Les Sceptiques grecs/Livre II/Chapitre III

Impr. nationale (p. 123-162).

CHAPITRE III.

CARNÉADE. — SA VIE ET SA DOCTRINE.


Bien que les successeurs immédiats d’Arcésilas n’aient rien trouvé à ajouter à sa doctrine, il restait beaucoup à faire dans la direction que le fondateur de la nouvelle Académie avait indiquée. Non seulement Arcésilas n’avait pas donné à ses arguments sceptiques toute la précision et la rigueur qu’ils comportaient, mais il s’était trop prudemment contenté du rôle facile de destructeur et de négateur. La nécessité de vivre et les exigences de la vie pratique ont toujours été la grande difficulté qu’ont rencontrée les sceptiques : c’est le talon d’Achille du scepticisme. La doctrine de la vraisemblance n’a été inventée que pour parer à cette difficulté. Mais la doctrine de la vraisemblance n’était chez Arcésilas qu’à l’état d’ébauche. Quand il fallait s’expliquer sur ce point délicat, il balbutiait plutôt qu’il ne parlait : il passait du doute à la vraisemblance brusquement, sans rien justifier, parce qu’il ne pouvait faire autrement. Carnéade, qui reprit son œuvre de fond en comble, en vit bien le défaut, et y porta remède. Il maintint avec autant de fermeté que son prédécesseur la thèse que rien n’est certain, et il porta à l’école de Chrysippe des coups aussi rudes que ceux que Zénon avait reçus d’Arcésilas. Mais, en même temps, il sut trouver des intermédiaires, distinguer des nuances, passer doucement, sans embarras et sans scandale logique, du doute à la probabilité. Entre ses mains, la doctrine de la nouvelle Académie forme un tout bien lié et devient un système qui mérite l’examen, et, quelques réserves qu’il provoque, fait honneur à ses auteurs.

Carnéade n’a rien écrit[1] et probablement c’est à cette circirconstance, jointe au peu de faveur qu’obtiennent d’ordinaire les doctrines sceptiques, qu’il a dû de n’être pas compté parmi les grands philosophes. Un examen impartial de ce que nous connaissons de lui atteste du moins qu’il fut un puissant esprit. Depuis Aristote jusqu’à Plotin, la Grèce n’en a pas eu de plus grand ; seul, Chrysippe pourrait lui disputer la palme, et si on s’en rapportait à l’opinion de la plupart des anciens, c’est à Carnéade qu’elle appartiendrait.

I. Carnéade, fils d’Épicomus ou de Philocomus, naquit à Cyrène[2] vers 219 av. J.-C.[3]. Ses admirateurs faisaient remarquer qu’il était né le même jour que Platon, le jour des jeux carnéens, consacrés à Apollon[4]. Il eut pour maître, outre Hégésinus à qui il succéda, le stoïcien Diogène de Babylone[5], qui lui enseigna la dialectique. Malgré l’intervalle de temps considérable qui les sépare, on peut regarder Chrysippe comme un des maîtres de Carnéade ; c’est probablement dans une lecture approfondie des nombreux écrits du grand stoïcien qu’il acquit, sans parler de bon nombre d’arguments sceptiques qu’il lui emprunta, cette souplesse et cette habileté qui le rendirent si redoutable dans la discussion. Lui-même reconnaissait ce qu’il devait à son illustre prédécesseur, car il disait souvent, parodiant un mot connu : « S’il n’y avait point eu de Chrysippe, il n’y aurait point de Carnéade[6]. » Sauf la célèbre ambassade à Rome dont il fut chargé en 156 avec Diogène de Babylone et Critolaüs, lorsque les Athéniens voulurent se faire exempter d’une amende infligée à la suite du sac d’Orope, sa vie n’est marquée d’aucun événement important[7]. Sa vieillesse paraît avoir été assombrie par de cruelles infirmités : il devint aveugle[8] et fut consumé par une maladie de langueur. Ses ennemis en prirent occasion pour lui reprocher de n’avoir pas mis fin à ses jours, comme son rival Antipater, et d’avoir manqué de courage devant la mort. Mais c’était en vérité une étrange prétention des stoïciens de vouloir imposer leurs idées à tout le monde, et de condamner tous leurs adversaires au suicide. Rien, dans les principes de Carnéade, ne l’obligeait à recourir à cette extrémité. Il se bornait fort sagement à dire : « La nature, qui m’a formé, saura bien me détruire. » Il mourut en 129 av. J.-C., âgé de quatre-vingt-dix ans.

Bien différent de son élégant et spirituel devancier Arcésilas, Carnéade ne chercha point à briller ailleurs que dans les discussions publiques. Son extérieur, nous dit Diogène[9] était fort négligé : jamais il n’accepta une invitation à dîner, afin de ne pas se laisser détourner de ses travaux. Il était tellement absorbé dans ses pensées qu’à table il oubliait de manger et qu’il fallait diriger ses mains[10].

Tous les auteurs anciens s’accordent à célébrer son merveilleux talent[11]. Les rhéteurs, dit Diogène, fermaient leurs écoles pour aller l’entendre ; on sait quel émoi son premier discours provoqua à Rome et quel enthousiasme il inspira à la jeunesse, quelles craintes à Caton ; le sénat même ne sut pas échapper à la séduction que ce Grec extraordinaire portait partout avec lui. Il serait téméraire de vouloir le juger sur les quelques analyses que les auteurs anciens nous ont conservées de ses argumentations ; mais, même en lisant ces fragments mutilés ou la belle restitution que Zeller[12] a faite de sa discussion sur l’existence des dieux, on est frappé de la savante ordonnance des arguments, de leur enchaînement lucide, du mouvement dont le discours semble animé et qui nous emporte avec lui. Sa réputation était telle, qu’une éclipse de lune étant survenue au moment de sa mort, quelques-uns supposèrent que l’astre s’était voilé en signe de deuil[13] : le soleil même, dit Suidas, s’était obscurci. Longtemps après sa mort, quand on voulait parler d’une question insoluble, on disait, en manière de proverbe : Carnéade lui-même, si l’Enfer le laissait revenir, ne la résoudrait pas[14]. Il avait, dit Cicéron[15], une vivacité d’esprit incroyable, une promptitude et une sûreté sans pareilles ; jamais il ne soutint une thèse sans la faire triompher, jamais il n’attaqua une doctrine sans la détruire. Ses adversaires fuyaient à son approche. Antipater, qui fut après Chrysippe le principal représentant du stoïcisme, en était réduit à écrire dans les coins les réfutations qu’il lui destinait, et on l’appelait le criard par écrit[16]. Un de ses ennemis, Numénius[17], décrit son éloquence en des termes dont la malveillance même rehausse la signification et la valeur. C’était, dit-il, comme un large fleuve qui emportait et couvrait tout ; mais, dans ses plus violents emportements, bien supérieur à Arcésilas, qui se laissait entraîner et se prenait à son propre piège[18], il savait rester en pleine possession de lui-même ; quelquefois il cédait, mais comme ces bêtes féroces qui ne reculent que pour revenir ensuite plus menaçantes et plus irrésistibles. Puis, quand il était vainqueur, il paraissait publier ce qu’il avait dit : il avait ce suprême dédain de faire peu de cas de ses meilleurs arguments et de se montrer supérieur même à sa victoire. Ajoutez à tant de qualités diverses qu’il avait de l’esprit, que ses réparties étaient fines et promptes, qu’il était servi par une voix d’une puissance extraordinaire. Aussi, dit Numénius, entrainait-il les âmes et les mettait-il à ses pieds ; les mieux préparés et les plus exercés ne pouvaient tenir un instant devant lui.

II. L’enseignement de Carnéade, autant que nous en pouvons juger par les documents qui nous sont parvenus, portait sur trois points principaux : la théorie de la certitude, l’existence des dieux, le souverain bien. Zeller[19] et, après lui, Maccoll[20], ont cru pouvoir distinguer dans cet enseignement deux parties : l’une destructive et négative, la réfutation du dogmatisme ; l’autre constructive et positive, rétablissement du probabilisme. Nous ne suivrons pas cet exemple, parce qu’une telle division exagère, selon nous, le caractère et l’importance du probabilisme, tel que l’a conçu Carnéade, et, d’autre part, parce qu’en religion et en morale, le philosophe n’a été, croyons-nous, conduit à aucune conclusion positive.

1o Théorie de la certitude. Il n’y a point de critérium de la vérité, voilà ce que Carnéade voulait établir, non seulement contre les stoïciens, mais en général contre tous les dogmatistes[21].

Le critérium ne se trouve ni dans la raison ni dans les sens, car la raison et les sens nous trompent souvent : la rame plongée dans l’eau, la diversité des nuances du cou de la colombe vu au soleil en sont les preuves[22].

En outre, rendons-nous compte de ce que doit être un critérium[23]. Il ne peut être qu’un état de l’âme (πάθος) produit par l’évidence (ἀπὸ τῆς ἐναργείας). C’est par la puissance de sentir que l’être vivant diffère des choses inanimées, c’est par elle seule qu’il pourra connaître et lui-même et ce qui est hors de lui. Pour cela, il faut un changement, car s’il demeure immobile et impassible, le sens n’est plus un sens, et il ne perçoit rien. Cet état de l’âme doit, en même temps qu’il se fait connaître lui-même, faire connaître l’objet qui l’a produit : cet état n’est autre que la représentation (φαντασία) ; comme la lumière, elle se révèle elle-même à nos yeux en même temps que l’objet qu’elle représente. Le critérium, s’il existe, doit donc être une représentation vraie, c’est-à-dire qui révèle l’objet qui la provoque.

Y a-t-il maintenant des représentations vraies ? Carnéade le nie. Pour que la représentation produite par un objet réel fût reconnue avec certitude, il faudrait qu’il y eût entre elle et la représentation fausse une différence spécifique : il faudrait que l’une ne pût jamais être prise pour l’autre. Or, il n’y a point de représentation vraie à côté de laquelle il ne s’en trouve une autre qui n’en diffère en aucune manière, tout en étant fausse[24]. Voilà le point capital sur lequel portait le débat entre la nouvelle Académie et ses contradicteurs.

La thèse des académiciens est résumée par Cicéron[25] dans ces quatre propositions : 1o il y a des représentations fausses ; 2o elles ne donnent pas lieu à une connaissance certaine ; 3o si des représentations n’offrent entre elles aucune différence, il est impossible de dire que les unes soient certaines, les autres non ; 4o il n’y a pas de représentation vraie à côté de laquelle il ne s’en trouve une fausse qui n’en diffère en aucune manière. La deuxième et la troisième propositions sont accordées par tout le monde ; Épicure seul se refuse à accorder la première ; mais les stoïciens et la plupart des dogmatistes ne font pas de difficulté sur ce point. Tout le débat porte sur la quatrième.

