proposé, pour plus de clarté, de les appeler de deux noms différents : à l’une il a réservé, suivant l’usage constant des philosophes, le nom de certitude ; à l’autre il a donné le nom de probabilité. A-t-il contesté que cette probabilité puisse s’approcher indéfiniment de la certitude, qu’elle en soit l’équivalent pratique, qu’elle suffise à la vie, à la morale, à la science même[12] ? S’il l’avait fait, il serait peut-être un sophiste ; là est précisément le tort et l’erreur des pyrrhoniens. Ayant reconnu que nous n’atteignons pas cette certitude absolue que les philosophes définissent dans leurs écoles, ils déclarent qu’il n’y a rien à mettre à la place, qu’il faut renoncer à toute affirmation : voilà l’excès, voilà la gageure insoutenable. Encore y aurait-il beaucoup à dire sur ce point, car les pyrrhoniens ne sont pas sans avoir prévu l’objection. Mais Carnéade s’est précisément gardé de cet excès. À défaut de cette certitude parfaite qui n’est qu’un idéal, nous avons la probabilité, qui en tient lieu et qui suffit. Cette croyance pratique, qui peut être aussi inébranlable qu’on voudra, s’il l’avait appelée, comme peut-être on pourrait le faire, certitude morale ou pratique, l’objet même du débat disparaîtrait. Mais il a voulu éviter toute équivoque ; et, au risque d’employer un mot mal sonnant aux oreilles des dogmatistes, il s’est contenté du mot probabilité. Sa mémoire en a porté la peine. Mais aussi pourquoi s’est-il attaqué à la vanité humaine ? Pourquoi nous a-t-il refusé le pouvoir d’embrasser l’absolu, comme des dieux ? Pourquoi a-t-il blessé notre orgueil ? Il reste vrai néanmoins que, si on va au fond des choses, il s’est rendu compte, avec beaucoup de pénétration, de mesure et de modestie, des limites de la connaissance humaine ; son seul tort est d’avoir vu plus clair que les autres, son plus grand crime est d’avoir eu l’esprit trop précis.

Avec quelle finesse et quel admirable bon sens M. Martha a sur ce point rendu justice à Carnéade ! Il faut citer cette belle page, de plus de portée qu’elle n’en a l’air en sa forme discrète : « Nous sommes tous probabilistes, vous et moi, savants et ignorants ; nous le sommes en tout, excepté en mathématiques et en matière de foi. Dans les autres sciences et dans la vie, nous nous conduisons en disciples inconscients de Carnéade. En physique, nous accumulons des observations, et, quand elles nous paraissent concordantes, nous les érigeons en loi vraisemblable, loi qui dure, qui reste admise jusqu’à ce que d’autres observations ou des faits autrement expliqués nous obligent à proclamer une autre loi plus vraisemblable encore. Toutes les vérités fournies par l’induction ne sont que des probabilités, puisque les progrès de la science les menacent sans cesse ou les renversent. Dans les assemblées politiques où se plaident le pour et le contre sur une question, on pèse les avantages et les inconvénients d’une proposition législative, et, si la passion ne vient pas troubler la délibération, le vote est le résultat définitif des vraisemblances que les orateurs ont fait valoir. Le vote n’est qu’une manière convenue de chiffrer le probable. De même chacun de nous, quand il faut prendre un parti, examine les raisons qu’il a d’agir ou de s’abstenir, les met comme sur une balance, et incline sa décision du côté où le plateau est le plus chargé de vraisemblances. La méthode de Carnéade, comme du reste toutes les méthodes, ne fait donc qu’ériger en règles plus ou moins judicieuses ce qui se fait tous les jours dans la pratique de la vie.

« Ainsi interprétée, et c’est ainsi qu’elle doit l’être, la doctrine probabiliste n’est plus ce violent paradoxe qu’on a tant de fois dénoncé, c’est une doctrine très sage et très raisonnable, à égale distance du pédantisme dogmatique et de l’ironie sceptique. C’est par là qu’elle a pu, à Rome même, trouver des adeptes parmi les hommes les plus graves et les plus respectables. On se représente mal un personnage consulaire tel que Cicéron se déclarant publiquement le disciple d’un sophiste. »

Osons dire toute notre pensée : la doctrine académique, entendue dans son vrai sens, est la plus libérale et la plus favorable au progrès des sciences. Le dogmatisme semble être la condition même de l’esprit scientifique ; en réalité, il le tue. En effet, si nous possédons d’ores et déjà la vérité, à quoi bon la chercher ? Le pur dogmatisme est une doctrine d’immobilité, il y en a des preuves dans l’histoire. Reconnaissons au contraire que jamais nous ne pouvons qu’approcher de la vérité sans être sûrs de l’atteindre tout entière, et la recherche aura sa raison d’être ; le progrès sera possible. La science est toujours inachevée. En fait, il n’y a guère eu d’esprits plus ouverts, plus curieux des progrès de la science humaine que les philosophes de la nouvelle Académie.