Pour la justifier, Carnéade invoquait les exemples du rêve, les fantômes de l’ivresse, les hallucinations de la folie. Mais, répondait-on, les images du rêve et de la folie n’ont pas la même force que celles de la veille ou de l’état de santé ; revenus à nous, nous savons les distinguer. Quand vous êtes revenus à vous, fort bien, répondait Carnéade[26] ; mais, pendant que vous êtes sous l’influence du sommeil ou du vin ? Mais laissons cela. À l’état de veille, en pleine santé, nous voyons des choses qui n’existent pas, sans pouvoir les distinguer de celles qui existent. Castor et Pollux sont deux jumeaux tout à fait semblables : Castor est devant vous ; vous croyez voir Pollux. La représentation supposée produite par Pollux ne diffère en rien de celle que donne Castor ; pourtant elle est fausse. Dira-t-on que deux hommes vivants diffèrent toujours par quelques traits ? Mais Lysippe ne peut-il façonner avec le même bronze cent statues d’Alexandre absolument pareilles ? Cent empreintes faites sur la même cire avec le même cachet sont-elles discernables ? Deux œufs, deux grains de blé, deux cheveux ne peuvent-ils être absolument semblables ? Ne peut-il vous arriver de prendre l’un pour l’autre ? Et si vous avez été trompés une fois, quelle confiance avoir dans vos représentations ? Vous avez eu d’un sujet, qui n’est pas, exactement la même représentation que vous auriez eue d’un objet réel. La vie pratique offre à chaque instant des confusions de ce genre. Quand Hercule, croyant atteindre les fils d’Eurysthée, frappait ses propres enfants, n’était-il pas dupe d’une illusion ? Qui donc a jamais, en présence d’un objet réel, une impression plus vive que celle qu’il ressentait ?

La représentation compréhensive n’a donc pas, comme le soutiennent les stoïciens, une propriété intrinsèque (ἰδίωμα)[27] qui la distingue des autres. Si plusieurs serpents sont enlacés dans une caverne et que l’un d’eux dresse la tête, nous ne pourrons discerner sûrement lequel a fait le mouvement. Il semble que la vue perçoive la couleur, les grandeurs, les formes ; elle ne perçoit rien de tout cela[28]. Elle ne perçoit pas la couleur d’un homme : cette couleur varie suivant les saisons, les actions, la nature, l’âge, les circonstances, la santé, la maladie, le sommeil, la veille. Ces variations, nous pouvons bien les connaître, mais la couleur en elle-même, jamais. Et de même pour les formes : le même objet apparaît rugueux et lisse dans les peintures, rond et carré dans les tours, droit et brisé dans l’eau et hors de l’eau, en repos ou en mouvement selon qu’on est sur un navire ou assis sur le rivage.

Ajoutons encore l’argument du sorite[29]. De l’aveu de Chrysippe, à côté de la dernière représentation compréhensive, il y en a une non compréhensive qui en diffère infiniment peu. Dès lors, comment les distinguer ?

La représentation n’offre donc pas un critérium sérieux. Dès lors, la raison ne présente pas plus de garanties, car, avant d’être soumise au jugement de la raison, il faut que la chose dont il s’agit lui soit représentée ; or, elle ne peut lui être représentée que par l’intermédiaire de la représentation. Carnéade, d’accord en cela avec tous ses contemporains, n’admet pas que la raison ait directement l’intuition des choses en soi.

D’ailleurs, l’œuvre propre de la raison, c’est la dialectique. La dialectique, disent les dogmatistes, sert à distinguer le vrai et le faux. Mais où, et comment ? Ce n’est ni en géométrie, ni dans les lettres, ni en musique. Ce n’est même pas en philosophie, car elle n’apprendra pas les dimensions du soleil, ni la nature du souverain bien. Elle dira quelles liaisons d’idées sont légitimes ; c’est bien peu, et on attendait mieux. Mais cet art perfide se retourne contre ceux qui l’invoquent ; dans quelles difficultés ne s’embarrassent-ils pas !

On connaît ce genre de raisonnement qui s’appelle le sorite. On ajoute à une chose donnée, ou on en retranche une quantité insignifiante en apparence ; mais on répète cette opération si souvent, que la chose change sans qu’on s’en aperçoive, et le naïf qui s’est laissé conduire est inévitablement amené à quelque sottise. Il est impossible de fixer nulle part des limites précises ; on ne peut savoir ce qu’est un tas, ni si un homme est pauvre ou riche, célèbre ou obscur. Mais, dit-on, le sorite est un sophisme. Résolvez-le donc ; montrez-en le point faible ; c’est le devoir de la dialectique. Chrysippe croit se tirer d’affaire par un plaisant expédient. On lui demande si trois sont peu ou beaucoup. Il dit : c’est peu. On augmente d’une unité : quatre, est-ce beaucoup ? Avant d’arriver à beaucoup, il éprouve le besoin de se reposer (ἠσυχάζειν). — Repose-toi, répond Carnéade ; ronfle même si tu veux, je n’y mets pas d’obstacle. Mais tout à l’heure, tu te réveilleras, et on te demandera si en ajoutant un au nombre après lequel tu as gardé le silence, on obtient peu ou beaucoup ; il faudra bien que tu répondes. — Comme un cocher adroit, réplique Chrysippe, qui a prévu l’objection, j’arrêterai mes chevaux avant d’arriver au but : au milieu de l’interrogation, je cesserai de répondre. — Belle avance, riposte Carnéade. Ou tu vois la vérité, ou tu ne la vois pas. Si tu la vois et ne veux pas la dire, tu es bien fier. Si tu ne la vois pas, tu fais bien de te taire. Mais ton art est bien impuissant. Et si, après avoir dit que neuf est peu, tu t’arrêtes devant le nombre dix, tu refuses ton assentiment à des choses certaines et bien claires ; pourquoi donc ne me permets-tu pas d’en faire autant vis-à-vis des choses obscures ?

Mais il y a mieux encore ; la dialectique se détruit elle-même, comme Pénélope défait sa toile, ou comme le polype dévore ses propres membres[30]. C’est un axiome admis en dialectique par les stoïciens que toute proposition est vraie ou fausse. Est-elle vraie ou fausse, cette proposition : si tu dis que tu mens et que ce soit vrai, tu mens, tout en disant la vérité. Les stoïciens déclarent que ce sont là des propositions inexplicables (inexplicabilia) et demandent qu’on fasse exception pour elles. Mais pourquoi leur accorder cette concession ? Cette proposition n’est-elle pas exactement du même type que celle-ci, prise pour exemple par Chrysippe : si tu dis qu’il fait jour et que ce soit vrai, il fait jour ? Elle revient à dire : Si tu mens, tu mens ; or tu mens ; donc tu mens. — Chrysippe n’a pas pu en sortir[31].

Rien ne trouvait grâce devant Carnéade ; il allait jusqu’à contester la certitude de propositions mathématiques comme celle-ci : deux quantités égales à une troisième sont égales entre elles[32]. — En résumé rien n’est certain ; le plus sûr est de suspendre son jugement[33]. « Chasser de nos âmes ce monstre redoutable effarouché qu’on appelle la précipitation du jugement, voila, disait Clitomaque[34], le travail d’Hercule que Carnéade a accompli. »

Tout est incompréhensible (ἀϰαταληπτόν) ; voilà ce que Carnéade a prouvé. Rien de mieux en théorie. Mais la vie pratique est là qui demande elle aussi à être prise en considération. La conclusion naturelle de ce qui vient d’être établi, c’est qu’il faut ne rien croire, ne rien affirmer, qu’il faut suspendre son jugement. Mais d’autre part, pour agir, il faut croire. Il y a là une grande question dont la solution s’impose au sceptique. Nous avons vu la réponse que faisaient les pyrrhoniens et Arcésilas. À son tour, Carnéade doit résoudre le problème.

Ici se présente une difficulté peut-être insoluble, sur laquelle Hirzel[35], avec une grande sagacité, a pour la première fois attiré l’attention. Les témoignages que nous a conservés Cicéron ne sont pas d’accord entre eux ; il y a sur l’opinion de Carnéade deux traditions discordantes, celle de Clitomaque, son disciple immédiat, et celle de Métrodore et de Philon.

D’après Clitomaque[36], l’ἐποχή peut s’entendre de deux façons[37]. D’abord elle signifie que le sage n’affirme rien. En un autre sens, on peut entendre que le sage, sans rien affirmer, préfère ou approuve (probare) telle ou telle représentation qui lui paraît plus vraisemblable. C’est dans le premier sens seulement que Carnéade recommande l’ἐποχή ; il ne l’admet pas au second sens[38]. Il faut bien en effet que le sage fasse un choix entre ses diverses représentations, s’il veut agir et se mouvoir : aussi bien[39], il n’est ni de fer, ni de bois ; il a une âme, il a un corps, il a des sens et un esprit ; il faut qu’il agisse. Il agira donc, et aura des préférences pour certaines représentations, dont on indiquera tout à l’heure les caractères. Mais il faut bien entendre que le sage, tout en ayant ces préférences, n’aura pas d’opinion. S’il dit oui, ou non, c’est uniquement au point de vue de l’action. Il serait en effet indigne du sage de donner son assentiment (συγϰατατίθεσθαι) à des choses qui ne sont pas certaines. C’est ce qu’avait dit Arcésilas.

D’après Métrodore[40] et Philon au contraire, Carnéade aurait renoncé à l’ἐποχή dans les deux sens du mot. Cette proposition : le sage peut avoir des opinions, donner son assentiment à des choses qui ne sont pas absolument certaines — proposition qui semblait à Arcésilas comme aux stoïciens, et à Cicéron lui-même, un scandale logique — n’effraie pas Carnéade. Sans doute, en donnant son assentiment à des représentations qui ne sont que probables, le sage, devra se souvenir qu’elles ne sont pas absolument sûres, qu’elles sont suspectes par quelque endroit ; mais cette incertitude ne l’arrêtera pas. Modestement il se contentera d’opinions probables. À placer le but trop haut comme l’avaient fait les stoïciens et Arcésilas, on risque de ne jamais l’atteindre. En un mot, entre les stoïciens et Arcésilas, Carnéade aurait pris une position intermédiaire[41]. Aux premiers il concède qu’il faut faire une distinction entre les représentations ; il va même jusqu’à leur accorder leur définition de la représentation compréhensive, hormis un seul point : elle est gravée et imprimée dans l’âme par un objet réel, et qui lui est conforme ; Carnéade refuse seulement d’ajouter[42] : de telle façon qu’un objet qui n'est pas n’en puisse produire une semblable. À Arcésilas, il accorde que nous ne saisissons jamais les choses telles qu’elles sont en elles-mêmes ; mais il n’estime pas que cette impuissance de la pensée doive nous interdire toute croyance.

Qui, de Clitomaque ou de Métrodore, a le mieux compris la pensée du maître ? C’est un point que dans l’état de la question, il nous est impossible de décider absolument ; Cicéron, à qui nous devons les plus clairs et les meilleurs de ces renseignements, semble incliner du côté de Clitomaque[43] ; il reproche même à Carnéade d’avoir été moins conséquent avec lui-même qu’Arcésilas[44]. Mais, d’autre part, il mentionne à diverses reprises des interprétations conformes à celle de Métrodore[45] ; et il dit lui-même que Métrodore[46] passait pour bien connaître la doctrine de Carnéade. D’un autre côté, on vient de voir que Sextus comprend la pensée de Carnéade comme Métrodore. Enfin, il semble difficilement admissible que Carnéade ait élaboré la doctrine savante que nous allons résumer, si sa conclusion avait dû être que le sage doit s’interdire toute opinion. Nous pouvons donc dire, avec réserves il est vrai, que Carnéade avait renoncé à l’έποχή ; il reconnaît la légitimité de certaines croyances ; il est probabiliste. C’est lui qui, le premier, a introduit dans l’Académie le πιθανόν.

Quelles sont maintenant les représentations qui s’approchent de la certitude sans jamais l’atteindre ?