Pour achever de comprendre le rôle de Carnéade, et pour le juger équitablement, il faut se souvenir qu’il avait affaire aux dogmatistes les plus insupportables. Les stoïciens sont de fort honnêtes gens, et nous n’aurions garde de diminuer en rien leurs mérites. Il faut convenir pourtant que si, à la distance où nous les voyons, leurs travers s’effacent pour ne laisser apparaître que leurs grandes qualités, vus de près, dans le commerce quotidien de la vie, ils devaient être de désagréables compagnons. Écoutez-les, écoutez surtout les médiocres continuateurs de Chrysippe démontrer d’un ton rogue et triste, avec une longue suite de sorites à l’appui, que seul le sage peut être roi, prêtre, devin, jurisconsulte, banquier, cordonnier, qu’il peut bien s’emplir de vin, mais qu’il ne sera jamais ivre. Est-il difficile de comprendre qu’un esprit libre et vif, comme était Carnéade, ait perdu patience, et qu’il se soit donné pour tâche de faire justice de ces sornettes, de culbuter tous ces sorites ? À qui n’est-il pas arrivé, en écoutant certains dogmatistes, de se sentir furieusement pencher vers le scepticisme ? Carnéade entendait tous les jours les stoïciens ; il n’en faut pas davantage pour expliquer qu’il soit devenu probabiliste. La tâche qu’il s’est donnée était méritoire, et on comprend Cicéron disant[13] : « Carnéade nous a rendu un service d’Hercule en arrachant de nos âmes une sorte de monstre, l’assentiment trop prompt, c’est-à-dire la témérité et la crédulité. » Que dans cette lutte de tous les instants il n’ait jamais dépassé le but, que l’habitude de la discussion ne l’ait jamais amené à outrer quelqu’une de ses thèses, qu’il n’ait pas parfois méconnu les mérites de ses adversaires, c’est ce que nous ne voudrions pas nier, quoique, nous l’avons dit, il ait toujours montré une grande mesure, et une rare possession de soi-même. Mais en bonne justice, si cela est, on ne peut lui en faire un grand crime, pas plus que de nos jours on n’en veut beaucoup à un homme politique si, étant de l’opposition, il n’a pas toujours proclamé exactement les vertus du gouvernement qu’il combat.

En résumé, Carnéade est un calomnié de l’histoire. Il a chèrement payé le tort de n’avoir rien écrit. Livrer toutes ses pensées à des paroles que le vent emporte, que les auditeurs ne comprennent pas toujours, que la postérité ne peut pas contrôler, c’est faire la partie trop belle à ses ennemis, c’est se mettre à la merci des esprits superficiels. Heureux dans son malheur, Carnéade a cependant produit sur ses contemporains une si vive impression, il a laissé après lui des disciples si fidèles, qu’un écho lointain de ses paroles est arrivé jusqu’à nous, et qu’à la condition d’y apporter de l’attention et de la bonne volonté, nous pouvons nous faire une idée à peu près exacte de ce qu’il a été : un esprit merveilleusement subtil et alerte, aiguisé par l’étude, une réflexion constante, et l’habitude de la discussion ; animé, si étrange que puisse paraître cette expression appliquée à un probabiliste, du pur amour de la vérité ; ennemi de tout pédantisme et de tout fanatisme ; tourné, chose nouvelle à son époque, vers l’observation intérieure et l’analyse subjective de la pensée ; dialecticien consommé, mais scrupuleux sur le choix des preuves, attentif à n’employer que des arguments irréprochables, et mis en garde contre les subtilités captieuses de la dialectique, justement parce que mieux que personne il en connaissait et les ressources et la faiblesse ; soucieux de convaincre plus encore que d’étonner ; mettant la passion au service de la raison, et comptant moins sur elle pour arriver à ses fins que sur la belle ordonnance des preuves, l’enchaînement clair et rigoureux des pensées, et cette force du raisonnement qui, grandissant de période en période, porte dans l’âme de l’auditeur, avec la joie de comprendre et de se sentir dans la vérité, la chaleur et la lumière qui la ravissent jusqu’à l’enthousiasme ; orateur, pour tout dire, autant que philosophe, mais unissant ces deux qualités sans sacrifier l’une à l’autre, dans la plus belle harmonie peut-être qui se soit jamais rencontrée ; tel fut notre Carnéade. Cette puissance extraordinaire, ce génie qui a fait l’admiration des contemporains, Carnéade ne l’a, quoi qu’on ait dit, mis au service d’aucune mauvaise cause. Probabiliste convaincu, comme il avait tracé une ligne de démarcation nette et profonde entre la spéculation pure où il déclarait la certitude impossible, et la vie pratique où il déclarait la croyance à la fois légitime et nécessaire, il a pu, sans se contredire, prendre dans les discussions publiques l’attitude d’un sceptique que nul n’a mis en défaut, et garder dans la vie privée les idées, les mœurs et le ton d’un honnête homme. Sa vie est exempte de reproche. Sa morale, dont Cicéron nous adonné la formule précise, voluptas cum honestate, était celle de l’ancienne Académie, de Platon, d’Aristote, des stoïciens même, si on tient compte des tempéraments qu’ils savaient apporter à leurs hautaines formules. Seulement cette morale, il la séparait des principes abstraits, il se contentait de la pratiquer sans en faire la théorie. On peut penser que cette manière de comprendre la vie n’est ni assez noble, ni assez justifiée : nous sommes loin de le défendre sur ce point. Mais ce n’est pas à cause de sa morale que nous revendiquons pour lui le titre de grand philosophe. Ce titre, il l’a mérité par la force et l’originalité de ses idées.


II. « Carnéade, dit M. Martha, n’est pas, comme on le dit, un sophiste, mais un véritable philosophe, qui dans sa constante dispute contre les stoïciens a presque toujours la raison de son côté. » Nous oserons aller un peu plus loin que le savant critique, et dire que d’après ce que nous connaissons de l’œuvre de Carnéade, ce n’est pas presque toujours, c’est toujours qu’il a la raison de son côté. Seulement, pour que cette assertion soit exacte, il faut que l’on consente, comme on le doit en bonne justice, à tenir compte de l’époque où Carnéade a vécu, et de la manière dont les problèmes philosophiques se posaient de son temps.

Ce serait faire à Carnéade la partie trop belle que d’insister sur sa polémique contre les théories religieuses des stoïciens, si ingénieusement accommodées au paganisme. Qui oserait aujourd’hui défendre contre lui la théologie de Chrysippe, et le blâmer d’avoir réfuté par l’absurde ce panthéisme naturaliste qui divinisait sans exception toutes les forces de la nature ?

Si on laisse de côté les points particuliers où le stoïcisme rejoint la religion populaire pour ne considérer que les preuves générales qu’il donne de l’existence des Dieux, peut-être y a-t-il encore aujourd’hui des philosophes qui invoquent le consentement universel et les causes finales. Y en a-t-il qui n’avouent pas que ces deux arguments présentent de sérieuses difficultés ? Le consentement universel peut-il passer pour un argument sans réplique ? Et Carnéade n’avait-il pas le droit de rappeler aux stoïciens que, selon leur doctrine, tous les hommes sont des insensés ? Fénelon lui-même, peu suspect en cette manière, avouait que la preuve des causes finales est « une voie moins parfaite » pour arriver à l’existence de Dieu. Nier l’existence du mal, pour n’avoir pas à l’expliquer, est un procédé trop facile. « Quand les stoïciens, dit M. Martha, dans leur optimisme sans mesure et sans nuance, prétendaient que tout est bien dans le monde, que la sagesse divine a tout formé pour l’utilité du genre humain, Carnéade n’avait-il pas le droit de leur demander en quoi servent au bonheur de l’humanité les poisons, les bêtes féroces, les maladies, pourquoi Dieu a donné à l’homme une intelligence dont il peut abuser, et qu’il peut tourner au crime ? » Carnéade était dans le vrai quand il disait, non pas qu’il n’y a pas de Dieu, mais que l’existence de Dieu n’est pas démontrée par toutes ces preuves.