La représentation peut être considérée à un double point de vue[47]. Par rapport à l’objet, elle est vraie quand elle s’accorde avec lui, fausse dans le cas contraire. Par rapport au sujet, tantôt elle paraît vraie et on l’appelle ἔμφασις ou probable (πιθανή) ; tantôt elle paraît fausse, et on l’appelle ἀπέμφασις, ἀπειθής, ἀπιθανός. Écartons celles qui sont manifestement fausses, ou qui ne paraissent pas vraies. Parmi celles qui paraissent vraies, il en est qui n’ont cette apparence qu’à un faible degré, soit parce que l’objet considéré est trop petit, soit parce qu’il n’est pas à une distance convenable, ou que nos sens trop faibles ne le perçoivent que confusément. Écartons-les encore. Mais il en est qui ont cette même apparence à un très haut degré ; plus nous y sommes attentifs, plus elles nous frappent et nous paraissent probables[48]. Même alors, elles peuvent être fausses ; mais ces occasions sont rares, et cette chance d’erreur ne doit pas nous empêcher d’accorder notre assentiment aux sensations probables ; c’est sur elles que la plupart du temps nous régions nos jugements et nos actions. Voilà la première condition que doit remplir une représentation pour mériter notre assentiment.

En voici une seconde. Nos représentations ne sont pas isolées ; elles sont liées entre elles, et forment comme une chaîne. Si je vois un homme, j’aperçois en même temps sa figure, sa taille, sa couleur, ses mouvements, ses vêtements, ses chaussures ; je vois aussi les choses qui l’entourent : l’air, la lumière, la terre, le ciel, ses amis. Par exemple, si je crois voir Socrate, c’est que toutes les circonstances accoutumées, sa figure, sa taille, son manteau, sont réunies. Qu’une ou plusieurs de ces circonstances viennent à manquer, j’entre aussitôt en défiance. Ménélas, ayant laissé sur son navire le fantôme d’Hélène, qu’il avait amené de Troie, le prenant pour Hélène, n’en pouvait croire ses yeux, lorsque abordant à l’île de Pharos, il vit la véritable Hélène. Si, au contraire, toutes les circonstances sont réunies, ce concours est une garantie. Disons donc que la représentation, outre qu’elle est probable, doit n’être contredite par rien (ἀπερίσπαστος).

Faisons encore un pas de plus. Au lieu de se contenter de voir que dans ce concours de circonstances aucune ne nous sollicite en sens contraire, on peut examiner en particulier et en détail chacune de ces circonstances : ainsi dans les élections, le peuple fait subir en particulier, à chaque candidat, un examen attentif. On examinera le sujet ; on s’assurera qu’il a de bons yeux. Est-il en bon état ? N’est-il pas fou ? On examinera l’objet : n’est-il pas trop petit ? On examinera l’intermédiaire entre le sujet et l’objet : l’air n’est-il pas obscur ou la distance trop grande ? le lieu est-il bien convenable ? le temps n’est-il pas trop court ? Il faut en un mot que la représentation soit examinée en détail (διεξωδευμένη). Sans doute, dans les circonstances de peu d’importance, dans le cours ordinaire de la vie, il est impossible de prendre toutes ces précautions : on se contente alors des deux premières conditions. Parfois, le temps manque pour s’assurer que la troisième est remplie. Un homme, poursuivi par les ennemis, aperçoit une caverne : il s’approche, et croit voir qu’elle est occupée par l’ennemi ; il ne va pas examiner la chose en détail, il se sauve ; la seule apparence probable lui suffit. Mais un autre a du temps devant lui. Il entre dans une maison mal éclairée, voit une corde enroulée et se figure que c’est un serpent ; il s’en va. Mais à la réflexion, il revient sur ses pas ; le serpent est immobile ; il est probable que ce n’est pas un serpent. Pourtant, l’hiver, les serpents sont engourdis ; il faut s’assurer davantage ; il frappe le serpent de son bâton, et décidément s’aperçoit qu’il n’a qu’une corde sous les yeux. On voit à quelles conditions la représentation sera un bon critérium pratique ; elle devra être probable, n’être contredite par rien, avoir été examinée dans tous ses détails.

Dans toute cette théorie, on l’a vu par les paroles mêmes de Sextus, Carnéade distingue très nettement, comme les modernes, le point de vue objectif et le point de vue subjectif. Il renonce absolument à rien affirmer touchant la conformité de la représentation à son objet, à la chose en soi ; par là il demeure en dehors du dogmatisme tel qu’on l’entend d’ordinaire ; il nie la certitude en tant que perception d’une réalité située hors de l’esprit. Sa philosophie est exclusivement subjective ; seulement, sans sortir du sujet et de ses représentations, il cherche d’abord dans le caractère de la représentation, puis surtout dans le lien qui unit les représentations, dans leur mode de groupement, un équivalent pratique de cette vérité qu’il déclare théoriquement inaccessible. Par là, il diffère des sceptiques proprement dits, qui ne reconnaissent que des phénomènes éparpillés et sans lien. On peut dire qu’il occupe une situation intermédiaire entre les deux écoles. Il importe cependant de remarquer qu’il ne fait ou ne croit faire au dogmatisme aucune concession importante, puisque toujours il nie que l’esprit puisse saisir ou comprendre hors de lui une réalité véritable. Il est, à vrai dire, plus éloigné du dogmatisme que du scepticisme ; il diffère des sceptiques par une nuance, des dogmatistes par un principe.

À la théorie de la connaissance telle qu’elle vient d’être exposée, se rattache la théorie de Carnéade sur le libre arbitre. Mais c’est seulement à propos de la divination que les arguments de Carnéade sur ce point nous sont indiqués par les témoignages. Nous les exposerons plus loin. Pour le moment, contentons-nous de remarquer le lien qui unit sa théorie sur le libre arbitre à celle de la connaissance. Si tous les événements du monde, disait-il[49], étaient étroitement enchaînés entre eux, la nécessité régnerait en maîtresse ; par suite, rien ne serait en notre pouvoir. L’argumentation de Carnéade repose donc tout entière sur ce point que quelque chose doit être en notre pouvoir ; et qu’est-ce qui est en notre pouvoir, sinon l’assentiment que nous donnons ou refusons à nos idées ? Il n’insiste pas ; il semble qu’il parle d’une vérité incontestée ; c’est qu’en effet les stoïciens ne le contredisaient pas. Pour tous les philosophes de ce temps, sceptiques ou dogmatiques, c’est une vérité incontestable que nous pouvons librement accorder ou refuser notre approbation. Carnéade fait seulement observer avec toute raison que les stoïciens se contredisent lorsque, après avoir reconnu la liberté de l’assentiment, ils proclament la nécessité universelle et absolue.


2o Contre les Dieux. On connaît la théorie stoïcienne, qui regarde l’univers comme un être vivant, doué de raison, infiniment sage et disposant tout en vue des fins les meilleures. En même temps qu’elle anime le monde entier et circule dans toutes ses parties, cette intelligence universelle prend conscience d’elle-même, elle se concentre dans une personne divine qu’on appelle Jupiter ou Dieu. Et comme ce Dieu se manifeste sous une multitude d’aspect différents, on peut lui donner autant de noms qu’il prend de formes diverses : ces noms sont ceux des divinités païennes, et les stoïciens se trouvaient ainsi d’accord avec la religion populaire. Optimisme et finalité, déisme et polythéisme, tout se conciliait dans leur synthèse un peu confuse. Sur tous les points, Carnéade les combat : il nie la finalité, il conteste les preuves de l’existence des dieux, il soutient que l’idée qu’on se fait de la divinité est contradictoire, il réduit à l’absurde les partisans de la religion populaire.

Pourquoi soutenir que tout dans le monde est l’œuvre d’une intelligence sage et prévoyante[50] ? Est-ce parce que tout se fait avec ordre, parce que le cours des saisons, les astres obéissent à des lois invariables ? À ce compte, il faudrait dire que le flux et le reflux de l’Euripe, les marées de l’Océan, les retours de la fièvre quarte sont des choses divines. Est-ce parce que tout est fait pour le bien de l’homme ? Mais alors pourquoi tant de fléaux, d’animaux nuisibles, de maladies[51] ? Est-ce parce que tout tend au bien de chaque être en particulier ? Mais dira-t-on que c’est pour son plus grand bien que le pourceau est tué et mangé[52] ?

L’argument par lequel les stoïciens veulent prouver que le monde est intelligent peut servir à prouver tout ce qu’on veut[53]. Ils disent : ce qui a la raison vaut mieux que ce qui en est dépourvu ; rien n’est meilleur que le monde, donc le monde est doué de raison. On pourrait dire de même : il vaut mieux connaître la musique que de l’ignorer ; rien n’est meilleur que le monde, donc le monde est musicien.

Quand vous voyez une belle maison, dit encore Chrysippe[54], vous savez bien qu’elle est faite pour des hommes, non pour des rats ; de même le monde est la demeure des dieux. Je le croirais, répond Carnéade, si j’étais sûr que le monde a été construit, et non pas formé par la nature. La nature suffit à tout expliquer. Toutes les parties de l’univers sont unies entre elles par un lien de parenté qu’on appelle συμπάθεια ; ce sont les forces de la nature qui maintiennent cet accord, et non les dieux.

S’il y a quelque chose, poursuit Chrysippe[55], que l’homme ne puisse pas faire, celui qui le fait est supérieur à l’homme ; l’homme n’a pu faire ce que nous voyons dans le monde ; le monde est donc l’œuvre d’un Dieu. Pourquoi d’un Dieu ? riposte Carnéade. Qu’est-ce qui prouve que cet être supérieur à l’homme soit semblable à lui et, comme lui, doué de raison ? Pourquoi ne serait-ce pas la nature ? Il faut une rare outrecuidance pour déclarer qu’à l’exception des Dieux, il n’y a dans la nature rien de meilleur que l’homme.

Les Dieux, dit-on, nous ont donné la raison, qui nous rend si supérieurs aux autres animaux. Quel admirable présent ! Ne voit-on pas des hommes qui tous les jours se servent de leur raison pour mieux préparer et perpétrer d’horribles crimes[56] ? Médée et Atrée auraient fait moins de mal s’ils avaient eu moins d’esprit. La raison n’est un bien que pour ceux qui en font un bon usage, mais combien y en a-t-il ? Les stoïciens avouent que pas une fois on n’a vu un sage accompli. Tout le mal, dit-on, vient du mauvais usage que nous faisons de la raison ; ce n’est pas la faute des Dieux. Déjanire non plus ne voulait pas faire de mal à Hercule quand elle lui envoya une tunique teinte du sang du centaure. Les hommes du moins sont excusables quand ils se trompent, mais les Dieux ! Mieux valait ne pas donner la raison aux hommes s’ils devaient en abuser à ce point. Un médecin serait impardonnable de permettre à un malade de boire du vin pur s’il savait qu’il en boira trop et mourra.

Que dire enfin des maux dont sont accablés les plus honnêtes gens et du triomphe des criminels ? Pisistrate régna longtemps à Athènes ; Denys, qui s’était tant moqué des Dieux, fut trente-huit ans tyran de Syracuse. Et que d’exemples semblables I Quelques criminels, il est vrai, sont punis : justice tardive et qui ne répare rien. Pourquoi ne pas les frapper avant qu’ils aient fait tant de mal[57] ?

Et ces Dieux dont on parle tant, quelle idée pouvons-nous nous en faire ? Ils sont, disent les stoïciens, des êtres vivants et corporels. Mais il n’y a point de corps qui ne puisse périr : les Dieux ne sont donc pas immortels. Tout être vivant est exposé à sentir le choc des objets extérieurs, par conséquent à être divisé, mis en pièces, c’est-à-dire à mourir. Tout corps est sujet au changement : la terre peut être divisée, l’eau comprimée ; le feu et l’air cèdent au moindre choc ; comment n’en serait-il pas de même d’un être formé de ces éléments ?

Tout être vivant a des sens : c’est le signe distinctif des êtres vivants. Loin de refuser aux Dieux les sens que nous avons, il faut leur en attribuer de plus nombreux et de plus délicats. Mais toute sensation, de l’aveu de Chrysippe, est une altération : un être capable d’altération est exposé à périr. De plus, avoir des sens, c’est être capable de sentir le chaud et le froid, le doux et l’amer, par suite, le plaisir et la douleur. C’est donc chercher ce qui plaît, éviter ce qui fait souffrir, c’est-à-dire ce qui est contraire à la nature ; mais ce qui est contraire à la nature peut amener la mort. Et ne sait-on pas que toute sensation portée à l’extrême est une cause de destruction ?

Vivante[58], la divinité doit être heureuse, mais le bonheur ne va pas sans la vertu : la divinité aura donc toutes les vertus. Lui attribuerons-nous la prudence ? C’est l’art de choisir entre le bien et le mal ; mais à quoi lui servira-t-elle, puisqu’elle ne peut éprouver ni bien ni mal ? Et la tempérance ? Elle n’est une vertu que s’il y a des plaisirs auxquels il est difficile de renoncer : on n’est pas tempérant pour dédaigner une vieille femme moribonde, mais pour renoncer à Laïs ou à Phryné si on les a à sa disposition. Et le courage ? Montrer du courage ; ce n’est pas boire du vin doux, mais se laisser brûler ou déchirer sans se plaindre. Si les Dieux sont exposés à de telles douleurs, sont-ils encore des Dieux ? La sagesse suppose des obscurités qu’on peut dissiper : rien n’est obscur pour les Dieux. Il est également impossible que les Dieux aient toutes les vertus et qu’ils ne les aient pas. Et s’ils ne les ont pas, ils ont, d’après un paradoxe fameux des stoïciens, les vices contraires, car il n’y a pas de milieu entre le vice et la vertu.

Voilà d’inextricables difficultés ; on en rencontre bien d’autres, si on considère, non plus la divinité en général, mais les dieux populaires dont Zénon et Chrysippe s’attachent à démontrer l’existence. Si Jupiter est dieu, ses frères Neptune et Pluton sont aussi des dieux[59]. Si Neptune est dieu, il faut en dire autant d’Achéloüs, du Nil, de tous les fleuves, de tous les ruisseaux. Si le soleil est dieu, le jour aussi est dieu, puis l’année, puis le mois, puis le matin et le soir. On dira aussi que la foi, la concorde, l’honneur, l’espérance sont dieux ou déesses ; de fait, on leur a élevé des temples. Mais quel homme sensé prendra tout cela au sérieux ? Pourtant, point de milieu : il faut aller jusque-là ou nier l’existence de ceux qu’on appelle les grands Dieux.

Carnéade n’avait pas la partie moins belle avec les théories stoïciennes de la divination[60]. Où s’exerce, disait-il, la divina- tion ? Ce n’est pas à propos des choses que les sens perçoivent ; il suffit de voir, de toucher, d’entendre. Ce n’est pas dans les différents arts : auprès d’un malade on n’appelle pas un devin, mais un médecin ; pour apprendre à jouer de la flûte, on n’a pas recours à un aruspice. Ce n’est pas dans les lettres ou dans les sciences : demandez à un devin la solution d’un problème de géométrie, ou la grandeur du soleil, ou le mouvement de la lune. Ce n’est pas en philosophie : va-t-on demander à un aruspice quel est le devoir, comment il faut se comporter à l’égard d’un père, d’un frère, d’un ami ? Ce n’est pas non plus dans les questions de physique ou de dialectique : la divination n’a jamais enseigné s’il y a un ou plusieurs mondes, quels sont les éléments, comment on peut résoudre le raisonnement du menteur ou les difficultés du sorite. La divination ne nous instruit pas sur toutes choses ; elle n’a pas non plus de domaine propre : il n’y a pas de divination.

On répond que la divination a pour objet la prévision des choses fortuites[61]. Mais si ce qu’elle annonce est vraiment fortuit, comment peut-elle le prévoir ? Si l’art, si la raison, si l’expérience, si la conjecture peuvent quelque chose, ce n’est pas de divination qu’il s’agit, mais de science ou d’habileté. Et là où toute conjecture raisonnable est impuissante, il n’y a rien qu’on puisse prévoir ; comment prédire ce qui n’a aucune cause, ce que rien n’annonce ? Sur des indices incertains, comment fonder des prévisions certaines ? Un Dieu même y perdrait sa peine. Si un Dieu prévoit l’avenir, l’avenir est certain ; s’il est certain, il n’y a plus de hasard. Mais il y a, dit-on, du hasard ; il n’y a donc point de divination.

Les mêmes stoïciens, il est vrai, qui appellent la divination la prévision des choses fortuites, disent que tout est soumis à la loi inexorable du destin. Mais alors à quoi sert la divination[62] ? Si on ne peut empêcher ce qui doit arriver, à quoi bon le prévoir ? Il vaut bien mieux l’ignorer. Quelle vie que celle de Priam si dès son enfance il eût connu le sort qui l’attendait ! Dira-t-on que l’attente d’un mal peut l’alléger ? Mais le Jupiter d’Homère ne s’afflige-t-il pas de ne pouvoir soustraire son fils Sarpédon à la mort prédite par le destin ? En deux mots, s’il y a du hasard, l’avenir n’est pas certain, et ne peut être prédit. Et si l’avenir est certain, si tout est fatal, il n’y a pas non plus de divination, puisque la divination est définie le pressentiment des choses fortuites.

Serrons la question de plus près et entrons dans le détail. Il y a deux sortes de divination. La divination savante, qui repose sur des règles et des préceptes fixes ; elle interroge les entrailles des victimes, interprète les prodiges, les coups de tonnerre, etc. La divination naturelle est une sorte d’inspiration accordée à quelques privilégiés sans préparation et sans art : les songes et les oracles révèlent l’avenir.

Sur quoi repose la divination savante[63] ? Comment a-t-on appris ce que signifient les entrailles des victimes ? Est-ce par une longue observation ? Qui a fait ces observations ? Quelle en a été la durée ? D’où a-t-on su que telle fissure annonce un péril, telle autre un succès ? Les aruspices d’Égypte, d’Étrurie, de Carthage se sont-ils mis d’accord sur tout cela ? Au contraire ils sont divisés. Et les Dieux mêmes ne s’entendent pas entre eux[64]. Si on sacrifie à plusieurs Dieux en même temps, l’un menace, tandis que l’autre promet ; les mêmes entrailles offertes à Apollon sont favorables ; à Diane, défavorables.

S’il y a des présages, comment sont-ils possibles ? Les partisans de la divination ont recours à un merveilleux subterfuge[65]. Nous ne savons pas, disent-ils, la cause des présages, mais nous savons qu’il y en a ; c’est un fait, tous les peuples l’ont reconnu ; mille témoignages le prouvent. Et ils multiplient à l’infini les exemples et les fables.

Mais est-ce à l’avis d’une multitude ignorante qu’il faut s’en rapporter[66] ? Et s’il le faut, que diront les stoïciens, quand la même foule déclarera que le plaisir est le souverain bien ? Quant aux faits qu’ils invoquent, ils n’ont pas pris la peine de les contrôler : ce sont des fables qu’ils acceptent de toutes mains. Est-ce là une méthode de philosophes ? Et depuis quand les philosophes renoncent-ils à chercher les causes ? Les stoïciens s’imaginent-ils qu’on les dispensera de s’expliquer sur ce point ?

Il y a deux manières de rendre compte des présages ; ils résultent ou de la continuité de la nature, des liens étroits qui unissent toutes les parties de l’univers, ou de l’intervention des Dieux[67].

La continuité de la nature, ce que les stoïciens appellent συμπαθεία est un fait bien constaté : au solstice d’hiver, le foie des rats se gonfle ; on voit des cordes résonner d’elles-mêmes, quand on en a touché d’autres dans le voisinage ; les huîtres et les coquillages grandissent avec la lune. Mais entre une fissure du foie et le profit qu’on m’annonce, quel rapport peut-il y avoir ? Mon petit bénéfice est-il étroitement lié au ciel, à la terre, à l’univers entier ? Et quand on va choisir une victime entre tant d’animaux, Chrysippe vient nous dire qu’une secrète inspiration, une force divine préside à ce choix ? On en rougit pour lui. Les stoïciens vont plus loin encore : ils disent qu’au moment où un sacrifice va commencer, les entrailles sont tout à coup changées. Voici un veau, dont le foie sera sans tête s’il est choisi par tel sacrificateur, avec une tête, s’il est choisi par un autre. On en voit dont le cœur s’envole tout à coup, on ne sait où. Ce sont des physiciens qui disent cela ? Quelle vieille femme le croirait ?

Dira-t-on[68] que les présages sont les moyens par lesquels les Dieux nous signifient leurs intentions ? Mais pourquoi leurs avis sont-ils si peu clairs que nous ayons besoin d’interprètes pour les comprendre ? Et pourquoi nous annoncer des périls que nous ne pouvons éviter ? Un simple honnête homme n’agirait pas de la sorte, il n’annoncerait pas à ses amis des calamités inévitables ; un médecin n’avertit pas les malades dont il prévoit la mort certaine. Il faut, si les Dieux veulent que nous soyons avertis, qu’ils s’expliquent clairement, ou s’ils veulent nous laisser dans l’ignorance, qu’ils nous y laissent tout à fait, et ne nous troublent pas par d’obscurs avertissements.

Tous ces prétendus prodiges ne sont dus qu’au hasard. Dans les carrières de Chio[69], on a trouvé, en fendant un rocher, la tête d’un Panisque. Dans tout bloc de marbre, il y a des têtes dignes de Praxitèle. L’artiste fait-il ses chefs-d'œuvre autrement qu’en enlevant certaines parties du marbre ? Le hasard en peut faire autant. C’est une fiction, soit. Ne voyons-nous pas souvent dans les nuages des têtes de lion, ou des hippocentaures ?

Disons mieux, il n’y a pas de hasard : tout a une cause[70]. Nous pouvons, en bien des cas, ignorer la cause ; elle existe cependant, Chrysippe est le premier à en convenir. On a vu des mules fécondes, je le crois. Si elles ont existé, c’est que cela était possible : il y avait une raison. Il n’est rien, dit-on, que les Dieux ne puissent faire[71]. Qu’il leur plaise de faire des sages ! Il y en a moins que de mules fécondes.

Reste la divination naturelle. S’il y a des Dieux, dit Chrysippe[72], et qu’ils n’annoncent pas aux hommes l’avenir, ou bien ils n’aiment pas les hommes, ou bien ils ignorent eux-mêmes l’avenir, ou ils croient que nous n’avons pas d’intérêt à le connaître, ou ils trouvent indigne d’eux de nous le faire savoir, ou ils n'ont pas le moyen de nous avertir ; tout cela est impossible ; donc il est impossible qu’il y ait des Dieux et qu’ils ne nous avertissent pas. Or il y a des Dieux, donc ils nous avertissent.