C’est une remarque juste et profonde d’Éd. Zeller[14] que les arguments de Carnéade portent plus loin que le but qu’ils visaient directement. Ils n’atteignent pas seulement le grossier anthropomorphisme des stoïciens, qui donnait aux Dieux des corps et des sens ; ils mettent en lumière les graves difficultés que rencontre toute conception de la personnalité divine. Comment le parfait, l’infini, l’absolu, est-il en même temps une personne, c’est-à-dire, à ce qu’il semble, une existence déterminée et limitée, et comme telle, soumise aux imperfections de la nature humaine, à l’image de laquelle on se la représente ? Les adversaires du théisme en tout temps n’ont guère fait que répéter sous d’autres formes les arguments de Carnéade. Accordons, si l’on veut, que ces raisons aient été incomplètes et insuffisantes : les difficultés qu’elles signalent sont-elles imaginaires ? Sont-elles entièrement résolues de nos jours ? Au contraire, nous avons vu renaître précisément le même débat, et il ne paraît pas près de finir. On oublie, dans ces retentissantes disputes, le vieux philosophe qui a le premier mis le doigt sur la difficulté : il n’avait pas tort pourtant d’être embarrassé là où les plus éminents esprits de notre temps confessent leurs hésitations, et montrent par les solutions mêmes qu’ils proposent la difficulté du problème. Tout récemment encore, M. Paul Janet[15] déclarait « que Dieu n’est pas une personne, mais qu’il est la source et l’essence de toute personnalité ».

Ne disons rien de la polémique de Carnéade contre la divination ; ici c’est le triomphe éclatant et incontesté du bon sens sur la routine, de la raison sur la superstition. Mais nous ne pouvons passer sous silence l’admirable discussion sur le libre arbitre. N’eût-il que ce seul titre, nous n’hésiterions pas à dire que Carnéade a mérité l’admiration que les anciens lui témoignaient unanimement. À aucune époque, on n’a défendu plus fermement la liberté de l’homme, tout en reconnaissant la part qu’il faut faire au déterminisme. Malgré l’autorité de Leibnitz, qui les a suivis sur ce point, admettra-t-on avec les stoïciens que ce soit une thèse sérieuse, celle qui distingue le Fatum et la nécessité, et déclare que nous sommes libres tout en ne pouvant agir autrement que nous ne le faisons ? Personne avant Carnéade n’avait analysé avec autant de profondeur l’idée de cause, distingué aussi nettement la causalité et la succession, et fait aussi résolument une place dans l’enchaînement des phénomènes à ces causes actives qu’on appelle des êtres libres, et qui s’introduisent, sans la détruire, dans la trame des événements. Avons-nous mieux à dire aujourd’hui sur ce sujet, important entre tous ? Le philosophe contemporain qui l’a le plus profondément étudié, M. Renouvier, soutient précisément la même thèse que Carnéade. Il est juste d’ajouter qu’il reconnaît[16] hautement la parenté de sa pensée et de celle du philosophe grec, et que, le premier parmi les modernes, il lui a rendu pleine justice.

En morale aussi, Carnéade a aperçu avec beaucoup de finesse les points faibles du dogmatisme stoïcien. On ne voit pas trop ce qu’Antipater pouvait répondre à un dilemme comme celui-ci : ou vous regardez les avantages naturels comme des biens, et alors vous ne faites que répéter Platon et Aristote, et l’intention ou la vertu n’est plus le seul bien ; ou vous vous obstinez à dire que la vertu ou l’intention est le bien unique, et alors vous vous contredisez quand vous donnez un contenu à l’idée de vertu, quand vous dites que la vertu consiste à faire ce qui est conforme à la nature. Et la preuve qu’il avait raison, c’est qu’Antipater a été obligé pour répondre à ses objections de modifier la théorie stoïcienne. On sait que la question de savoir si en morale l’intention ou la forme de l’action est la seule condition du bien, indépendamment de l’action elle-même, divise encore aujourd’hui les philosophes.

N’avait-il pas raison encore quand il se moquait des étranges paradoxes des stoïciens ? Se trouverait-il aujourd’hui quelqu’un pour soutenir que la douleur n’est pas un mal, que tous les vices et toutes les vertus sont égaux, que le sage possède toutes les qualités et qu’il est infaillible ? Là encore il faut, qu’on le veuille ou non, être du parti de Carnéade.