Admirable raisonnement ! Mais comme il prend pour accordées une foule de choses dont on dispute ! « S’il y a des Dieux, ils sont bienveillants aux hommes. » Qui vous accorde cela ? Est-ce Épicure ? « Ils n'ignorent rien. » Beaucoup de grands hommes l’ont contesté. « Il nous importe de connaître l’avenir. » De bons esprits n’en conviennent pas. « Il n’est pas indigne d’eux de nous le faire connaître. » Sans doute ils visitent la maison de chacun pour savoir ce qui lui est utile ! « Or il y a des Dieux. » Tout le monde en convient donc ?

Chrysippe a rempli tout un volume[73] de récits d’oracles et de songes. Mais dans ces prédictions, que d’équivoques ! Quand l’oracle avertit Crésus qu’en passant le fleuve Halys, il renverserait un grand empire, il était bien sûr de ne pas se tromper : l’empire de Crésus serait renversé, à moins que ce ne fût celui de son ennemi. Quelques prédictions se sont vérifiées : c’est un hasard. N’a-t-on pas ouï dire qu’elles n’étaient pas toujours désintéressées ? Démosthènes n’accusait-il pas la Pythie de philippiser ? Et pourquoi les oracles sont-ils devenus moins fréquents ? Pourquoi la Pythie est-elle à peu près muette ? Le temps aurait-il affaibli ces exhalaisons de la terre qui inspiraient la Pythie ? C’est donc comme le vin et les salaisons qui se gâtent avec les années. Mais quelle est cette force divine que le temps peut affaiblir ? Car c’est vraiment une force divine, si jamais il y en eut, qui donne la prévision de l’avenir, et permet à ses interprètes de parler en vers. Et quand s’est-elle évanouie ? Est-ce depuis que les hommes sont devenus moins crédules ? Les oracles s’en vont ; la fortune n’est plus fortunée qu’à Préneste[74].

C’est surtout par les rêves que les Dieux interviennent dans les affaires humaines. Mais pourquoi y a-t-il tant de rêves trompeurs[75] ? Est-il digne des Dieux d’égarer de faibles hommes ? Et s’il y a des rêves vrais, d’autres faux, à quel signe les distinguer ? Pourquoi les rêves sont-ils si obscurs ? Chrysippe[76] raconte qu’un homme vit en rêve un œuf suspendu aux sangles de son lit ; un devin lui dit qu’un trésor était caché sous son lit ; on creusa, on trouva le trésor, une bonne quantité d’or entouré d’argent. Mais d’autres n’ont-ils jamais rêvé d’un œuf ? Combien de pauvres gens, dignes de la protection des Dieux, que leurs avis n’ont jamais mis en possession d’un trésor ? Et pourquoi, au lieu de ce symbole bizarre, ne pas dire clairement qu’il y avait là un trésor ? Et enfin, quelle idée se fait-on des Dieux immortels ? Vont-ils visiter les lits, les grabats de tous les mortels, et tandis qu’ils ronflent, leur jeter des visions embrouillées, qu’à leur réveil ils vont, pleins d’épouvante, porter à des interprètes ? N’est-il pas plus simple et plus vrai de croire que l’âme garde la trace des impressions qu’elle a subies, et revoit en rêve les idées qui l’ont préoccupée pendant la veille ?

La divination, sous toutes ses formes, est donc illusoire. Il ne s’ensuit pas qu’il faille détruire la religion[77]. La religion ne peut que gagner à être débarrassée de toutes ces superstitions. Le sommeil est le refuge où nous nous reposons de toutes les fatigues et de tous les soucis ; c’est pourtant de lui que naissent les plus grandes inquiétudes et les plus grandes terreurs. On les dédaignerait, si les philosophes ne les avaient prises sous leur patronage ; il fallait bien leur dire leur fait et réduire à néant toutes ces subtilités et ces chimères, propres seulement à troubler les esprits.
À la question de la divination se lie étroitement celle du libre arbitre : Carnéade l’a traitée avec sa profondeur et sa pénétration habituelles ; il en a donné une solution hardie et originale.

Le problème se posait pour ses contemporains d’une manière bien curieuse. Deux propositions, deux axiomes, sur lesquels reposaient toute la physique et toute la dialectique, conduisaient tout droit au fatalisme et à la nécessite universelle. De ces propositions : Tout mouvement exige une cause, toute assertion, qu’elle porte sur le présent ou l’avenir, est vraie ou fausse, comment ne pas conclure que tout s’enchaîne, que tout événement quel qu’il soit dépend des événements antérieurs, par suite est déterminé d’avance, est certain, et peut être prédit ? Et dire que tout s’enchaine, que le Fatum est la loi suprême du monde, n’est-ce pas dire que tout arrive nécessairement, qu’il n’y a point de place pour la liberté ? Si on accorde les deux premières propositions (et comment s’y refuser ?), n’est-on pas entraîné de force à admettre la troisième et la quatrième ? C’est, en des termes un peu différents, l’éternel problème de la prescience divine et du libre arbitre.

Personne cependant ne voulait aller jusqu’au bout. Pour trouver des partisans de la nécessité universelle, il faut, suivant Cicéron[78], remonter à Héraclite, à Démocrite, à Empédocle et à Aristote. La morale, qui est le souci principal de toutes les écoles philosophiques postérieures à Aristote, la dialectique même, exigent que l’on fasse une place à la liberté, que quelque chose soit en notre pouvoir, que nous puissions accorder ou refuser notre assentiment. Autrement, à quoi bon discuter ? À quoi bon donner des préceptes de morale ?

Les stoïciens étaient fort embarrassés. Leur théorie de la divination, les principes de leur physique, leur théorie de l’unité de l’être, tout concourait à les contraindre de se prononcer pour le fatalisme ; aussi ne perdaient-ils aucune occasion d’affirmer l’enchaînement universel des phénomènes. Il fallait pourtant sauver la liberté. Pour y parvenir, Chrysippe imagina une distinction entre la fatalité et la nécessité. Une chose, suivant lui, peut être fatale, c’est-à-dire amenée par une série impossible à rompre d’événements antérieurs, sans être nécessaire ; il est possible logiquement qu’un événement futur n’arrive pas, quoiqu’il soit certain qu’il arrivera ; aussi peut-on le prédire sans qu’il cesse d’être contingent. Nous n’avons pas à entrer ici dans le détail de cette théorie[79] ; il est aisé de voir que Chrysippe avait fort à faire pour justifier sa doctrine ; Cicéron nous dit qu’il sua sang et eau[80], et nous n’avons pas de peine à le croire. Carnéade n’était pas homme à ne pas profiter de ses avantages ; il ne paraît pas[81] cependant qu’il ait sur ce point attaqué son adversaire trop durement[82].

Les épicuriens, tout aussi intéressés que les stoïciens, et pour les mêmes raisons, à défendre la liberté, avaient pris un parti plus radical : ils repoussaient en bloc les quatre propositions. De là leur théorie du clinamen. Il y a, disent-ils, des mouvements sans cause[83]. Il y a des propositions qui ne sont ni vraies ni fausses[84]. Mais de tels paradoxes étaient un scandale pour les physiciens autant que pour les dialecticiens. Cicéron, bien qu’à tout prendre il soit plutôt disposé à se résigner à suivre cet exemple qu’à accepter le fatalisme stoïcien[85], ne peut s’empêcher de s’indigner ou de railler[86].

Carnéade vint au secours des épicuriens avec qui il avait fait campagne contre les stoïciens sur la question de la divination ; peut-être est-ce le prétexte dont il se servit pour résoudre à son tour, sans paraître tomber dans le dogmatisme, un problème difficile, bien digne à coup sûr de sa virtuosité dialectique.

Il commençait par établir, à l’aide d’un sorite, contre les stoïciens, qu’il est impossible d’admettre le Fatum sans nier la liberté : « Si tout arrive par des causes antécédentes[87], tous les événements sont liés entre eux par un étroit enchaînement. S’il en est ainsi, la nécessité produit tout. Si cette conséquence est vraie, rien n’est en notre pouvoir. Or quelque chose est en notre pouvoir. Mais si tout arrive par le destin, tout est produit par des causes antécédentes : ce n’est donc pas par le destin que tout arrive. »

Est-ce à dire que, pour conserver la liberté, on doive nier que rien ne se fasse sans cause, ou que toute proposition concernant l’avenir soit vraie ou fausse[88] ? Carnéade ne le pense pas. Il n’est pas besoin, selon lui, pour résister à Chrysippe, de recourir à la vaine hypothèse du clinamen. Il n’y a pas de mouvement sans cause, pourrait dire Épicure ; mais tout mouvement ne résulte pas de causes antérieures ; notre volonté ne dépend pas de causes antérieures. Quand nous disons qu’un homme veut ou ne veut pas sans cause, c’est un abus de langage ; nous voulons dire qu’il se décide sans cause extérieure et antérieure, mais non pas absolument sans cause. C’est ainsi qu’un vase vide, dans le langage ordinaire, est un vase où il n’y a ni vin, ni huile, mais non pas absolument vide. Quelle est donc la cause du mouvement volontaire ? Elle est dans sa nature même, qui est de dépendre de nous, de nous obéir ; la volonté est elle-même une cause.

Ainsi, pour échapper aux railleries des physiciens, on pourra dire que l’atome se meut, non pas sans cause, mais parce qu’il est dans sa nature de se mouvoir par son propre poids ; sa nature est la cause de son mouvement.

En d’autres termes, à côté des séries d’événements étroitement liés entre eux par une nécessité naturelle, il y a des causes qui ne dépendent d’aucun antécédent, qui apparaissent fortuitement[89], rompant la trame des événements, s’y insèrent, et produisent de nouveaux effets.

Par suite, l’action d’une véritable cause ne peut être prévue ; l’événement seul la découvre[90]. Tant que Philoctète n’avait pas été blessé par un serpent, quelle cause y avait-il dans la nature pour qu’il fût abandonné dans l’tle de Lemnos ?

Cependant, si l’action de ces causes fortuites ne peut être prévue, en elle-même elle est certaine. Nous touchons ici au point essentiel de toute cette argumentation. Les événements futurs sont certains, mais d’une façon en quelque sorte abstraite, sans qu’aucune intelligence, fût-ce celle d’un Dieu, puisse avoir connaissance de cette certitude ; car personne ne peut savoir d’avance quand les causes fortuites interviendront. Apollon lui-même ne connaît le passé que s’il en reste quelque trace[91] ; à plus forte raison ignore-t-il l’avenir. Il n’aurait pu prédire le crime d’Œdipe, parce qu’il n’y avait dans la nature aucune cause antérieure qui forçât Œdipe à tuer son père. Pourtant, il était vrai de toute éternité qu’Œdipe tuerait Laïus, et que Philoctète serait abandonné à Lemnos.

Qu’on ne dise pas que cette théorie revient au même que celle des stoïciens. Ce n’est pas la même chose de dire que tout est vrai de toute éternité, ou que tout arrive en vertu d’un enchaînement fatal. « De ce que toute proposition[92] est nécessairement vraie ou fausse, il ne s’ensuit pas immédiatement qu’il y ait des causes immuables et éternelles qui empêchent les choses d’arriver autrement qu’elles n’arrivent. » La proposition est vraie parce que des causes surviendront à un moment donné qui réaliseront l’événement annoncé. Par suite, cet événement aura une cause, et il reste vrai que rien n’arrive sans cause.