Mais, dans tout l’enseignement de Carnéade, la partie maîtresse est la théorie de la connaissance. La plupart des historiens et des philosophes se prononcent en faveur des stoïciens : une sorte d’esprit de corps les porte à couvrir le dogmatisme, quel qu’il soit, contre les attaques du scepticisme ou de ce qu’on appelle de ce nom. Cependant combien y en a-t-il qui, regardant de près la thèse stoïcienne, oseraient la prendre à leur compte ? On peut bien être pour elle en présence de Carnéade ; on l’abandonnerait certainement si Carnéade n’était pas là. Cette théorie, en effet, est à peu près la même qui a été soutenue dans notre siècle par l’école écossaise. Elle prétend que nos sens perçoivent directement, sans aucun intermédiaire, la réalité telle qu’elle est en elle-même ; ils saisissent les objets, les choses, et non pas seulement les idées des choses. L’analyse psychologique a de nos jours définitivement écarté, semble-t-il, cette conception. Après les analyses de Berkeley, de Mill, de Taine, d’Helmholtz, c’est devenu un lieu commun de dire que la sensation n’est pas semblable à la cause qui la provoque, qu’elle est un état du sujet, que, si elle suppose une cause, cette cause ne pouvant la produire sans la participation du sujet, on ne peut jamais la considérer que comme une modification de ce sujet, en un mot qu’elle peut être le signe des objets extérieurs, qu’elle n’en est pas même l’image, la copie fidèle.

Carnéade n’a pas connu ces fines analyses ; encore faut-il rappeler que nous ne connaissons qu’une partie de son œuvre. Il n’est pas exagéré de dire qu’il les a pressenties : il est certain que, par un chemin peut-être différent, il est arrivé à la même conclusion. Si les sensations sont les copies fidèles des choses, il doit de toute nécessité y avoir autant de sensations spécifiquement distinctes qu’il y a de choses réelles ; par suite, des choses réelles, semblables d’ailleurs entre elles, deux œufs, deux jumeaux, deux cheveux, devront évoquer en nous des sensations distinctes et discernables. Peut-on dire qu’il en soit ainsi ? Et s’il n’en est pas ainsi, s’il nous arrive d’éprouver la même sensation en présence d’objets différents, il est impossible de soutenir que nous percevons l’objet lui-même : la théorie stoïcienne est atteinte à la racine. En vain les stoïciens ont-ils essayé de résister sur ce point ; ils n’ont rien opposé et ne pouvaient rien opposer de sérieux à cette formule de Carnéade. La représentation compréhensive n’est pas un critérium suffisant, puisqu’un objet qui n’est pas peut éveiller en nous une représentation aussi forte qu’un objet qui est réellement. De nos jours, n’est-ce pas aussi surtout par l’étude des erreurs des sens, des anomalies, que Berkeley et les autres ont été mis sur la voie de la vraie théorie de la connaissance ?

Le stoïcisme ruiné sur ce point, Carnéade n’a point cédé à la tentation, qui eût été irrésistible pour un sceptique, de se renfermer dans le silence et de ne donner aucune prise à ses adversaires ; il n’a pas craint d’exprimer ses propres idées et de s’exposer à son tour à la critique[17]. Si ce n’est pas dans le rapport des sensations aux choses que nous pouvons trouver le critérium de la vérité, puisqu’il est impossible de nous placer entre la sensation et l’objet pour vérifier la ressemblance, si ce n’est pas non plus la force de l’impression qui peut nous servir de règle, il ne reste plus à considérer que la combinaison, l’ordre des représentations. C’est ainsi que, l’un des premiers, Carnéade a insisté avec beaucoup de finesse sur le rôle que joue l’association des idées pour déterminer une sensation actuelle, pour l’attribuer à un objet et la situer dans un point de l’espace. C’est moins la sensation actuelle que le cortège des idées que l’esprit y ajoute en souvenir de l’expérience passée, qui fait la connaissance. Par là, le grossier sensualisme des stoïciens se trouvait déjà dépassé. Par là aussi, l’argument tiré des erreurs des sens cessait de valoir contre la connaissance sensible. Il est absurde que deux objets différents produisent une même sensation, s’il doit y avoir autant de sensations spécifiquement distinctes qu’il y a d’objets. Mais si l’objet, au lieu d’être directement perçu par nous, est un groupe de représentations, rien n’empêche plus que la même représentation fasse partie de plusieurs groupes différents. Je ne puis prendre Castor pour Pollux, si la sensation produite en moi par Castor est tout ce qui me donne l’idée de Castor ; s’il faut que j’y ajoute beaucoup d’autres éléments qui la déterminent, on comprend qu’ajoutant des éléments qui ne lui conviennent pas, je forme l’idée de Pollux : l’erreur n’est pas dans la sensation, elle vient de l’usage que j’en fais.

Aristote, il faut le reconnaître, avait déjà proclamé le caractère relatif de la sensation et soutenu que la sensation prise en elle-même ne trompe jamais, que l’erreur est toujours dans la synthèse. Carnéade s’en est peut-être souvenu ; rien n’empêchait un philosophe de la nouvelle Académie de faire des emprunts au disciple de Platon.

Carnéade ne s’en est pas tenu là. L’association des idées ne suffit pas à rendre compte de la connaissance : on n’arrive par là qu’à un empirisme fort imparfait. L’animal aussi est capable de cette opération. Chez l’homme, il y a quelque chose de plus : la contradiction ou la non-contradiction des idées. On a vu avec quel soin Carnéade insistait sur ce point : il faut, pour qu’une représentation mérite confiance, s’assurer que rien ne la contredit, il faut en examiner en détail tous les éléments et voir s’ils s’accordent entre eux. S’exprimer ainsi n’était-ce pas introduire un élément rationnel et proclamer, contrairement à la thèse stoïcienne, l’insuffisance de la sensation ? Descartes et Leibnitz diront-ils autre chose quand ils définiront la perception un rêve bien lié ?

Nous avons donc une règle de vérité. Sans doute, il ne faut pas l’oublier, et Carnéade y insistait, ce n’est qu’un critérium subjectif, nous n’atteignons pas l’absolu ; nous ne sortons pas de nous-mêmes et nous pouvons encore nous tromper. La connaissance demeure relative. Mais cette règle est suffisante pour la vie pratique, même pour la recherche et le raisonnement. N’est-ce pas ce que proclament aujourd’hui, en des termes peut-être différents, mais dans le même esprit, bon nombre de philosophes et de savants ? Il y aurait témérité à soutenir que nous possédons aujourd’hui la vérité absolue sur cette question. Mais il est certain qu’en poursuivant ses investigations sur le difficile problème de la connaissance, la philosophie moderne a donné raison à Carnéade sur ses rivaux : en ce sens, il a été en avance sur son temps et il s’est approché très près de ce qui est encore pour nous la plus haute approximation de la vérité.

Telle fut l’œuvre de Carnéade. Quelques réserves qu’on puisse faire, on voit quelle était la solidité de ses thèses, la clarté et la vigueur de ses raisonnements, la pénétration de son esprit. le sérieux et l’originalité de ses recherches. Personne ne contestera qu’il ait été un véritable philosophe ; plusieurs penseront peut-être que les modernes feraient une œuvre de justice s’ils lui rendaient la place que les anciens lui avaient assignée parmi les grands philosophes.