Mais tout en accordant que rien n’arrive sans cause, la théorie de Carnéade diffère de celle des stoïciens en ce que la cause d’un fait n’est pas liée elle-même à des causes éternelles. Les stoïciens sont dupes d’une illusion : ils confondent la succession et la causalité. Un événement arrive à la suite d’un autre sans lequel il n’aurait pu se produire[93] : ce dernier est-il la cause ? En aucune façon. À ce compte, il faudrait dire que si je joue à la paume, c’est parce que je suis descendu au champ de Mars, qu’Hécube a été la cause de la ruine de Troie parce qu’elle a donné le jour à Pâris. Le voyageur bien vêtu serait la cause qui le fait dépouiller par un voleur. La vraie cause n’est pas seulement ce qui précède un fait, c’est ce qui a une efficacité naturelle, une vertu, une action : c’est ce qui, une fois posé, amène nécessairement son effet. Ainsi la blessure est la cause de la mort, le feu de la chaleur.

Par là se trouve résolue la difficulté tirée de l’argument paresseux. Nul n’a le droit de dire qu’il guérira d’une maladie si tel est son destin, soit qu’il appelle, soit qu’il n’appelle pas un médecin. Le médecin sera peut-être cette cause, survenant à l’improviste, qui doit le sauver.

En résumé, tandis que Chrysippe coupait la chaîne des quatre propositions indiquées ci-dessus, entre la troisième et la quatrième, Carnéade s’arrête à la seconde, ou plutôt il coupe cette proposition par le milieu, accordant que l’avenir est vrai ou faux, niant qu’il puisse être prévu.

Telle est la théorie de Carnéade. Quelques réserves qu’elle appelle, on n’en saurait contester l’originalité ; on ne peut nier non plus la profondeur de ses remarques sur la nature des causes et la différence de la causalité et de la succession. Mais ce qui est surtout remarquable dans ce mémorable débat, c’est que parmi ces philosophes si différents d’origine, d’esprit, de tendances, parmi ces disputeurs si acharnés, parmi ces esprits si subtils et si hardis, aucun n’ait songé à nier la liberté.


3o Contre la morale. Les idées de Carnéade sur la morale nous sont surtout connues par son fameux discours contre la justice, dont Cicéron avait fait une analyse dans le IIIe livre du De Republica, malheureusement perdu ; mais Lactance nous en a conservé quelques fragments ; en outre, on rencontre dans les ouvrages de Cicéron quelques-unes des critiques qu’il dirigeait contre la théorie stoïcienne.

La justice[94], disait-il à Rome, est d’institution humaine ; il n’y a point de droit naturel, antérieur et supérieur aux conventions conclues par les hommes, sans autre règle que leur intérêt. On voit en effet que le droit change suivant les temps et les pays. Si d’ailleurs il y avait une justice, ce serait une suprême folie ; car la loi de la nature pour tous les êtres vivants est de chercher ce qui leur est utile. Les peuples les plus puissants, à commencer par les Romains, n’ont aucun souci de la justice : autrement, ils rendraient tout ce qu’ils ont conquis et retourneraient à leurs chaumières.

Comme les États, les particuliers consultent plutôt leur intérêt que la justice. Un homme possède un esclave rebelle, ou une maison insalubre : il est seul à connaître ces défauts, et il veut vendre son esclave ou sa maison. Ira-t-il dire à l’acheteur que son esclave est rebelle, ou sa maison insalubre ? S’il le dit, il sera juste ; mais il sera aussi un fou, car il vendra à bas prix, ou ne vendra pas du tout. S’il ne le dit pas, il agira sagement, mais malhonnêtement. Carnéade citait plusieurs autres cas de conscience[95] ; ce sont les mêmes qu’on voit reparaître au troisième livre du De Officiis : il paraît avoir été indirectement le fondateur de la casuistique.

Jusqu’ici on peut être juste sans courir de grands dangers ; on ne meurt pas pour être pauvre. Mais voici des cas plus difficiles. Que fera l’honnête homme dans un naufrage, s’il voit un de ses compagnons, plus faible que lui, en possession d’une planche qui ne peut porter qu’un seul homme ? La lui enlèvera-t-il, surtout s’il s’est assuré qu’en pleine mer nul ne l’aperçoit ? Il l’enlèvera, s’il est sage ; s’il aime mieux périr, on l’appellera un juste, mais un fou. Dans une défaite, un homme est poursuivi par les ennemis : il rencontre un blessé installé sur un cheval ; le laissera-t-il aller, au risque de périr lui-même, ou le jettera-t-il à bas, pour échapper ? Dans le premier cas, il agira sagement et malhonnêtement ; honnêtement et follement dans le second.

Il n’y a point de justice, voilà la conclusion du discours de Carnéade. À en juger par cet échantillon de sa manière, on peut être tenté de croire qu’il faisait publiquement profession d’immoralité. Toutefois, il serait injuste de rester sur cette impression. D’abord, nous savons par des témoignages précis qu’avant d’attaquer les principes de la morale, Carnéade avait exposé en fort beau langage toutes les raisons qu’on peut invoquer en leur faveur, tous les arguments que Socrate, Platon, Aristote, Chrysippe avaient tant de fois développés. Si les documents dont nous disposons nous renseignent moins complètement sur ce premier discours, et le laissent un peu dans l’ombre, c’est sans doute parce que ces arguments étaient plus connus de tout le monde. Il ne paraît pas que Carnéade ait été moins éloquent le premier jour que le second ; son ambition ou sa coquetterie était d’exprimer avec une égale force le pour et le contre. Ses discours de Rome, si on voulait le juger d’après eux, prouveraient simplement l’indécision de sa pensée sur les questions de principes ; on ne saurait en conclure qu’il ait favorisé la thèse négative.

Mais sans vouloir abuser de distinctions subtiles, il semble bien qu’il faut ici faire une différence entre le philosophe et l’ambassadeur. L’ambassadeur se trouvait dans des conditions particulièrement délicates ; nous reviendrons plus loin sur ces discours de Rome quand nous aurons à apprécier la valeur propre et le caractère du philosophe. Pour le moment, c’est de son enseignement qu’il s’agit ; et on conviendra que pour s’en faire une juste idée, il faut connaître ce qu’il a dit à Athènes, bien plutôt que les discours qu’il a tenus à Rome.

Ici encore, nous savons qu’il a attaqué les stoïciens avec son habituel acharnement, mais nous avons peu de renseignements sur le détail de cette polémique. Sur deux points seulement les textes nous permettent de nous faire une idée de sa critique.

La question du souverain bien, tel que le définissaient les stoïciens, attira son attention, et il poussa son attaque avec une telle vigueur qu'il força ses adversaires à reculer et à modifier leur théorie.

La vertu, disaient les stoïciens, est le seul bien ; le vice, le seul mal ; tout le reste est indifférent. Mais, d’autre part, la vertu consiste, suivant eux, à chercher ce qui est conforme à la nature. Comment tous ces avantages conformes à la nature, que le sage doit chercher, seraient-ils indifférents ? Ils ont par eux-mêmes une certaine valeur : ce sont des biens. La vertu n'est donc pas le seul bien. En deux mots, si le seul bien réside seulement dans la poursuite d’une chose, dans l’effort pour l’atteindre, il n’est pas besoin de parler de la nature et de ce qui lui est conforme ; surtout il ne faut pas appeler les biens naturels choses indifférentes. Si on tient compte de la nature et de ce qu’elle réclame, il ne faut pas faire consister le bien dans la seule intention, dans la seule vertu.

Les stoïciens essaient d’échapper à l’objection en distinguant parmi les choses indifférentes celles qui, sans être bonnes, se rapprochent davantage du bien (προηγμένα) et celles qui, sans être mauvaises, s’en éloignent (ἀποπροηγμένα). C’est, répond Carnéade[96], une manière détournée de revenir à ce qu’ont enseigné Platon, Aristote, toute l’ancienne Académie. De là, le reproche tant de fois adressé aux stoïciens d’innover dans les mots plutôt que dans les choses. Ils mettent en avant de grands mots et font les fiers ; mais ou bien ils se bornent à répéter sans franchise ce que d’autres ont dit avant eux, ou bien, si on les suit au pied de la lettre, ils se contredisent.

Cette difficile question (qui divise encore aujourd’hui les moralistes) paraît avoir été chaudement débattue entre Carnéade et Antipater[97]. Le bien, selon les stoïciens, consiste essentiellement à faire un choix raisonnable parmi les avantages naturels. Mais, objecte Carnéade, un choix raisonnable suppose une fin ; quelle est cette fin ? Il n’y en a pas d’autre, répondent-ils, que de bien raisonner dans le choix des actes conformes à la nature. Mais d’abord l’idée du bien apparaît et disparaît en même temps. Pour bien raisonner, il faut connaître la fin. Mais, comme la fin est de bien raisonner, il n’y a ni droite raison sans la fin, ni fin sans la droite raison : les deux notions nous échappent à la fois. En outre, chose encore plus grave, pour faire un choix raisonnable, il faut tenir compte de ce qui est bon, ou utile, ou propre à atteindre la fin ; car comment appeler raisonnable un choix qui s’arrêterait à des objets sans utilité, sans valeur, sans qualité qui les fasse préférer ? Diront-ils que le choix raisonnable doit porter sur des objets capables de contribuer au bonheur ? Mais, comme le bonheur est pour eux la droite raison, il faudra dire que la fin suprême est de bien raisonner dans le choix des objets capables de nous aider à bien raisonner. Admirable définition !

Antipater fut bien embarrassé. Il eut recours à des expédients et à des distinctions subtiles[98]. Finalement il dut, au moins sur un point, s’avouer vaincu ; il convint[99] que la bonne réputation, au lieu d’être, comme l’avait soutenu Chrysippe, chose indifférente, mérite d’être désirée et recherchée pour elle-même. Dès lors la vertu n’est plus le seul bien.

La question des consolations était encore une de celles que les stoïciens traitaient le plus volontiers ; là encore Carnéade les poursuivit. Nous voyons, en effet, que Clitomaque[100], écrivant aux Carthaginois, ses compatriotes, après la ruine de leur ville, leur résumait les arguments de Carnéade. À cette question : Le sage doit-il s’affliger de la ruine de sa patrie ? il répondait négativement. Nous ignorons les raisons qu’il donnait à l’appui de cette belle thèse. Ailleurs encore nous apprenons qu’il s’élevait contre la manière dont les stoïciens entendaient les consolations : « C’est la fatalité, disait Chrysippe à ceux qu’il voulait consoler d’un malheur, et personne n’y échappe. » — « N’est-ce pas un grand malheur, disait Carnéade, que tout le monde soit soumis à une si cruelle nécessité[101] ? »

À côté de cette critique toute négative, il serait intéressant de savoir si Carnéade avait, en morale comme en logique, quelque enseignement positif. La question est fort difficile à résoudre.

Nous savons d’abord qu’en logicien consommé qu’il était, Carnéade énumérait fort clairement toutes les solutions que peut recevoir le problème du souverain bien, et réduisait toutes les théories morales à un petit nombre de types. Il y a, disait-il[102], un art de la vie ; or, tout art se distingue du but qu’il poursuit. Ainsi la médecine a pour but la santé, l’art du pilote, la navigation. Quel est le but de l’art de vivre ou de la sagesse ? Tout le monde à peu près convient que ce but doit être approprié à notre nature et, par suite, nous sollicite, nous attire, fait naître en nous ce mouvement de l’âme qu’on appelle inclination (ὁρμή). Le désaccord commence seulement lorsqu’il s’agit de définir cette fin de notre conduite, ce but de la vie. Trois théories sont en présence : la fin suprême est le plaisir, ou l’absence de douleur, ou les premiers biens conformes à la nature (τὰ πρῶτα κατὰ φύσιν, prima secundum naturam), tels que la santé, le bon état de toutes les parties du corps, l’intégrité des sens, la force, la beauté et bien d’autres choses semblables. Ces trois fins ainsi posées, on peut concevoir que le souverain bien ou le devoir soit ou bien de les posséder, ou seulement de les poursuivre, dût-on ne pas les atteindre. Seulement les stoïciens sont les seuls qui aient considéré la poursuite des premiers avantages naturels comme bonne en elle-même, qu’elle aboutisse ou non à un heureux résultat ; jamais on n’a dit que ce fût un bien de poursuivre le plaisir ou l’absence de douleur, même sans y parvenir. Il reste donc, en fin de compte, quatre systèmes de morale possibles ; tous ceux qui ont été soutenus s’y ramènent, soit directement, soit indirectement, lorsqu’ils essaient de réunir plusieurs des principes indiqués.

Carnéade a-t-il pris parti pour une des théories morales qu’il a si nettement formulées ? Nous avons sur ce point des renseignements contradictoires.

Cicéron nous dit que Carnéade défendait l’opinion de Calliphon[103] avec tant d’ardeur qu’il semblait l’avoir faite sienne. Or, l’opinion de Calliphon[104] était que le bonheur exige deux conditions : le plaisir et l’honnête. Mais, dans d’autres passages plus nombreux, le même Cicéron oppose Carnéade à Calliphon[105] ; il va même jusqu’à le rapprocher d’Épicure[106].

Une autre doctrine positive est encore attribuée è Carnéade par Cicéron. Le seul vrai bien aurait été de rechercher les avantages natures sans se préoccuper de l’honnêteté[107]. Un témoignage de Varron[108], dont il ne faudrait pas exagérer l’importance, concorde avec cette assertion.

Mais, en même temps qu’il attribue cette doctrine à Carnéade, Cicéron nous avertit qu’il ne la soutenait pas pour son propre compte, mais seulement pour faire pièce aux stoïciens, disserendi causa[109].

De ces témoignages opposés il semble résulter que Carnéade n’a professé aucune doctrine morale positive. Il défendait tantôt une opinion, tantôt une autre, suivant les hasards de la discussion. On pouvait s’y attendre, d’après tout ce que nous connaissons de sa philosophie, et c’est ce qui nous est confirmé par le passage où Cicéron[110] nous dit que son disciple préféré, Clitomaque, ne parvint jamais à savoir quelle était l’opinion de Carnéade. Nous aurions mauvaise grâce à être plus exigeants que Clitomaque. Si Carnéade a eu une doctrine morale, personne ne le saura jamais avec certitude.

Est-il admissible cependant qu’il ait refusé de faire aucune réponse à la question qui, de son temps, dominait toute la philosophie et même était toute la philosophie : comment faut-il gouverner sa vie ? Peut-on croire que le philosophe qui a fait une part à la probabilité, qui s’est éloigné sur ce point du pur scepticisme et s’en est éloigné plus qu’Arcésilas lui-même, ait laissé absolument indécise la question pratique par excellence ?

On pourrait bien dire que la seule règle de conduite qu’il recommandait était de s’attacher en toutes choses à la probabilité. Mais ce précepte semble encore insuffisant. Quelles sont les actions probables ? Au point de vue logique, on l’a vu, la probabilité est déterminée par la vivacité de la sensation et par l’accord des représentations entre elles. Mais, au point de vue pratique, quand il s’agit de faire un choix entre diverses actions, il semble bien que ces caractères soient insuffisants. Il faut bien avoir par devers soi une certaine conception du bonheur ou du bien, probable elle-même, sinon certaine, et ainsi reparaît l’idée de la fin ou la définition du bien, que Carnéade semble avoir voulu écarter.

Le seul moyen que nous apercevions de résoudre cette difficulté est d’admettre que, suivant Carnéade, la fin la plus plausible que l’activité humaine puisse se proposer est de rechercher les biens naturels, τὰ πρῶτα κατὰ φύσιν. Nous y sommes conviés par une sorte d’instinct, d’impulsion naturelle, ὁρμή, qui semble bien jouer ici le même rôle que la sensation probable : c’est une donnée naturelle que nous recevons, qui s’impose à nous et peut servir de règle ou de critérium pratique, sans qu’on introduise aucun principe dogmatique, aucun élément rationnel, ou, comme nous disons aujourd’hui, à priori.

La morale ainsi conçue n’est pas nécessairement une morale sensualiste. Parmi les biens naturels, nous en avons pour garant Cicéron, Carnéade ne comptait pas seulement les avantages corporels, comme la beauté ou la santé, mais les qualités de l’esprit[111]. Il pouvait ainsi conserver le nom de vertu, et même celui d’honnêteté[112], en l’entendant, il est vrai, autrement que les stoïciens ; il y a une vertu et une honnêteté naturelles, sans prétentions dogmatiques, telles que les comprend d’ordinaire le sens commun. Ainsi entendues, les idées de Carnéade ne s’éloigneraient pas beaucoup, du moins si on considère l’application, des théories d’Aristote et de l’Académie, qui faisaient une large part au bonheur dans la définition du souverain bien.

Mais, dira-t-on « si telles étaient les vues de Carnéade, elles se rapprochaient singulièrement de celles des stoïciens, qui, eux aussi, recommandaient la recherche des πρῶτα κατὰ φύσιν. Et alors, pourquoi les attaquer si vivement ?

Mais d’abord, répondrons-nous, c’est justement ce que leur reprochait Carnéade. Après tous leurs beaux discours, ils en revenaient à ce qu’avaient dit plus simplement les anciens académiciens ; ils n’innovaient que dans les mots. En définissant le bien comme ils le faisaient par leur distinction des πρωγμένα et des ἀποπροηγμένα, c’étaient eux qui venaient à Carnéade, et non Carnéade qui allait à eux.

D’ailleurs, il subsiste de notables différences entre la doctrine stoïcienne et l’enseignement de Carnéade. Chrysippe et Antipater se déclarent en possession de la vérité absolue ; Carnéade ne se flatte que d’indiquer la règle de conduite la plus acceptable, la plus probable : il ne dogmatise pas. Mais surtout les stoïciens font consister le bien ou la vertu dans la poursuite, fût-elle infructueuse, des avantages naturels ; c’est moins dans la poursuite que dans la possession de ces avantages que Carnéade trouve le bonheur, et même la vertu. En un mot, le sage, suivant la formule de Carnéade, pourra se conduire comme le sage stoïcien. Il le fera d’après d’autres principes, avec moins de prétentions et d’orgueil. Ici, comme partout, ce sont moins les conclusions des stoïciens que les raisonnements par où ils y arrivent que Carnéade a combattus. C’est à leur science, non à leur vertu, qu’il en veut.

En résumé, si nos conjectures sont exactes, la morale de Carnéade est une doctrine moyenne, sans profondeur et sans grandeur, conforme aux données du sens commun, à la portée de tous les esprits comme de tous les courages. Celui qui s’y conformera ne fera rien de grand, il ne méritera ni l’admiration ni la louange ; il ne fera pas de mal non plus. Si Carnéade ne se fait pas une haute idée de la vertu, nous ne voyons pas non plus qu’il ait jamais fait l’apologie du plaisir ; il est aussi loin d’Épicure que de Zénon. C’est une doctrine de juste milieu. Telle qu’elle est, on ferait beaucoup pour la mémoire de Carnéade si on pouvait prouver qu’il l’a pratiquée, et qu’il a mérité cet éloge si justement décerné à ses rivaux d’avoir conformé sa vie à ses idées.


    Carnéade, bien qu’il ne soit pas nommé partout, l’ensemble de cette argumentation. Voir : Schicher, De fontibus librorum Ciceronis qui sunt de divinatione, Iéna, 1875 ; Hartfelder, Die Quellen von Cicero’s zwei Büchern de divinatione, Freib. in Brisgau, 1878 ; Thiaucourt, op. cit., p. 267.

    comme chez Sextus, elle semble faire corps avec la précédente et n'en être que la suite.