  1. Le philosophe Carnéade à Rome, publié dans les Études morales sur l’antiquité. Paris, Hachette, 1883.
  2. Dans sa très intéressante et charmante étude intitulée : Un problème moral dans l’antiquité (Paris, Hachette, 1884), M. R. Thamin est fort sévère pour Carnéade ; nous croyons qu’il est injuste. Quand il dit par exemple (p. 91) que « les contemporains de Carnéade ne lui firent pas précisément la réputation d’un héros », et cela simplement parce qu’il n’a pas voulu s’empoisonner à la suite d’Antipater, M. Thamin confond manifestement les contemporains de Carnéade avec ses ennemis : à moins que nous ne posions en principe que les philosophes doivent suivre leurs contradicteurs dans la tombe, aussitôt qu’il plaît à ces derniers d’entrer : leur sort serait encore moins enviable que celui de la veuve de Malabar. Il resterait d’ailleurs à savoir quelle créance mérite l’anecdote rapportée par Diogène (IV, 64) ; le trait analogue cité par Stobée (Floril., CXIX, 19) paraît plus vraisemblable.
  3. Voici le cas de conscience où M. Martha, avec toute raison, selon nous, voit une preuve de la délicatesse morale de Carnéade : « Si tu savais qu’il y eût en quelque endroit un serpent caché, et qu’un homme qui n’en saurait rien, et à la mort duquel tu gagnerais, fût sur le point de s’asseoir dessus, tu ferais mal de ne pas l’en empêcher. Cependant tu aurais pu impunément ne pas l’avertir ; qui t’accuserait ? » (Cic. Fin., II, xviii, 69.) Répondant à M. Martha, qui signale ce passage dans son rapport, M. Thamin écrit : « Dans le passage cité par M. Martha, la donnée seule est du philosophe dont il s’est constitué le patron ; la forme et la délicatesse morale qu’elle exprime sont de Cicéron, qui, en interprétant l’argument du sceptique, le retourne contre lui. » Mais d’abord, il n’y a rien dans le texte de Cicéron qui permette de supposer que Carnéade n’a pas interprété le cas de conscience comme le fait Cicéron ; c’est très arbitrairement que M. Thamin lui retire ce mérite. Mais fût-il vrai que Carnéade n’a pas en cette délicatesse d’interprétation, il serait toujours le premier qui ait eu l’idée d’un cas de conscience où « il s’agit d’un scrupule tout intérieur, dérobé à la connaissance des hommes », et par là ce cas de conscience demeurerait fort supérieur à tous les autres ; il y aurait, dans la seule donnée, une finesse psychologique, et même une délicatesse morale dont il ne serait que juste de faire honneur à Carnéade.
  4. « C’est froidement, dit-on, et pour l’amour de l’art, que Carnéade démontre à ceux qui l’écoutent, et dont il va bientôt lasser la patience, leur radicale malhonnêteté. » Mais ce n’est pas parce qu’il a indigné le public, c’est au contraire parce qu’il a eu trop de succès que Carnéade a dû quitter Rome. Il n’a pas été chassé : ce n’est pas par scrupule moral, c’est parce que la jeunesse était trop enthousiaste, que Caton a fait régler l’affaire qui retenait l’ambassadeur athénien. C’est un point que M. Martha a surabondamment démontré : les textes sont formels. De plus, Carnéade ne démontre pas aux Romains « leur radicale malhonnêteté » ; il se contente de montrer qu’en certains cas il y a une différence ou une opposition entre la justice et ce qu’on nomme la sagesse.
  5. Ceux qui reprochent à Carnéade d’avoir dit ce qu’il faut taire, l’accablent à l’aide de textes de Cicéron où ses idées sont considérées comme perturbatrices et corruptrices de la jeunesse. Aimerait-on mieux qu’il eût fait comme Cicéron, qui disait en public le contraire de ce qu’il pensait, qui ne croyait pas aux dieux, et faisait le dévot par politique, qui raillait la divination et était augure ? De Cicéron ou de Carnéade, lequel est le plus estimable ?
  6. Ap. Euseb., Præp. evang., XIV, viii, 14.
  7. Instit. orat., XII, i, 35. « Nec Carneades ille… injustus vir fuit. »
  8. Div. Inst., V, 17 ; Epitome, LV, « non quia vituperandam esse justitiam sentiebat… ».
  9. Contra academic., III, xvii, 39.
  10. De nat. Deor., III, xvii, 44 : « Hæc Carnades aiebat non ut deos tolleret (quid enim philosopho minus conveniens), sed ut stoïcos nihil de diis explicare convinceret. »
  11. De tranquil. animi, 19.
  12. Cic. Ac., II, x, 32 : « Probabile aliquid esse et quasi verisimile, eaque se uti regula et in agenda vita, et in quærendo ac disserendo. »
  13. Cic. Ac., II, xxxiv, 108.
  14. Philos. der Griechen, t. IV, p. 507.
  15. Revue des Deux Mondes, 1er juin 1885.
  16. Voir notamment la Critique philos., 9e année, t. XVII, p. 6.
  17. Il est vraisemblable, comme le conjecture Philippson (De Philodemi libro qui est Περὶ σημείων, p. 67, Berlin 1881), que Carnéade a emprunté quelques-unes de ses idées aux médecins empiriques, et qu’il a, à son tour, exercé une certaine influence sur l’épicurien Zénon, auteur d’une importante et curieuse théorie de l’induction. Zénon avait certainement été un des admirateurs enthousiastes de Carnéade. (Cic. Ac., I, xii, 46.)