  1. Diog., IV, 65 ; Plut. De Alex. virtute, I, 4.
  2. Diog., IV, 62 ; Strab., XVII, iii, 22 ; Cic. Tusc., IV, III, 5 ; Suidas, Καρνεάδης.
  3. Diogène (IV, 65) dit, d’après Apollodore, qu’il mourut dans la quatrième année de la cent soixante-deuxième olympiade (199 av. J.-C.). Si on admet, avec Diogène (cf. Lucien, Macrob., 30), qu’il vécut quatre-vingt-cinq ans, on fixera avec la plupart des historiens la date de sa naissance en 214. Mais Cicéron (Ac., II, VI, 16 ; cf. Valer.-Maxim., VIII, vii, 5) dit qu’il vécut quatre-vingt-dix ans. Il semble bien que c’est à Cicéron qu’on doit s’en rapporter.
  4. Plut., Quœst. conv., VIII, i, 2.
  5. Cic., Ac., II, xxx, 98.
  6. Diog., IV, 62. Cf. Plut., Stoic. Repug., X, 4.
  7. Plut., Cato Major, 22 ; Gell., Noct. att., VI, xiv, 10 ; Cic., Tusc., IV, iii, 5, etc. Voir, sur ce point, le très intéressant chapitre de M. Martha dans les Études morales sur l'antiquité (Paris, Hachette, 1883).
  8. IV, 66.
  9. Diog., IV, 66.
  10. Val.-Max., VIII, VII, 5.
  11. Cic., Fin., III, XII, 41, etc. ; Diog., IV, 63 ; Gell., loc. cit. ; Plut., Cato Major, loc. cit. ; Lact., Div. Inst., V, 14 ; Euseb., Prœp. evang., XIV, viii, 9 et seq.
  12. Philos. der Griechen, t. iv, p. 504, 3{{e} Aufl., 1880.
  13. Diog., IV, 64.
  14. Lact., Div. Inst., V, 14.
  15. De Orat., II, xxxviii, 161.
  16. Καλαμοϐόας. Plut., De garrul, 21.
  17. ap. Euseb., Prœp. evang., XIV, fin, 9 et seq.
  18. Dans ce passage de Numénius : Ἔλαθεν ἑαυτὸν πρῶτον ἐξηπατηϰὼς μὴ ᾐσθῆσθαι, πεπεῖσθαι δ’ ἀληθῆ εἶναι ἃ λέγει ϰ. τ. λ., Hirzel (op. cit., p. 45, 1) croit qu’il faut supprimer les mots μὴ ᾐσθῆσθαι πεπεῖσθαι δέ parce que le sens ne lui paraît pas clair. Il nous semble fort simple. Arcésilas ne s’apercevait pas qu’il était persuadé, sans l’avoir appris par les sens, que ce qu’il disait était vrai. Carnéade, suivant Numénius, n’avait même pas cette croyance ; aussi voit-on, par la suite du texte, qu’il ne tenait en aucune façon à ce qu’il avait dit.
  19. Loc. cit.
  20. The greek sceptics, p. 42 (London and Cambridge, Macmillan, 1869).
  21. Sext., M., VII, 159.
  22. Cic., Ac., II, xxv, 79.
  23. Sext., M., VII, 159.
  24. Cic., Ac., II, xiii, 41 : « Omne visum quod sit a vero tale esse quale etiam a falso possit esse. » Cf. ibid., xxxi, 99 : « Teneatur modo illud, non inesse in his quidquam tale quale non etiam falsum nihil ab eo differens esse possit. »
  25. Ibid., II, xxvi, 83.
  26. Cette argumentation, que nous empruntons à Sextus (M., VII, 403 et seq.) n’est pas formellement attribuée à Carnéade. Mais Cicéron (Ac., II, xxvii, 87) indique qu’elle se trouvait déjà dans un livre de Chrysippe, à qui Carnéade avait fait de larges emprunts (ab eo armatum esse Carneadem). Il est donc permis de penser que Carnéade avait développé ces arguments.
  27. Sext., M. VII, 411. Cf. VII, 252.
  28. Sext., M. VII, 412 : Φασὶν οἱ ἐξ Ἀϰαδημίας…
  29. Sext., M. VII, 416.
  30. Stob., Floril., LXXXII, 13.
  31. Cic., Ac., II, xxx, 96.
  32. Galen., De optima doctrina, t. I, p. 45.
  33. Cic., Ac., II, xxxi, 98.
  34. Cic., Ac., II, xxxiv, 108.
  35. op. cit., p. 163, et seq.
  36. Ac., II, xxxii, 102.
  37. Ib., 104. : « Dupliciter dici assensus sustinere sapientem : uno modo cum hoc intelligatur omnino eum rei nulli assentiri ; altero, cum se a respondendo sustineat, ut neque neget aliquid, neqoe aiat… »
  38. Ac., II, xxxi, 99 : « Duo placet esse Carneadi genera visorum : in uno hanc divisionem : alia visa esse quæ percipi possint, alia quæ non possint ; in altero autem, alia visa esse probabilia, alia non probabilia. Itaque, quæ contra sensus contraque perspicuitatem dicantur, ea pertinere ad superiorem divisionem. Contra posteriorem nihil dici oportere : quare ita placere tale visum nullum esse ut perceptio consequeretur : ut autem probatio, multa. »
  39. Ac., II, xxxi, 100.
  40. Ac., II, xxiv, 78 : « Licebat nihil percipere, et tamen opinari ; quod a Carneade dicitur probatum. Equidem Clitomacho plus quam Philoni aut Metrodoro credens, hoc magis ab eo disputatum quam probatum puto. » Cf. xviii, 59 ; xlviii, 148 ; xxi, 67 ; xxxv, 112.
  41. On peut bien dire avec Hirzel (p. 180) qu’en s’exprimant ainsi, Carnéade a fait un pas vers le dogmatisme. Toutefois, en même temps, il renonce à cet idéal de sage, à ce type de perfection que les stoïciens avaient rêvé, et que les premiers académiciens avaient encore admis. Par là il s’éloigne du dogmatisme tel du moins qu’on le comprenait de son temps, plus peut-être qu’il ne s’en rapproche par sa théorie de la vraisemblance ; il renonce à la certitude.
  42. Sext., M. VII, 402. — Cf. VII, 172 où il est question de représentations capables de εἰς συγϰατάθεσιν ἐπισπᾶσθαι. Cf. Sext., P., I, 228-230. C’est sans doute par erreur que dans ce dernier passage Sextus attribue à Clitomaque la même opinion qu’à Carnéade. — Voy. Hinel, p. 176.
  43. Loc. cit., xxiv, 78.
  44. Loc. cit., XVIII, 59.
  45. Cic., Ac., II, xxiv, 78 ; xviii, 59 ; xxi, 67 ; xxxv, 112 ; xlviii, 148.
  46. Cic., Ac., II, vi, 16 : « Bene autem nosse Carneadem Stratoniceus Metrodorus putabatur. » Il faut rapprocher de ce texte le passage conservé par l’Index d’Herculanum, où Métrodore déclare que les autres philosophes ont mal compris Carnéade (Καρνεάδου παραϰηϰοέναι πάντας) (Ind. Hercul., col. xxvi, 4).
  47. Sext., M., VII, 166 et seq.
  48. Sur la différence entre le εὔλογον d’Arcésilas et le πιθανόν de Carnéade, voir plus haut, p. 111.
  49. Cic. De Fato, XIV, 31. Cf. XI, 23.
  50. Toute cette argumentation rapportée par Cicéron (De Nat. Deor., III, IX, 23 et seq.) n’est pas expressément attribuée à Carnéade. Mais nous savons par Cicéron que Carnéade avait longuement discuté cette question ; de plus, quelques-unes des raisons invoquées par Cicéron nous sont données ailleurs (Porphyre, De abstin., III, 20 ; Sext., M., IX, 140 et seq.) comme étant de Carnéade. On est donc autorisé à croire que Cicéron avait sous les yeux ou au moins avait lu le livre de Clitomaque et qu’il s’en servait. Cf. Thiaucourt, Essai sur les traités philos. de Cicéron, Paris, Hachette, 1885, p. 230.
  51. Cic., Ac., II, XXXVIII, 120.
  52. Porphyre, De abstin., III, 20.
  53. Cic. De Nat. Deor., III, IX, 23.
  54. Ibid., X, 26.
  55. Cic. De Nat. Deor., III, x, 25.
  56. Ibid., XXV, 65 et seq. M. Thiaucourt (loc. cit., p. 243) croit que Cicéron n’a « pas eu ici de modèle grec ou du moins qu’il s’en est inspiré très librement ». Qu’il s’en soit inspiré librement, c’est ce que prouvent en effet les nombreux passages latins qu’il cite. Mais quand au fond de l’argumentation, il nous semble indubitable qu’il est emprunté au modèle grec. Cicéron n’a guère apporté que des exemples et des citations. On voit presque comment le rapprochement s’est fait dans son esprit, quand il dit (XXIX, 72) : « Ille in synephebis academicorum more contra communem opinionem non dubitat pugnare ratione. »
  57. Cette argumentation est formellement attribuée à Carnéade par Cicéron (De Nat. Deor., III, xii, 29 et seq.) et par Sextus (M., IX, 140 et seq.).
  58. Cette partie n’est pas formellement attribuée à Carnéade ; mais, chez Cicéron
  59. Cic. De Nat. Deor., III, xx, 52. Cf. Sext., M., IX, 189.
  60. Cic. De Divin., I, iv, 7 ; II, iii, 9. Il ne paraît pas douteux que, dans tout le deuxième livre du De divinatione, Cicéron ait suivi pas à pas un philosophe de la nouvelle Académie, très probablement Clitomaque ; aussi attribuons-nous à
  61. De Div., II, v, 14.
  62. De Divin., II, viii, 20.
  63. Ibid., xii, 28.
  64. xvii, 38.
  65. xi, 27. Cf. xx, 46.
  66. xxxix, 81.
  67. xiv, 33.
  68. xxv, 54.
  69. De div., I, xiii, 23 ; ii, xxi, 48.
  70. xxviii, 61.
  71. xli, 86.
  72. xlix, 101.
  73. lvi, 115.
  74. xli, 87.
  75. lxii, 137.
  76. De Divin., II, lxv, 134.
  77. lxxii, 148.
  78. De Fato, XVII, 39.
  79. Nous l’avons exposée dans notre opuscule : De assensione stoici quid senserint. Paris, G. Baillière, 1879.
  80. De Fato, ap. Gell., N. A. VI, 2 : « Chrysippus æstuans laboransque. »
  81. De Fato, xiv, 31 : « Nullam adhibebat calumniam. »
  82. Peut-être Cicéron s’inspire-t-il de Carnéade dans sa critique des arguments de Chrysippe sur les Chaldéens et contre la théorie des possibles de Diodore, iv, 7 ; x, 20. Toutefois, Carnéade n’est pas nommé dans cette discussion, et il semble plus probable que Cicéron en a emprunté les éléments à d’autres philosophes.
  83. De Fato, x, 22.
  84. x, 21 ; xvi, 37.
  85. x, 21.
  86. xvi, 38.
  87. XIV, 31.
  88. XI, 23. Nous suivons ici le traité mutilé, obscur et souvent incohérent de Cicéron, mais en essayant d’y mettre un peu d’ordre. Il n’est pas douteux que Cicéron se soit inspiré de Clitomaque, qui reproduit les idées de Carnéade. Cf. Thiaucourt, loc. cit., p. 280.
  89. De Fato, xvii, 28 : « Fortuitæ sunt causæ que effidunt ut vere dicantur quæ ita dicentur : veniet in Senatum Cato, non inclusæ in reram natura atque mundo. »
  90. xvi, 37 : « Ratio eventas aperit causam. »
  91. xiv, 33.
  92. xii, 98.
  93. xiv, 34.
  94. Lact., Divin. Instit., V, 15.
  95. Fin., II, XVIII, 59.
  96. Cic., Fin., III, XII, 41 ; Tusc., V, 41.
  97. Nous empruntons cette argumentation à Plutarque (De comm. notit., XXVII, 8). Elle n’est pas expressément attribuée à Carnéade, mais le mot qui termine le passage de Plutarque : Ἐκεῖνον γὰρ (Ἀντίπατρον) ὑπὸ Καρνεάδου πιεζόμενον εἰς ταύτας καταδύεσθαι τὰς εὐρησιλογίας, semble bien indiquer que le fond au moins des arguments est emprunté à Carnéade. On peut même conjecturer que Plutarque s’est inspiré de ce philosophe en plus d’un passage de l’argumentation qui précède (XXVII, 1 et seq.). À cette polémique contre Antipater se rattache probablement l’opinion que Cicéron attribue souvent à Carnéade (Tusc., V, xxx, 84) : « Nihil bonum, nisi naturæ primis… frui. »
  98. Stob., Ecl., II, 136.
  99. Cic. Fin., III, xvii, 57.
  100. Cic. Tusc., III, xxii, 54.
  101. Cic. ibid., III, xxv, 59.
  102. Cic. Fin., V, vi, 16.
  103. Ac., II, xlv, 139 : « Ut Calliphontem sequar, cujus quidem aententiam Camesdes ita studiose defensitabat, ut eam probare etiam videretur. »
  104. Cic. Fin., V, viii, 21 ; V, xxv, 73 ; Tusc., V, xxx, 85.
  105. Fin., II, xi, 35.
  106. Tusc., V, xxxi, 87.
  107. Ac., II, xlii, 131 ; Fin., II, xi, 35 et 38 ; Tusc., V, xxx, 85.
  108. Reliq., Sesqueulixes, frag. XXIV, viii, 18, édit. Riese, p. 214. Leipsig, 1865 : « Unam viam Zenona incessisse, duce virtute, hanc esse nobilem, alteram Carneadem desubulasse, bona corporis secutum. » XXV, vii, 19 : « Alteram viam deformasse Carneadem. » Il s’agit seulement ici, on le voit, de la polémique de Carnéade contre le stoïcisme.
  109. Ac., II, xlii, 131 ; Fin., V, vii, 90.
  110. Ac., II, xlv, 139 : « Clitomachus affirmabat nunquam se intelligere potuisse quid Carneadi probaretur. »
  111. Fin., V, vii, 18 : « In quibus numerant incolumitatem…, quoram similia sunt prima in animis, quasi virtutum igniculi et semina. » Hirzel (op. cit., p. 195, 2) s’évertue à prouver que ces dernières paroles ne doivent pas être mises sur le compte de Carnéade, mais sont une addition de Cicéron. Nous ne voyons, pour justifier cette conjecture, aucune raison plausible. Carnéade pouvait, sans être infidèle a son point de vue, parler de semences de vertu, et même de vertus. Pyrrhon et Timon ont bien tenu ce langage.
  112. Il accordait même l’emploi de ce mot dans la doctrine d’Épicure. Cic. Fin., V, vii, 19 : « Ut honestum sit facere omnia voluptatis causa. »